Images décalées d’une ville
p. 315-328
Texte intégral
1Quand un photographe décide de photographier une ville, de contribuer à son imaginaire, il doit procéder par ensembles d’images, constituer un corpus de clichés qui, par leur diversité concertée et la limitation réfléchie de leur nombre, par la récurrence de motifs visuels élus et la déclinaison de thèmes choisis, instituent une réflexion sur l’apparence présente de cette ville et en proposent une caractérisation imaginaire, au double sens, concret, de constituée d’images, et, abstrait, de contribuant à enrichir la représentation ductile et sans cesse remodelée d’une ville que l’histoire, les mœurs, la littérature et les arts produisent.
2Certes l’imaginaire d’une ville précipite aussi en images isolées, emblématiques, comme, par exemple, pour Paris, la vue de l’axe triomphal qui mène des Tuileries à la Grande Arche ou, pour New York, sa sky-line. Ce sont là, évidemment, des images réductrices, sinon caricaturales, fort répandues néanmoins parce que susceptibles d’être reproduites en tous lieux et sur tous supports. Les ensembles de photographies, eux, ne peuvent se faire connaître que sous la forme d’une exposition ou d’un livre. Une exposition est de durée limitée et donc menacée d’oubli ; aussi, le plus souvent, est-elle accompagnée de la publication d’un catalogue qui reproduit les œuvres exposées, d’un livre donc. En définitive c’est donc par le moyen de livres de photographies que se fixe et se transmet l’imaginaire photographique des villes.
3Or il est plusieurs sortes de livres de photographies consacrés à une ville. J’en distinguerai trois, que j’appellerai guides, portraits et essais, qui se différencient par la part relative qui y est faite à l’imaginaire déjà établi d’une ville, que le photographe reprend ou, pourrait-on dire, illustre – au sens où une illustration transcrit une idée ou un discours préalablement énoncés – et à la vision personnelle du photographe.
4Les guides contiennent nécessairement des images de tous les monuments célèbres de la ville, de son ou ses lieux emblématiques, comme la place de l’Œuf à Montpellier ou le cours Mirabeau à Aix-en-Provence, auxquels s’ajoutent quelques vues du principal événement festif propre à cette ville, s’il en est un, comme la sortie de la Tarasque à Tarascon ou la course du Palio à Sienne. Un guide est conçu pour des visiteurs qui veulent être informés de ce qu’il faut – selon les normes touristiques du temps – voir dans une ville, ou rapporter de leur visite un livre qui leur rappelle ce qu’ils ont vu et leur confirme qu’ils ont bien vu tout ce qu’il fallait voir, et, en conséquence, les photographies d’un guide sont constatives et descriptives, documentaires au sens plein de ce terme, et ne cherchent pas à renouveler la représentation des édifices, lieux ou événements. À imaginaire figé, photographie sans imagination. Ces guides sont aujourd’hui toujours en couleurs.
5Les portraits de ville, au sens que donnait à cette appellation le directeur général et ordonnateur des bâtiments du Roi, Marigny, quand il commandait au peintre Joseph Vernet des « portraits » des principaux ports du royaume, sont en général l’œuvre de photographes connus pour avoir un style personnel, et ils leur sont commandés pour tirer parti de leur réputation. Comme les guides, ils donnent à voir les monuments, les lieux et les événements caractéristiques d’une ville, mais toute latitude est laissée à l’artiste de les représenter de façon renouvelée, de sorte que soient à la fois satisfaites les attentes des visiteurs des lieux, soucieux d’informations exactes, et celle des amateurs de photographie, intéressés de voir comment le photographe réputé imprime sa marque à la représentation de la ville et en modifie ou enrichit l’imaginaire. Le photographe italien Fulvio Roiter est l’un des portraitistes de ville les plus connus et l’imaginaire photographique de villes comme Florence ou Sienne est désormais fortement tributaire de ses images aux coloris harmonieux et aux compositions équilibrées. Sa notoriété lui permet des fantaisies qui seraient condamnées chez d’autres : ainsi de faire un portrait de Venise sous la neige qui, certes, exacerbe le pittoresque de la cité mais masque les détails de l’architecture de ses édifices gothiques. Dans ce cas, la fonction esthétique l’emporte sur la fonction documentaire et ceux qui acquièrent ce livre de Fulvio Roiter apprécient surtout que la nature ait paré l’antique cité de façon à permettre au photographe de faire la démonstration de son inventivité interprétative.
6Il est des portraits de ville faits par des photographes hautement spécialisés, en photographie d’architecture, par exemple : c’est le cas de Gabriele Basilico.
7Il en résulte une restriction et une spécialisation des lieux photographiés et, en conséquence les livres de Gabriele Basilico sur Milan ou Berlin ne concernent que les spécialistes en architecture ou les amateurs de photographie qui apprécient la façon dont il magnifie et monumentalise ce qu’il photographie. De tels livres, en raison de la spécificité de leur sujet d’étude, sont en noir et blanc.
8Les essais sont des ouvrages d’humeur et de passion, nés de l’initiative d’un photographe qui ne se préoccupe nullement de faire l’inventaire monumental de la ville à laquelle il consacre son attention mais taille librement, si l’on peut dire, la matière de son livre dans l’apparence de la ville en fonction de ses curiosités, de ses préférences, de bonheurs de rencontre aussi, parfois, qui établissent, entre divers éléments du spectacle toujours changeant de la vie citadine, des relations inattendues mais qui correspondent néanmoins aux présuppositions du photographe de ce qui mérite d’être retenu de ce spectacle. Dans les essais la dimension esthétique est toujours première : le photographe veut d’abord donner à voir sa façon de voir, affirmer la singularité de sa vision, démontrer son talent particulier.
9Parfois un tel ouvrage est l’objet d’une commande passée à un photographe célèbre qui a un style à nul autre pareil et le commanditaire, généralement une institution de la cité qui doit être photographiée, espère tirer avantage du savoir-faire et de la renommée du photographe : ainsi Vasco Ascolini, poète du noir, fut invité par la ville de Mantoue, à exercer librement son talent dans ses murs. Mais le plus souvent il s’agit d’une aventure décidée par le seul photographe, qui peut l’occuper fort longuement, de façon discontinue, et qui aboutit finalement à la composition d’un livre original qui propose une image décalée de la ville.
10J’en étudierai deux, donnant de la même ville, Marseille, des images profondément dissemblables. Regards croisés, donc, mais qui ne se recoupent pas. Le premier de ces livres est celui de Pedro Hernandez, Marseille sous soleil blanc, édité en 2000 à Barcelone par les éditions Art Entreprise ; le second celui de Christian Ramade, Marseille, chemins d’intimité, édité en 2004 à Saint-Rémy-de-Provence par les éditions Équinoxe1. Pour chacun de ces livres je dégagerai trois caractères, qui ne sont pas le tout de ces ouvrages complexes, mais qui permettent de faire saisir en quoi ils sont « décalés » par rapport aux ouvrages de type guide ou portrait et, pour distinguer ces caractères, j’évoquerai un certain nombre de photographies qui, dans ces livres, ne sont pas consécutives mais qui, une fois mises en séries, se découvrent apparentées2.
11Si l’on a à l’esprit l’idée reçue que Marseille est une ville ensoleillée, au ciel souvent d’un bleu intense nettoyé par le mistral, on sera surpris par les images qu’en fait Pedro Hernandez. Les ciels de ses vues de Marseille sont emplis d’immenses nuages blancs – des cumulus – dont les formes indiquent qu’ils sont en mouvement et sur bien des photographies il semble que la ville ne soit que le décor ou le faire-valoir du spectacle sans cesse changeant des nuées. Ainsi dans Les Escaliers de la gare de Saint-Charles3, on ne voit pas les escaliers annoncés, réalisation monumentale fameuse, ou on les voit si peu, quelques marches et deux pylônes de pierre qui encadrent la photographie, que la légende de celle-ci paraît fallacieuse. Le photographe (et donc le spectateur) est placé en haut de ces escaliers et observe ce qu’on voit de la ville de ce lieu, ce qui se résume à des immeubles quelconques qui encadrent la percée d’une avenue se perdant dans le lointain et masquent tout le reste de la cité. Rien de caractéristique ni d’intéressant donc, à part au loin, sur la droite, Notre-Dame de la Garde dressée sur sa colline. Mais au-dessus de la ville confuse, qui occupe moins de la moitié de la surface de la photographie, de merveilleux nuages, ainsi que dit Baudelaire, rendant le cliché intéressant en mettant dramatiquement en scène le conflit de l’ombre et de la lumière, c’est-à-dire ce qui est à l’origine de tout ce qui paraît dans une photographie.
12Toutes les photographies de Pedro Hernandez n’ont pas cette dimension seconde, méta-iconique, mais très nombreuses sont celles où l’opéra fabuleux des nuages – formes lumineuses se détachant sur un ciel que l’utilisation d’un filtre rend très sombre – l’emporte sur la description de la ville. Ainsi la photographie intitulée Le Panier, place du Refuge – le Panier est le quartier le plus ancien de la ville – montre au-dessus des toits de maisons dont on ne voit que la partie supérieure, occupant moins du cinquième de la hauteur de l’image, un nuage qui se hâte d’aller rejoindre son semblable au loin : l’enchaînement de leurs deux formes claires, longilignes, qui traversent la photographie en diagonale est ce qui fait l’originalité de celle-ci. La photographie du Vallon des Auffes, lieu pittoresque, port de pêcheurs blotti dans une crique étroite qu’enjambe la route de la corniche, est prise de telle sorte que le vallon n’occupe que la moitié de la photographie, sur la droite où on l’aperçoit en contre bas, tandis que le regard est aspiré sur la gauche par la flèche rectiligne de la route : elle entraîne le regard au loin, vers des nuages dont les amoncellements occupent toute la largeur de l’image. Dans les Plages « Gaston Defferre », un peu plus loin, le pittoresque médiocre de rochers disposés comme au hasard ne peut rivaliser avec celui, magnifique, des nuages harmonieusement répartis dans le ciel. Quand le photographe va jusqu’aux lieux de promenade dominicaux des Marseillais, à Callelongue, sur le bord de mer, d’où l’on a vue sur l’île Maïre, la ville s’absente, et ne restent plus en présence que les éléments, le roc âpre, la mer sombre et les nuées lumineuses : dans la photographie de L’Ile Maïre les nuages viennent caresser la cime de l’île comme pour symboliser la connivence de ces éléments qui dans ce livre sur Marseille ne cessent de rivaliser avec la ville et, souvent, l’emportent en force de présence et en beauté, sur elle.
13Une dernière photographie sera évoquée pour clore cette première partie qui montre que Marseille est pour Pedro Hernandez la cité des nuages : Escaliers à Notre-Dame de la Garde qui, conformément à sa légende, montre une volée de marches et des pèlerins arrivés à son sommet, s’apprêtant à en emprunter une autre orientée vers la droite. Cependant en haut de l’image on ne découvre pas la basilique, comme on aurait pu s’y attendre, mais un nuage encore, apparemment en mouvement et dont la forme suggère que, comme les pèlerins, il se dirige vers la basilique à laquelle mène, suppose-t-on, la seconde volée de marches. Une telle photographie montre, s’il en était encore besoin, que les nuages ne sont pas pour Pedro Hernandez un élément de pittoresque accidentel, mais participent du génie du lieu4.
14Ou plutôt ils participent à son animation, le photographe semblant partager l’opinion de Supervielle qui, dans L’Homme de la pampa, écrit : « N’est-ce pas le mouvement ou tout au moins la possibilité de mouvement qui donne de l’esprit aux choses ?... », et en particulier « à l’Immeuble, cette chose grossière et indécente en raison de son insistance [à s’imposer au regard de toute part en ville] et de sa présomptueuse stupidité5 ». Et de fait Pedro Hernandez, par le choix d’une focale courte qui incline les verticales vers l’intérieur du cadre et par le recours à la contre-plongée, confère aux façades d’immeubles qu’il photographie un dynamisme extrême. La photographie légendée Façade de l’Alcazar (l’Alcazar fut une salle de spectacles célèbre) montre deux immeubles fortement inclinés vers l’arrière qui, se penchant l’un vers l’autre, semblent vouloir saisir un nuage qui passe ; la vue de la Rue de la République accentue l’étirement répétitif des façades haussmanniennes qui bordent cette artère ; celle de la Chapelle de la Vieille Charité montre la façade pseudo-grecque de ce monument inclinée à trente degrés et donne l’impression que la chapelle prend appui sur le sol pour bondir vers le ciel. Ce dynamisme aérien s’accompagne dans certaines images d’un ténébrisme généralisé : les ouvertures sont emplies d’une ombre dense. Sur la façade de L’Hôtel-Dieu, vaste bâtiment du xviie siècle, composée de trois étages de hautes arcades, la part d’ombre est égale à la part éclairée, de sorte que le bâtiment semble rongé par les ténèbres, voué à être submergé par le noir qui exsude par toutes ses ouvertures. Le ciel qui vire au noir d’encre (en raison de l’utilisation d’un filtre) et les branches sans feuille d’un arbre, qui paraît en conséquence mort, qui se découpent sur le ciel achèvent de donner un caractère funèbre au bâtiment. Dans Place Estrangin tous les ornements d’un immeuble très décoré, colonnes, corniches, balcons, frontons, statues..., éclairés latéralement, sont accompagnés de longues ombres qui déstructurent la façade. Devant ces spectacles, le spectateur est un peu dans la même situation que le rameur qui s’approche de l’île des morts de Bôcklin. En effet, aucun passant ne paraît dans la ville photographiée par Pedro Hernandez, d’une part parce que nombre de ses clichés étant pris, comme ces derniers, de bas en haut, ils ne montrent pas la rue, d’autre part parce qu’il veut que ses images de la ville ne soient pas datées, et évite donc d’y laisser voir voitures et personnages dont les carrosseries et les vêtements sont soumis à la mode. Ainsi Le Vieux Port, vu par Pedro Hernandez, est un lieu désert, et Le Panier, place des Pistoles, photographié de deux lieux différents, l’est de nuit, de sorte que personne ne passe : en conséquence ces espaces vides semblent se démesurer et l’étendue horizontale paraît animée d’un dynamisme analogue à celui des immeubles vus en élévation.
15Cette animation que confère aux immeubles et aux lieux la façon dont Pedro Hernandez les photographie, affecte de façon plus intense les statues et les monuments commémoratifs qui retiennent plus particulièrement son attention et, de nouveau, les nuages jouent un rôle important dans l’image. Dans ces photographies qui mettent en scène une véritable métamorphose des statues, qui paraissent prendre vie, ils ne sont plus seulement un élément du paysage, mais semblent participer à une aventure commune avec les statues. Dans une vue partielle du Palais Longchamp, un triton, dont la vue en contre-plongée allonge extrêmement les jambes, semble danser et, soufflant dans sa conque, appeler les nuages ; un personnage allégorique du Monument aux morts d’Orient, femme vêtue d’une longue tunique aux bras dressés vers le ciel, semble aussi convoquer, d’un geste véhément qui la fait se cambrer, les nuages qui se pressent au loin ; le Christ du Sacré-Cœur à Notre-Dame de la Garde, d’un grand geste de son bras dressé en plein ciel, bénit la ville de Marseille éployée en contre bas tandis que des nuages s’alignent comme feraient des diacres autour du maître de cérémonie ; un ange, au cimetière de Saint-Pierre, paraît tout juste descendu d’un ciel dont les nuées bouillonnent encore derrière lui comme un sillage ; le personnage nu qui, dressé sur la haute vague de pierre du Monument aux marins péris en mer, tend un bras implorant vers le ciel semble craindre que les cumulus moutonnants au-dessus du port ne l’engloutissent ; la pale d’hélice de paquebot dont le sculpteur César a fait son Monument aux rapatriés d’Afrique du Nord et d’outre-mer donne l’impression de brasser d’écumeuses nuées ; le Monument à la mémoire d’Arthur Rimbaud s’exhausse comme pour faire face à de sombres nuées qui surgissent d’au-delà de l’image et, dressée au sommet d’une avancée du mur de soutènement de la terrasse de Notre-Dame de la Garde que l’angle de prise de vue transforme en proue de navire, la statue de la Bonne Mère semble, de sa présence lumineuse, révoquer toutes les menaces qui pourraient surgir d’un ciel de poix où paraissent les premiers rangs d’une armée de nuages. Tous ces personnages sont devenus des tempestaires et la maîtrise du ciel l’enjeu, apparemment, de leur affrontement aux nuées nombreuses qui s’y accumulent.
16L’imaginaire de la ville procuré par les photographies de Pedro Hernandez est donc celui d’une ville transfigurée. S’il paraît contradictoire avec ce que l’opinion établie juge être le génie du lieu c’est qu’il est le produit du génie particulier d’un photographe, metteur en scène des éléments et des édifices, qui révèle le drame habituellement invisible de la ville en butte aux attaques de l’ennemi obscur de la lumière et de nuages jaloux de leur emprise sur son ciel.
17Les photographies que Christian Ramade a réunies dans Marseille, chemins d’intimité, sont tout autres : en couleur, la plupart prises par grand beau temps, sous un ciel imperturbablement bleu, ce sont des panoramiques, et l’ironie semble la modalité élue par le photographe pour produire un décalage par rapport aux représentations convenues de la ville.
18De cette ironie témoigne, dès le début du livre, l’image qui fait face, sur une page de gauche, au court texte de présentation de son travail écrit par le photographe, significativement intitulé « Ceci n’est pas une carte postale » (cf. planches, n° 28). Cette photographie montre un jeune couple, vu de dos, regardant la mer, sur laquelle aucun bateau n’est visible, ou, si l’on préfère, fixant l’horizon – ainsi que dit une expression du langage – qui est à hauteur approximative de celle des yeux de la jeune fille. Mais à l’horizon, non plus, rien à voir. Ils contemplent donc la double étendue de bleus différenciés du ciel et de la mer. Cependant cela ne change rien à l’étonnement du lecteur qui croyait découvrir des vues de Marseille. Par contre, comme il est un peu en retrait de ces observateurs du vide, il ne peut pas ne pas voir, en plein milieu de la photographie, un poteau télégraphique – que le couple a exclu de son champ de vue en se plaçant sur sa gauche – et les deux câbles qu’il soutient, qui traversent tout le ciel en biais6. Cette photographie vaut déclaration d’intention. Christian Ramade se détourne des sujets attendus, mais par contre ne récuse pas ces données du réel, omniprésentes aujourd’hui dans le paysage urbain, que sont poteaux – de mille sortes, indicateurs, électriques, de signalisation... –, fils, antennes, feux rouges, téléphones, poubelles, mobilier urbain de toute nature, répondant à cent usages, tous utilitaires et aucun esthétique, ce pour quoi les « portraits » de ville – qui sont toujours des portraits d’apparat – les éliminent généralement en sélectionnant précautionneusement les points de vue. À l’inverse, les « chemins d’intimité » de Christian Ramade sont ceux de la découverte de la réalité visuelle de la ville pratiquée quotidiennement par chacun d’entre nous, et pour nous convaincre qu’il en est bien ainsi, il a disposé dans son livre plusieurs images où un personnage de dos, jouant le rôle d’admoniteur, ainsi que disait Alberti dans son traité de la peinture, suscite un processus d’implication du spectateur dans le spectacle qui lui est donné à voir7.
19Si Pedro Hernandez marquait un intérêt privilégié pour la statuaire, Christian Ramade s’intéresse particulièrement aux images situées dans l’espace urbain, peintures murales ou manifestes publicitaires, qui, représentant des lieux existants, sont en quelque sorte des images préfabriquées de la ville, que ses photographies reprennent, non sans ironie. L’une des plus caractéristiques du jeu auquel s’amuse le photographe est celle intitulée Massalia : 2 600 ans (cf. planches, n° 29), reprenant l’appellation des festivités organisées pour fêter le deux mille six centième anniversaire de la fondation mythique de Phocée. On y voit deux éléments du décor d’un spectacle organisé à cette occasion, l’un, une accumulation de bagages de toutes sortes, évoquant sans doute le rôle de port de la ville, l’autre, une maisonnette jaune sur laquelle est inscrit en grandes lettres MARSEILLE. En conséquence cette photographie aurait pu servir d’ouverture au livre, en annonçant le sujet. Mais elle se trouve au-delà de la moitié du livre, emplacement qui en fait, non pas une image emblématique, mais une image du Marseille quotidien observé par Christian Ramade. Or elle ne montre que des objets déposés sur un terre-plein qui, en fait, cachent la ville, ici le port, dont on entr’aperçoit quelques grues entre les deux éléments de décor en déshérence. Dans Mur peint au Centre Bourse l’empêchement de voir la ville est encore plus radical : sur la droite une batterie de téléphones publics occupe l’espace presque jusqu’au haut de l’image ; sur la gauche le mur peint représente un fragment du vieux port avec bateaux de pêche et personnages du xixe siècle. Le spectateur ne saura donc rien du Centre Bourse lui-même.
20Il en va pratiquement de même pour la photographie légendée Le Rond-Point du Prado (cf. planches, n° 30) où l’on n’a qu’une échappée sur un fragment d’avenue – mais non pas sur le rond-point – entre un container, réceptacle de déchets de verre, et une peinture hyperréaliste d’un autre fragment d’avenue, ainsi que pour celle de La Plage du Prado (cf. planches, n° 31), aperçue ici à travers le filet d’un but de terrain de foot ou de hand-ball ; on ne verra pas les joueurs que laisse attendre cet équipement de terrain de jeu, mais un gardien de but, grandeur nature, en contreplaqué.
21Saint-Pierre, qui utilise le panoramique verticalement, est divisé en deux parties de surface égale : en haut on voit, de près, un grillage, le ballast d’une voie ferrée, un fragment de wagon (un train qui passe ?) et des caténaires ; au-dessous deux voitures automobiles parquées au bord de la mer avec, en arrière-fond, la ville de Marseille dominée par Notre-Dame de la Garde et les collines calcaires qui lui servent de décor au sud-est. Enfin Marseille paraît dans son ensemble ! Mais ce n’est qu’une peinture de plus. On a une seconde vue urbaine d’ensemble dans une autre photographie prise aux Entrepôts désaffectés de Vaufrèges : c’est encore une peinture murale, mais cette fois-ci polluée, surchargée de graffiti et d’une de ces signatures en grandes lettres molles, toutes analogues, par lesquelles des adolescents sans imagination rappellent leur existence ; au pied du mur un fût métallique abandonné, des seaux, des bouteilles, des canettes de bière, et autres détritus s’accumulent. C’est bien là une vue de la ville, ou plutôt c’en sont deux vues en une seule image, l’une, peinte, relativement irréelle par l’apparence conférée aux immeubles et à Notre-Dame de la Garde, l’autre, photographique, précisément réaliste dans le constat qu’elle fait d’un aspect généralement négligé dans les recueils de photographies de villes. Toutes ces photographies enregistrent diversement le même fait : la ville est pleine d’images monumentales – on pourrait y ajouter les omniprésentes affiches publicitaires de grand format que le photographe a négligées, ne s’intéressant qu’aux images qui sont des mises en abîme de la représentation de la ville – qui, attirant impérieusement l’attention du promeneur, lui font perdre de vue, au sens propre, la ville elle-même8.
22Par ailleurs l’espace urbain est trop encombré et la circulation trop intense pour qu’un visiteur puisse, la plupart du temps, se situer – s’arrêter – à bonne distance des monuments ou des lieux qui mériteraient considération. À leur place ce sont d’autres objets qui s’imposent au regard par leur proximité. Un nouveau pittoresque urbain se constitue alors sous le regard, dont Christian Ramade fait l’inventaire. Une photographie prise à la plage du Prado en montre clairement la nature. On y voit, aux deux tiers de la largeur, sur la droite, une personne portant une bouée orange traverser la plage de galets. Mais comme la photographie est prise de très bas on ne voit pas la tête de ce personnage, de sorte qu’il perd toute importance, tandis que la bouée, par sa forme et sa couleur, retient le regard ainsi que deux autres objets remarquables par leur volume : un gros bloc de pierre de forme irrégulière, sur la gauche, et un empilement de chaises longues en plastique, sur la droite. De l’un à l’autre de ces objets se reconnaissent tous les traits distinctifs par lesquels leurs semblables accaparent le regard en tous lieux : la masse, l’incongruité (ici du rocher, objet naturel – ou presque – égaré dans la ville), la forme, la couleur, l’accumulation.
23Nombreuses sont les photographies qui vérifient ce que suggère celle-ci, qui est en quelque sorte l’art poétique de l’enquête photographique que mène Christian Ramade sur ce nouveau pittoresque. Les Ports de la Joliette montre un petit remorqueur vert salade encadré par deux autres énormes blocs de pierre irréguliers ; dans La Statue de David au Prado (cf. planches, n° 32), la fameuse sculpture est à peine visible entre la prolifération de panneaux d’indication routière et les feux de signalisation ; Au vieux port les bateaux retiennent moins l’attention que des bacs à fleurs, un enrouleur de tuyau d’eau, qui doit servir à laver les bateaux, et une bicyclette rose ; à La Montée des usines de l’Estaque les arcs-boutants de béton d’un haut mur de pierre imposent leur rythme ; à La Baie des Singes c’est au contraire l’irrégularité et le désordre qui absorbent le regard ; au Roucas blanc, entre un mur à contre-jour, percé d’une porte rouge, et son ombre sur le mur d’en face d’une ruelle, un poteau électrique en bois, multiplement haubanné, impose son pittoresque banal ; à L’Escale Borély un cadre vide de métal peint en rouge monopolise l’attention, par son incongruité et son inanité, car il est impossible de deviner à quoi il peut bien servir9.
24Ce pittoresque-là est donc un pittoresque de l’inutile autant que de l’utilitaire mais en tous cas un pittoresque du banal – puisque ces objets sont partout présents – et de l’insignifiant, aurait-on pu croire avant que le photographe n’attire l’attention sur eux, parce qu’on ne leur accorde d’ordinaire aucune importance esthétique. Mais ils ne sont pas insignifiants du point de vue de la pratique de la ville car on a sans cesse besoin d’eux pour se repérer, se diriger ou communiquer et, si on les néglige, ils se rappellent tôt ou tard à l’attention du promeneur, ne serait-ce qu’en lui interdisant le passage ou en occupant inévitablement son champ de vue comme font barrière et cadre de L’Escale Borély.
25Cependant la ville de Marseille est visible dans certaines vues d’ensemble. Voici La Plage du prophète couverte de gens qui essaient de tirer le meilleur parti du soleil un jour de mistral, La Rue Estelle qui dévale longuement, le vieux port où Le Ferry-Boat prend pour amer Notre-Dame de la Garde, La Place des Augustins, toute d’ombre et de quiétude, Le Port de l’Estaque où un rameur s’évertue, Le Roucas, montée de la batterie et ses maisonnettes qui se haussent du toit pour avoir vue sur la mer. Mais partout, maintenant, instruits par Christian Ramade, nous ne pouvons plus ne pas voir les piquets, poteaux, panneaux, grilles, barrières et multiples autres instruments de balisage de l’espace urbain10.
26Ces deux livres contemporains, faisant découvrir la même ville, en proposent deux images tout à fait opposées et démontrent ainsi que l’imaginaire d’une ville est chose diverse et complexe, sinon contradictoire, résultant de l’accumulation des appréciations d’observateurs successifs dont la contribution à cet imaginaire n’est en aucun cas de l’ordre du constat objectif, mais une invention du regard et une construction de l’esprit, et surtout, comme son nom l’indique, une imagination particulière d’une réalité d’apparence inépuisable et sans cesse modifiée.
Notes de bas de page
1 Pedro Hernandez, Marseille sous soleil blanc, Barcelone, Art Enterprise Ediciones 2001 ; Christian Ramade, Marseille, chemins d’intimité, Saint-Rémy-de-Provence, Équinoxe, 2004.
2 Lors de la communication des photographies furent projetées dont la mise en série valait démonstration des partis pris esthétiques et des intentions signifiantes des photographes. Mon commentaire, nécessairement descriptif en même temps qu’interprétatif, ne peut suppléer l’éloquence des images et, pour ne pas être fastidieux en mentionne moins qu’il n’en fut montré.
3 Dans les livres des deux auteurs les photographies ont des légendes qui indiquent le lieu qu’elles donnent à voir ou, plutôt, souvent, quand pour Pedro Hernandez les nuages et pour Christian Ramade les objets présents dans le lieu occupent la majorité de l’espace de la photographie, le lieu d’où elles sont prises.
4 Les photographies mentionnées sont, dans l’ordre de leur évocation, p. 42, 75, 36, 55, 54, 77, 89 du livre de Pedro Hernandez.
5 Supervielle, L’Homme de la pampa, Paris, Gallimard, 1923, rééd. 1951.
6 Cette photographie, légendée La Maronnaise, nom du lieu, est p. 8 du livre de Christian Ramade.
7 Ainsi p. 18, 45, 50, 60, 93.
8 Ces photographies sont p. 66, 50, 89, 23, 86, 87.
9 P. 20, 62, 27, 88, 14, 34, 21.
10 P. 38, 79, 57, 69, 76, 35.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007