Visions de Métropolis
p. 373-392
Texte intégral
1Dans la mouvance de la Nouvelle Objectivité, Otto Dix intitule en 1928 un triptyque d’un réalisme cynique et dénonciateur tout simplement La Grande Ville. Lorsque Fritz Lang avait entrepris, quatre ans plus tôt, de réaliser à partir d’un scénario de Thea von Harbou son film visionnaire Metropolis, son optique avait été totalement différente. Elle impliquait, contrairement au constat grinçant de Dix, une dimension mythique.
2Le titre Metropolis n’est pas une trouvaille de la scénariste. Il était déjà dans l’air depuis quelques années. George Grosz l’avait donné à deux de ses tableaux en 1917 et Paul Citroën à un collage en 1923. La décennie mouvementée qui va de la fin de l’Empire à une période de stabilité relative de la République de Weimar a donné matière à plusieurs visions de la grande ville qui reflètent tout autant les contradictions, transformations, crises et désirs d’une société qu’une remarquable effervescence culturelle. Les angoisses et les utopies qu’elles véhiculent sont largement inspirées par le développement rapide et la singulière atmosphère de Berlin. Elles puisent également dans un imaginaire venu d’ailleurs.
3Dans ses Directives pour peindre la grande ville, parues en 1914, le peintre expressionniste Ludwig Meidner affirme entre autres : « La première chose, c’est d’apprendre à voir, à voir plus intensément que nos devanciers. [...] Peignons ce qui nous est le plus proche, notre ville-univers, les rues pleines de tumulte1. » La vision cauchemardesque de George Grosz s’inspire manifestement de la teneur de ces propos. Elle atteste également le profond dégoût de l’humanité qu’il éprouvait alors.
4On est frappé, quand on découvre ce premier tableau, par ce que le jeune peintre appelait « les rouges [...] de [sa] palette suicidaire2 ». Les rouges du sang versé et du feu de l’enfer se répandent comme une coulée de lave sur les immeubles et les rues d’un quartier de la capitale. Ce quartier, c’est, depuis 1880, le haut lieu de la vie nocturne berlinoise, connu pour ses beuglants, ses cafés, ses théâtres de variété, ses palais de la danse et ses prostituées. C’est là, et non pas à l’arrière-plan où l’on aperçoit des églises, ni à la périphérie où se dressent des usines, que bat le pouls de Berlin, que Grosz situe l’épicentre de Métropolis : il s’agit des alentours de la gare de Friedrichstrasse (cf. planches, n° 33).
5La topographie des lieux n’est pas totalement respectée. Elle est simplifiée et recomposée. En plaçant à gauche un grand magasin surmonté d’un drapeau américain, le peintre prend en compte l’influence déjà notable des États-Unis sur l’atmosphère de la capitale. L’hôtel imposant, rebaptisé Atlantic, n’est autre que le célèbre Central Hotel, le premier grand hôtel de la ville, construit en 1880, lorsque Berlin accéda, tardivement, au statut de Weltstadt (ville de rang mondial). Cet hôtel ne se trouve plus près de la gare à l’angle de la Friedrichstrasse et de la Dorotheenstrasse : l’espace qui s’ouvre devant lui fait plutôt penser au carrefour de la Friedrichstrasse et du boulevard Unter den Linden, appelés respectivement dans le langage populaire de l’époque la « Sauf – » et la « Laufstrasse » (la rue des beuveries et le boulevard de la promenade). Le pont à gauche, qui pourrait être celui du métro aérien, devrait logiquement se trouver de l’autre côté de l’hôtel. Le plus célèbre des passages de la Friedrichstrasse devrait, lui, se trouver plus bas, au niveau de la Behrenstrasse. L’expressivité, la symbolique et l’étrangeté importent plus que l’exactitude documentaire.
6Lieux de passage et de perdition, où se rendent la nuit provinciaux et Berlinois d’autres quartiers en quête d’aventure et d’anonymat, les rues de Métropolis, inondées de lumière ou plongées dans l’ombre, témoignent également de contradictions propres à l’époque wilhelmienne.
7De même que des structures politiques anachroniques cohabitent avec le développement rapide d’une industrie moderne, des traces du passé côtoient dans la vie quotidienne les indices du progrès technique : le tramway et le métro aérien sont encore concurrencés par des fiacres et des calèches. La dissonance la plus criarde est décelable dans l’architecture. Encouragée par Guillaume II, qui voulait faire de Berlin « la plus belle ville du monde », l’esthétique ostentatoire de l’historicisme, qui s’est imposée, entre autres, pour la cathédrale, la bibliothèque et l’Église du Souvenir, s’est propagée comme une épidémie. La bourgeoisie nouvellement enrichie s’est emparée, pour afficher sa puissance, des styles néobaroque, néoclassique, néorenaissance, néogothique, etc. Festons, stuc, tourelles et autres arcades ont orné des banques, des sièges d’assurances, des grands magasins et des maisons cossues de « Parvenüpolis ». La Friedrichstrasse n’a pas échappé à cet engouement. Le Central Hotel, flanqué de deux tourelles surmontées d’une sorte de bulbe imité des dômes du Palais-Royal, a des faux airs de citadelle d’une autre époque. Les « Lichtspiele » sont logés à auguste enseigne : les spectacles de cinéma ont lieu au Wintergarten qui se trouve être le plus célèbre des théâtres de variété et qui n’est autre que l’ancien jardin d’hiver du Central Hotel ! Son entrée est encadrée par des colonnes de temple antique et sa façade couronnée d’un fronton tarabiscoté. C’est là que se produisirent, entre autres, le clown Grock, le jongleur Rastelli et le magicien Houdini. C’est également là que furent présentées, le premier novembre 1895, les premières « photographies vivantes » des frères Skladanowsy.
8Personne n’ose se risquer dans le passage obscur sous le pont. L’immeuble d’angle qui se trouve derrière celui-ci est en train de s’écrouler. Sur le trottoir devant le grand magasin, une vespasienne vacille. À droite, un taxi ne peut plus avancer, à gauche, un corbillard cherche à fendre la cohue, plus haut un tramway vole au-dessus de maisons. La foule n’est pas composée de joyeux fêtards en goguette : des silhouettes sans visage, des spectres hideux, des corps difformes pressent le pas, pris de démence. L’atmosphère apocalyptique du carrefour de Métropolis est d’autant plus fantastique qu’un astre en feu semble annoncer le prochain crépuscule de l’humanité et que les deux globes lumineux du gigantesque réverbère transforment l’hôtel Atlantic en un monstre aux yeux incandescents. L’inquiétante vision de Grosz s’explique certes par son angoisse et son dégoût, mais elle n’en prend pas moins appui sur l’effroyable situation décrite par Huelsenbeck dans son roman Doktor Billig am Ende dont l’action se déroule à Berlin en 1917 :
« À Berlin, on sortait tout juste d’un hiver éprouvant au cours duquel il s’en était fallu de peu qu’on ne fasse du pain avec de la paille. Le chou-navet était devenu la préoccupation majeure des Allemands : on le servait aussi bien sous forme de tarte, de lièvre rôti que de bière de malt. C’est alors qu’apparut une spéculation effrénée, que disparut toute retenue d’ordre moral. Des types aux têtes déformées et aux bustes amaigris, des rachitiques du corps et de l’esprit, tenaient alors le haut du pavé. Et, pendant ce temps-là, l’imposture officielle de la guerre se poursuivait, les trains militaires continuaient à transporter au front de la chair fraîche d’hommes et de porcs et le grand criminel hypocrite, Guillaume II, adressait, imperturbable, ses discours au peuple3. »
9Grosz s’en prend au même enfer dans un second tableau (cf. planches, n° 34). La structure urbaine du même quartier se réduit, tel un gros plan de cinéma, à une sorte de décor de théâtre simplifié, consistant en quelques façades tronquées d’immeubles sans ornements. Les boulevards et les moyens de transport ont disparu. Il ne subsiste plus de la cohue que quelques passants qui représentent des types sociaux particuliers. À l’arrière-plan, sur le trottoir, on distingue un flâneur, une prostituée et un client éventuel. Devant le trottoir se trouve, au lieu d’une rue, un gouffre béant au-dessus duquel flottent le mobilier d’une chambre d’hôtel ou d’un café, le cadavre d’une femme, un chien et deux hommes à l’air douteux : un trafiquant ou profiteur de guerre à nuque de taureau et un escroc ou proxénète au visage veiné qui ricane et montre les crocs. À l’exception du flâneur, qui n’est autre que le peintre lui-même jouant les dandys, tous les personnages sont les acteurs d’un même monde interlope détraqué. L’exemple du meurtre de la prostituée montre que le Moloch de la grande ville exige, comme celui de la guerre, sa ration de victimes.
10L’antidote au cauchemar des années de guerre est pour Grosz la représentation naïve qu’il se fait d’une Amérique optimiste. Il oppose à l’Allemagne wilhelmienne l’image nostalgique d’un pays aux possibilités illimitées, symbolisées par les buildings de Manhattan. Bien qu’il ne soit jamais allé aux États-Unis, il exécute en 1916 une lithographie qu’il intitule Souvenir de New York. Il compose une grande ville utopique à partir de réminiscences de passages de romans de quatre sous, de photos de journaux, de slogans publicitaires et de pages de Karl May. Le drapeau américain qui tentait de résister à la toute-puissance de l’astre incandescent devient le couvre-chef d’un chef indien. Le monde entier, qui à Métropolis était aspiré dans les profondeurs d’un gouffre, semble ici, sous le soleil radieux, se mettre à danser pour manifester sa joie de vivre, son goût de l’aventure, son esprit d’entreprise et sa foi dans le progrès. Le fait que Georg Gross ait décidé à cette époque, comme Hellmuth Herzfeld, alias John Heartfield, de modifier son nom pour devenir George Grosz, est à mettre au compte de sa haine de l’Allemagne et de son admiration de l’Amérique.
11Le plus célèbre des collages de Paul Citroën date de la fin de la première phase, très agitée, de la République de Weimar. C’est l’œuvre d’un étudiant du Bauhaus qui rompt avec l’optique encore expressionniste de Grosz. Sa vision de Métropolis et la technique qu’il utilise pour lui donner forme sont tout à fait différentes. Renonçant à la peinture, il a recours, pour traduire sa perception de la grande ville, au photomontage cher aux dadaïstes : il assemble des fragments de cartes postales et de photos de presse.
12Dans un premier temps, on constate la prépondérance et l’éparpillement de motifs architecturaux d’échelles et de provenances manifestement différentes, présentés sous différents angles. Métropolis est apparemment une ville sans églises et sans usines. Des immeubles de bureaux, des buildings, des ponts, des magasins, des gares se côtoient, s’empilent, se surplombent, s’imbriquent les uns dans les autres. On distingue dans cet amoncellement deux monuments très connus : le Capitol de Washington et une miniature stylisée de la tour Eiffel. Le plus grand fragment choisi par Citroën occupe une place légèrement décalée par rapport au centre. Comme dans le premier tableau de Grosz, il s’agit d’un carrefour, lieu significatif de la grande ville. L’immeuble à façade néorenaissance qui se trouve à l’angle de deux rues est moins imposant que l’hôtel Atlantic (cf. planches, n° 35).
13Nous sommes, en fait, au croisement de Broadway, de la sixième avenue et de la 34e rue, à Herald Square où se trouvait, entre 1894 et 1921, le siège du New York Herald. Le grand magasin, déjà américain, placé par Grosz à côté de l’hôtel, est remplacé ici par le grand magasin le plus grand du monde : le célèbre Macy’s. Les emblèmes de la communication et de la consommation de masse sont au cœur de la grande ville. La perspective de l’observateur s’est également modifiée. Il n’est plus au niveau de la rue, ni même à celui d’un premier ou d’un second étage. La vue plongeante, rendue possible par la hauteur des immeubles et le développement de l’aviation, illustre l’apparition d’une nouvelle perception, d’un « neues Sehen » attesté par la photographie d’avant-garde et de presse de l’époque. Ce nouveau regard, aérien, transforme les piétons du carrefour en simples points, en fourmis perdues dans le décor urbain qui les domine.
14La plupart des fragments assemblés par Paul Citroën représentent soit des lieux berlinois, soit des lieux new-yorkais. Les repères qu’ils constituent sont assez nombreux pour que le spectateur qui connaît les deux villes puisse retrouver les jalons de deux itinéraires. Le premier permet de redescendre la Friedrichstrasse à partir de la gare jusqu’à la Leipziger Strasse, puis de s’aventurer au-delà de la Potsdamer Platz. Le second permet de remonter Manhattan à partir de la gare de Hudson river en suivant le plus souvent Broadway jusqu’à Times Square.
15La double promenade oblige à faire de nombreux zigzags et slaloms car les différents immeubles repérables sont éparpillés dans Métropolis qui n’est ni Berlin ni New York. La gare de Friedrichstrasse se trouve maintenant à droite au-dessus de Herald Square. Elle n’est plus à deux pas du Central Hotel. Celui-ci, ou plutôt ce qu’il en reste, car il est en piteux état, se retrouve sur le bord gauche du collage, à gauche au-dessous de la verrière d’un passage. Il faut ensuite redescendre au-dessous de Herald Square pour percevoir les hôtels Viktoria et Bauer du carrefour Friedrichstrasse/Unter den Linden. Tout en haut à gauche, on atteint la Leipziger Strasse où l’on reconnaît la coupole de la filiale berlinoise de la compagnie d’assurance new-yorkaise EQUITABLE. Pour dénicher son premier étage, il est nécessaire de redescendre un peu plus bas à droite. Au-dessus de cet étage égaré, on identifie un peu plus loin la façade Jugendstil de l’immeuble occupé au rez-de-chaussée par le magasin WMF (Würtembergische Metallwarenfabrik). Pour rejoindre la Leipziger Platz et le célèbre grand magasin Wertheim, il faut revenir plus bas à gauche tout près des vestiges du Central Hotel. Le flâneur consciencieux n’est pas au bout de ses peines : une arcade du magasin s’est laissée glisser un peu plus bas. Nous atteignons ensuite la Potsdamer Platz, un des endroits les plus animés du Berlin des années 1920. À gauche de la gare se dresse depuis 1912 la Maison de Potsdam (Haus Potsdam), rebaptisée à la déclaration de la guerre Haus Vaterland (la Maison de la Patrie) alors qu’elle abrite des cafés, des restaurants, un dancing, un cinéma et le siège administratif de la UFA. Paul Citroën fait l’économie d’une partie de son rez-de-chaussée. Non loin de ce lieu fréquenté de jour comme de nuit se trouve un autre monument célèbre de l’époque wilhelmienne : l’Anhalter Bahnhof, la gare qui relie la capitale allemande à Dresde, Munich, Vienne et l’Italie. On en distingue un fragment encastré entre divers bâtiments au-dessous de la façade Jugendstil. Un autre est calé plus bas à gauche, près des travaux de creusement d’une ligne de métro. À proximité du premier, une curiosité : le métro aérien traverse un immeuble à hauteur de l’angle formé par la Bülowstrasse et la Dennewitzstrasse.
16Le même genre de cheminement attend celui qui veut revisiter Manhattan bien que la plupart des repères soient plus regroupés. Le point de départ se situe tout en haut, au milieu : c’est la gare de Hudson river. Ensuite le choix est donné entre la gauche et la droite puisque le Woolworth Building, débarrassé de son toit néogothique, se dédouble : il est placé à deux endroits stratégiques, légèrement plus bas. Tout près du premier exemplaire, on aperçoit dans le lointain le Municipal Building. L’étape suivante est le très populaire Flatiron Building au carrefour de Broadway et de la 23e rue, déjà utilisé par les dadaïstes dans la revue Neue Jugend en 1917. Il en subsiste deux morceaux sur le bord du collage à gauche au-dessous du toit de l’EQUITABLE et à côté de l’étage du même EQUITABLE. Curieuses affinités électives ! À droite du Municipal Building, nous découvrons le St Paul Building. Il convient ensuite de redescendre à Herald Square avant de remonter vers le Times Building dont la silhouette apparaît à droite du Capitol.
17Reste encore tout en haut à droite un grand immeuble d’une quinzaine d’étages. Il s’agit probablement d’un grand hôtel du type du Plaza.
18Le building qui est situé à droite, entre la Maison de la Patrie et la publicité pour le dentifrice ODOL, concerne à la fois l’Allemagne et l’Amérique : c’est le projet, non réalisé, de Gropius, le directeur du Bauhaus, et de son associé Meyer, pour le siège du Chicago Tribune. Le jury lui préféra un projet américain plus pragmatique et plus gothique. Parfois la confusion devient possible entre des repères du paysage urbain des deux villes. Contrairement à ce que l’on pouvait penser au premier coup d’œil, Métropolis a son église. Le couronnement de son clocher apparaît à peine entre de grands immeubles new-yorkais. Ce n’est pas celui de Trinity Church, mais celui de la Marienkirche, transplanté outreAtlantique. Les colonnes de l’édifice que l’on aperçoit en bas sous les dernières lettres du mot Scala appartiennent vraisemblablement à l’altes Museum de Schinkel. Il pourrait tout aussi bien s’agir de celles de Pennsylvania Station.
19Métropolis est un immense labyrinthe où s’accumulent les discontinuités, les désordres et les hétérogénéités propres à la croissance rapide des deux villes. Deux topographies se juxtaposent, se composent et parfois se superposent. Tout l’art de Citroën, et l’intérêt de sa technique du collage, plutôt que du montage, consiste à gommer tout aspect dramatique, toute trace de menace que pourrait impliquer un enchevêtrement inextricable. L’application et la subtilité avec lesquelles il dispose harmonieusement les éléments découpés ainsi que l’humour subversif qui l’anime, témoignent à la fois de l’esprit constructiviste qui régnait alors au Bauhaus et d’une influence dadaïste.
20L’amoncellement magique respecte des principes d’organisation. Tout en bas dominent les immeubles, plutôt allemands, de deux à quatre étages, au bord d’une place, d’un jardin ou d’une rue ; en haut se dressent vers le ciel plutôt des buildings américains... À gauche dans la partie supérieure, l’EQUITABLE et le Flatiron forment le pendant de l’hôtel new-yorkais et du projet de Gropius à droite. Le spectateur, d’abord désorienté, découvre peu à peu des pistes qui l’invitent à participer au jeu de construction et à circuler dans le labyrinthe. Ces pistes relient des fragments de même nature (gratte-ciel, tunnels, gares et trains, mots.) ou de même couleur (ocre, blanc, gris, noir.). Des formes, des lignes semblent se répondre comme des rimes ou des assonances.
21Citroën a allègrement dédoublé et tronqué le Woolworth Building. Il a joyeusement découpé en morceaux le magasin Wertheim, le Flatiron et l’Anhalter Bahnhof, décapité le Central Hotel. Il a pris plaisir en même temps à dénoncer le ridicule qui consistait à appeler un lieu de divertissement Haus Vaterland, un café Viktoria et un haut lieu de la prostitution Café National. Il dépose avec malice la Maison de la Patrie amputée d’une partie de ses arcades sur le double fauteuil que forment le plus grand gratte-ciel new-yorkais et le projet du directeur du Bauhaus. Il s’amuse à faire danser les lettres du mot Scala qui n’évoque pas le célèbre théâtre milanais, mais le nouveau théâtre de variété de la Lutherstrasse qui a supplanté, à partir de 1920, le Wintergarten de la Friedrichstrasse. Le Capitol est juché sur un mont Palatin américain… en attendant de devenir un cinéma berlinois. De légers nuages flottent dans un ciel bleu de carte postale.
22Dans un autre collage, de 1926, Paul Citroën traite le même thème selon le même principe de l’accumulation de motifs architecturaux, mais cette fois son assemblage ne fait plus preuve de la même fantaisie et la masse gigantesque et compacte des constructions agglutinées n’offre plus vraiment de possibilités de déambulation au spectateur. Métropolis, de nuit, sans couleurs et sans ciel est un lieu inquiétant et oppressant au beau milieu duquel s’élance, telle une apparition absurde, un immense pont de fer. La tour Eiffel qui le soutient fait l’effet d’une simple poutrelle. Ce pont témoigne certes des possibilités inouïes de la technique des ingénieurs, mais il a l’air d’être encastré dans une forêt de gratte-ciel et non pas suspendu au-dessus d’un fleuve. Aucune voiture, aucun camion, aucun tramway n’y circule. Seul le bas de l’image, le rez-de-chaussée de Métropolis, atteste encore un reste d’humanité. À gauche, une foule envahit la rue. À droite, des noctambules se pressent à l’entrée d’un cinéma. Ils sont attirés par une grande affiche représentant un jeune couple. Le cinéma, art de masse, procure aux habitants de la grande ville sans âme des images de bonheur en leur proposant une histoire d’amour à rebondissements. Tout en bas se détache, comme une signature ou un titre de film, le mot AMERIKA, synonyme de réussite et d’avenir mirifique...
23L’imaginaire de New York finit par envahir totalement la représentation de la grande ville. Il reflète les rêves et les angoisses d’une Allemagne ballottée, au gré des vicissitudes de la République de Weimar, entre désir d’utopie et crainte de l’avenir.
24En octobre 1924, Fritz Lang et l’architecte d’avant-garde Erich Mendelsohn découvrent du pont du même bateau la fameuse skyline de Manhattan. Subjugué par la hardiesse et la démesure des gratte-ciel, Mendelsohn discerne en même temps une dimension tragique dans l’étalage de puissance du « Centre du monde et de l’argent » (Weltzentrum und Geldzentrum). Il note dans son journal la réflexion suivante : « Ici on appelle le Woolworth, avec ses 65 étages, la “cathédrale du commerce”. J’ai saisi ce que cela avait de tragique tandis que le bateau longeait, de nuit, le downtown de Manhattan : ce fut un véritable choc4. »
25Fritz Lang est également fasciné par le même spectacle, mais il laisse entendre, quant à lui, que la grandiose apparition pourrait cacher, comme un voile illusoire, une réalité différente :
« Les immeubles semblaient être un voile vertical, scintillant et très léger, une luxueuse toile de fond suspendue au ciel sombre pour éblouir, distraire, hypnotiser. La nuit, la ville ne faisait pas que donner l’impression de vivre, elle vivait comme vivent les illusions. J’ai su alors que je devais faire un film sur ces impressions5. »
26Rentré à Berlin, le cinéaste ne s’inspire pas seulement de Manhattan. La ville futuriste qu’il imagine fait également référence à des projets visionnaires d’architectes allemands, comme, par exemple, celui de Mies van der Rohe pour la Friedrichstrasse, ou encore à des dessins parus dans des magazines très populaires comme le Kings view of New York. Il ne s’en tient pas au gigantisme des immeubles, à la multiplication des étages de voies de communication ou à la magie de la ville illuminée. Le montage de la séquence d’ouverture entraîne le spectateur dans un monde saisissant où, selon la formule de Lotte Eisner : « La vision expressionniste et surréaliste s’unit aux conquêtes de l’avant-garde6. » Le soleil levant fait apparaître, dans un jeu d’ombres et de lumières, d’impressionnantes montagnes d’immeubles géants tandis que des machines tournent à plein régime. La forme pyramidale de l’amoncellement de constructions et le mouvement des pistons et des rouages annoncent la structure hiérarchique de Métropolis ainsi que le rôle essentiel qu’y jouent la mécanisation et la rationalisation du travail.
27La structure de la ville de l’avenir correspond à un système de castes sociales. Sous le super Manhattan des cadres s’étend la ville souterraine des ouvriers. Joh Fredersen, un manager doté d’un pouvoir bien supérieur à celui de Woolworth ou de Henry Ford, dirige et contrôle Métropolis comme une entreprise. En dehors du bureau du magnat de l’industrie, Fritz Lang ne montre pas les endroits où travaillent les technocrates. En revanche, il fait découvrir au spectateur des lieux de loisirs de la ville supérieure fréquentés par la jeunesse dorée. Le plus étrange et significatif d’entre eux étant Les Jardins de l’Eternité. Freder et ses amis y folâtrent, accompagnés de jeunes femmes, sous l’œil avisé d’un maître de cérémonie sorti d’un tableau de Spitzweg.
28À l’ inverse, la ville souterraine est l’étage de la production. C’est là que travaillent et sont logés des hommes réduits à l’état de robots. Dans d’immenses salles des machines, chacun fait à son poste des gestes mécaniques pour maintenir le meilleur rendement. Trois machines sont particulièrement imposantes. Il faut gravir les marches d’un grand escalier pour accéder aux deux premières : la machine cœur (Herzmaschine) et la machine M, autrement dit Moloch Maschine (machine Moloch). Comme leur nom l’indique, l’une est au cœur du système qui permet le fonctionnement de la ville, l’autre se nourrit de l’énergie des ouvriers. La troisième, plus bas dans les fumées, est la machine cadran qui doit être actionnée sans relâche pour que soient conservée la cadence de travail et respectés les horaires. Chef d’entreprise, Joh Fredersen est également maître du temps des habitants de Métropolis.
29Les machines marchent sans interruption. Sous terre, l’opposition jour/nuit n’existe plus. Chaque équipe travaille jusqu’à l’épuisement dix heures de suite et dispose des dix heures suivantes pour reprendre des forces. À ce compte-là, la durée du travail hebdomadaire dépasse les 80 heures. Une telle organisation implique dans les salles des machines et les bureaux l’utilisation de doubles cadrans : l’un à 10 repères, l’autre à 24. Fredersen, quant à lui, possède une montre dont le cadran n’a que 12 chiffres.
30L’opposition entre une ville supérieure des « cerveaux » et une ville souterraine des « bras » n’est pas la seule singularité de Métropolis. La structure verticale est prolongée tout en bas par la ville des Morts, les catacombes, où les ouvriers se réunissent à l’insu de Joh Fredersen. Le fantastique fait également irruption lorsque la fascination exercée par les machines se mêle à celle, non moins forte, de l’organique. Par ailleurs, Maria et Freder trouvent aisément, tels des héros de contes, le chemin qui les conduit dans la partie de la ville qu’ils sont censés ne pas connaître. Enfin, et surtout, la ville futuriste possède une étrange épaisseur historique. L’espace mythique à trois niveaux est hanté par le passé. Le spectateur y remonte le temps du xxie siècle à l’époque de la légendaire Babylone. Il y voit persister le constructivisme et l’expressionnisme, renaître les inquiétudes de l’âge baroque et les aspirations des romantiques, revivre le Moyen Âge gothique, Rome et l’Égypte des pharaons. Il fait même un détour par Yoshiwara, le quartier des plaisirs de l’ancienne Edo devenue Tokyo...
31Deux constructions anachroniques détonent dans la ville supérieure : la bâtisse du savant-alchimiste créateur de la femme robot et la cathédrale gothique dont le rôle est déterminant. La curieuse maison d’un autre âge de Rotwang n’est pas sans rappeler une gravure expressionniste de Schmitt-Rottluff (Maisons, 1910) et un tableau d’Altdorfer (Paysage avec épicéa, 1522). Elle évoque ce que Klaus Kreimeier appelle, à propos du cinéma du début de la République de Weimar : « Les échos romantiques du Moyen Âge allemand, qui, dans l’usine ultramoderne de Neubabelsberg, créèrent la matière première d’un regard, lui aussi romantisant et idéalisant7. »
32La cathédrale gothique, que Lang prend soin de ne jamais montrer entourée des buildings qui l’écraseraient de leur masse, est celle dont les romantiques firent un symbole identitaire à l’époque des « guerres de libération » contre Napoléon. C’est celle du tableau de Karl Friedrich Schinkel Ville du Moyen Age au bord d’une rivière (1815) qui dominait la ville pour la protéger et s’élançait vers le ciel qui, après l’orage, commençait à s’éclaircir. La vision religieuse puisant dans l’imaginaire du gothique tenait alors de l’utopie sociale et politique. Feininger reprend la même iconographie pour illustrer, en 1919, le programme du Bauhaus dont l’un des principes s’inspirait de l’exemple des bâtisseurs de cathédrales : il s’agissait dans la nouvelle école de créer les conditions d’un travail collectif au service d’une nouvelle société.
33Metropolis est le théâtre d’une lutte qui se poursuit entre forces et idéologies concurrentes. Les gratte-ciel ont fini par dépasser les cathédrales d’antan et projeter leur ombre sur elles. Fredersen a fini par épouser Hel, la femme également aimée par Rotwang. Le premier trône en haut de la nouvelle tour de Babel, tandis que son rival vit à l’écart, à la frontière de la ville souterraine. La ville haute tire son énergie de celle des machines, et la cathédrale puise ses espoirs dans les profondeurs des catacombes où se réunissaient, deux millénaires plus tôt, des chrétiens opprimés. Les deux univers empiètent parfois l’un sur l’autre. Rotwang possède dans son antre d’alchimiste du Moyen Âge un laboratoire doté des outils les plus modernes. Fredersen se conduit à la fois comme un manager américain et comme un tyran d’une époque reculée. Le toit-aérodrome qui couronne la Tour au-dessus de son bureau a la forme du pentagramme qui orne un mur de la maison de Rotwang. Le symbole ésotérique illustre la volonté de puissance quasi démoniaque des deux adversaires.
34Fritz Lang orchestre magistralement la lutte entre deux hommes et deux univers en assimilant l’atmosphère de Métropolis à celle de Babylone. Déjà à l’époque wilhelmienne, Berlin était communément appelée la Sündenbabel (Babel du péché) à cause de la mauvaise réputation du quartier de la gare de Friedrichstrasse. En 1924, Erich Mendelsohn avait lui aussi fait le lien avec la ville légendaire : il avait vu en Manhattan la réalisation du souhait biblique : « Bâtissons une ville dont le sommet pénètre les cieux. » L’idée n’est pas nouvelle, mais en cumulant les motifs de la Tour de Babel et de la Prostituée de Babylone, le récit filmique et sa mise en scène sont d’autant plus expressifs qu’ils amènent à aborder les thèmes de la décadence et de la mort.
35Le lendemain de sa première participation à une assemblée secrète dans les catacombes, Freder avait vainement attendu Maria dans la cathédrale. Inquiet, il avait entendu un moine annoncer l’Apocalypse puis vu tout à coup s’animer des statues représentant les sept péchés capitaux et la Mort. Malade, en proie à la fièvre, il a, plus tard, une seconde vision qui, cette fois, a pour cadre Yoshiwara : la fausse Maria, devenue Prostituée de Babylone, y exécute une danse érotique. L’énorme coffret sur lequel elle se produit est soutenu par les sept péchés capitaux de la cathédrale. Le jeune homme halluciné s’écrie alors : « Der Tod ist über der Stadt » (La Mort est sur la ville). La sentence funeste rappelle le corbillard auquel Grosz faisait traverser la cohue et fait écho aux deux derniers vers d’une ballade écrite en 1918 par Paul Zech : « Berlin halt ein, besinne dich / Dein Tänzer ist der Tod » (Arrête, Berlin, ressaisis-toi / Ton danseur est la Mort8). Le film de Fritz Lang raconte l’histoire d’une catastrophe. L’utopie vire au noir.
36La poignée de main de la scène finale devant la cathédrale, censée sceller un accord entre patron et ouvriers, ville haute et ville basse pour le bien de tous, semble assez fade et même kitsch à côté des scènes représentant la destruction des machines, l’inondation de la ville-dortoir, la condamnation de la fausse Maria au bûcher et une Danse macabre. Omniprésente à une époque où Berlin connut la guerre, la famine, la répression sanglante du mouvement spartakiste puis l’inflation, la Mort devient le véritable maître de Métropolis.
37G. Grosz, P. Citroën et F. Lang ne se sont pas contentés de voir intensément la ville-univers de leur vie quotidienne. Ils ont capté à Berlin l’air du temps, parfois délétère, parfois vivifiant. Ils ont découvert et inventé la grande ville mythique, la Weltstadt au sens de ville-image du monde dont la structure, la topographie et l’atmosphère ont évolué en même temps que l’état psychologique, social et politique de l’Allemagne.
38Situé d’abord dans l’enfer que représentaient en 1917, de nuit, les alentours de la gare de Friedrichstrasse, Métropolis est devenue en 1923 un curieux labyrinthe combinant, pour le plaisir du spectateur, les topographies de Berlin et de Manhattan. Imaginée plus tard par Fritz Lang et Thea von Harbou, la ville du futur à trois niveaux s’élève vers le ciel à des hauteurs vertigineuses et s’enfonce dans les profondeurs de la terre. Tout indice du paysage berlinois a disparu, mais les rêves et les angoisses de l’époque y sont bien présents. Dans sa dernière version, celle du second collage de Citroën, le ciel et la ville souterraine disparaissent à leur tour. Métropolis n’est plus constituée que d’un immense enchevêtrement de constructions.
39La place réservée au passé se modifie elle aussi peu à peu. Il s’agit d’abord d’un passé d’apparat revêtu comme un costume par l’Allemagne de Guillaume II. Citroën maltraite un tel historicisme, mais ne fournit que deux modestes témoignages d’un passé plus authentique : un fragment de l’Altes Museum du début du xixe siècle et le couronnement du clocher de la Marienkirche, datant de 1790. Avec Fritz Lang, le passé est revisité. La représentation de l’avenir fait ressurgir des utopies et des mythes de l’histoire de l’humanité, ainsi que des images récurrentes de la culture allemande. Quelques traits distinctifs de la grande ville, comme la prostituée, les multiples moyens de transport et l’imaginaire américain sont présents dans les œuvres des trois artistes. D’autres, comme les jeux d’ombres et de lumière, la mort et le cinéma sont plutôt caractéristiques du début et de la fin de la décade. Les machines, les masses réduites à l’esclavage et la symbolique chrétienne jouent un rôle fondamental seulement dans la vision de Lang.
40Grosz, Citroën et Lang sont tous trois sensibles au côté sombre du mythe. Ce pessimisme est plus ou moins contrebalancé chez Citroën et Lang par un sens du jeu et de la magie qui les amène à rapprocher des lieux différents et des époques diverses, à assembler des fragments de réalité et de fiction.
41Les tableaux, les collages et le film sont devenus des références incontournables, des espaces de mémoire qui nous permettent de mieux saisir la spécificité d’une époque, révèlent des préoccupations qui sont encore les nôtres et conservent, entre autres, des repères berlinois aujourd’hui disparus. Il ne reste plus aucune trace, par exemple, du Central Hotel, de la Maison de la Patrie ou encore du magasin Wertheim. Bombardés à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ces célèbres édifices ont finalement connu le même sort que les trois grandes machines de Metropolis. Ironie de l’histoire : un détail de la première vision de Citroën a trouvé un prolongement dans la ville actuelle. Au cœur de la capitale allemande se dresse un fantomatique fragment de la façade de l’Anhalter Bahnhof. Il n’est pas surprenant que Wim Wenders ait placé ce vestige défiant la mémoire sur l’itinéraire de Peter Falk, l’ancien ange devenu acteur américain. En 1987, comme entre 1916 et 1926, l’imaginaire cohabite avec le réel et le passé côtoie le présent. La dimension mythique de Berlin s’en trouve renforcée.
Notes de bas de page
1 Catalogue Paris-Berlin, Éd. Centre G.-Pompidou/G. Gallimard, 1992, p. 145-146.
2 Lettre du 12 décembre 1917, in G. Presler, Glanz und Elend der 20er Jahre, DuMont Taschenbücher 285, Cologne, p. 93.
3 Cité par U. Schneede, George Grosz, DuMont Taschenbücher 32, Cologne, p. 40.
4 G. Vana, Metropolis. Modell und Mimesis, Gebr. Mann Verlag, 2001, p. 22.
5 « Nuit viennoise », Cahiers du cinéma, n° 179, juin 1966, p. 50.
6 Lotte Eisner, « Fritz Lang », Cahiers du Cinéma/Cinémathèque française, Paris, Éd. de l’Étoile, 1984, p. 97.
7 K. Kreimeier, Une histoire du cinéma allemand : la UFA, Flammarion, 1994, p. 168-168.
8 Berlin ! Berlin ! Eine Grossstadt im Gedicht, Stuttgart, Reclam, 1987, p. 22-23.
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