Le mythe parisien d’Ernst Jünger
p. 443-452
Texte intégral
1L’officier allemand Ernst Jünger occupa d’avril 1941 à août 1944 des fonctions au haut état-major allemand à Paris. Ce séjour fut seulement interrompu par une mission sur le front caucasien d’octobre 1942 à janvier 1943 et par quelques permissions en Allemagne. C’est donc ce séjour de trois années, payé par la guerre hitlérienne, qui constitue pour l’essentiel la matière première des Journaux parisiens, publiés après-guerre en 1949 en Allemagne, et dès 1951-1953 en français chez René Julliard, puis en 1965 chez le même éditeur, dans une version remaniée. Ils sont depuis 1980 disponibles chez Christian Bourgois.
2Je proposerai d’abord une description du Paris jungérien ; je mettrai ensuite cette image en perspective, en revenant sur des écrits antérieurs, en particulier sur Le Travailleur de 1932 ; et ce retour en arrière me permettra en troisième lieu d’expliquer la fonction de ce que j’intitule « le mythe parisien » d’Ernst Jünger, tel que le fixent les Journaux du même nom.
3Le Paris de Jünger est un composé de trois cercles concentriques. Au centre, le cercle des cercles, celui qu’occupent les officiers que Jünger appelle les « chevaliers » du Majestic, du nom de l’hôtel où siège la Propaganda-Staffel, où travaille Ernst Jünger ; ces « chevaliers » sont présentés par Jünger comme des hommes d’honneur entourés de barbares ; autour de ce premier cercle, on trouve le cercle un peu plus large des salons parisiens et des établissements chics, où représentants de l’Occupation et de la Collaboration se livrent aux plaisirs du luxe et de la conversation entre gens de qualité ; et enveloppant ces deux cercles, la ville, essentiellement la ville allemande et celle de la Collaboration, c’est-à-dire la ville circonscrite aux beaux quartiers de l’Ouest parisien.
4Dans le premier cercle se rencontrent les représentants aristocratiques de la vieille armée prussienne, parmi lesquels règne « la libre conversation », étrangère au langage technique et propagandiste de ceux que Jünger appelle les « lémures », par quoi il désigne la Gestapo, la SS et les représentants du parti nazi. Ces officiers constituent un petit cercle « dans le ventre du Léviathan », le « Léviathan » qualifiant l’État nazi. « Sous l’égide de Speidel, nous avons formé ici, à l’intérieur de la machine militaire, une sorte de cellule rayonnante, de chevalerie spirituelle, nous tenons nos réunions dans le ventre du Léviathan1 » (J2, p. 62). Le « Léviathan » n’autoriserait donc en son sein qu’une opposition purement spirituelle, « intime et invisible », « cercle des derniers chevaliers, des libres esprits, de ceux qui pensent et sentent au-delà des mornes passions des masses » (J3, p. 308), le nazisme s’identifiant pour Jünger au « demos ». Ces dernières figures de la « chevalerie » présentent d’autre part une supériorité intellectuelle et morale sur les représentants de la « technique du commandement », par quoi Jünger désigne le tout-venant des officiers. Le cercle des « chevaliers » est clairement identifié au mythe arthurien : « Mme Lukow m’a apporté une lettre de Grüninger, où il se plaint qu’au George V [c’est là où loge Speidel, M. V.] la Table Ronde du Roi Arthur n’existe plus » (J2, p. 131). Se dit ici la nostalgie du monde ancien de la féodalité, où régnait une éthique chevaleresque à fondement chrétien. Le « Léviathan » est soumis aux « lois de la technique mécanique » auxquelles le « demos » est asservi, tandis que les « chevaliers » vivent dans un temps sacré qui les relie à l’ordre chevaleresque du Moyen Âge, dont ils se donnent comme les héritiers.
5Le recours au mythe arthurien apparaît comme la seule issue possible dans une histoire désormais sans issue : on est après Stalingrad. « L’aventure de ces années, c’est de ne pas voir d’issue. Pas la moindre étoile dans la nuit solitaire [...]. Telle est la tâche que nous avons à remplir, ce dépassement du monde de la destruction qui ne peut s’accomplir sur le plan historique » (J3, p. 156). Mais ce dépassement est illusoire, il se heurte à la dure loi du réel, et le Journal montre à maintes reprises que le cercle des chevaliers n’est pas lui-même fermé aux sirènes du « demos » ni hermétique au « Léviathan ». La perversion généralisée du « Léviathan » vient saper la digue que le mythe essaie de construire pour s’en protéger. Car le mythe se construit sur un refoulement massif des réalités concrètes de l’occupation et de la répression. Jünger lui-même est excessivement discret sur sa fonction de bureaucrate subalterne au sein du « Léviathan ». Et surtout : cette mythification fait l’impasse totale sur le ralliement initial et très majoritaire au régime nazi des militaires reconvertis en « chevaliers ».
6Outre le petit cercle du « salon rond », dont la possibilité est offerte gracieusement grâce à la réquisition d’un hôtel, Paris possède d’autres lieux que Jünger place sous le signe de la Culture et de l’Esprit et qui entretiennent aussi l’illusion d’être fermés au « Léviathan ». Ces lieux sont présentés comme des havres dans un monde battu par les tempêtes de la « destruction ». Ils peuvent être liés à des figures de femmes : « Puis chez Charmille, rue de Bellechasse. La rue est tranquille, et, la cage de l’escalier traversée, il semble qu’on ait laissé le temps derrière soi... » Ces espaces élus pour happy few permettent à des Allemands et à des Français distingués de cultiver les échanges, qui sont aussi des échanges de bons procédés. Jünger décrit par exemple une réception chez Guitry : dans ce temple du goût français, on a du savoir-vivre, les cadeaux entretiennent la nouvelle amitié franco-allemande. « En guise de salutation, Guitry me tendit un carton contenant trois lettres – l’une d’Octave Mirbeau, l’autre de Léon Bloy, la troisième de Debussy » (J2, p. 53). Paul Morand, Gaston Gallimard, Jean Cocteau, Marcel Jouhandeau et beaucoup d’autres sont des familiers. Jünger est un assidu des « Jours fixes » de Mme Gould. Et si le Tout-Paris des Arts et des Lettres est accueillant aux officiers allemands, ceux-ci savent se montrer tout à fait à la hauteur et ils rendent volontiers la pareille en troquant leur uniforme d’officier d’occupation en celui d’humaniste et de mondain cultivé. Un des lieux privilégiés de rencontres est, sur le quai Voltaire, le studio d’un dénommé Valentiner, « un des fils du vieux Vicking, le commandant de sous-marin. Il occupe ici, avec le grade de caporal, un petit poste d’interprète chez les aviateurs, mais il passe la majeure partie de son temps à lire ou à recevoir des amis » (J2, p. 99).
7Le Journal propose ainsi une série d’espaces réunissant amateurs d’art, de littérature et de théâtre, allemands et français, sur la seule base de leur culture et goûts communs, autant d’îlots où « les heures passent inaperçues », loin du bruit et de la fureur de la guerre. Mais là aussi la ligne de démarcation est incertaine. Car pas plus les « chevaliers » ne sont purs de compromission avec le régime, les deux mondes, celui des salons et celui des caves où l’on torture ou bien des officines où l’on collabore, ne sont imperméables l’un à l’autre. La collaboration des élites intellectuelles françaises est, du point de vue nazi, un enjeu politique, auquel se prête Jünger. Le « culturel » permet d’oublier le « politique » : c’est sous l’égide du « culturel » que quelqu’un comme Fernand de Brinon, antisémite notoire, ambassadeur collaborationniste et futur fusillé, est quelqu’un de fréquentable. Même chose pour Abel Bonnard et Drieu la Rochelle, soustraits artificiellement par Jünger au « jeu des forces démoniaques ». Le mythe d’une amitié franco-allemande dans une France occupée et au sein d’une Europe allemande engendre et entretient la confusion politique : c’est ainsi que, d’un côté, les résistants, baptisés par Jünger « terroristes » (c’est le langage même des nazis) et le peuple de Paris et, de l’autre, les nazis eux-mêmes, se retrouvent sous sa plume dans le même camp, celui du « demos » avide de sang : « Lorsque je passe en uniforme, je surprends des regards empreints de la plus profonde aversion, jointe au désir de meurtre. [...] D’innombrables êtres, dans tout le pays, attendent avec une sorte de fièvre le moment où ce sera leur tour de verser le sang » (J3, p. 170). La contradiction politique réelle entre oppresseurs et opprimés se déplace en contradiction fictive entre « chevaliers » et « lémures » des deux camps.
8Autour des salons, des restaurants de luxe et les enveloppant, il y a Paris, « la ville des villes », stylisé en îlot préservé de la culture, « une île ancienne » « qui échappe encore à la catastrophe ». Paris est une « arche » sauvée du monde de la destruction et du présent infâme, « chargée à ras bord d’une antique et riche cargaison » (J2, p. 49). Cette représentation générale est réfléchie dans les images glanées au cours des flâneries parisiennes du capitaine. La déambulation dans l’espace parisien est le moyen d’accès au temps d’autrefois. Le promeneur a une prédilection pour les lieux de vieille patine. « L’impression que me font les rues parisiennes, les maisons et les appartements, vient encore de se confirmer ici : archives d’une substance imprégnée de vie très ancienne ; remplies jusqu’au bord d’histoire, de pièces à conviction et de souvenirs » (J3, p. 20). Les quais proposent leur charme ancien : « Puis sur les quais, à bouquiner. Les heures que j’y passe me satisfont tout particulièrement : une oasis dans le temps » (J3, p. 23). Paris est la ville des antiquaires et des bouquinistes, dans laquelle les objets ont gardé leur aura. Au plaisir de la flânerie dans les vieilles rues pleines de « substance » historique, flânerie obéissant à la temporalité du loisir et s’accordant mal avec le port de l’uniforme qu’il vaut mieux alors laisser à l’hôtel Raphaël, Jünger joint le plaisir raffiné du bibliophile. Car les livres aussi sont « des oasis dans un monde de destruction » (J2, p. 221), ils laissent des souvenirs littéraires qui, se mêlant à la matière des rues visitées, font naître une scénographie où des personnages de fiction surgissent soudain dans des décors réels. D’une manière générale, Jünger se parisianise en participant au culte de la beauté et de la rareté, à l’imitation des figures et rituels du dandysme fin-de-siècle. C’est sa manière à lui de se mettre à l’écart du monde de destruction dont il porte cependant l’uniforme. C’est pourquoi aussi les jardins et les parcs exercent un attrait particulier. Ils participent de l’espace poétique, étranger « aux vicissitudes du monde igné ». Y règne l’éternelle beauté des recommencements saisonniers. « Promenade au Bois avec Armand, par un beau soleil » (J2, p. 123) ; « L’après-midi au Bois, puis thé chez Madame Morand » (J2, p. 177), etc. Au bonheur du flâneur, à la passion du bibliophile s’ajoute le plaisir des yeux, le chroniqueur se fait alors peintre, sensible aux nuances des couleurs et des formes. Tout cela s’accorde à la vision générale d’une ville arrêtée dans son passé. Paris devient la cité enchantée, véritable antidote au désenchantement du monde.
9Mais la stylisation de Paris en « oasis » enchantée ne va pas non plus sans que soient escamotées ou sublimées les réalités cruelles. Le premier escamotage concerne le peuple de Paris occupé : la rue existe, mais comme décor ancien ; et quand il est présent (queues devant les boutiques), c’est comme menace du « demos » prêt au massacre, on l’a vu. Ou bien, au contraire, les habitants sont perçus comme des flâneurs insouciants : le malheur reste alors hors-champ, et cette présence-absence rend plus précieuse encore la jouissance de la beauté.
« Cette journée de printemps était splendide, douce et bleue. Tandis que dans les faubourgs des centaines d’hommes gisaient encore dans le sang, les Parisiens flânaient en foule sous les marronniers verts des Champs-Élysées. Je suis resté longtemps devant le plus beau groupe de magnoliers qu’il m’ait été donné de voir. [...] Il y avait du printemps dans l’air, ce frémissement, ce charme qui nous transporte chaque année dans un monde de vibrations plus radieuses » (J3, p. 33).
10Paris est ainsi le lieu par excellence où la guerre s’observe de loin, comme un spectacle grandiose procurant une jouissance scopique intense : « Ces raids nous offrent l’un de nos grands spectacles ; on sent la puissance des Titans dans l’immense espace » (J3, p. 130). La qualité particulière de la ville vient d’ailleurs moins du spectacle observé que du fait qu’elle offre des postes d’observation incomparables. Le plaisir naît alors de la rencontre de la beauté et du sentiment d’en jouir dans des conditions optimales. Paris est un théâtre offrant des places de choix pour des mises en scènes somptueuses, de préférence en haut, sur les toits, quand la vague des avions arrive : « Je courus vers le toit. Là j’aperçus un spectacle à la fois terrifiant et grandiose. [...] Devant ce rideau sombre, la ville s’étendait dans la lumière dorée du couchant. [...] [Le spectacle] était à la fois d’une extrême beauté et d’une puissance démoniaque » (J3, p. 162).
11L’absence assez générale du peuple a sa traduction dans la topographie parisienne du Journal. Jünger se déplace presque exclusivement dans l’univers des beaux quartiers de l’ouest, où les hautes sphères de l’Occupation voisinent avec celles de la Collaboration. Ses itinéraires le conduisent d’établissement chic en établissement chic. Prunier, Drouant, Lapérouse, la Tour d’Argent, Maxim’s, le Ritz, etc., autant de hauts lieux de la culture gastronomique française à laquelle le francophile allemand n’a cessé de rendre hommage trois ans durant, tout en battant sa coulpe de temps en temps, pour faire bonne mesure : « Trois bonnes résolutions. [...] Avoir toujours un regard pour les malheureux » (J2, p. 296), etc.
12Et c’est très exceptionnellement que Jünger pousse vers le Paris populaire. C’est alors pour le fuir au plus vite, tant cette partie de Paris lui semble menaçante, le génie de la Bastille résumant cette menace :
« Le génie ailé de la Bastille, avec son flambeau et les tronçons de chaîne brisée qu’il tient dans ses mains, éveille en moi, chaque fois que je le vois, l’impression toujours plus vive d’une force extrêmement dangereuse, et qui porte loin [...]. On voit ainsi exalté le génie du progrès, en qui déjà vit le triomphe d’incendies à venir. Tout comme se sont unis pour l’instituer l’esprit du bas peuple et l’esprit mercantile, il conjugue en lui la violence des Furies et l’astuce de Mercure » (J2, p. 157).
13L’idée de progrès, d’après Jünger, déchaîne (au sens propre) conjointement le peuple et sa violence ainsi que le marchand et son astuce, c’est-à-dire le « demos » et le bourgeois libéral, et tous deux font du progrès une idole à laquelle sacrifie la furie révolutionnaire, « de tout temps » – entendre la Révolution française, les révolutions du xixe siècle et du xxe siècle, et l’idée est sous-jacente que le génie de la Bastille préside aussi, en fin de compte, aux « fêtes des lémures » nazies.
14On voit par ce dernier exemple que Jünger oppose son Paris à cent cinquante ans d’histoire de France : on est à mille lieux de Hugo, que Jünger au demeurant détestait. Le Paris jungérien est retourné contre le Paris révolutionnaire. C’est un Paris prémoderne. Il est même l’antithèse de la modernité, considérée ici dans sa version éclairée du progrès et de la civilisation. Paris est « devenu pour moi une seconde patrie spirituelle, l’image, toujours plus profonde, où se résume tout ce qui m’est cher et précieux dans la vieille civilisation ». Le texte français traduit par « civilisation » ce qui dans le texte allemand se dit « Kultur ». Le mot « Kultur » du texte original fait corps avec l’adjectif « spirituel » (geistig) (dans « patrie spirituelle »). Il faut comprendre « Kultur » sur le fond de l’opposition que fait traditionnellement l’allemand avec « civilisation » (« Zivilisation »), la « Kultur » représente ce qui est orienté vers l’intériorité, l’âme, la tradition, la « Zivilisation », c’est ce qui est tourné vers la technique, la science mais aussi la politique. Jünger oblitère le Paris de la modernité et du progrès (c’est-à-dire celui de la « civilisation » et de la révolution) pour le styliser en îlot préservé de la « culture ». Or il y a là un transfert de valeurs fort intéressant à observer : car dans son fameux essai de 1930 intitulé La Mobilisation totale et déjà dans Le Cœur aventureux de 1929, le même homme avait stigmatisé Paris comme le haut lieu de la « civilisation » (« Zivilisation »), le haut lieu de tout ce qu’il détestait : c’est à Paris, expliquait-il, que le « mètre-étalon secret de la civilisation [était] conservé », entendre par là les idées de 89, dont l’Allemagne devait absolument s’éloigner si elle « ne veut pas perdre jusqu’au bout la guerre perdue », la défaite allemande (qu’il pense alors provisoire) étant pour une part mise au compte de la désastreuse imitation des idées françaises. La question qui se pose est donc la suivante : pourquoi donc transformer à présent Paris, de représentant par excellence de la « civilisation » et des idées honnies de la Révolution française qu’il était, en symbole hautement recommandable de la « Kultur » ? Et que signifie cette transfiguration ?
15Pour répondre à ce problème, il faut analyser les Journaux parisiens dans leur rapport avec la représentation de la ville moderne que Jünger nous livre dans plusieurs articles de sa période ultra-nationaliste des années vingt et trente et surtout dans son essai de 1932 Le Travailleur. Dans Le Travailleur, Jünger rejette la modernité dans sa version bourgeoise (entendre libérale, démocrate, parlementaire), dont Paris serait le symbole, mais il l’exalte dans sa version fasciste d’espace du travail » par excellence, et espace de toute politique à venir, celle qui vise du moins ce qu’il appelle la « Domination » (« Herrschaft »). Que faut-il entendre ici par « travail » et « Travailleur » ?
16L’expérience de la Première Guerre mondiale (telle qu’il en fait état dans ses différents récits de guerre, à commencer par Orages d’acier, et dans nombre d’articles parus dans les revues nationalistes, y compris dans la feuille des nazis le Völkischer Beobachter), lui a appris que la guerre n’est désormais plus une stricte affaire militaire, mais qu’elle est avant tout une affaire industrielle. La guerre moderne, dit-il, est une « guerre de production ». Il suit de là que la grande ville industrielle moderne est le lieu stratégique décisif dont la conquête est indispensable si l’on veut gagner la guerre de demain. Dans un article de 1926, il explique : « Il nous faut pénétrer dans les forces vives de la grande ville, les forces de notre temps, la machine, la masse, le travailleur. Car c’est ici que réside l’énergie potentielle dont le phénomène national de demain devra tenir compte » (PP, p. 233)2. Conquérir les travailleurs pour les gagner à la cause nationale, c’est-à-dire, très concrètement, à la guerre qu’il faut derechef se préparer à faire, mais, cette fois, pour la gagner, cela veut dire les arracher au marxisme et leur faire parler une langue qui soit véritablement une langue « allemande » et non pas une imitation des langages de l’Occident. Pour cela Jünger va donner à certains termes, comme « travail » et « travailleur », un « son nouveau », comme le dira Heidegger, dans une « Allocution aux travailleurs » de 1934. Le Travailleur est une entreprise ambitieuse de translation des mots des systèmes de pensée libérale et marxiste dans un autre : celui du « travail ». Le « travail » est une grandeur dont le référent est la nation totalement mobilisée, non le salaire (prolétaire) ni le profit (bourgeois), renvoyés dos à dos. La ville est le lieu par excellence où émerge cette « figure »
17(« Gestalt ») nouvelle du « travail », elle est l’ » espace de travail » par excellence, dans lequel la technique mobilise avec une visibilité plus grande que partout ailleurs toutes les manifestations de la vie, elle est animée « d’un mouvement poussé au paroxysme qui s’effectue avec une vigueur impersonnelle », mouvement qui tend à mettre son empreinte sur tous les phénomènes de l’existence et à gommer aussi bien ce qui est de l’ordre (bourgeois) de la singularité et de l’individualisme que de l’ordre (prolétaire) de la lutte des classes. Sous la domination seulement apparente des opinions contradictoires, l’univocité règne en réalité de plus en plus. La radio et le cinéma sont des moyens de communication univoques en déphasage complet avec le concept bourgeois de culture : s’y parle une langue de pure technicité. La ville moderne, prise dans l’espace du travail, devient « un espace très fermé, très prévisible, où la simultanéité, l’univocité et l’objectivité de l’expérience vécue s’accroissent ». « Le paysage [y] devient plus constructif et plus dangereux, plus froid et plus brûlant ; les derniers restes de bonhomie l’abandonnent » (LT, p. 217)3. Le monde évolue « rapidement vers une situation caractérisée par un ordre d’acier. Cet avenir se crée la race dont il a besoin » (LT p. 143). Ce que Jünger appelle le « type » est « un représentant actif du processus du travail », entendre qu’il a avec la technique un rapport totalement affirmatif et substantiel. Le « type » accepte d’être une fonction dans un tout, par une « inclusion existentielle ». Dès lors, la liberté est appelée à prendre un sens nouveau, en rupture avec l’idée bourgeoise qu’on s’en fait, elle « correspond au degré où s’exprime chez un individu la totalité du monde où il est inclus » ; ainsi liberté et obéissance sont identiques. Le « Travailleur actif » va devenir la forme moderne du Dominant.
« À la phase de destruction se substituera un ordre réel et visible quand parviendra à la Domination cette race qui saura parler la nouvelle langue comme langue élémentaire, et non au sens du simple intellect, du progrès, de l’utilité, de la commodité. Cela se produira dans la mesure même où le visage du Travailleur dévoilera ses traits héroïques » (LT p. 212).
18Et, nous explique Jünger, les Allemands sont particulièrement doués pour cela. Car « le vêtement bourgeois sied à l’Allemand d’une manière particulièrement désastreuse. [...] La raison de ce phénomène très frappant tient au fait qu’il est dépourvu au fond de lui-même de tout rapport à la liberté individuelle et du même coup à la société bourgeoise » (LT, p. 162-163). Et ailleurs :
« La Domination du Tiers-État n’a jamais su toucher en Allemagne à ce noyau le plus intime qui détermine la richesse, la puissance et la plénitude d’une vie. Jetant un regard rétrospectif sur plus d’un siècle d’histoire allemande, nous pouvons avouer avec fierté que nous avons été de mauvais bourgeois. Il n’est pas taillé à nos mesures, ce vêtement désormais usé jusqu’à la trame » (LT, p. 39).
19La conclusion de ce constat historique est la suivante : « Telle est notre foi : l’aurore du Travailleur signifie du même coup une nouvelle aurore de l’Allemagne. » C’est pourquoi Jünger pourra qualifier dans la première partie des journaux de guerre (traduits et publiés sous Vichy dès 1942), intitulée Jardins et Routes, la victoire éclair de 1940 de « victoire du Travailleur », c’est-à-dire la victoire de ceux qui ont su véritablement s’incorporer la technique en vue de la Domination.
20L’image du Paris cultivé et hors-temps décrite dans les Journaux parisiens s’oppose rigoureusement à l’image et à l’exaltation de « l’espace de travail » dont la grande métropole moderne serait le creuset et dont Le Travailleur de 1932 fixe la physionomie. Elle s’oppose aussi au mépris avec lequel Jünger considérait dans ce même essai la France et Paris. La France, expliquait-il, était « la puissance où le concept bourgeois de liberté restait le plus vivant ». C’est pourquoi le modèle français était jugé périmé et démodé : « Le Paris de notre époque avec ses exportations de haute couture, de comédies, de romans décrivant les mœurs et la société, a pris quelque chose de provincial ; le bourgeois en voyage cherche à s’y amuser, comme il cherche à se cultiver à Florence » (LT, p. 143). La France en général et Paris en particulier paraissaient des espaces rigoureusement fermés au type du Travailleur. Ils étaient les lieux où subsistent les vestiges « d’une liberté et d’une culture (Kultur) liées en quelque façon au monde de la personne », c’est-à-dire d’une culture issue des Lumières et de l’individualisme bourgeois. En 1940, il est clair pour Jünger que la victoire allemande, c’est bien la victoire du Travailleur sur cette culture charmante mais dépassée. Mais il est non moins clair que cette culture va trouver ensuite aux yeux de Jünger plus qu’un charme : elle lui sert de refuge.
21Comment donc comprendre ce qui est plus qu’une inflexion, mais un véritable virage idéologique ? C’est que, dans un contexte militaire et politique de moins en moins soutenable à partir de la défaite de Stalingrad, Jünger passe, comme le montre l’analyse précise des Journaux, de la positivité du Travailleur à la négativité du mythe lémurien. Le mythe lémurien est le renversement négatif du mythe du Travailleur. Ce renversement s’opère au moyen d’une réinterprétation désormais négative de la technique. Les « lois de la technique mécanique », auxquelles il était requis naguère de se soumettre comme « Travailleur actif », sont maintenant rendues responsables de la bestialisation grandissante des combats et aussi des revers militaires. L’armée elle-même, dit-il, est tombée entre les mains des Travailleurs : « Je circule au milieu des généraux, et j’observe leur transformation en travailleurs. [...] Ce sont des spécialistes dans le domaine de la technique du commandement et, comme le premier venu à sa machine, remplaçables et interchangeables. » À partir du moment où la « figure » du Travailleur est réinstrumentalisée négativement pour expliquer les monstruosités qui se commettent, le Paris vieillot trouve une positivité : il est réinterprété exactement comme le contre-modèle du Travailleur. Il est un îlot dans un monde de destruction. Paris est le cœur de la France que « la victoire du Travailleur », c’est-à-dire, dans les faits, de Hitler, a offert gratuitement au capitaine, mais qu’il va métamorphoser en un espace protecteur, en oubliant au passage qu’il avait cautionné de part en part cette victoire.
22Le Paris des Journaux parisiens représente l’envers et l’oubli du Travailleur et des lois gouvernant « l’espace du travail » et le monde machinique, lesté désormais de tous les péchés. Le mythe parisien est ce que Jünger trouve à opposer à une histoire perçue désormais comme sans issue ; le recours au mythe prend la place d’une analyse politique qui ne peut se faire, car celle-ci supposerait un retour critique sur son propre passé fasciste, sur au moins trente ans d’histoire allemande dont Jünger a contribué à façonner le visage idéologique ; et cette analyse politique, son mépris de contempteur de la démocratie et des Lumières qu’il n’a jamais cessé d’être la lui interdit. De cela aussi, les Journaux parisiens portent témoignage. En quoi, sur ce point au moins, Jünger est d’accord avec ceux qu’il se découvre sur le tard, et essentiellement sur le plan esthétique et moral, comme ses ennemis : les nazis.
Notes de bas de page
1 Toutes les citations tirées des Journaux parisiens sont empruntées à l’édition Christian Bourgois : Premier journal parisien (J2), 1980-1995 ; Second journal parisien (J3), 1980-1995.
2 Ernst Jünger, Politische Publizistik, 1919-1933, Stuttgart, Klett-Cotta, 2001. Trad. M. V.
3 Ernst Jünger, Le Travailleur, Paris, Christian Bourgois, 1989. Trad. Julien Hervier.
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