Avant-propos
p. 13-19
Texte intégral
1Après avoir consacré un colloque aux « Polyphonies poétiques », le CERPI a voulu faire le point sur l’utilité de la poésie aujourd’hui tel que la question se pose dans les pays de langues romanes. Le présent ouvrage réunit les textes de créateurs, de critiques et d’essayistes qui se sont penchés sur le rôle et la signification de la poésie, à partir des années 1970 jusqu’à nos jours. À la question « à quoi bon la poésie aujourd’hui ? », les réponses ont été multiples, si l’on s’en tient à la diversité des écritures d’un pays à l’autre ou à l’intérieur d’une même communauté linguistique. Toutefois, il nous a semblé que des points communs existaient dans la variété des corpus sollicités, placés sous le signe de la modernité (ou de la postmodernité). Descendue du piédestal sur lequel le Romantisme avait installé la poésie, celle-ci est encore aujourd’hui pleinement légitime au regard d’un pouvoir, certes limité mais réel, qui concilie deux positions en apparence éloignées : d’une part le dynamisme de l’écriture poétique dérivé des avant-gardes avec un discours qui opte souvent pour l’étrangeté et de l’autre, la réactivation d’un réalisme qui s’édifie sur le dévoilement des contradictions de la société marchande et qui du point de vue formel, n’hésite pas à tourner le dos à la grandiloquence pour épouser un prosaïsme calculé qui se plie aux exigences de l’intelligible.
2Jean Claude Pinson qui nous a fait l’honneur d’inaugurer ce colloque s’interroge sur les liens entre pratique signifiante et action politique révolutionnaire en pointant comme époque charnière en France l’ère du structuralisme, en particulier autour de la revue Tel Quel pour dire que les pouvoirs de la poésie sont limités à l’espace du texte et que les choix idéologiques du textualisme ne sont « en réalité qu’une révolution pour la forme ». L’effondrement des utopies politiques conduit à repenser le sens même de l’activité poétique vouée désormais « à façonner un ethos, une manière d’habiter le monde de la langue ». La poésie est devenue une voie propre à la construction de l’individualité plus qu’un moyen de changer la vie. En observant la poésie française des années 1970-1980, J.-C. Pinson est de ceux qui pensent que le lyrisme est encore possible. Mais n’est-ce pas céder une nouvelle fois à l’illusion philosophique ? « La poésie peutelle être autre chose qu’une maigre entreprise d’auto-consolation ? » Ce pouvoir étriqué est partagé par de nombreux poètes qui pensent malgré tout que leur activité est un engagement à défendre la langue, à entretenir son dynamisme contre les effets corrosifs du conformisme utilitaire qu’impose le quotidien. La poésie consiste alors à prendre ses distances avec la dimension doxique du langage pour chercher « au moyen d’une langue ensauvagée, le grand chaos dont nous sommes partie prenante ».
3L’activité poétique est au centre d’une situation paradoxale : si le monde de la poésie s’est commercialement raréfié, la pratique attire encore beaucoup d’écrivains et connaît en Espagne une vitalité indiscutable dans l’espace social. Il suffit pour s’en rendre compte d’observer le nombre de récitals, veillées poétiques, et lectures publiques qu’elle alimente. Marie-Claire Zimmermann part de ce constat pour parler d’une ferveur « liée à une atmosphère de fête et de partage » qu’on ne trouve pas en France. Cet intérêt pour la poésie, quelles que soient ses diverses modalités expressives est sous-tendue par une préoccupation éthique que signalait Jean-Claude Pinson de ce côté-ci des Pyrénées ; « elle semble relever – écrit aussi M. C. Zimmermann – essentiellement d’une défense de l’homme individuel contre des systèmes d’uniformisation mondiale par le biais du dialogue entre le moi poétique et les autres, comme seul remède à la violence contemporaine et à la solitude qui en résulte ». M. C. Zimmermann s’appuie sur l’apport des Novissimes pour analyser les signes de rupture en premier lieu le divorce entre éthique et esthétique qui leur a valu, dans un premier temps, d’être accusés à tort de nourrir un discours réactionnaire. En fait, exotisme et évasion ont été une façon de se débarrasser de la laideur franquiste et de tourner le dos à la poésie sociale qui en était le contre-point. Chez Jaime Siles, le recours à l’abstraction quoique incarné dans un intense travail du signifiant poétique, est une façon de vénérer le désir d’être. Mais au tournant du siècle, avec le 11 septembre 2000 à New-York et le 11 mars 2004 à Madrid, tous ces poètes qui arrivent à la quarantaine ont infléchi leur production dans un sens plus social qui se fait l’écho des difficultés actuelles tant individuelles que collectives.
4Parmi les difficultés individuelles, un scepticisme générationnel a gagné beaucoup d’auteurs qui ne doutent pas tant du langage mais qui se sentent plutôt aux prises avec un moi insaisissable et diffus qui rend opaque et problématique tout rapport au monde. L’évolution de L. A. de Villena est à cet égard tout à fait étonnante, puisque que son inclination pour les mondes raffinés de l’Antiquité et d’un Moyen-Orient ancien s’est mué grâce à un retournement de la beauté artistique, en témoignage rebelle sur le sort des marginaux et des laissés pour compte.
5Cette thématique qui n’est pas nouvelle, s’est pourtant débarrassé de la gangue idéologique et moralisatrice qui prévalait chez les poètes sociaux grâce à un discours qui transcende l’anecdote, la scène quotidienne, l’instantané pour favoriser une proximité complice entre l’auteur et son lecteur. Cette nouvelle poétique est un dénominateur commun à de nombreux auteurs qui dans les années 1980 ont offert des discours contrastés et stylistiquement très éloignés (J. Siles, L. A. de Villena, G. Carnero versus L. García Montero, F. Benítez Reyes, C. Marzal), mais ces mêmes auteurs partagent aujourd’hui une même attitude humoristique et distanciée qui ne bâtit ses certitudes qu’à partir des sensations fragiles, éphémères, instables, inscrites dans les potentialités du langage. Mais ce langage est porteur d’intensité et d’incandescence. Cette précarité du langage ne signifie pas impuissance, bien au contraire, elle nous renvoie à son essence même : le véhicule qui permet d’assurer la liaison, une continuité avec le réel, toujours énigmatique et questionnable, le poème donnant accès à une réalité qu’on oserait encore appeler le « sens ». La poésie – plutôt que pratique signifiante à côté d’autres pratiques – apparaît comme fabrique de langage, capable d’excéder la langue « indispensable au maintien du dialogue entre les vivants ».
6Dans notre propre contribution, nous avons souhaité approfondir, en nous appuyant sur la poétique de la sentimentalité, telle que l’a formulée Luis García Montero, la résurgence actuelle d’une poésie politique qui réactive une conception plus large du réalisme en littérature. Araceli Iravedra y reviendra en dégageant les présupposés matérialistes qui inspirent l’œuvre d’auteurs actuels. À nos yeux, la notion d’expérience, quelque peu galvaudée et tournée en dérision par certain secteur de la critique espagnole, lequel conclut un peu rapidement à la banalité de la notion, convaincu que toute poésie puise dans l’expérience individuelle, conserve pourtant toute sa validité, si l’on se place dans une perspective phénoménologique. Dans un sens plus restreint, qui a quelque chose à voir avec l’étymologie, l’expérience doit être comprise comme une mise à l’épreuve des liens entre le langage et le monde, émergence d’un possible ethos qui nous aiderait à résister à ce qui n’obéit plus qu’à la loi d’une dévalorisation rampante de la chose culturelle dans la société post-moderne. Il convient peut-être d’inverser les termes en se demandant avec Luis García Montero si « les préoccupations politiques des poètes ne servent pas aussi à favoriser des découvertes esthétiques ».
7Pour quiconque connaît peu ou pas du tout la production espagnole des vingt dernières années, le bilan dressé par Araceli Iravedra est exemplaire par la somme d’informations et l’effort de théorisation pour montrer les facettes – parfois contradictoires – du réalisme en poésie et son niveau d’opérativité. En s’appuyant essentiellement sur trois auteurs qui ne séparent pas théorie et pratique (Luis García Montero, Jorge Riechmann, Roger Wolfe), son analyse met en lumière les différences entre un désir de clarté et de complicité avec le lecteur, où l’auteur reprend à son compte la tradition littéraire revisitée, parfois pastichée, mais toujours guidée par un souci esthétique (Luis García Montero) et l’attitude résolument provocatrice et anti-poétique de ceux qui s’attaquent au code littéraire pour ruiner toute entreprise politiquement correcte (Riechmann) ou qui poussent encore plus loin le phénomène de transgression, assignant à leur pratique un pouvoir rebelle qui paradoxalement « aspire à se résoudre dans une espèce de rentabilité sociale » (Wolfe). Le sens positiviste de la notion d’utilité est battu en brèche et laisse place à une démarche où l’utilitarisme se cantonne dans « un travail de subversion idéologique » et profite de la perte de centralité de la poésie dans le champ littéraire post-moderne pour asséner ses coups. Toutefois, les deux contributions espagnoles se rejoignent dans leur complémentarité pour témoigner du retour en force d’un nouveau réalisme, même si selon Saldaña, cette tendance est loin de recouvrir toute la lyrique actuelle. De part et d’autre, on découvre combien les intuitions d’un Luis Antonio de Villena, à qui il est reproché d’être prescriptif, ont trouvé un large écho. Au début des années 1990, Villena pressent l’émergence d’une nouvelle poésie sociale or la production des Riechmann, Wolfe, Fernando Beltrán, qui n’est à cette date ni déterminante ni volumineuse, viendra les années suivantes lui donner raison. On peut se demander toutefois si leur rhétorique ne renoue pas avec un discours politico-militant, assimilable à l’idéologie altermondialiste. Ils auront au passage recadré la notion d’utilité propre à la poésie.
8Selon une approche intentionnellement polémique à l’égard d’une critique littéraire pas toujours soucieuse de s’appuyer sur les textes, Alfredo Saldaña fonde sa réflexion sur l’utilité de la poésie dans le cadre de la post-modernité qu’il fait coïncider, sans qu’il soit nécessaire d’établir une chronologie rigoureuse avec la crise du sens et de l’autorité des modèles littéraires véhiculés par la tradition. Puisqu’il ne saurait y avoir de création ex nihilo, même les auteurs qui revendiquent leur appartenance à l’esthétique de la rupture (cela commence avec les novissimes autour de 1966) sont redevables à la tradition littéraire, si on ne limite pas cette notion à l’idéal classique de l’imitation. Les véritables ruptures – peu nombreuses dans l’histoire de la littérature – posent la question des rapports entre le réel et le langage, essentiellement celle du référent, de telle sorte que les frontières entre le réel et l’imaginaire ne constituent plus une dichotomie pertinente. Le langage poétique possède cette particularité de pousser toujours plus loin la perception du réel, à l’instar de l’évolution qui a touché les arts plastiques. Cette « poétique des limites », est formulée par Alfredo Saldaña à l’aide du concept d’« esthétique de l’altérité » qui est fondée sur le constat de l’impossible unité du monde (alors que la conception classique la postule) et l’instauration d’une écriture allogique dont les signes de reconnaissance seraient non seulement le dérèglement des sens, la distorsion syntaxique, le jeu des masques discursifs, mais aussi la parodie de la littérature, un regard critique sur la fonction même de la poésie ; signe que la littérature toute entière est entrée dans l’ère de la post-modernité. Ce passage est en Espagne l’œuvre des poètes culturalistes, si l’on accepte, comme le fait A. Saldaña, l’étiquette dans un sens élargi et non pas limité aux Neuf novissimes sélectionnnés par José María Castellet, qui ne marquent que l’étape initiale d’un mouvement volontiers provocateur, mais extrêmement diversifié dans ses modalités d’écriture, le seul point commun étant la référence à la culture (non plus seulement savante, les auteurs empruntant aussi bien à la culture des mass media et à la culture populaire) ou la participation à l’idée que la Culture n’a pas surmonté encore aujourd’hui la crise de la Raison.
9Dans la description minutieuse et détaillée, parfois à l’excès, menée par Alfredo Saldaña, ce qui est mis en question au-delà de la variété et de la complexité des tendances de la poésie espagnole contemporaine, c’est l’existence même d’une forme canonique ou de modèles dominants. Nous assistons en fait dans le maquis des anthologies qui se livrent à une véritable bataille territoriale en obéissant à des intérêts qui ne sont pas forcément d’essence littéraire, à une dé-légitimation des tendances hégémoniques. À terme, l’hégémonie d’une poétique finit par étouffer l’inventivité. Saldaña dénonce avec insistance tout ce que le phénomène anthologique voudrait imposer sous forme de dogme. On sent bien que c’est l’autorité même des instances de légitimation (éditeurs, critiques, universitaires) qui sont sur la sellette. En fait l’idée d’une canonisation (entendons par là, l’accès d’une œuvre au statut de pérennité) est à peu près insoutenable dans l’extrême contemporain. Cela ne peut être que le fruit d’une décantation par palier à la faveur des jugements portés par des générations successives de lecteurs. En attendant ce jugement de l’Histoire, la lecture critique que A. Saldaña appelle de ses vœux pour assainir le territoire luxuriant de la poésie post-moderne, est celle qui refuse toutes les formes de dogmatisme au bénéfice du dynamisme de la créativité (la liste des « pratiques » pourrait s’étendre à l’infini à partir de tendances dites « néo »). Cette prolifération des « écritures » au sens barthésien, est l’indice que les nouveaux textes qui émergent modifient en permanence ce « panorama poétique » où les formes échappent à la fixité à laquelle le canon prétendrait les soumettre. Ne perdons pas de vue toutefois que les groupes, les écoles ou même les tendances – qui elles ne sauraient avoir la rigidité qu’implique une quelconque obédience artistique – s’érigent en contre-modèles ou canons parallèles destinés soit à des groupes d’intérêt particulier (féministes, régionaux, idéologiques par exemple), soit à favoriser à la marge l’idée de transgression. Aux yeux de Alfredo Saldaña la notion d’avant-garde est encore féconde, parce que celle-ci, remodelée par rapport à ses origines historiques, est la garantie d’un principe de renouvellement nécessaire à la littérature en général.
10Le témoignage de Myriam Fraga est avant tout celui du créateur qui voit dans sa pratique la survivance de rites anciens qui tiennent de l’incantation et de la prophétie : « la poésie réalise le miracle de chercher à retenir ce qui semble toujours une matière impossible à capter ». Pratique intuitive qui tente de fixer dans un entredeux des certitudes jamais définitives, la poésie a quelque chose qui résiste à la rationalité et qui défie l’intelligence. C’est aussi ce qui explique sa permanence face à l’imperfection qu’offrent les autres modes de connaissance. Cette contribution brève, mais d’une étonnante densité, réactive d’anciennes notions que la critique universitaire tient pour suspectes (inspiration, enthousiasme, sensibilité), avouant aussi son impuissance à forger des outils qui disputeraient leur efficacité à celle du langage métaphorique dans son insistance à vouloir éclairer le mystère de la « sorcellerie évocatoire ». Myriam Fraga nous fait découvrir en quoi l’opération de cryptage/décryptage que constitue la poésie est une véritable expérience intérieure où l’imaginaire s’exhibe pour nous montrer nos misères et nos grandeurs. La poésie est toujours sous-tendue par le désir infini de « soulever l’extrémité du voile qui recouvre l’Arcane ». Cette démarche rejoint le questionnement philosophique sur l’existence même de l’Art.
11Auteur d’un essai intitulé ironiquement Da inutilidade da poesia, Antônio Brasileiro fonde sa réflexion en choisissant comme point de départ le sens de la création artistique. Or, dès son origine, l’activité artistique obéit à des raisons contradictoires : la force de l’inspiration (variante de l’enthousiasme de Diderot) cristallisant à la fois le principe de liberté et le nécessaire contrôle de l’intellect qui entend soumettre la matière à un « travail » au nom d’une postulation métaphysique qui fait que l’homme aspire à la Beauté. Or la poésie, comme l’art, serait un expédient, « le seul mensonge sans lequel les hommes ne se sentent pas heureux ». Cette idée valéryenne trouve un prolongement dans le fait que l’artiste est considéré comme « un homme qui a tenté de se faire semblable aux dieux ». Le rôle du poète est de maintenir vivante la capacité d’étonnement face au monde ; cet effort correspond à la permanence de la pensée qui définit la vocation essentielle de la poésie pour Heidegger. La poésie est nécessaire pour dire « ce qui reste, perdure, donne un sens […], l’unique sens établi par le verbe du poète ». Antônio Brasileiro s’interroge sur cette permanence constitutive du dire du poète. Reprenant à son compte l’idée heideggerienne que le langage est la demeure de l’Être, Brasileiro se livre à un plaidoyer pour rapprocher poésie et philosophie, car ces deux types de discours ont sans doute en commun une même capacité à éviter l’enfermement dans le monde extérieur ; ils nous poussent à mettre en question de façon permanente toutes les vérités établies.
12La table ronde avec Christian Prigent permet aussi de mesurer à certains égards les différences de perception et de pratique des deux côtés des Pyrénées. L’accent mis par les contributions espagnoles sur le versant réaliste occulte sans doute le versant métaphysique qui existe aussi en Espagne – que l’on doit imaginer dans l’extrême diversité des tendances dont parle Saldaña et qui passerait par une ligne peu évoquée dans cette rencontre : José Angel Valente, Antonio Gamoneda, Angel Crespo, Sánchez Robayna. L’expérience sartrienne du dégoût est métaphysique et si ce guignon inspire les auteurs, la production espagnole s’épanouit davantage dans le paradigme du réalisme. Mais une question centrale demeure – quelle que soit l’aire culturelle –, c’est celle du rapport à la langue pour quiconque entend écrire de la poésie ; entre prosaïsme et opacité du dire, il n’y aura du littéraire que si le poème est garant de la « médiation symbolique ». Le lyrisme serait-il l’ultime refuge des discours de résistance à l’uniformisation des discours sociaux. C’est peut-être l’idée-force qui émane de ces échanges.
13Nous serions tenté de dire au terme de ces débats et de ces interrogations où chacun des participants est convaincu à sa manière de l’utilité de la poésie, que celle-ci a conservé encore aujourd’hui toute sa force de prospection, vouée à circonscrire l’incompréhensible qui nous entoure ou à éclairer, comme l’écrit Reverdy, « tout ce que nous ne savons pas que nous sommes. »
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À quoi bon la poésie, aujourd'hui ?
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