Architectures new-yorkaises à l’écran : le lieu et le personnage
p. 243-258
Texte intégral
1Un couple tout de blanc vêtu traverse sur les ailes de la danse un Central Park nocturne qui s’est métamorphosé en décor des Mille et une nuits ; au lever du jour, une femme en robe du soir et lunettes fumées vient prendre son petit-déjeuner devant les vitrines de la bijouterie Tiffany, discrètement accompagnée par un air de Henry Mancini ; devant ces mêmes vitrines, au son de la chanson Everybody’s Talking, un cow-boy venant d’arriver à Midtown Manhattan regarde avec inquiétude un corps qui gît sur le macadam, sous l’œil indifférent des passants... Ces images sonores, parmi tant d’autres, appartiennent à l’imaginaire de New York au cinéma et restent à jamais gravées dans la mémoire du spectateur « new-yorkaholique ». À l’origine de ces pages se trouve le désir de comprendre ce qui rend mémorable certains segments dans lesquels New York – loin d’être une simple toile de fond, un repoussoir pour des stars qu’elle mettrait en valeur –, est en fait la raison d’être de l’action, et partage la vedette avec le personnage.
2Je me propose d’analyser la représentation de quelques lieux architecturaux de New York. Six séquences extraites de « grands » films new-yorkais appartenant au cinéma hollywoodien classique et contemporain, qui tous sont des portraits urbains et contribuent à la mythologie de New York à l’écran, constituent mon corpus de base. Dans les limites de cet article, le choix des lieux, qui se veut représentatif de la diversité new-yorkaise, a été guidé par la notion d’extrêmes : extrêmes géographiques, stylistiques, début et fin de récit. J’étudierai ainsi le secteur de Times Square / Broadway / 42e rue qui s’oppose à Central Park, un segment de Martin Scorsese et un autre de Woody Allen, le générique d’ouverture de Breakfast at Tiffany’s (Diamants sur canapé, Blake Edwards, 1960) et les derniers plans de Bad Lieutenant (Abel Ferrara, 1992).
3Le soubassement théorique de ce travail s’inspire de remarques de Stephen Heath dans son article fondateur « Narrative Space1 » (« Espace narratif ») qui porte en exergue la remarque de Michael Snow : « Il est exact que les “événements ont lieu”2 » (on pourrait presque dire « prennent place », à la façon de personnages qui s’approprient un lieu en s’y asseyant). Heath écrit que « la composition organise le cadre en fonction des figures humaines dans leurs actions ; ce qui caractérise le cinéma est une logique du mouvement et c’est cette logique qui donne un centre au cadre. En d’autres termes, l’espace du cadre est construit comme un espace narratif3 ». Cette logique d’« espace narratif », un espace où le personnage et le lieu sont inséparables l’un de l’autre, va sous-tendre ma réflexion.
The Band Wagon : Central Park versus Times Square
4Parmi les lieux emblématiques de New York, Central Park et le secteur de Times Square / Broadway / 42e rue occupent une place de choix. On peut considérer ces endroits très différents situés au cœur de Manhattan comme des concentrés de New York, des synecdoques de la ville. Ils correspondent à ce que Kevin Lynch, dans L’Image de la Cité appelle des « nœuds4 », c’est-à-dire des terrains neutres ouverts à tous qui servent de liens entre différents quartiers qui ne communiquent pas entre eux.
5Au début de The Band Wagon (Tous en scène, Vincente Minnelli, 1953), Tony Hunter, le danseur autrefois célèbre et maintenant oublié, interprété par Fred Astaire, retourne à New York après une longue absence. Il ne reconnaît plus le secteur de Times Square. Il s’exclame : « Qu’est-ce qui est arrivé à la 42e rue ? » Les théâtres grandioses qu’il a connus ont fait place à des enseignes de cinémas commerciaux. Une foule bigarrée se bouscule devant des attractions foraines, des machines à sous, des miroirs déformants et autres jeux de massacre, des marchands de hot dogs ; le cœur de la ville est transformé en un parc d’attractions bruyant aux couleurs criardes. La représentation du secteur de Times Square – reconstruit dans les studios de la MGM – rappelle étrangement celle du véritable parc d’attractions de New York, Coney Island, par exemple dans la fin de On the Town (Un jour à New York, Gene Kelly, Stanley Donen, 1949), produit par les mêmes studios, et recréé par le même directeur artistique, Cedric Gibbons. La connotation négative du lieu est amplifiée lorsqu’à la fin du film (1h 35’ 58”) Times Square réapparaît, plus stylisé que jamais, sous la forme d’une station de métro (« Times Sq. 42nd Street ») à l’éclairage très contrasté juxtaposant des ombres et une lumière crue : c’est l’un des décors du ballet Girl Hunt, une parodie de film noir sous forme de comédie musicale à l’intérieur de la comédie musicale qu’est The Band Wagon. La station de métro avec ses grilles évoque une cage, le cœur d’un dédale de couloirs d’où surgissent des hommes en complet qui s’entretuent avec un revolver, et agonisent en dansant au son des balles ; leur corps vient joncher le sol dans des nuages de fumée. Au premier plan, Fred Astaire, en détective privé au complet blanc, danse en tenant dans ses bras Cyd Charisse, la blonde fatale qu’il a décidé de protéger. Le lieu, que la mise en scène et la chorégraphie rendent sinistre et comique à la fois, est aux antipodes de Central Park qui apparaît dans le même film.
6Sous forme de transparence, Central Park sert d’abord d’arrière-plan en deux dimensions à une promenade en calèche au milieu des arbres (54’ 50”) puis, dans une scène d’anthologie, prend vie : l’oasis verdoyante sur fond de gratte-ciel stylisés illuminés devient un espace utopique, un cadre pastoral et urbain à la fois que le couple en blanc interprété par Fred Astaire et Cyd Charisse s’approprie dans un pas de deux hors du temps. L’artifice du décor en carton-pâte de la MGM où, un peu à la manière d’un tableau de Magritte, le jour et la nuit cohabitent, s’accorde parfaitement avec l’extravagante élégance des personnages, des costumes, de la situation. Le lieu et les personnages forment un tout indissociable : sans les danseurs, le décor n’aurait pas lieu d’être car le film n’est pas un documentaire sur New York ; sans le décor la séquence, qui resterait un numéro de danse remarquable, perdrait son caractère magique.
7Avant de passer aux séquences suivantes dans lesquelles la ville de New York est, comme le dit la langue française, un « lieu réel » ou un « décor naturel » (de quelle « nature » s’agit-il ?), peut-être faut-il s’interroger un instant sur cette notion de « décor ».
New York : petite histoire d’un décor
8Dans un article où il esquisse une théorie du décor, sans toutefois parler de la ville mais plutôt du paysage, Dominique Chateau écrit : « Le décor au cinéma ne se réduit pas au décor dans le film. En quelque sorte, le décor a un pied dans le film et un pied à l’extérieur, plus précisément même, dans l’avant du film et, pour cette raison, dans l’après aussi5. » À New York, l’une des villes les plus filmées au monde, une grande partie des lieux a été, est, ou sera un décor de film. Dans l’esprit de Chateau, qui souligne la continuité existant entre le film et la réalité, on peut qualifier New York aujourd’hui de « ville-décor ». La « Disneyfication » actuelle de la 42e rue ne fait que confirmer ce point, surtout si l’on en croit Jean Baudrillard, qui, lors du rachat du secteur par la Compagnie Disney, remarquait que les pornographes et les prostituées du lieu allaient devenir des « figurants6 » dans leur propre monde.
9Pour résumer brièvement l’évolution qui s’est opérée dans l’utilisation des décors new-yorkais, on peut distinguer en gros trois périodes : 1896-1913, 1913-1967, puis à partir de cette date, avec de nombreuses exceptions qui viennent confirmer la règle. Jusqu’en 1913, année qui marqua vraiment le début de l’émigration vers Hollywood (même s’il y a des exemples antérieurs), New York était la capitale de l’industrie cinématographique américaine ; c’est dans les rues de la Métropole que fut inventée une « grammaire du cinéma » avec des films tournés en lieux réels par des metteurs en scène comme D. W. Griffith (The Musketeers of Pig Alley, Cœur d’Apache, 1912). Les années vingt furent marquées par l’exode vers la Californie. Ensuite, jusqu’à la fin des années soixante, on trouve une utilisation ponctuelle des décors naturels – comme dans The House on 92nd Street (La Maison de la 92e rue, Henry Hathaway, produit par Louis De Rochemont, 1945), The Naked City (La Cité sans voiles, Jules Dassin, 1948), Little Fugitive (Morris Engel, Ruth Orkin et Ray Ashley, 1953) ou On The Waterfront (Sur les quais, Elia Kazan, 1954) – parfois pour des raisons complètement anecdotiques, comme des caprices de stars. La troisième période marque un grand retour aux lieux réels, à l’instigation du maire Lindsay (ainsi que la réouverture des studios d’Astoria en 1975) ; ce tournage en décors naturels alla de pair avec un réalisme cauchemardesque qui fit de New York à l’écran la Cité de l’horreur, comme en témoignent des films tels que The French Connection (William Friedkin, 1971), The Taking of Pelham One Two Three (Joseph Sargent, 1973), ou Death Wish (Un justicier dans la ville, Michael Winner, 1974). Pour revenir à The Band Wagon après ce tour d’horizon, on peut dire que dans le film les décors construits remplissent leur fonction ; même s’ils ne transmettent pas l’énergie des lieux, ils ne trahissent pas leur esprit et les condensent sous forme métaphorique : la métropole-labyrinthe d’une part, et de l’autre la ville-jardin.
Constructions dans GoodFellas (sic) et Hannah and Her Sisters
10Les deux pôles de New York que sont Central Park et Times Square apparaissent dans les œuvres des deux cinéastes qui, à mes yeux, sont les deux seuls « auteurs » new-yorkais à l’écran, et l’on pourrait dire qu’ils condensent leur approche de la Métropole. Central Park est au cœur de l’esthétique de la vénération de la ville de Woody Allen, et Times Square, ainsi que Midtown Manhattan, sont caractéristiques de l’esthétique de la déformation qui est celle de Martin Scorsese. Ceci m’amène à mettre en parallèle des extraits des deux cinémas qui montrent comment deux visions de New York sont traduites par le choix des lieux et la manière de les mettre en scène.
11Ces segments n’ont en commun ni le lieu de l’action, ni le style, et l’on peut même dire d’emblée que l’un est aussi éblouissant que l’autre est conventionnel. Mais mon propos n’est pas de comparer la virtuosité de la steadycam de Michael Ballhaus dans un plan-séquence de GoodFellas (Les Affranchis, 1990) de 2 minutes 58 secondes – qui défie toute comparaison – avec un montage cut de Hannah and Her Sisters (Hannah et ses sœurs, 1986) qui inclut dix plans descriptifs d’immeubles, une juxtaposition de plans fixes et d’autres où la caméra balaye les façades par des mouvements aléatoires, mais de voir comment on peut construire un espace new-yorkais à l’écran.
12Tout d’abord, dans les deux cas, il s’agit bien de construction(s) au sens littéral. Dans GoodFellas, le gangster Henry Hill (Ray Liotta), emmène Karen (Lorraine Bracco), avec qui il sort seul pour la première fois, au Copacabana, un célèbre night-club de Midtown Manhattan (34e rue et 11e avenue) ; éblouie par l’art et la manière dont se fait l’entrée dans le night-club (ce que nous allons voir dans un instant), elle lui demande quel est son métier. Il répond qu’il travaille dans le bâtiment7. Dans Hannah and Her Sisters, un homme, David (Sam Waterston), se présente à deux jeunes femmes, Holly et April (Dianne Wiest et Carrie Fisher) : il est architecte. L’une d’elles lui demande quel genre de bâtiments il construit. La séquence qui suit est une visite guidée par l’architecte pour montrer à Holly et April un immeuble qu’il a conçu, puis ses édifices new-yorkais préférés. Nous sommes dans les deux cas en présence d’un contexte de séduction, où une (deux) femme(s) sont entraînées dans l’univers d’un homme qui maîtrise l’espace urbain. Les deux segments jouent avec l’ostentation, chacun à sa façon.
13Le plan-séquence de GoodFellas (2’ 40”) débute par un gros plan de la main du protagoniste (il a 21 ans) qui donne un billet, un pourboire, à l’employé auquel il confie sa voiture à garer, en face du Copacabana, dont on lit le nom sur un auvent ; une foule fait la queue sur le trottoir ; prenant Karen par la taille, Henry traverse la rue, et le couple emprunte l’entrée de service : la caméra le suit (image semi-subjective), descendant d’abord l’escalier, puis, une fois un second pourboire donné à l’employé qui ouvre la porte, le long de couloirs aux murs rouges, sinueux, labyrinthiques – où Henry, en habitué de l’endroit, serre la main d’un certain Gino, taquine un couple dans un recoin –, des couloirs qui débouchent dans les cuisines, où le slalom se poursuit, entre les surfaces de travail, les caisses, les cuisiniers salués au passage qui reconnaissent Henry, et le trajet, semblant n’en plus finir, continue encore pour finalement aboutir dans la salle du night-club où le manager, interrompant une conversation, vient accueillir le couple, fait signe pour qu’on apporte une table et qu’on la mette « tout devant », dit qu’il est à leur service ; la caméra, épousant alors le point de vue que l’on peut supposer de Karen, montre la table à la nappe flottante, prestement apportée, à travers la foule, et installée au premier rang par deux garçons qui s’affairent ; avant de prendre place, Henry serre encore quelques mains de clients autour de lui, et Karen, subjuguée, étourdie, s’étonne qu’il ait donné vingt dollars à chacun, lorsqu’un serveur arrive, avec une bouteille de champagne offerte par un homme assis un peu plus loin, que la caméra va trouver, pour revenir ensuite au couple, et, au moment où la chanson de Phil Spector Then He Kissed Me, accompagnant le plan depuis le début, prend fin, on entend la jeune femme demander à Henry ce qu’il fait dans la vie ; les applaudissements marquent le début du spectacle, et un mouvement d’appareil traduisant à nouveau le regard du couple découvre un comédien sur scène qui entame son numéro, et va continuer à parler par chevauchement sur le début de la scène suivante. Fin du plan.
14Dans ce morceau de bravoure, mouvoir et émouvoir sont synonymes (en anglais, ils correspondent d’ailleurs au même verbe move) ; Karen, entraînée dans le sillage de Henry, est séduite, émue par lui, et nous le sommes aussi, par le mouvement de la caméra. L’émotion est inséparable du mouvement physique. Ainsi, dans le cinéma de Scorsese, qui ne privilégie pas le tournage en continuité, mais aime inclure de longs plans fluides, ce travelling – exceptionnel par sa durée, qui est un record par rapport à la technique utilisée – dans son exception même, est représentatif ; il est typique d’une œuvre qui joue avec la virtuosité et où action rime avec émotion.
15Henry fait découvrir à Karen son monde, un monde de tous les superlatifs, dans lequel on va où l’on veut, on fait ce que l’on veut (le narrateur, en voix off, commentant son enfance, disait : « J’étais l’enfant le plus heureux du monde. Je pouvais aller n’importe où. Je pouvais faire n’importe quoi ») et où les moindres souhaits sont immédiatement exaucés (le maître d’hôtel dit : « Si vous désirez quelque chose, Henry, faites-moi signe »). Ce monde – qui s’accorde à ses désirs – est créé, sculpté par la caméra qui épouse ses mouvements, son regard, alors qu’il ouvre les portes, et se les fait ouvrir, se faufile partout, et trouve sa place au premier rang, reconnu par tous (« Je connaissais tout le monde et tout le monde me connaissait » disait la voix-je). GoodFellas raconte l’histoire d’un personnage qui maîtrise l’espace, et ainsi, à l’image du gangster de Scarface (Howard Hawks, 1932), croit que le monde lui appartient (« Le monde est à vous8 » disait l’enseigne lumineuse dans le film de Hawks, puis le remake de Brian De Palma [1983]). Cette séquence – qui nous montre incidemment que « l’origine du monde », selon Scorsese, est une cuisine –, traduit aussi une obsession de Henry : appartenir ; elle obéit à une logique du mouvement, chère à Heath, qui centre l’espace autour du personnage qui le crée.
16Le segment de Hannah and Her Sisters (19’ 20”) comprend onze plans et dure un peu moins de 2 minutes ; les cinq derniers plans de la séquence montrent ensuite le retour en voiture, de nuit. La visite guidée de Manhattan commence par une vue d’une rangée de trois bâtiments : occupant la moitié gauche du cadre, une maison de style néoclassique, avec une façade à colonnes, tout à droite un immeuble en brique rouge, et insérée entre les deux, une construction contemporaine assez basse en granit rose, aux lignes sobres et simples qui est l’œuvre de l’architecte.
17Les plans 2 à 11, constituant un ensemble, montrent les édifices préférés de l’architecte, une juxtaposition de constructions connues et inconnues, ce qui est tout à fait caractéristique du New York d’Allen, qui aime bien mélanger les sites touristiques avec des lieux plus personnels. Le catalogue des vues de la Ville défile au son d’une musique classique (Concerto pour deux violons et orchestre de Bach) ; les mouvements de caméra, qui vont dans tous les sens, décrivent les bâtiments d’un point de vue qui peut correspondre à celui du trio dans la voiture. La succession est la suivante : le Dakota, au n° 1 de la 72e rue Ouest, avec des arbres en hiver ; le Graybar Building sur Lexington Avenue ; un édifice incroyablement orné ; une église rouge ; un vieil immeuble avec des encorbellements ; le Chrysler Building (travelling ascendant) ; une construction rouge et noir, probablement à Soho (plan fixe) ; Abigail Adams’s Old Stone House (plan fixe) ; Pomander Walk dans l’Upper West Side (le trio est montré, en train de marcher, intégré entre les deux rangées de maisons ; un pano-travelling nous fait passer d’une rangée à l’autre, contribuant encore à cet effet d’encadrement des personnages par le lieu) ; un immeuble de style rococo la nuit, décrit par un mouvement d’appareil ascendant, puis un autre bâtiment élégant à côté (travelling latéral), et par un dernier mouvement descendant, une structure ultra-moderne, avec des sortes de hublots ovales en guise de fenêtres (dans la réalité c’est une synagogue). Elle est qualifiée de « dégoûtante... monstrueuse » par les jeunes femmes en voix off, et l’architecte conclut que « c’est vraiment triste ». Ce plan marque la fin de l’excursion, avec la fin de la musique.
18Si l’on analyse ce segment en se référant aux catégories proposées par Christian Metz9, on pourrait suggérer qu’il est à la fois chronologique (il figure une excursion qui débute l’après-midi et se termine la nuit) et a-chronologique, dans la mesure où les plans, dont l’ordre (si l’on exclut le dernier, nocturne) est interchangeable, sont des échantillons appartenant à une même catégorie : l’architecture new-yorkaise. Ensuite, cette visite de New York se présente à la fois comme un syntagme narratif (puisque les plans constituent les étapes consécutives d’un itinéraire, que nous sommes invités à mettre bout à bout dans le temps) et un syntagme descriptif (dans la mesure où il existe entre les images un rapport de simultanéité, de coexistence spatiale, l’addition de ces bâtisses constituant le lieu « New York »). Ceci est une caractéristique allénienne : l’histoire semble souvent être utilisée comme prétexte pour nous montrer New York10.
19Les dix plans, qui révèlent uniquement des extérieurs de bâtiments, représentent à la fois le sujet même de cette séquence (visite guidée), et provoquent, comme c’est le cas pour un syntagme descriptif, un effet de suspension dans le déroulement de l’action. On passe à un « autre » film : un documentaire sur l’architecture de New York. André Gardies fait remarquer qu’« une sorte de valeur ostentatoire accompagne le geste descriptif : au décrit constitutif (celui de l’image) s’ajoute, luxe fastueux, la plénitude descriptive du syntagme. Interpellé, le spectateur est invité à “débrayer”, à changer de régime de perception : de "narrataire", il devient ostensiblement “descriptaire”. Lui est alors signifiée l’importance de ce qui est montré11. »
20Et c’est bien pour cela que l’on peut rapprocher le segment de GoodFellas de celui-ci. Dans Hannah and Her Sisters, c’est ce qui est montré qui est important, et, en forçant un peu, je dirais : presque indépendamment de la manière dont cela est montré. En effet, on pourrait substituer aux raccords cut des fondus-enchaînés, ou bien n’utiliser aucun plan fixe, ou bien encore avoir recours à des mouvements de caméra totalement différents, etc. : nous aurions toujours une succession de vues de New York formant un « tout ». Une ville assez basse – à l’exception du Chrysler Building, gratte-ciel Art Déco de 1930, exemplaire de cette architecture qu’Allen, qui affectionne les années 1930, nous montrera dans The Purple Rose of Cairo (1985) et Radio Days (1987). Une ville littéralement « pétrifiée », puisqu’on n’en voit que des façades de pierre. Une ville « classique » aussi, comme la musique qui accompagne le segment, et comme son instigateur, un architecte qui a une loge privée au Metropolitan Opera. D’autre part, si dans GoodFellas on substitue au plan-séquence à la steadycam un montage de plans, il ne reste plus du sélect night-club qu’un décor tout à fait banal – des couloirs en sous-sol, des cuisines, une salle –, qui n’a rien de somptueux en lui-même. En d’autres termes, dans la séquence de Scorsese, c’est la forme (le mouvement de la caméra) qui crée le contenu, et le contenu n’a d’existence que par rapport à cette forme – la seule possible ; dans la séquence d’Allen, le contenu n’est pas métamorphosé par la forme, qui pourrait être remplacée par une autre.
Épiphanies new-yorkaises dans Breakfast at Tiffany’s et Bad Lieutenant
21Dans les deux extraits précédents, les points de vue sur New York sont, à quelques rares exceptions près dans Hannah and Her Sisters, ceux des personnages de la fiction qui façonnent les lieux de la ville à leur manière. Voyons maintenant deux segments où le point de vue sur la ville n’est celui de personne. Ce sont des plans exemplaires où, dans la lignée de la scène de Central Park dans The Band Wagon, il s’opère une osmose entre un lieu et un personnage. Je parlerais d’« épiphanies » new-yorkaises dans la mesure où l’essence d’un lieu est soudain révélée au spectateur.
22Il s’agit d’abord du générique de Breakfast at Tiffany’s (Diamants sur canapé, Blake Edwards, 1961). Sur fond de solo d’harmonica (thème de Henry Mancini), le premier plan du film révèle la ville déserte au petit matin : un taxi remonte la 5e avenue et s’arrête devant la bijouterie Tiffany. Holly Golightly (Audrey Hepburn), en robe du soir et longs gants noirs assortis, bijoux et lunettes fumées – comme échappée d’une comédie sophistiquée –, émerge du véhicule, tenant délicatement un sachet d’où elle sort un café et un croissant ; elle vient prendre son petit-déjeuner devant les vitrines de son magasin favori. Un Midtown Manhattan vide immaculé – des lieux réels qui ont une allure de décors de studio –, une femme excentrique qui évolue avec l’élégance suprême et la légèreté d’une apparition, et une musique envoûtante à la texture dépouillée, discrète mais déterminée : voici New York, ville de rêve et de cinéma, à laquelle on accède en taxi magique qui change le sens de la Ville, littéralement, puisque la 5e avenue ne se remonte pas. Serge Daney disait : « Le cinéma appartient à la ville12 » ; ici, la ville appartient aussi au cinéma qui scelle cette union en réinventant la fonction des lieux. Une sorte d’intemporalité, qui mélange des vestiges de la nuit (réverbères allumés, robe du soir) au jour, est instaurée ; la topographie de Midtown Manhattan est à la fois respectée (on reconnaît les lieux réels) et subtilement bouleversée (le taxi qui roule en sens interdit introduit un léger trouble chez le spectateur qui connaît New York et si l’on peut parler d’épiphanie, c’est sans doute là le déclencheur) ; les alentours d’une boutique de luxe sont métamorphosés en un espace intime que la protagoniste s’est approprié, et où elle est « chez elle ». Cette ouverture ne dément pas la remarque de Snow : les événements ont bien pris possession du lieu.
23Terminons par les trois derniers plans de Bad Lieutenant. Harvey Keitel joue le rôle d’un lieutenant de police corrompu, qui a sombré dans l’alcool, la drogue et la prostitution. L’enquête qu’il poursuit sur le viol d’une religieuse dans une église se transforme en une quête de la rédemption. À la fin du film, il se trouve à Port Authority (42e rue et 7e avenue), la gare routière de Manhattan, où il vient de mettre les deux violeurs dans un bus pour les expulser de New York. Il se met soudain à gémir comme une bête à l’agonie, en gros plan, et ce cri est le dernier dans une série de cris et hurlements qui ponctuent ce film complètement désespéré. Il tourne ensuite le dos à la caméra et s’éloigne dans le garage, toujours dans le même plan qui est devenu un plan d’ensemble montrant le vide et l’obscurité.
24Il n’y a rien à voir. Les 2/3 inférieurs de l’image sont remplis par une balustrade et une zone noire, on distingue un bus à l’arrière-plan et, entre les deux, une zone d’ombre et des rais de lumière. Dans ce paysage quelconque à la limite de l’abstraction, le personnage de dos s’éloigne et disparaît dans l’obscurité ; une musique off, une chanson d’amour des années 1950 (un des leitmotive du film, Pledging My Love de Don Robey interprété par Johnny Ace), qui continuera jusqu’à la fin, se fait entendre : sa présence incongrue ne fait que souligner le vide et l’absence. Le personnage s’est fondu dans le lieu et le lieu état d’âme s’est fait personnage.
25Les deux derniers plans confirment la disparition du personnage, son absorption par l’espace urbain. Après une coupe franche caractéristique de l’esthétique de la fragmentation qui est celle du film (qui va jusqu’à utiliser des « sautes » quand le protagoniste conduit sous l’effet de la drogue), soulignée par un coup de klaxon qui contribue à la sensation de malaise, un autre plan d’ensemble fixe, au premier plan d’abord vide, montre l’extérieur de Port Authority ; le personnage monte dans sa voiture. Nouvelle coupe franche accentuée par un changement dans la qualité du son, même si la chanson continue. Troisième et dernier plan d’ensemble fixe : l’avant-champ est vide, puis des passants anonymes traversent le cadre. Sous une affiche qui dit : « It All Happens Here » (« Tout se passe ici ») – la voiture stationne. Une autre voiture s’arrête à sa hauteur et l’on entend des coups de feu. Une femme donne l’alerte, mais l’action est cachée par un bus qui passe et tourne au premier plan. Quelques passants s’arrêtent pour regarder : au centre de l’écran, il y a un trou noir matérialisé par le cadre de la fenêtre ouverte de la voiture, dans lequel le personnage a disparu. Un agent fait signe aux badauds de circuler. Il n’y a en effet vraiment rien à voir puisqu’un camion qui passe au premier plan cache définitivement l’action aux yeux du spectateur. Coupe franche et générique de fin. La longueur des trois plans, leur fixité, le cadrage qui met un espace vide au premier plan, la chanson qui continue imperturbablement – tous ces éléments soulignent l’indifférence de la ville, l’inquiétant anonymat des lieux dans lesquels le personnage s’est dissous13.
26Finalement, ce bref voyage dans l’imaginaire de New York au cinéma – à partir du lieu qui partage l’écran avec les personnages et motive l’action (Central Park et Times Square dans The Band Wagon) via le lieu qui devient le sujet même de cette action (séquences de GoodFellas et Hannah and Her Sisters) – se résout dans une parfaite adéquation entre le personnage et le lieu qui, pour ainsi dire, se ressemblent (Breakfast at Tiffany’s) tant et si bien que le personnage est absorbé par le lieu ou, pour le dire autrement, en des termes plus picturaux, la figure s’est fondue dans le fond (Bad Lieutenant). Cette « autre » façon de dire les choses permet de mettre l’accent sur la plasticité des lieux au cinéma qui se laissent modeler, peindre, transfigurer, réinventer – jusqu’à constituer un palimpseste sans fin. En effet, il semble impossible aujourd’hui de lire une ville au cinéma sans en lire plusieurs autres, ou plusieurs versions de cette même ville, simultanément. Ainsi l’affiche de Bad Lieutenant, qui désigne avec ironie l’indifférence du centre du monde qu’est New York à la mort du protagoniste, renvoie-t-elle à d’autres affiches marquant des fins urbaines tragiques : celle qui décrit un monde chaotique (« It’s a Topsy-Turvy World ») dans le dernier plan de Little Caesar (Mervyn LeRoy, 1931), ou l’affiche lumineuse (« The World Is Yours ») dans le dernier plan de Scarface (Howard Hawks, 1932), etc. Et lorsqu’au début de Midnight Cowboy (Macadam Cowboy, John Schlesinger, 1969), Joe Buck regarde d’un air inquiet un homme allongé sur le trottoir, ignoré par la foule, devant les vitrines de Tiffany, il est difficile de ne pas entendre la voix d’Audrey Hepburn qui nous murmure à l’oreille : « Je suis sûre que vous l’adorez. Rien de mal ne peut vous arriver dans un endroit pareil14. »
27D’autre part, pour revenir à l’article qui nous a servi de point de départ, Heath, qui ne se contente pas de parler de cinéma hollywoodien (la citation du cinéaste expérimental Michael Snow donne le ton), cite à deux reprises des textes d’Edward Branigan, David Bordwell et Kristin Thompson sur le cinéma d’Ozu15. La modernité de l’auteur du Voyage à Tokyo (1953) résiderait dans sa « “mise en avant” de l’espace16 » qui va à l’encontre de la suprématie narrative jusqu’à atteindre « une certaine autonomie17 » ; les espaces d’Ozu peuvent être vides de personnages, apparaître avant ou après les personnages, voire exister indépendamment de leur présence. Quel rapport avec les architectures new-yorkaises qui m’occupent ? Y a-t-il de tels paysages autonomes dans le cinéma new-yorkais ? Taxi Driver en offre un petit fragment dans la séquence inaugurale, à l’intérieur du dépôt de taxis, lorsque le protagoniste disparaît subitement de l’écran et la caméra continue seule son travelling, qui n’accompagne plus personne. On trouve dans Lightning Over Water (Nick’s Movie, 1980) – l’œuvre d’un grand admirateur d’Ozu, justement – de très beaux exemples de ce que l’on pourrait appeler des « lieux architecturaux autonomes ». Filmant les derniers jours de la vie de son ami Nicholas Ray dans un studio de Soho, Wim Wenders s’échappe de la scène du drame pour emmener le spectateur dans le port et sous les ponts de Manhattan... nous invitant à une nouvelle exploration qu’il faudrait poursuivre : celle, mis à part les documentaires sur New York, du lieu sans personnage.
Notes de bas de page
1 Stephen Heath, « Narrative Space », Screen, vol. 17, n° 7, 1976, p. 68-112.
2 « It is precise that “events take place” » (ibid., p. 68).
3 « In fact, composition will organise the frame in function of the human figures in their actions ; what enters cinema is a logic of movement and it is this logic that centres the frame. Frame space, in other words, is constructed as narrative space » (ibid., p. 83).
4 Dans The Image of the City (1960, Cambridge, Massachusetts, et Londres, The MIT Press, 19e éd. 1988 ; L’Image de la cité, Paris, Dunod, 1971), où il étudie l’image mentale de la ville qu’en ont ses habitants, K. Lynch distingue cinq éléments de base qui constituent ce qu’il nomme l’« imageabilité » (« imageability ») d’une ville (c’est-à-dire sa lisibilité, ce qui la rend « visible ») : ce sont les voies, les limites, les quartiers, les nœuds et les points de repère (paths, edges, districts, nodes, landmarks) – différents éléments qui, de façon inévitable, se chevauchent parfois.
5 « Paysage et décor : de la nature à l’effet de nature », Jean Mottet (dir.), Les Paysages du cinéma, Éditions Champ Vallon, 1999, p. 94.
6 Jean Baudrillard, « Disneyland Company », Libération, Paris, 4 mars 1996.
7 Henry : « I’m in construction. »
8 « The World Is Yours »
9 Christian Metz, « Problèmes de dénotation dans le film de fiction », Essais sur la signification au cinéma, t. 1, Klincksieck, 1968, rééd. de 1994, p. 125 sq.
10 Un syntagme en accolade dans Alice (1990), évoquant un début d’idylle sur un air de jazz, culmine par un plan qui commence par l’affiche Camel à Times Square vue d’un toit terrasse. Un panoramique vers la droite/le sud révèle le One Times Square avec son panneau électrique, et Broadway en contrebas, ainsi que le couple sur le toit, puis – avec une sorte d’emphase, pour bien montrer le lieu, que nous avions déjà reconnu – la caméra retourne dans l’autre sens/remonte vers le nord, passant ainsi de nouveau devant l’affiche, pour aboutir à l’autre bout, à l’enseigne Coca-Cola et la 7e avenue, tandis que le couple de New-Yorkais joue les touristes, et Alice, mangeant un sandwich, pointe du doigt différents endroits.
11 André Gardies, L’Espace au cinéma, Méridiens Klincksieck, 1993, p. 82.
12 « D’une façon plus exclusive – et comme pour provoquer – on affirmera que “le cinéma appartient à la ville” et que, pas plus qu’il ne l’a précédée, il ne lui survivra. Plus qu’une solidarité ; un destin commun » (Serge Daney, « Ville-ciné et télé-banlieue », Cités-Cinés, La Villette, Éditions Ramsay et la Grande Halle, 1987, p. 121).
13 La fin de ce film fait penser au dernier plan de Blow-Up (Michelangelo Antonioni, 1966) dans lequel le protagoniste disparaît du milieu de l’écran par un fondu, en quelque sorte absorbé, ou résorbé dans la toile du film comme une tache, un procédé qui souligne le statut fictif du personnage de fiction qui n’est qu’une création de son auteur. Ici, on pourrait parler de fondu diégétisé : il ne s’agit pas d’un procédé optique mais d’une illusion due à la distance entre l’objectif et la voiture qui ne permet pas de voir ce qui se passe à l’intérieur qui apparaît comme noir. L’effet est différent aussi : c’est un commentaire sur le lieu, la ville, dont la vacuité est révélée.
14 Breakfast at Tiffany’s : « Don’t you just love it ? Nothing bad can ever happen to you in a place like this. »
15 Heath, art. cit., p. 73 et 105 ; Kristin Thompson et David Bordwell, « Space and Narrative in the Films of Ozu », Screen, vol. 17, n° 2, été 1976, p. 42, 45 et 52, 54, 58 ; Edward Branigan, « The Space of Equinox Flower », ibid., p. 104.
16 « “foregrounding” of space » (Heath, ibid., p. 73).
17 Ibid., p. 105.
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