Dans le sillage de la mer océane
p. 17-21
Texte intégral
1En fait, depuis une quarantaine d’années, les caravelles ne cessent de nous revenir, au vent de l’écriture, souvent par le biais de l’Espagne où Barcelone, capitale espagnole de l’édition, tient lieu d’aire de lancement. S’il y a là motif d’émerveillement, les raisons de ce retour tiennent d’abord à des conditions historico-politiques qui n’ont rien de réjouissant ; c’est, en effet, la pieuvre totalitaire qui a provoqué l’exil de l’intelligence : c’est à Paris où l’envoie son journal (El Espectador) que Gabriel García Márquez est surpris par la chute de la démocratie en Colombie, si bien qu’en rade et sans ressources il se met à écrire cette fable d’un retraité de l’armée qui attend en vain, dans le delta caraïbe, l’arrivée du mandat providentiel et voilà ce magnifique récit de Pas de lettre pour le colonel, qui dit si bien le dénuement économique du banni ; c’est à Londres qu’atterrit en 1967, après s’être vu refuser l’asile à Madrid, Guillermo Cabrera Infante, diplomate cubain en disgrâce qui devient ennemi du peuple avant d’être tenu pour dissident et célébré comme tel ; c’est là que le rejoignent d’autres illustres exilés : Manuel Puig (qui vivote en faisant la plonge dans un restaurant), le cinéaste hispano-cubain Néstor Almendrós qui attend que Truffaut et Rohmer le remarquent, Julio Cortázar qui prétend faire le tour du jour en quatre-vingts mondes, Mario Vargas Llosa pour qui l’université de Cambridge, en quête de beaux esprits et de prix Nobel à venir, va créer la chaire Simón Bolívar de littérature hispano-américaine, pupitre qu’occupera à sa suite Carlos Fuentes. À Barcelone, une véritable école de l’écriture hispano-américaine se constitue autour de Márquez, de Vargas Llosa et de José Donoso (lançant le village aragonais de Calaceite où il a sa maison comme lieu de rencontres littéraires et artistiques) qui écrira un essai sur le « boom » de la littérature latino-américaine. Boom ou big-bang, le fait est que vers la fin des années soixante un éditeur – Carlos Barral – et un agent littéraire – Carmen Balcells –, découvrent en Catalogne et en Europe ces jeunes talents, les éditent et les diffusent dans le monde entier (signant son premier contrat Carmen Balcells cède pour 500 dollars une nouvelle de García Márquez à une revue nord-américaine). C’est ce phénomène que nous appelons ici « le retour des Caravelles », car ces écrivains, tous issus de la bourgeoisie créole, vont imposer un nouveau castillan sans renier l’ancien, rafler tous les prix littéraire et occuper pendant longtemps le devant de la scène européenne. Un Vargas Llosa lui-même fait son entrée à l’Académie royale de la langue espagnole, à Madrid. Le prix Cervantes, la plus haute récompense littéraire de l’Espagne, est trusté par des Hispanos (Vargas Llosa, Onetti, Cabrera Infante…). Nous entendons dans cet essai examiner quelques grandes figures et certains chefs-d’œuvre de la littérature moderne, sans les séparer de l’histoire récente et de quelques phénomènes majeurs intéressant l’intelligence et la culture1.
2Notons d’abord que toute dépendance vis-à-vis de l’Europe, a fortiori l’ex-métropole – que ce soit l’Espagne ou le Portugal – disparaît. Seule demeure l’influence des grands perturbateurs de la modernité : Joyce (à qui Borges n’hésite pas à consacrer deux poèmes2), Lewis Carroll, Proust, Kafka, Faulkner, Melville, etc., et des grands courants esthétiques du moment : surréalisme, existentialisme, structuralisme, nouveau roman, post-modernité… L’indigénisme se noie dans sa laine de lama ou d’alpaga et l’intellectuel n’est plus forcément comptable de son pays, écrivain de service, porte-parole d’un peuple ou d’un régime, ou prophète éclairant3. Nous avons affaire à des individualités fortes et souveraines qui, le plus souvent, ne se rattachent pas vraiment à une école mais imposent, avec une vigueur nouvelle, leur vision personnelle et la force de leur voix. Certes, des écrivains tels que Miguel Ángel Asturias, Alejo Carpentier ou Pablo Neruda sont des plus estimables, même si l’on peut juger que leur œuvre a vieilli, mais qui peut aujour’hui se pâmer, malgré les évidentes beautés de ce que le second appelait le « réalisme magique », devant Le larron qui ne croyait pas au ciel du Guatémaltèque, Le siècle des Lumières du Cubain ou ce Chant général du troisième, poète chilien à mi-chemin entre Victor Hugo et Aragon ? Rejetant ce que Vargas Llosa appelle « l’utopie archaïque », ils revendiquent désormais, presque unanimement, le droit de faire d’abord de la littérature et de ne servir que l’art. Car ils ont appris de l’Europe – et l’Europe l’a peut-être appris d’un Jorge Luis Borges, dès les années trente – que l’écriture porte en elle-même sa propre nécessité. Pour les lire, sachons oublier les cartes postales du tourisme et les idées exotiques colportées, avec les meilleures intentions du monde, par un Valery Larbaud.
3Cet écrivain d’Amérique, capable de tous les voyages, nous fait faire, à l’inverse de Jules Verne, Le tour du jour en quatre-vingts mondes. Son nom est Julio Cortázar, le plus ludique manieur de mots ; faisant la pige à André Breton, il est capable d’affubler Salvador Dalí d’une autre anagramme qu’Avida dollars en inventant ce drôle de Dors, Dalila, va. Dépassant cette monotonie du quotidien à quoi ce complaisait cet autre enfant du Río de la Plata, Jules Laforgue, il peuple la littérature d’une nuée de Cronopes, ces fabuleux dévoreurs d’ennui. Écrit-il un roman ? Ce sera en jouant à la Marelle avec son lecteur, où l’on saute par-dessus les pages, en inventant la lecture interactive qui met l’Enfer à trois sauts de puce du Ciel. Quoi d’étonnant qu’il ait croisé Cabrera Infante dans son nid d’exil de Gloucester Road ? Les Trois tristes tigres de ce dernier, le plus stupéfiant des romans ludiques de son temps, rapporte la randonnée nocturne de quatre Cubains diversement saisis par l’art, joueur de bongo ou manieur de Kodak, journaliste ou traître ; paraphrasant aisément les vingt-quatre heures dans la vie de Léopold Bloom, il brosse un portrait en eau-forte de la Cuba corrompue à laquelle il ne manque plus que le rapt de l’Infidèle sur cette Havane pour un Infante défunt. C’est ce Ca-In (Il a travaillé comme scénariste sous le pseudonyme efficace de G. Cain4) qui révèle alors, en ses multiples jeux sur le langage, que le cubain inversé – une page lue dans le miroir – n’est rien d’autre que du russe ! Pourtant cet « enfer » a inspiré au grand poète Lezama Lima, vénéré maître à penser des Heberto Padilla et autres Reinaldo Arenas, un Paradiso qui actualise en pleine île caraïbe le « vert paradis » des amours sulfureuses.
4Le paradis et sa quête pourraient bien être quelques-uns des mots-clés : comment interpréter Cent ans de solitude, de Gabriel García Márquez, sans l’éclairer par la lecture conjuguée de l’Ancien Testament et du cycle faulknérien de Yoknapa-tawpha ? Là, sous l’emprise de la malédiction, le premier homme commettra son premier meurtre, puis s’enfuira fonder la cité des hommes qui ont péché, Macondo, où se reconstitue l’humanité dans l’abandon des dieux, en son irrémédiable solitude. Auparavant, un Juan Rulfo, écrivain mexicain, avait visionné la fin du monde et le retour des fantômes dans la Comala dévastée de Pedro Páramo, un des récits les plus fantastiques publié en 1955. De même l’auteur du Général dans son labyrinthe campe imperturbablement la nature pourrissante et fangeuse du delta caraíbe : rien ne résiste au passage du temps, au déluge du ciel, à la colère des dieux. Œuvre mythologique par excellence, la création marqué invente un univers, et c’est pour lui que Vargas Llosa écrivit cet essai apologétique : Histoire d’un déicide.
5Cet autre démiurge, à vrai dire, qu’il parle de García Márquez, de Gustave Flaubert (dans L’orgie perpétuelle) ou de Victor Hugo (dans la pièce Kathie et l’hippopotame), voire de Joannot Martorell – le maître médiéval du roman de chevalerie – (dans En selle avec Tirant le Blanc), ne cesse de contempler son propre génie. Bête d’écriture, comme on l’a dit d’un Sartre ou d’un Balzac, Mario Vargas Llosa donne aux Lettres péruviennes leur plus haute dimension : des romans tels que La ville et les chiens (retraçant son expérience du collège militaire à Lima et faisant la pige tantôt au Musil de Törless, tantôt aux Cadets d’Ernst von Salomon), Conversation à « La Cathédrale » (dénonçant l’atmosphère dictatoriale et la corruption politique de son pays), ou L’homme qui parle (récit amazonien), puis Lituma dans les Andes (sa seule fiction andine), dépeignent avec une extraordinaire acuité la réalité multiforme de son pays, tout en suggérant une vérité valable pour toute l’Amérique latine, comme lorsqu’il publie, en s’inspirant de l’œuvre du Brésilien Euclides da Cunha, La guerre de la fin du monde, étonnante fresque historique qui montre la collusion, à la fin du xixe siècle, entre le fanatisme religieux et la répression de l’État, aveugle force.
6Était-ce vraiment un pari ? On dit que chacun de ces grands romanciers eut à cœur de donner sa vision de la dictature. Dans le sillage de l’aîné démodé, Asturias, poussant sur la voie littéraire ce brûlot que fut Monsieur le Président, voilà nos scribouillards appliqués au portrait détestable, et c’est d’abord le chef-d’œuvre du Paraguayen Augusto Roa Bastos, Moi le Suprême, où le rêve américain vire au cauchemar, et les « caravelas » – riantes caravelles – ne sont, en fait, que des « calaveras » – horrifiantes têtes de mort. Aux côtés de Vargas Llosa qui a tout dit du totalitarisme du général Odría dans ses romans de jeunesse, García Márquez nous brosse, dans L’automne du patriarche, la décadence d’un vieux dictateur dont la main de fer se gangrène. Dans cette foulée, citons aussi Le recours de la méthode, d’Alejo Carpentier, La mort d’Artemio Cruz, du Mexicain Carlos Fuentes, Casa de campo, du Chilien José Donoso, ou encore le sergent Getulio, du Brésilien João Ubaldo Ribeiro. En fait, témoins privilégiés, parce que victimes désignés des régimes corrompus qui n’ont cessé de déchirer la peau de vigogne du sous-contitique américain, ces romanciers sont d’impitoyables chroniqueurs de la chose politique qui nous éclairent lumineusement sur ces pays et leurs problèmes.
7Mais quoi ? pas de place à l’évasion ? au merveilleux ? À vrai dire, l’écriture ibéro-américaine nous donne tout. Veut-on de la truculence joyeuse ? Alors lisons le Brésilien Jorge Amado : sa Dona Flor et ses deux maris de si coquine écriture, sa Tereza Batista ou la rédemption d’une putain dans les bras d’un cangaceiro, son Vieux marin sont des livres qui toujours réjouiront l’âme. Préfère-t-on la fuite policière ? ou, peut-être, fantastique, alors lisons Adolfo Bioy Casares, l’auteur de L’invention de Morel – mais plus encore le chroniqueur de la terrible Guerre au cochon où l’on voit comment une société organise l’hallali de ses vieux – qui fut le compère et l’ami du géant aveugle : Jorge Luis Borges, écrivain à l’état pur, qui ne composa jamais que des petites proses dont chacune valait tout un roman et des poèmes philosophiques (tel le « Golem ») qui ont le poids de bien des traités. Un ultime regard ira à ce Río de la Plata, foisonnante pépinière d’écriture, d’où jaillissent comme deux diamants noirs Juan Carlos Onetti, chroniqueur des basfonds d’une ville imaginaire qu’il nomme Santa María – lieu mythique de pouriture, prostitution et pègre –, immortel auteur du Chantier ou de Ramasse-vioques, et cet autre marginal ou banni, Manuel Puig, qui sut donner à l’homosexualité une grandeur et une dignité, et aussi une tendresse, inégalées dans toute la littérature de ce temps ; son Baiser de la femme-araignée, roman immortalisé à la scène comme à l’écran, nous apprend que seul le langage peut libérer l’homme de ses chaînes.
8C’est, en définitive, la grande et seule leçon que nous tirerons de ce panorama initial, nécessairement succinct et, sans doute, subjectif : les écrivains latino-américains, en redonnant souffle et vie au roman à l’heure même où ce genre poussait sur nos rivages ses derniers hoquets, nous séduisent et nous enchantent, certes, mais surtout nous apprennent à ne pas désespérer. Nouveaux Prométhée juchés sur leur problématique et dévorant Caucase, ces Titans nous enseignent le feu lumineux et la rupture de tous les carcans.
Notes de bas de page
1 Nous entendons aussi nous laisser porter sur les eaux de notre fantaisie et de nos goûts. Qu’on ne s’étonne pas de quelques absences notables. Ceci n’est pas une histoire de la littérature latino-américaine contemporaine (il y a, à cet égard, tout ce qu’il faut) et ne vise nullement à l’exhaustivité, mais à un vagabondage sur les rayons d’une bibliothèque d’honnête homme cédant à ce vice impuni cher à Larbaud.
2 « James Joyce » et « Invocation à Joyce », dans Éloge de l’ombre (1969).
3 On lira avec profit sur ce thème le gros essai de Mario Vargas Llosa consacré à son compatriote José María Arguedas : L’utopie archaïque : José María Arguedas et les fictions de l’indigénisme (1996).
4 « Et en plus, me disait-il, c’est un sésame pour Hollywood, car cela a un petit air juif. »
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