L’architecture en situation pluriculturelle et coloniale : le quartier français de la Nouvelle-Orléans, 1718-1850
p. 21-37
Texte intégral
1La ville de La Nouvelle-Orléans est l’un des exemples les plus représentatifs d’une création architecturale et territoriale, en situation pluriculturelle et coloniale. Une approche historique et anthropologique de l’architecture de cette ville, et tout particulièrement du Quartier français , connu encore aujourd’hui sous la dénomination de Vieux Carré , permet d’apporter un éclairage original sur les rapports des forces politiques en présence qui ont présidé à sa naissance et à son évolution au xviiie et xixe siècle. Cette approche permet également d’évaluer les changements socioéconomiques en rapport avec les pouvoirs politiques et enfin de mesurer leur impact sur l’architecture vernaculaire, souvent indépendante de l’architecture officielle véhiculée dans les colonies par les ingénieurs nommés par la couronne. Cette approche permet enfin de dépasser les classements établis sur le style des habitations pour s’intéresser à l’agencement spatial des intérieurs qui témoigne de façon plus pertinente des rapports socioéconomiques et de la diversité culturelle dans cette ville.
2Après un bref rappel historique de la création de La Nouvelle-Orléans par la France, nous nous intéresserons à la transformation de la maison de maître dans le Quartier français . Nous nous poserons la question de sa créolisation : a-t-elle évolué à la fin du xviie siècle pour devenir plus espagnole que française ? L’influence et la domination politique et sociale des Espagnols a-t-elle poussé les Créoles français à adopter leur style architectural ? Quelle est aussi la part de l’environnement et du climat dans le transfert et la transformation des modèles architecturaux ? Enfin, quel est le poids de l’américanisation de la ville après 1803 ?
3Pour répondre à ces diverses questions, je me suis appuyée sur les travaux d’historiens et d’anthropologues dont le plus réputé : Jay D. Edwards dont les travaux ont permis de mettre en évidence la complexité de l’attribution de styles architecturaux à des habitations dans un contexte colonial et pluriculturel1.
4Par ailleurs, les travaux d’architectes, notamment ceux de Christophe Charley, sur l’évolution de l’architecture dans les Caraïbes françaises, m’ont permis de suivre l’évolution des habitations de La Nouvelle-Orléans dans le contexte général de l’Amérique tropicale française. Ces travaux montrent l’impact des contingences locales et l’influence de la circulation migratoire sur la conception des maisons de maître2.
La naissance du Vieux Carré: la période coloniale française
5En 1519, les Espagnols furent les premiers à localiser le territoire de la Louisiane qu’ils explorèrent ensuite en 1528. Cependant c’est le français, Robert Cavelier, Sieur de la Salle, qui explora la région, lui donna le nom de Louysiane en hommage à Louis XIV et la déclara territoire français en 1682.
6Pourtant, la naissance de La Nouvelle-Orléans se fera dans la douleur. En effet, il faut attendre 1718 pour que les premiers travaux d’aménagement urbain soient entrepris et le débat autour du transfert du gouvernement de la Louisiane de Biloxi vers La Nouvelle-Orléans fut très houleux. C’est seulement lorsque la Compagnie des Indes décida de transférer le siège du gouvernement de Louisiane à La Nouvelle-Orléans, en 1722, que de nombreux colons s’y rallièrent. C’est au corps d’élite des ingénieurs que l’on doit le véritable démarrage de la construction du Vieux Quartier . Quatre d’entre eux furent nommés : Louis-Pierre Le Blond de La Tour, ingénieur en chef, Adrien de Pauger, ingénieur ordinaire et MM. Pinel de Boispinel et Charles Franquet de Chaville, ingénieurs en second3.
7Les travaux furent difficiles à entreprendre et se compliquèrent lorsque, dès 1722, un ouragan s’abattit sur La Nouvelle-Orléans, faisant des dégâts considérables. De plus la ville manquait de main-d’œuvre et les ouvriers présents furent vite harassés. Il fallut également compter avec la fièvre jaune qui sévit si sévèrement dès 1723, que la moitié des habitants y succomba parmi lesquels Le Blond de La Tour (1723) puis de Pauger (1725).
8De Pauger avait laissé une ville en pleine construction avec la conviction d’avoir jeté les bases d’une capitale. Ainsi, écrivait-il en janvier 1724, quelques mois avant sa mort : « Ce poste sera un jour le principal du golfe du Mexique. »
9Deux témoignages nous décrivent avec précision la naissance du Vieux Carré. Le premier, Marc de Villiers, dans son « Histoire de la fondation de La Nouvelle-Orléans », écrit :
« La Nouvelle-Orléans du xviiie siècle, appelée encore aujourd’hui le « Vieux Carré », bien qu’en réalité sa forme fut rectangulaire, s’étendait sur une longueur de 620 toises le long du fleuve et de 360 toises dans l’autre sens. Tous les carrés ou îlots mesuraient 50 toises de côté et se trouvaient entourés d’un fossé d’assainissement.
Théoriquement, les carrés étaient divisés, les uns en cinq, les autres en douze lots, mais nombre d’habitants en réunirent plusieurs en un seul4. »
10Le second témoignage, celui de l’ingénieur Franquet de Chaville qui, dans sa « Relation de voyage de la Louisiane », raconte avec précision les débuts de la ville :
Plan de La Nouvelle-Orléans en 1770.
« La distribution du plan en est assez belle. Les rues y sont parfaitement bien alignées et de largeur commode. Dans le milieu de la ville qui fait face à la place se trouvent tous les besoins publics, dans le fond est l’église, d’un côté la maison des directeurs, de l’autre les magasins. L’architecture de tous les bâtiments est sur le même modèle, très simple. Ils n’ont qu’un rez-de-chaussée élevé d’un pied de terre, portant sur des blocs bien assemblés et couverts d’écorces ou de bardeaux (planches). Chaque quartier ou île est divisé en cinq parties pour que chaque particulier puisse se loger commodément et avoir une cour et un jardin5. »
11À ce stade, il faut bien distinguer les habitations décrites par Franquet de Chaville, faites de bois et d’écorce et aménagées par les quelque 900 premiers habitants, des bâtiments administratifs, religieux et militaires, œuvres d’architectes et d’ingénieurs officiels tels Alexandre de Batz qui introduisit le style Louis XV à La Nouvelle-Orléans ou d’Ignace François Broutin qui dessina les plans des casernes ainsi que le couvent des Ursulines. En effet, c’est dans l’architecture vernaculaire du Vieux Carré que nous trouverons, dès le milieu du xviiie siècle, une typologie des maisons de maître et des habitations qui se diffusera dans les colonies françaises de l’Amérique tropicale.
Cottage 941 Bourbon St (Lafitte’s Blacksmith Shop). Cet immeuble construit avant 1772, préservé des incendies est l’un des rares témoignages de l’architecture française à La Nouvelle-Orléans de cette époque (Historic American Buildings Survey Richard Koch, Photographer, August, 1934).
12Ce sont certaines analogies avec les habitations de Guyane, de Guadeloupe, de Martinique, de Saint-Domingue, ainsi que de la partie orientale de Cuba, qui permettent d’établir une typologie de l’habitation française à La Nouvelle-Orléans et d’en comprendre l’évolution6.
13Selon Christophe Charlery, les premiers colons de toute l’Amérique tropicale qui n’avaient pas l’intention de s’installer définitivement, se sont contentés de maisons de maître fonctionnelles mais d’un confort sommaire. Ces habitations d’un étage se composaient d’un noyau principal de trois pièces en enfilade qui rappelaient le standard des fermes françaises de l’époque.
14Selon l’architecte, cette construction n’est probablement pas le résultat de « l’importation » d’un modèle régional métropolitain7. En effet la diversité des origines des colons ne permet pas le transfert ou la transplantation d’un modèle type. C’est ailleurs qu’il faut trouver l’explication. C’est une architecture de l’usage qui se développe et se répète grâce à des artisans bâtisseurs. Cette approche est confirmée par Jay D. Edwards pour ce qui concerne La Nouvelle-Orléans, dans sa période coloniale française8. Dans une étude sur les origines de l’architecture créole en Louisiane, Edwards rejoint Charley en insistant sur la spécificité de l’architecture vernaculaire dans laquelle les traditions architecturales transmises, sont basées sur un savoir-faire populaire et non sur un savoir académique ; c’est là œuvre d’artisans et non d’ingénieurs. Dans les colonies, le recours à un entrepreneur ou à un artisan est très répandu. Dans les premières constructions, l’artisan originaire de France se fait aider souvent soit par des esclaves qualifiés soit par des hommes de couleur libres. Ces artisans ont tendance à répéter les plans à la demande des habitants eux-mêmes lesquels finissent par créer des liens socioéconomiques spécifiques forts en partageant les codes sociaux propres à la construction, l’architecture et l’agencement spatial de leur maison.
15Ainsi avant 1765 – passage de la colonie aux Espagnols, le modèle d’habitation dominant dans le Vieux Carré c’est la maison en enfilade de style dit « cottage créole », à l’arrière de laquelle on trouve des communs à usage spécifique : écuries, cuisine et logements d’esclaves. En façade, ces maisons étaient construites à 15 pieds (5 mètres) de la rue et l’espace entre la chaussée et le bâtiment maison était occupé par des massifs de fleurs et des arbres fruitiers. Cette implantation n’a donc rien à voir avec le Patio luxuriant que l’on trouve aujourd’hui dans ce quartier.
16L’architecture du Vieux Quartier va être complètement transformée au cours de l’époque hispanique. En effet, l’Espagne entrera en possession de la Louisiane en 1765 et y restera jusqu’en 1800. Après une courte rétrocession à la France, la Louisiane sera finalement vendue aux Américains en 1803. Entre 1765 et 1800 le Vieux Quartier va subir une profonde mutation. Pourtant la question de l’influence espagnole reste posée. Est-ce cette présence qui influencera l’architecture de la ville ? N’y a-t-il pas aussi eu une évolution socioéconomique qui explique en partie cette transformation ? Quelle fut la part de l’environnement dans cette transformation ? Ces changements sont-ils perceptibles dans les autres colonies françaises ?
17Une première explication à ce changement aussi radical que rapide du geste architectural est à rechercher dans les circonstances tragiques des deux incendies qui ravagèrent la ville à deux reprises. En effet, le 21 mars 1788, jour du Vendredi saint, un premier incendie détruisit la presque intégralité du centre historique, où 856 immeubles furent réduits en cendres.
18Le 8 décembre 1794, un nouvel incendie détruisit la quasi-totalité du sud-ouest de la ville, à peine reconstruite. Ces deux funestes événements laisseront peu de traces de l’architecture française, en bois. Les constructions de bois furent en effet interdites, hormis celles qui se trouvaient protégées par une couche de plâtre de 2,45 cm. Elles furent remplacées progressivement par des constructions en brique. De même, les bardeaux recouvrant les toits en appentis furent le plus souvent remplacés par des tuiles. Par ailleurs, une ordonnance du gouvernement colonial espagnol imposa la construction des habitations sur deux étages. Les cours des maisons de maître qui à l’époque française n’étaient qu’un petit espace résiduel séparant la maison principale des communs, laissèrent la place à de grandes cours intérieures, les patios, autour desquels s’établissaient les communs.
Maison avec porte cochère et patio de l’époque espagnole.
19Désormais, une porte cochère s’ouvrait largement sur la rue pour permettre le passage des véhicules hippomobiles qui avaient ainsi un accès direct à la cour intérieure. Sur la façade intérieure, on construisit sur deux niveaux des loggias agrémentées d’une série d’arches à plein cintre ou en anse de panier, donnant sur le patio. Au fond un escalier permettait d’accéder à l’étage d’habitation orné, côté rue, de balcons en corbeille.
20L’utilisation de nouveaux matériaux et particulièrement l’introduction du fer forgé et de la fonte, la transformation des cours et façades, l’ajout d’un étage supplémentaire, amenèrent les historiens de l’architecture et les architectes à conclure que le Vieux Quartier était devenu de style espagnol9.
L’incendie du 21 mars 1788 à La Nouvelle-Orléans.
Bosque House, maison typique d’une construction à l’espagnole, après l’incendie de 1795.
21Cette approche est contestée par Jay D. Edwards qui relève des différences notables dans la comparaison des maisons de maître à l’espagnole, construites par exemple à Saint-Domingue à la même époque et celles du Vieux Quartier.
22 En effet, si l’on se réfère à une architecture d’usage on constate bien une similitude apparente du style mais l’analyse du détail fait apparaître des dissemblances importantes car l’évolution historique des deux architectures est bien différente.
23La maison de maître du xvie siècle, d’inspiration hispanique de Saint-Domingue comprenait un ensemble de chambres qui s’ouvraient totalement ou partiellement en périphérie d’une cour ouverte. Les immeubles étaient édifiés sur un ou deux étages et le plan d’implantation au sol était tracé autour d’une Sala de forme rectangulaire ou carrée, pour les habitations plus modestes. À côté et derrière la Sala, on construisait des chambres et des cabinets de travail. L’accès au Patio se faisait par un vestibule ou par la Sala, dans les maisons plus petites. Le plus souvent, une galerie ou une loggia aménagée en façade intérieure procurait un espace agréable et ombragé. Les maisons à l’espagnole étaient à géométrie variable dans leur conception. L’agrandissement de la maison se faisait toujours en L ou en U autour du patio à côté duquel on trouvait la cuisine et le cellier. La porte cochère n’était pas assez large pour permettre le passage des voitures à chevaux, comme c’était le cas à La Nouvelle-Orléans et ici, seules les bêtes pouvaient pénétrer à l’intérieur des bâtiments. Le plan des petites habitations de Saint-Domingue se faisait selon celui des maisons populaires andalouses de Séville ou de Cadix. Les patios, et surtout les galeries, étaient de véritables lieux de vie et de travail alors que l’utilisation de la cour à La Nouvelle-Orléans, était exclusivement dédiée au travail.
24Avant la guerre de Sécession les cours avaient principalement une fonction utilitaire. Elles étaient soit dallées, soit carrelées. On y trouvait des citernes d’eau faites de douves en cyprès pour se laver, faire la cuisine et boire. Les fontaines étaient rares et ce n’est qu’à partir de 1860 que l’eau sous pression commença à se généraliser. Le Patio donnait un accès direct au logement des esclaves, aux latrines, à la buanderie, à la cuisine et aux écuries, avec toutes les nuisances et le bruit que cela impliquait, en particulier pendant les chaleurs de l’été10.
25Par ailleurs, en Louisiane, la taille des pièces et leur usage social se distinguaient du mode de vie hispanique. À La Nouvelle-Orléans, l’habitation comprenait le plus souvent deux corps de bâtiments séparés : le corps principal du logis et la garçonnière séparés par une cage d’escaliers en colimaçon. La maison du Vieux Quartier n’était pas à géométrie variable car l’agrandissement était difficile.
26Les habitations étaient réservées de plus en plus à l’élite coloniale alors que le patio espagnol s’adaptait aux différentes couches sociales. Selon Edwards, rien ne permet de dire qu’il y a à La Nouvelle-Orléans de cette époque une diffusion de l’architecture d’intérieur espagnole11.
27En effet, des caractéristiques importantes différenciaient les deux styles. L’entrée principale de la maison de type espagnol était protégée par une lourde porte – le porton, qui s’ouvrait vers l’intérieur alors qu’à La Nouvelle-Orléans, comme dans les Caraïbes françaises, ce sont des portes à double vantaux qui s’ouvraient vers l’extérieur tandis que des volets extérieurs à trois panneaux étaient installés sur des fenêtres à deux battants, dans la plus pure tradition française12.
28Les deux types de maisons partagent en commun l’aménagement sur la façade, côté rue, de balcons en corbeille faits de fonte, de fer forgé ou de bois. Selon Edwards, l’origine de ces balcons est probablement nord-ibérienne, courante dans l’architecture vernaculaire de Salamanque et du Nord de la péninsule Ibérique.
29C’est dans le Paris du xviiie siècle que Edwards trouve des similitudes architecturales avec La Nouvelle-Orléans. Cette parenté est frappante entre la maison avec cour de l’Île-de-France et la maison de maître de La Nouvelle-Orléans. Non seulement l’architecture est semblable mais l’usage des lieux en est comparable. Edwards conclut que la maison francilienne, comme la néo-orléanaise, puise son origine dans les corps de fermes très répandus en région parisienne alors que le patio espagnol d’Andalousie a des origines romaine et mauresque.
Immeuble Pontalba, Jakson Square, La Nouvelle-Orléans.
Plan des immeubles Pontalba, Jackson Square, La Nouvelle-Orléans.
30Par ailleurs, de récentes études ont montré qu’en France les immeubles dotés d’une porte cochère se sont développés entre 1637 et 1789 et au xviiie siècle, beaucoup de ces bâtiments furent équipés de balcons en fer forgé avec des ferrures très semblables à celles fabriquées par Marcello Hernandez, architecte des îles Canaries.
31L’histoire de La Nouvelle-Orléans vient étayer la thèse de Edwards. En effet, dans la deuxième moitié du xviiie siècle, les Espagnols ne furent jamais très nombreux alors que les liaisons avec la France ne cessèrent jamais. Les vagues d’immigration en sont une illustration. Outre l’arrivée des Acadiens en 1755, chassés de leur terre par le Grand Dérangement, qui s’installèrent en milieu rural et n’influencèrent pas La Nouvelle-Orléans, l’arrivée des Français après la Révolution française, celle des réfugiés de Saint-Domingue à la fin du xviiie et au début du xixe siècle celle, ensuite, des réfugiés de la monarchie de Juillet et enfin celle du Second Empire en 1850, maintinrent des liens très étroits avec la métropole, sans compter les allers-retours fréquents de l’élite néo-orléanaise qui passe la saison de l’opéra à Paris, prend les eaux à Vichy et envoie ses enfants étudier à Louis le Grand.
32Tous ces échanges expliquent pourquoi l’architecture du Cabildo et du Pontalba House, construits en 1849 et que l’on admire aujourd’hui sur Jackson Square, n’est pas d’inspiration espagnole comme il est dit souvent, mais d’inspiration française. En effet, la Baronne Pontalba qui en ordonna la construction déclara, elle-même, s’être inspirée de la place des Vosges à Paris.13
33Pour conclure, on peut dire que s’il existe un certain habillage créole espagnol – toits de tuiles, matériaux plus légers, balcons sur rue décorés de ferronnerie hispanisante – des habitations construites après les incendies pour plaire à une certaine élite créole espagnole installée à La Nouvelle-Orléans, l’agencement de l’espace et le décor intérieur restent d’inspiration française. D’ailleurs, des maisons à un étage se développent dans le même temps et sur le même principe dans les Caraïbes françaises grâce à l’enrichissement des colons14.
34Enfin il ne faut pas perdre de vue les exigences économiques de l’environnement immédiat. La Nouvelle-Orléans se transforme rapidement en une capitale commerciale et urbaine, ce qui explique que les habitants des maisons de maître du Quartier français consacrent le rez-de-chaussée de leurs immeubles aux activités commerciales et aux boutiques tandis qu’ils se réservent l’étage supérieur comme lieu de vie.
Les immeubles à trois travées et le style néoclassique : l’ère américaine
35Le transfert en 1803, de la Louisiane aux Américains, donne lieu à une longue lutte de pouvoir entre Créoles et Américains. En 1811, la Louisiane devient État américain avec ses frontières actuelles. Les relations sont si tendues qu’en 1836, la ville se divise en trois entités. Les Créoles forment une première municipalité, les Anglo-Américains une autre, de l’autre côté de Canal Street et une troisième, la plus pauvre, regroupe les immigrants : Irlandais, Allemands, Espagnols et Italiens. La gestion tourne à l’avantage des Anglo-Américains et lorsque, en 1852, les trois municipalités se regroupent enfin, les Américains ont pris définitivement le pouvoir politique après s’être assurés du pouvoir économique. Le pouvoir créole lui, ne cessera de décliner jusqu’à devenir presque inexistant après la guerre de Sécession.
36Les Créoles vont très mal gérer leur municipalité constituée essentiellement par le Vieux Carré . Le Quartier français est devenu un quasi-bidonville et la ville souffre de tous les maux. Les locataires ne sont plus que des pauvres ou des prostituées. Aucun service de ramassage d’ordures n’est mis en place ni aucun système de tout-à-l’égout. Le choléra, la fièvre jaune et la jaunisse frappent régulièrement. Cinquième des villes les plus peuplées des États-Unis, avec 116 000 habitants, La Nouvelle-Orléans se dégrade en particulier dans les quartiers des Créoles et des immigrés.
37Les crises économiques qui touchent les États-Unis dans les années 1840, frappent de plein fouet les Créoles mais dans une moindre mesure les Anglo-Américains dont les banques et les investisseurs se montrent plus hardis en prenant des risques financiers.
38La réunification sonnera le glas des Créoles en politique tandis que les Anglo-Américains mettent la main sur les institutions y compris la police et investissent lourdement dans le foncier même dans le Quartier français où ils se portent acquéreurs de nombreux immeubles15.
39Quel style architectural les Anglo-américains ont-ils adopté ? Y a-t-il eu une influence perceptible dans le Quartier français ?
40Le style architectural qui s’impose dans les quartiers américains est un style londonien qui se diffuse dans les colonies du Nord au milieu du xviiie siècle. Ce style, né à Londres après l’incendie de 1666, s’est beaucoup développé grâce à des architectes tels Robert et James Adams qui supervisèrent la construction de l’Adelphi Terrace en 1769. Ce sont des maisons en série qui s’imposent donc à Londres dès le milieu du xviiie. On trouve les traces des premières constructions américaines de ce type à Boston et en Virginie, dès le début du xixe siècle. Ce modèle se répand rapidement le long de la côte atlantique des États-Unis mais n’atteint les villes les plus méridionales que dans les années 1820. Ces habitations, dites maisons à trois travées, commencent à s’édifier à La Nouvelle-Orléans à partir de 1825. Cependant les premières furent probablement construites dans les quartiers anglo-américains quelques années auparavant puisque dès 1819, l’architecte Benjamin Henry Latrobe déplorait dans son journal la multiplication de ce type d’habitations qu’il trouvait déséquilibrées et détestables. Comme nous l’avons déjà mentionné, La Nouvelle-Orléans à cette époque était divisée en deux parties culturellement opposées et séparées par Canal Street. D’un côté s’étendait la ville coloniale, ancienne et commerçante, toujours dominée par une société créole franco-espagnole. Il faut noter qu’entre 1808 et 1809 plus de 10 000 colons, réfugiés français et hommes de couleur libres de Saint-Domingue ayant séjourné à Cuba, arrivèrent à La Nouvelle-Orléans doublant ainsi la population. Ayant d’abord fui en 1803 les révoltes de Saint-Domingue, ils se trouvaient maintenant expulsés de Cuba au lendemain de la conquête de la péninsule Ibérique par Napoléon. De l’autre côté de Canal Street, se développèrent dans le premier quart du xixe siècle un quartier d’affaires prospère et une ville anglo-américaine. Il fallut attendre dix ans pour voir se construire dans le Quartier français, les premiers immeubles à trois travées, d’origine anglaise.
41En effet, La Nouvelle-Orléans devint dans les années 1820-1830, l’un des pôles économiques les plus importants des États-Unis. La prospérité exceptionnelle de son port sur le Mississippi entraîna une forte immigration d’origine anglophone favorisant ainsi le développement du faubourg anglo-américain de Saint Mary et particulièrement du Central Business district.
42Les immeubles à trois travées se développèrent à grande échelle et cette architecture standardisée, reproduite à un nombre considérable d’exemplaires, s’imposa rapidement.
43Luttant difficilement contre cette influence, le Vieux Carré franco-espagnol vit dès le début des années 1830, les premières maisons à trois travées se construire en nombre limité16. Manifestant une certaine résistance culturelle, les Créoles adoptèrent une architecture hybride, influencée par l’agencement spatial des maisons franco-espagnoles, en vogue depuis le début du xixe siècle dans la société créole française de La Nouvelle-Orléans.
44Cependant comme pour la période espagnole, l’agencement spatial et les plans au sol témoignaient de la persistance du modèle précédent. En effet le rez-de-chaussée était toujours destiné à l’activité commerciale alors que le modèle anglais était exclusivement résidentiel. Souvent, le large passage de la porte cochère était conservé et une rigole permettait d’évacuer les eaux usées de la cour vers la rue.
Exemple de construction d’une maison à trois travées sur Julia Street, La Nouvelle-Orléans.
45Lorsque les parcelles étaient plus petites, on conservait un passage étroit qui donnait sur la cour arrière ou les loggias, l’escalier en colimaçon ainsi que la garçonnière étaient conservés.
46Comme pour la période espagnole c’est sur les façades et dans le décor extérieur que l’influence anglaise était la plus importante. L’agencement intérieur demeure, lui, différent. Alors que se généralise au premier étage le grand salon double ouvrant à la fois sur la rue et sur la loggia arrière, il est, dans le modèle anglais, divisé par une triple arche moulurée, sans huisserie alors que dans le modèle créole, une immense porte coulissante faisait transition. Parfois deux pièces plus petites venaient s’ajouter au double salon, rappelant l’organisation des maisons espagnoles à quatre pièces en enfilade ou les Cottages créoles et leurs trois pièces en enfilade17.
47Dans les années 1830, les maisons anglo-américaines adoptent le style néoclassique dit « Greek Revival18 » qui se distingue par un porche d’entrée en colonnettes ioniques surmontées d’une architrave, d’un large entablement en stuc et d’un étage d’attique. Ce style ne va toucher le Quartier français que de façon très limitée. Cependant certaines vont rajouter des colonnettes à leur façade.
La Nouvelle-Orléans, exemple d’une habitation à colonnettes dans le style Greek Revival, Evans, Walker.
Conclusion
48Ainsi que nous l’avons démontré, le Quartier français est un exemple représentatif de la complexité de l’architecture en situation pluriculturelle et coloniale. L’architecture doit être comprise en termes de style mais aussi d’agencement spatial. Si les influences française, espagnole et américaine qui se succèdent sont visibles sur les façades et les décors, elles apparaissent moins dans l’agencement intérieur qui dépend de l’influence française d’origine, de l’évolution historique et économique de ceux qui s’y installent, de l’environnement et du climat, particulièrement pour ce qui concerne les matériaux utilisés. La fonctionnalité et l’usage des lieux restent des facteurs déterminants dans la conception des plans au sol.
49En combinant et en croisant les travaux d’historiens, d’architectes et d’anthropologue nous arrivons à ce constat : une architecture en situation pluriculturelle et coloniale ne peut s’analyser qu’en s’appuyant sur des champs pluridisciplinaires, permettant la prise en compte des origines, des circonstances locales et des interactions culturelles, politiques et économiques entre les différents groupes.
50La raison pour laquelle le Quartier français est présenté aujourd’hui unanimement aux touristes comme le Quartier à l’architecture hispanique trouve son explication aussi dans l’évolution historique de ce quartier. Ce n’est pas l’influence de la colonisation espagnole qui en est la cause. En effet comme nous l’avons déjà dit, le Quartier français s’urbanise et se dégrade dans les années 1850 avec la perte d’influence des Créoles, et cette situation se poursuit jusqu’aux années 1930 où le quartier est redécouvert par des artistes et des intellectuels qui lui trouvent un cachet européen. C’est à cette période-là que le style espagnol sera réinventé et renforcé ; c’est en effet à l’architecte Richard Koch que l’on doit la rénovation du Quartier français . Ce dernier ayant beaucoup voyagé au début du xxe siècle en Espagne et au Mexique, fut inspiré par les fontaines et les Patios andalous. Il introduisit alors les fontaines octogonales, les plantes tropicales et divers autres éléments décoratifs dans les Patios de La Nouvelle-Orléans, effaçant ainsi les origines de l’architecture d’usage.
51Cette réappropriation architecturale ne doit pas nous faire perdre de vue la réalité historique de la construction de maisons de maître dans le Vieux Carré et l’impact relatif des différents protagonistes : la France, l’Espagne et les États-Unis.
Notes de bas de page
1 Les travaux historiques de Paul Lachance montrent bien comment le pouvoir économique des Anglos, après l’achat de la Louisiane par les Américains en 1803, a pu influencer la société créole blanche qui, pour se mesurer à ces derniers, a adopté certaines de leurs habitudes. Comme je l’ai démontré dans une communication précédente relative à la transformation des plantations créoles, l’architecture aussi se transforme pour imiter celle du groupe dominant. Les travaux de Jay D. Edwards, professeur d’anthropologie à la Louisiana State Univerity, Baton Rouge, sont d’une grande subtilité et vont à l’encontre du lieu commun qui attribue l’architecture du Vieux Carré à l’influence espagnole.
2 Christophe Charlery est architecte du patrimoine, chargé d’études associé au service de l’Inventaire de Guadeloupe. Ses articles sont disponibles sur Internet.
3 Il ne s’agit pas ici de rentrer dans le détail des débats mais il faut signaler que c’est principalement à de Pauger que l’on doit la naissance de La Nouvelle-Orléans.
4 Une toise = mesure de longueur valant six pieds, soit environ deux mètres. Marc de Villiers, « Histoire de la Fondation de La Nouvelle-Orléans, 1717-1722 », Paris, 1917, in Naissance de la Louisiane : Tricentenaire des découvertes de Cavelier de La Salle, ministère de la Culture, délégation à l’Action artistique de la Ville de Paris, Fondation Macdonald Stewart ; 21 octobre 1982-1er décembre 1982, mairie annexe du VIe arrondissement ; 1er décembre-28 février 1982, Hôtel de Rohan, Alençon, 1982, p. 56.
5 Charles Franquet de Chaville, « Relation de voyage de la Louisiane fait pendant les années 1720 à 1724 », Paris, 1902, in Naissance de la Louisiane, op. cit ., p. 56.
6 http://www.culture.gouv.fr/culture/revue-inv/insitu5/d4/d4new/html/d4new.html (revue électronique In Situ, n° 5, décembre 2004 – Le patrimoine rural, article: « Maisons de maître et habitations coloniales dans les anciens territoires français de l’Amérique tropicale », Christophe Charlery, architecte du patrimoine, Direction régionale des affaires culturelles de Guadeloupe).
7 Marc de Villiers, op. cit., p. 4.
8 Jay D. Edwards, « The Origine of Creole Architecture », Winterthur Portfolio, vol. 29, 2 : 3, The Henry Francis du Pont Winterthur Museum, Inc, 1994, p. 155-189. Louisiana’s Remarkable French Vernacular Architecture, 1700-1900, department of Geography and Anthropology, LSU, Baton Rouge, 1988.
9 Voir à ce sujet l’ouvrage de Sam Wilson, The Vieux Carré : New Orleans, its Plans, its Growth, its Architecture, 1968. Voir aussi les travaux de Eugene Cizek, spécialiste de l’architecture à l’université de Tulane qui confirme l’influence espagnole sur le développement des maisons à porte cochère.
10 Déclaration en 1991 de Stephen Hand directeur de la Vieux Carré Commission, cité in Edwards.
11 Cette partie est largement inspirée des travaux de Edwards cités en introduction.
12 Cette interprétation est confirmée par Christophe Charley qui donne des illustrations à l’appui.
13 Voir à ce sujet l’ouvrage de Christina Vella, Intimate Enemies : The Two Worlds of the Baroness de Pontalba, LSU, Baton Rouge, 1997, chap. x, p. 277-300.
14 Voir à ce sujet l’article de Christophe Charlery.
15 Ibid., chap. ix, p. 254-276.
16 Il est très intéressant de constater qu’à Pointe-à-Pitre se développe à la même période un « quartier américain » sur le modèle des maisons à trois travées ce qui confirme l’importance de la circulation migratoire. Voir à ce sujet http://www.culture.gouv.fr/culture/revue-inv/insitu3/d5/text/d5.pdf (revue électronique In Situ, n° 3, printemps 2003 – Territoires d’inventaires, article : « Fort-de-France et Pointe-à-Pitre : Deux villes américaines ? », Christophe Charlery, architecte du patrimoine, chargé d’études associé au service de l’Inventaire de Guadeloupe [christophecharlery@wanadoo.fr]).
17 Idem.
18 Le style néoclassique est frappant lorsqu’il s’agit des plantations construites par les anglo-américains en Louisiane. Leur architecture grandiose et leur agencement spatial sont complètement à l’opposé de la plantation créole. Les Créoles, dominés économiquement et politiquement, vont tenter de transformer leur plantation en adoptant par exemple l’escalier central, en repeignant les façades en blanc mais comme pour les maisons de maîtres de La Nouvelle-Orléans, l’agencement intérieur ne varie pas beaucoup.
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