Ambition grande / Action restreinte. Action restreinte / Ambition grande
p. 21-30
Texte intégral
1On pourra être agacé de voir revenir encore et toujours, sempiternelle, la question de l’« à quoi bon » de la poésie. Mais c’est le lot des questions philosophiques que d’être, parce que sans réponse certaine, aussi interminables qu’agaçantes. Or c’est bien une question philosophique que celle des pouvoirs (effets, impouvoirs) et des fins (ou non fins) de la poésie.
2Mais si la question rend pour nous un son si intranquille, c’est sans doute aussi et surtout parce que nous y percevons l’ombre portée du scepticisme aggravé qui affecte le présent d’une poésie dont le sens et l’existence paraissent moins que jamais aller de soi.
« Génération lyrique »
3L’histoire récente de la poésie française depuis les années soixante peut sans doute aider à mieux cerner les données de la question. Rapide retour en arrière, donc, sans masquer le point de vue « d’où je parle », comme on disait naguère.
4Années soixante : « lyrique », comme on a pu la dire, la génération à laquelle j’appartiens, s’emploie à conjuguer Marx et Rimbaud. Son ambition n’est rien de moins que de transformer le monde et de changer la vie. Elle fait de la sorte l’expérience, autour de 1968, des derniers feux d’un prométhéisme poético-politique qui aura traversé tout le xxe siècle (avec le surréalisme ou dans son ample foulée. Action politique et action poétique marchent main dans la main : « Révolution et poésie ne font qu’un », écrit Dionys Mascolo.
5Au plan théorique, les « sixties » ont produit, avec la sémiologie et le structuralisme, une critique nécessaire et salubre des deux illusions sur lesquelles reposait l’ancienne poétique. Contre l’illusion intentionnelle, on proclame la mort de l’auteur et on remet radicalement en cause le sujet lyrique. Contre l’illusion référentielle, on récuse toute tentation de cratylisme, toute croyance « réaliste » en la capacité du langage à représenter adéquatement le monde).
6Mais, si cette époque, passionnée de déconstruction, a décrété « inadmissible » la poésie, coupable d’idéalisme, elle a laissé dans un flou relatif la question de l’« action poétique ». Elle n’a pas procédé à une véritable critique des illusions propres à la « raison poétique » ; elle a laissé dans l’ombre la question de son illusion pratique de pouvoir changer la vue et la vie.
Deux versions de l’« action poétique »
7Les avant-gardes n’ont jamais voulu mettre fin seulement à la « vieillerie poétique », mais à la vieillerie humaine (humaniste) en général. Leur projet n’a que rarement été celui d’un simple « extrémisme artistique » (Adorno). Il a très souvent été un projet anthropologique global de réalisation de l’art dans la vie, de transformation radicale de la vie, de refonte totale de l’homme et de la société, l’art n’étant qu’un des instruments de cette transformation. De même que Marx donnait à la philosophie pour tâche de substituer à l’interprétation sans fin du monde la tâche urgente de sa transformation, les avant-gardes artistiques posent qu’il ne s’agit plus simplement de faire table rase des formes anciennes pour en inventer de nouvelles, mais de faire table rase de l’art lui-même, ou plutôt de le faire se confondre dans l’océan d’une vie qu’il contribuera à radicalement réformer. Malevitch, en 1920 : « Nos ateliers ne peignent plus de tableaux, ils bâtissent des formes de vie1 ». En d’autres termes, pour les avant-gardes du début du xxe siècle (et plus tard les Situationnistes), esthétique de la nouveauté (innovation) et politique de l’homme nouveau (de la société nouvelle) vont de pair. Futurisme et communisme marchent, un temps, main dans la main.
8Deux options sont alors possibles quant à l’« action poétique ». Et c’est bien un doublet qu’on peut en effet observer dans les années soixante-soixante-dix. D’un côté, il y a ceux qui, portés par le Grand Récit de l’Émancipation, optent pour l’action directe et veulent faire descendre la poésie dans la rue. À la façon des Situationnistes, ils font alors le choix du hors-texte et du « désœuvrement ». Ou même (j’en fus) basculent totalement dans l’action et remettent à des jours meilleurs et des temps plus calmes les questions de l’art et de la poésie. Non sans céder à l’illusion politico-poétique : c’est d’abord l’action politique (sinon elle seule) qui peut, croit-on, « changer la vie » et accoucher de « lendemains qui chantent ».
9D’autres, cependant, optent pour ce que Mallarmé appelait l’action « restreinte », donnant la priorité à la subversion du langage – dans et par le langage. C’est la voie suivie par Tel Quel . Refuser une « syntaxe » pour en proposer une autre est un travail aussi urgent que celui de l’« action directe » ; la « pratique signifiante » est aussi subversive que l’action politique « révolutionnaire ». Du coup l’affaire de la poésie (de la littérature) se trouve cantonnée au seul espace du texte, et l’on tente de se persuader que la subversion dans l’ordre du signifiant est un apport décisif à la révolution. L’illusion de la raison poétique, cette fois, est « poético-politique2 ». Barthes lui-même n’y a pas échappé, à l’époque triomphante du textualisme3.
10Que la révolution par la forme ne soit en réalité qu’une révolution pour la forme, c’est ce qui m’apparaît alors. Par réflexe de classe, par ouvriérisme, je fais donc le choix d’aller voir du côté de la réalité rugueuse, loin, très loin du Quartier latin et de Saint-Germain des Prés : l’illusion politico-poétique n’est plus guère qu’illusion politique tout court et pour de longues années, je sacrifie à une logique du sens aussi rigide que grossière.
Castramétation
11Avec la mise à mal des utopies politiques qui formaient l’horizon des poétiques de la révolution par le signifiant, avec les lendemains qui déchantent, parler d’action poétique a-t-il encore un sens ? Le constat en tout cas paraît s’imposer que la poésie « peut peu » (Christian Prigent) et qu’elle ne nous fera pas sortir du « tunnel de l’époque ».
12Il faut alors, concernant cette question de l’action poétique, se tourner vers un autre paradigme, où l’accent est mis sur ce qu’on pourrait appeler un « stade éthique » de la poésie4. A la poésie comme attente d’un Grand Soir, ce paradigme tend à substituer la poésie comme paidéia, comme entreprise de formation et réformation de soi. Non plus « révolution et poésie ne font qu’un », mais poésie et rénovation de soi, parturition de soi, ne font qu’un. La poésie est alors comprise selon un modèle « pragmatiste » : « un poème, dit ainsi Stéphane Bouquet, est pour moi un chemin, c’est-à-dire une expérience, une construction lente d’un rapport à soi, au monde, à la pensée, avec l’idée que la littérature (il n’y a pas d’exclusive du poème) est une façon de produire des formes de vie5 ».
13Si la poésie n’est plus aujourd’hui « l’institutrice de l’humanité », du moins peut-elle aider chacun de ceux pour qui elle compte encore à être (je reprends un mot de Nietzsche) « le poète de sa propre existence. Entreprise d’incessante « castramétation6 », elle aide l’individu à choisir et à aménager ce campement, toujours provisoire et fragile, en quoi consiste l’existence. Dans cette optique, un poème (ou un livre de poésie) ne vaut pas seulement comme texte, comme œuvre littéraire ; il vaut parce que la forme de langage qu’il invente possède une puissance éthopoiétique, c’est-à-dire contribue à façonner un éthos, une manière d’habiter le monde et la langue7.
14À ce paradigme, on peut être conduit, de jure (dans l’ordre des raisons), par une critique du Grand Récit élaboré depuis le Romantisme allemand par la raison poétique pratique. On aboutit alors à ce constat que faisait Emerson déjà, au xixe siècle : « Nous sommes incompétents pour résoudre l’époque. » Et il ajoutait : « pour moi [il parle en tant que poète – au sens large – et en tant que scholar] la question de l’époque s’est réduite à une question pratique : celle de la conduite de la vie. Comment dois-je vivre8 ? » Le « pour moi » d’Emerson, je ne peux que le faire mien. Mon expérience est aussi d’avoir eu à en rabattre quant au rêve de « changer la vie » (c’est-à-dire en réalité « l’époque ») par la poésie.
15Mais c’est aussi, de facto (historiquement), un paradigme appelé par le contexte, par l’éthos démocratique et la place qu’y tient l’affirmation de l’individu. Car l’individu contemporain, en même temps qu’il est guetté par ce que Bernard Sitegler appelle la « misère symbolique9 », est aussi un poète en puissance. Il est un individu simultanément parlant, partant et parturiant – je traduis : immergé dans la langue et les signes (et par là jamais de plain-pied avec le monde), voué à la solitude (parfois la recherchant), il est aussi requis par le combat qu’est l’accouchement de soi, par la nécessité de construire un plan de consistance propre s’il veut échapper au conditionnement et à l’enfermement que le capitalisme postmoderne engendre.
Un tournant « poéthique » ?
16Peut-on pour autant parler d’un tournant « poéthique » dans la poésie (et la poétique) de ces dernières décennies en France ? L’hypothèse mérite au moins considération. Car les années 1970-1980 sont celles où reviennent au premier plan des œuvres (celles, notamment d’Yves Bonnefoy10 et de Philippe Jaccottet) qui valent comme contrepoint à l’entreprise de déconstruction impulsée par Tel Quel . La poésie à nouveau paraît « admissible », non pas comme rénovation du vieux lyrisme, mais d’abord comme « poéthique », comme parole qui est aussi le geste – d’indiquer et tracer les contours d’un éthos ; comme recherche par là d’une sagesse vécue. On voit alors s’opposer à la figure paradigmatique de la poésie comme délire, mania, folie, perte de soi, dépense (de Platon à Artaud et Bataille), celle de la poésie comme sagesse (orientale). Dé-signant, défaisant l’ordre des signes, elle apparaît comme ce contre-pouvoir très peu visible qui discrètement dessine une alternative à un Occident devenu désert du sens en même temps qu’y prolifère la cacophonie des signes et messages du nihilisme spectaculaire et consumériste. Il s’agit alors, non pas déconstruire la poésie, mais de reconstruire avec la poésie : action restreinte, sans doute, mais grande ambition.
17De cette inflexion « poéthique », témoigne à sa façon, même si elle ne s’inscrit pas exactement dans l’étroit territoire de la poésie, la trajectoire de Barthes11. Car à la fin des années soixante-dix, ce qui le retient d’abord dans la chose littéraire, c’est le choix qu’elle peut induire d’un certain mode de vie. « L’œuvre, note-t-il ainsi dans son cours sur le roman, n’a jamais une pure et seule finalité artistique, mais une finalité existentielle12. » C’est à ce qu’il appelle « l’écriture de vie », à la façon dont l’écriture entretient « un rapport d’analogie déformée ou d’allégorie avec ce qui est hors écriture, avec la part non écrite de la vie », que Barthes désormais s’intéresse. Mais il ne manque pas de souligner le paradoxe qui finit par déchirer tout désir d’une telle « écriture de vie ». Car il enveloppe, ce désir, un conflit de fantasmes : d’un côté, en tant que désir d’écriture, il encourage le rêve d’une vie méthodique aménagée pour pouvoir écrire l’œuvre (c’est le fantasme flaubertien d’une vie tolérable que si on l’escamote) ; mais de l’autre, visant le Wou-wei d’une vie oisive et vraiment sage, il place le Souverain Bien du côté de l’« a-graphie » et rêve, avec Rousseau, d’une retraite loin de ce « métier funeste » qu’est le métier de « Livrier13 ».
18Peut-on vraiment (je reprends la question) parler d’un tournant « poéthique » pour la poésie des vingt dernières années ? Ce serait sans doute excessif. La diversité du champ, plus marquée que jamais, oblige à la prudence (d’autres possibles s’affirment, y compris la réactivation de l’illusion poético-politique dont j’ai parlé). La sagesse de la poésie contemporaine, sa sagesse toute barthésienne, consiste plutôt à ne pas s’enfermer dans ce paradigme, à se garder plurielle, pluridimensionnelle, à ne pas céder à ce qui serait l’illusion philosophique de la « poéthique » – à l’illusion d’une sagesse qui serait produite par la poésie. Sans compter qu’il serait évidemment réducteur de vouloir assigner à la poésie telle ou telle fonction externe monovalente : toute poésie véritable est au contraire riche de multiples lignes de fuite et devenirs.
19L’orientation « poéthique » est donc seulement une des virtualités actuelles de la poésie, mais sans doute aujourd’hui une des plus essentielles sous l’angle de son « engagement », de son action possible.
De l’engagement poétique
20Mais si la poésie peut peu et si ce peu nous ramène à la perspective « poéthique », comment peut-elle alors être autre chose que maigre entreprise d’autoconsolation ? Comment peut-elle être encore synonyme d’ambition grande ?
21Avant d’être proprement poétique, la question est d’abord culturelle (anthropologique). Sous cet angle, on notera que ce peu est un peu nombreux, un peu pour tous : ce n’est pas seulement à un petit nombre d’élus, mais à chacun, qu’est posée, à l’âge démocratique, la question d’un mode de vie qui puisse être davantage « authentique » – davantage soustrait à la domestication par tous ces conformismes qui font l’ordinaire de la prose du monde (la poésie en cette affaire n’est évidemment pas seule).
22On ajoutera ensuite que la pratique thérapeutique, éthopoiétique, de la poésie, dès lors qu’elle est plus qu’un hobby, implique une dynamique qui est synonyme d’agrandissement de soi. Contribuant à ébranler les certitudes du moi, à l’arracher aux clichés de la langue et aux conformismes engendrés par la société de masse, elle met chacun en mouvement, à la poursuite de l’étoile lointaine en lui. Elle favorise une autopoièse ascendante14.
23Mais la question a aussi une dimension politique : en comprenant comme « éthopoiétique » l’action de la poésie ne la réduit-on pas à l’individu seul ? Ne lui enlève-t-on pas d’avance toute pertinence politique ? On répondra d’abord avec Foucault qu’il y a plutôt « à soupçonner quelque chose qui serait une impossibilité à constituer aujourd’hui une éthique du soi, alors que c’est peut-être une tâche urgente, fondamentale, politiquement indispensable, que de constituer une éthique du soi, s’il est vrai après tout qu’il n’y a pas d’autre point, premier et ultime, de résistance au pouvoir politique que dans le rapport de soi à soi15 ». On dira ensuite que le souci de soi ne signifie pas nécessairement l’oubli de l’horizon politique, comme le souligne Cavell à propos d’Emerson. Car la constitution de l’individu, sa « fabrique personnelle », est bien, en tant qu’elle « participe à une imagination de la constitution de la cité juste16 », une condition essentielle à la reconstitution de l’époque.
24Évidemment, on ne saurait méconnaître le versant médiocre et débilitant du paradigme « poéthique » à l’âge démocratique : comme entreprise d’expression de soi, la poésie est d’abord la production pléthorique d’une littérature grise qui, si elle aide ses auteurs à voir davantage la vie en rose, est d’un effet zéro sur les lecteurs, pour la raison première qu’il n’y a pas pour cette poésie bien souvent synonyme de « sclérose en plaquettes », comme dit Christian Prigent, de lecteurs. Ceux-ci, pour se rafraîchir, aspirent, légitimement, à des formes autrement neuves et à des œuvres témoignant d’une tout autre ambition.
25Néanmoins, si l’inflexion éthique a un intérêt, c’est parce qu’elle continue à faire de la poésie la gardienne de cette grande Idée, rimbaldienne, qui nous fait désirer, toujours, contre vents et marées, changer la vie17. C’est cette dimension foncièrement utopiste de la poésie que souligne un poète comme Andrea Zanzotto quand il écrit qu’« il n’est pas risqué de dire que la fin dernière de la poésie est de recréer la condition édénique, et qu’une expérience paradisiaque, le “paradisiaque”, est le mirage plus ou moins avoué de tout poète18 ».
26Mais c’est une utopie qui n’a rien de programmatique, rien de « paradigmatique » (pour parler comme Barthes). Car sans commencement d’inscription, l’utopie resterait une proclamation de révolutionnaire de salon et la vitupération qui l’accompagne bien vite virerait au ressentiment. La « poéthique » doit donc travailler à contre-effectuer la révolution : il s’agit d’habiter dès aujourd’hui, par la poésie, autrement le monde19. Si elle est un puissant moteur du désir de changement, il faut à l’utopie que désigne la poésie des médiations qui acheminent vers son impossible, le font un peu toucher du doigt (et empêchent qu’on y renonce pour consentir à la seule réalité rugueuse). Il lui faut, proposés par le poème (et l’art en général), l’appui de lieux dignes d’être aimés et habités ; il lui faut un contrepoint topique. Il lui faut en d’autres termes des images, des épiphanies, des idylles20.
27Mais c’est d’abord dans la langue que s’effectue cette inscription de l’utopie poétique. Sa grande Idée est indissociable de contre-allées qu’elle n’a de cesse, dans la langue, d’explorer. C’est ce qui donne raison à l’expérimentation et aux avantgardes, contre toute forme de vieillerie poétique. C’est pourquoi l’engagement poéthique est nécessairement aussi un engagement esthétique et « linguistique ». Un poète italien contemporain21, Eugenio De Signoribus l’a ainsi formulé :
La poésie a pour moi encore un sens, parce que l’impegno civile22 lui est inhérent, fût-ce seulement l’engagement à défendre sa propre langue, à en conserver la vitalité, à l’alimenter avec des mots nouveaux contre l’invasion de l’homogénéisation… j’ajoute que la réalité du monde chaque jour nous submerge et que faire semblant de rien est impossible… c’est impossible… c’est une question de conscience… si la poésie, en plus d’un journal intime ou d’une trace mémorielle, est aussi le sentiment de son époque, elle doit être alors apte à en anticiper les plis, à l’interroger en profondeur, à en fixer la durée bien au-delà du fait divers23.
28Précisons. La langue, sans doute, est ce qui fait de nous, comme dit Artaud, des « partants ». Elle nous tient, métaphysiquement, à distance du monde, de ses pressions de toutes sortes. C’est ce qui nous constitue, aussi bien, comme êtres de raison. Mais elle est aussi ce par quoi nous adhérons à l’ordre symbolique que toute société ne cesse de fabriquer (Barthes aurait ici parlé du « fascisme » de la langue et de la « poisse du sens »). C’est pourquoi l’effort de poésie est de dépasser cette couche symbolique, conceptuelle, doxique du langage ; il s’agit pour elle d’en « trouer l’ombrelle protectrice » pour tâcher de retrouver, en deçà du concept (c’est lui qui nous sépare, nous éloigne de l’indéfait du monde), au moyen d’une langue ensauvagée (glossolalie, écholalie et compagnie), le grand chaos dont nous sommes partie prenante (Deleuze). À la fois, il est, ce fond de l’être, ce qui nous effraie (Prigent), mais il est aussi ce qui nous sidère, nous émerveille, nous aide à accroître notre propre puissance d’être. C’est pourquoi le poète est le partant qui cherche à se faire revenant. Dans les deux sens du mot : il est un fantôme, remonté comme Orphée des Enfers ; il endure l’expérience du ratage (Sartre). Mais en même temps il cherche, par les mots, à revenir au monde, à retrouver l’enfance à volonté, à créer un rapport à nouveau naïf au monde.
29Ainsi, parfois, le poème peut ce lyrisme sans transcendance (et sans grandiloquence), quand ses énoncés rejoignent la « clameur de l’être » (Deleuze), captent quelque chose de ses flux ; quand sa ritournelle produit de l’éthos (du territoire) et en même temps le « déterritorialise », l’ouvre au grand souffle du chaos, à la grande ritournelle de l’univers. La poésie, dans ce qu’elle a aujourd’hui de meilleur, peut faire ce positif-là et par l’effet lyrique ainsi produit stimuler la vie (celle de l’auteur, mais aussi celles du peu de lecteurs qui s’avisent qu’elle existe). Et elle le peut jusqu’au plus fort du désenchantement moderne, à rebours du massacre des illusions, comme l’a bien vu très tôt Leopardi :
Très souvent il m’arrive, pendant que je pense tranquillement à autre chose, d’entendre quelques vers d’un auteur classique, récité au hasard par quelqu’un de ma famille, de palpiter alors immédiatement et de me voir forcé de suivre les traces de cette poésie.
Notes de bas de page
1 Tract de l’Unovis (Vitebsk), reproduit in Écrits, présentés par Andrei Nakov, éditions Gérard Lebovici, p. 264.
2 Elle repose au fond sur l’idée d’une efficace propre de ce que Lacan appelait le « kilo de signifiant ». Tout le problème est alors de comprendre comment peut bien opérer cette « efficacité symbolique » (Lévi-Strauss). Pour un exposé historique des sources de cette question au Moyen-Age, voir l’ouvrage d’Irène Rosier-Catach, La parole efficace, Seuil, 2005, et pour une critique théorique de l’hypothèse structuraliste, Vincent Descombes, La denrée mentale, Minuit, 1995, p. 132 et suivantes.
3 Il écrit ainsi, en 1968, que le « texte », jouant le signifiant contre le sens, l’illisible contre la communication faussement transparente, « libère une activité que l’on pourrait appeler contre-théologique, proprement révolutionnaire, car refuser d’arrêter le sens, c’est finalement refuser Dieu et ses hypostases, la raison, la science, la loi » (« La mort de l’auteur », in Le bruissement de la langue, Points-Seuil, 1968, p. 68). Il était plus lucide lorsqu’il écrivait, en 1956, que la bourgeoisie délègue à une avant-garde qu’elle subventionne « des tâches de subversion formelle » (« A l’avant-garde de quel théâtre ? », repris in Essais critiques, Seuil, 1964, p. 80).
4 Bien entendu, on distinguera, avec Deleuze, l’éthique comme recherche d’un mode de vie, d’un séjour, et la morale comme imposition sociale de normes contraignantes.
5 Le Matricule des Anges, n° 62, avril 2005, p. 39.
6 Du lat. castra « camp » et metari « mesurer », indique le Petit Robert. J’emprunte le mot à un poète improbable, F. Cælebs, qui l’emploie dans un texte intitulé « Eden, éden, éd » (« … car ce n’est pas exactement l’art des jardins qu’ici nous pratiquons. Plutôt celui de la castramétation », in Écrivains au jardin, joca seria, 2005).
7 Est éthopoïétos, écrit Foucault, « quelque chose qui a la qualité de transformer le mode d’être d’un individu » (L’herméneutique du sujet, Cours au Collège de France, 1981-1982, Cours du 10 février 1982, Gallimard-Seuil, 2001, p. 227). On pourra songer ici, par exemple, au livre de Michaux, Poteaux d’angle.
8 Destin, texte traduit par Christian Fournier et Sandra Laugier, en appendice à leur traduction du livre de Stanley Cavell Statuts d’Emerson, Éditions de L’Éclat, 1992, p. 41.
9 Voir en particulier de cet auteur, De la misère symbolique 2, La catastrophe du sensible, Galilée, 2005.
10 Voir la lecture qu’il fait de Rimbaud : « Nous lui [Rimbaud] devons de savoir, de savoir vraiment que la poésie doit être un moyen et non une fin, nous lui devons l’immensité de l’exigence possible, cette revendication, cette soif qui d’ailleurs ont tant effrayé. » (« L’acte et le lieu de la poésie », in L’improbable, Mercure de France, 1980, nouvelle édition, p. 117).
11 De façon presque prémonitoire, il note en 1977, à propos du mot « éthique » : « mot qui va peut-être devenir à la mode (à surveiller) ne serait-ce que par la loi structurale de la rotation des refoulés ». Et il ajoute que si le mot effraie (en 1977), on peut prendre à la place celui de praxis (Le neutre, Cours du Collège de France (1977-1978), Seuil-Imec, 2002, p. 33).
12 La Préparation du roman, Cours au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), Seuil-Imec, 2003, p. 224.
13 Ibid., p. 214.
14 Je me permets de renvoyer sur cette question, qui est celle du grand art à l’âge démocratique, à mon essai L’art après le grand art, éd. Cécile Defaut, 2005.
15 L’herméneutique du sujet, Cours du collège de France 1981-1982, Seuil-Gallimard, 2001, p. 241.
16 La formule est de Stanley Cavell, dans le commentaire qu’il donne du texte d’Emerson « Expérience » (in Statuts d’Emerson, op. cit., p. 35).
17 Cette grande Idée est celle qui hante toujours les poètes « post-exotiques » emprisonnés qu’Antoine Volodine met aujourd’hui en scène dans ses romans et qui habitent « l’ultime redoute imprenable de l’utopie égalitariste, le seul espace terrestre dont les habitants fussent encore en lutte pour une variante de paradis » (Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Gallimard, 1998, p. 65).
18 « La Flèche de journaux de Montale », traduit par Philippe di Meo dans le n° 1 de la revue Vocativo, Arcane 17, Saint-Nazaire, Printemps 1986, p. 88.
19 Ou, comme dit Deleuze, puisque nous savons que les « révolutions tournent mal », apprenons au moins à ne pas confondre « l’avenir des révolutions dans l’histoire et le devenir révolutionnaire des gens » (Pourparlers, 1990, Minuit, p. 209 et p. 231) ; apprenons à devenir « fils de [nos] propres événements et par là [à] renaître » (Logique du sens, Minuit, p. 175).
20 Bonnefoy : « Chirico, en bâtissant à grands traits, comme un décor de théâtre, ses colonnades, ses places, me parlait bien d’un ailleurs, mais m’en faisait-il la promesse ? Certes non, et ses ombres portées trop longues, ses pendules comme arrêtées exprimaient une angoisse, disaient une irréalité qui me faisaient douter des pouvoirs, du bien-fondé même, de la perspective classique. Déterminée par le nombre, intelligible, n’était-elle pas de ce fait une négation de la finitude ? L’occultation, et non la métamorphose, de la dimension temporelle ? Je rêvais, disais-je, d’un autre monde. Mais je le voulais de chair et de temps, comme le nôtre, et tel qu’on puisse y vivre, y changer d’âge, y mourir. Après quoi je finis par aller en Italie, tout de même, et là je découvris, en une heure, inoubliable, que ce que j’avais pris, chez Chirico, pour un monde imaginaire et qui plus est, impossible, en fait existait sur cette terre, sauf qu’il était renoué ici, recentré, rendu réel, habitable, par un acte d’esprit aussi nouveau pour moi que d’emblée mon bien, ma mémoire, ma destinée. » (L’arrière-pays, Skira, 1972, repris en Champs/Flammarion, p. 54-55).
21 Poésie, n° 109, « 30 ans de poésie italienne », numéro coordonné par Martin Rueff, Belin, 2005, p. 298.
22 « L’art, écrivent ainsi Deleuze et Guattari, prend un morceau de chaos dans un cadre, pour former un chaos composé qui devient sensible » (Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991, p. 193-194).
23 Lettre du 30 avril 1817 à Pietro Giordani, traduite par Gérard Macé in Colportages II, Le Promeneur, 1998, p. 69).
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