Présentation
p. 9-18
Texte intégral
L’architecte et la cité : cadres et cartes
1Il existe des villes mosaïques, des villes palimpsestes où différentes cultures se juxtaposent, s’interpénètrent ou se superposent et dont l’identité fluctue au gré des événements historiques – la Nouvelle-Orléans est de celles-là. Dans le Quartier français, les influences française, espagnole et américaine qui se succèdent sont visibles sur les façades et les décors, mais l’agencement intérieur dépend davantage de l’influence française d’origine, de l’évolution historique et économique de ceux qui s’y installent, de l’environnement et du climat. Si l’urbanisme, science de l’organisation de l’espace, est une discipline relativement « jeune », ses préoccupations sont aussi anciennes que la ville elle-même – que cette dernière ait été créée ex nihilo ou qu’elle ait crû spontanément, comme un organisme vivant, qu’elle soit centre parfait, image du monde, ou quadrillage déjà totalitaire. Les cités-jardins d’Ebenezer Howard sont les premiers exemples réellement aboutis de la volonté non seulement d’imaginer la cité idéale mais aussi de l’inscrire dans la topographie et l’architecture d’un espace urbain préconstruit. À ce titre, elles ont marqué les débuts d’une véritable politique d’urbanisme en Grande-Bretagne. Leurs traces inscrites dans l’espace urbain sont autant de témoignages de l’intérêt pour la forme urbaine au sein du mouvement réformiste de la fin de l’ère victorienne et du début de la période édouardienne.
2Parfois cependant il faut confronter les cartes et les plans, les croiser, pour reconstituer une topographie originelle effacée par l’histoire. Le cas de Harbin est, à cet égard, éclairant : tracée, « inventée » par les ingénieurs russes en terre chinoise, c’est aujourd’hui un patchwork architectural où le plan initial de la ville idéale a été brouillé par les apports ultérieurs, chinois et japonais. Réinterprétée grâce à un urbanisme par « fondu enchaîné » où des systèmes hétérogènes et des imaginaires différents tentent de s’intégrer en un ordre caché, Harbin, dans une démarche postmoderne cherche à se réapproprier son histoire, après avoir voulu, dans un geste post-colonial, l’effacer. Les choix architecturaux sont en effet révélateurs de choix politiques dictés par l’idéologie au pouvoir : le plan de reconstruction de Moscou pose bien le problème des tensions entre volonté individuelle et projet collectif imposé. Les réactions de l’usager, du citoyen, s’expriment par le biais d’images détournées ou manipulées : celles du film de Medvedkine, des tableaux du groupe OST. L’image au service de la propagande se retourne contre elle, mais finit vaincue par la grande machine totalitaire.
3L’architecture est l’art de l’utopie par excellence : les projets architecturaux de New York de Hugh Feriss imaginant des « tours comme des cristaux, des murs translucides, la pureté du verre habillant l’acier » font écho à la « ville de verre » rêvée par les constructivistes russes (Lissitzky, Tatline), lieu de la pureté et de la transparence absolue de l’homme à lui-même et aux autres, dénoncée par Evguéni Zamiatine dès 1923 : l’absence d’intimité et la surveillance constante font de la « ville cristalline » le lieu du totalitarisme où l’être humain n’est plus qu’une machine, un numéro. À New York comme à Moscou, la perte de l’échelle humaine est une des caractéristiques de la modernité.
Utopie, mutations et entropie
4Cependant, des villes malmenées par l’histoire connaissent parfois des moments de grâce où leur génie s’épanouit – tel fut le cas de Kiev, détruite par les Tataro-Mongols en 1240, puis soumise par la Russie et qui connut une renaissance culturelle et artistique exceptionnelle dans le premier quart du xxe siècle. Ville méridionale ouverte aux influences de l’Orient, Kiev est alors le berceau du futurisme littéraire et pictural et le creuset d’une culture originale conciliant modernisme et héritage national (art populaire ukrainien, art sacré et folklore juifs). L’utopie s’y inscrit dans le paysage urbain quand, en 1919, un collectif d’artistes (Alexandra Exter, Rabinovitch, Tychler, Schifrin), décore la ville de banderoles ornées de motifs abstraits : la rue devient un musée de l’art vivant. Bientôt ses créateurs seront chassés par la guerre civile et la mainmise soviétique rejettera dans l’ombre la « mère des villes russes ».
5Au xixe siècle, les mutations urbaines sont motivées par un souci d’ordre social qui n’exclut pas les préoccupations politiques : chasser la « tourbe immonde » des taudis où s’épanouissent la débauche et le crime, raser les bouges, éradiquer les cloaques et surtout – canaliser la plèbe, la contrôler en organisant l’espace où elle vit et circule. Car la populace fait peser sur l’agglomération urbaine la menace latente d’une contagion ou d’une révolte. Si Eugène Sue donne vie et visage au « peuple des ténèbres » dans ses Mystères de Paris qu’il publie en feuilleton à partir de 1842, il dénonce aussi les conditions sociales qui engendrent le mal et le crime et surtout, il inaugure une veine littéraire que reprendront Gaston Leroux et Maurice Leblanc. Son émule russe, Vsevolod Krestovski, brosse dans son roman-fleuve un tableau des bas-fonds de Saint-Pétersbourg hantés par l’aristocratie dégénérée, jetant ainsi les bases d’un « mythe de Saint-Pétersbourg » qui ne cessera de s’étoffer sous la plume d’écrivains et de poètes, jusqu’au Petersbourg de Bély, et d’inspirer peintres et graphistes – du Monde de l’Art entre autres.
6Ainsi naissent les « mythes noirs » urbains où sont réactivés des thèmes empruntés au roman gothique : les catacombes et les bas-fonds remplacent les souterrains des châteaux médiévaux, la nuit en surgissent d’inquiétantes figures de prédateurs ou de monstres. À Londres, la cartographie labyrinthique est héritée de Ann Radcliffe et le touriste qui s’y meut à l’aise se nomme Dracula et le promeneur pressé – Mr Hyde : les thèmes de la décadence et de la dégénérescence sont omniprésents. Les métaphores médicales et organiques abondent sous la plume des écrivains qui palpent le grand corps urbain malade, chez Defoe la fiction réactive les thèmes du vampirisme sous couvert de réalisme. L’imaginaire de l’apocalypse est déjà présent dans la fiction victorienne qui brode sur le thème de la ville qui disparaît. C’est au cœur des ténèbres de l’enfer urbain que se déroulent, à soixante ans d’intervalle, les explorations symétriques de Charles Dickens aux États-Unis et de Jack London à Londres. Le premier y trouve le « peuple de l’abîme », le second décrit Le Peuple d’en bas : les deux récits recourent au vocabulaire du fantastique pour dépeindre un cauchemar quasi-indicible : « morts-vivants », « bave visqueuse engluant le pavé nocturne » : l’espace urbain ravale l’homme à l’animalité primitive.
7Face à ce constat, le remède proposé en 1891 dans ses Nouvelles de nulle part par William Morris – seul continuateur à cette date de la tradition utopique « désurbaniste » – apparaît comme insuffisant et déjà dépassé : la disparition de toute concentration urbaine et de toute industrie au profit d’activités artisanales exercées par tous à mi-temps ne répond pas aux inquiétudes que suscitent les mutations des villes devenant mégapoles. Au tournant du siècle, la peur change de visage : l’excessive concentration, le triomphe d’une technique qui promet une vie artificielle et standardisée favorisent l’apparition d’anti-utopies qui mettent ces angoisses en scène. La conquête de la hauteur que permet la technique, aidant l’architecte à dresser au cœur des villes des tours de verre et d’acier, se renverse en crainte de la chute : les nouveaux gouffres urbains engendrent le vertige qui saisit la fourmi humaine dont le regard plonge dans les canyons obscurs s’ouvrant entre les gratte-ciel. Le panorama de New York qui s’inscrit dans un espace naturel, entre ciel et terre, donne à voir à l’immigrant une ville ouverte à ses espoirs de réussite sociale, mais bientôt l’espace referme sur l’individu pris au piège les labyrinthes de pierre d’une ville crépusculaire. King Vidor construit une image inversée de l’archétype de la ville américaine, univers carcéral pour l’immigré de l’intérieur leurré par ses mirages.
8Du Rockefeller Center de Hugh Ferris imaginé à sa réalisation, de l’optimisme initial du héros de The Crowd aux désillusions de l’architecte incarnant Frank Lloyd Wright dans le deuxième film de King Vidor se dessine la figure ambivalente de la métropole américaine dont l’avatar ultime, postmoderne, est Los Angeles. Stratégie d’exclusion et stratégie de surveillance s’y conjuguent pour une gestion municipale au seul profit des possédants – mainmise sur l’espace que dévoile James Ellroy dans sa Tétralogie. Entre réalité sociologique et fiction romanesque, L.A. apparaît comme une ville prophétique où le futur se projette dans le présent, un lieu où espace de la représentation et représentation de l’espace entrent en collision.
Errances et parcours
9C’est encore de collision, ou plutôt de choc, qu’il s’agit chez Conan Doyle – cette forme brutale de la rencontre de deux solitudes dans le labyrinthe urbain, de préférence la nuit ou bien au milieu de la foule, que Baudelaire a diagnostiquée comme signe de la modernité. Mais si le dandy s’adonnant aux plaisirs de la flânerie apparaît à Paris au xixe siècle, son pendant anglais est un « marcheur de l’ombre », conspirateur ou détective, ou bien encore un rôdeur, un marginal. Sur le pavé parisien germent les « rêveries du promeneur solitaire » version urbaine ; le décor fantastique de Londres, où tout paraît mouvant, instable et glauque sous le brouillard jaune de midi, n’engendre que des cauchemars. Chaque grande cité impose à la démarche un rythme particulier, conditionne un type spécifique de promeneur, qui évolue avec l’histoire. Pour Walter Benjamin, « le mode de vie [du flâneur] couvre encore d’un éclat apaisant la désolation à laquelle sera bientôt voué l’habitant des grandes villes ». De nos jours, le citadin vit en état de choc permanent, le moyen d’échange, de communication, est la collision, verbale ou physique. La circulation de l’escarboucle bleue dans le labyrinthe londonien, initiée par un télescopage au coin de Goodge Street, entre deux corps, dévoile les itinéraires de la transgression nocturne. C’est bien à un jeu de l’oie que Doyle nous convie à travers la ville, à la fois ludique, grave, et symbolique.
10S’il est une ville qui manifeste cet entassement des foules, ce grouillement humain propice aux heurts de toute nature, c’est bien le « Grand Berlin » des années trente où Nabokov, au début de son parcours d’émigré, vit le choc du meurtre de son père. Lieu de l’exil, du deuil, de la gêne matérielle, c’est une ville que Nabokov choisit d’ignorer, dont il feint de ne pas comprendre la langue. Ville refusée, donc, dont l’écrivain pourtant connaît la topographie si intimement qu’elle figure la structure de l’intrigue de plusieurs de ses romans berlinois. C’est que Berlin, par sa neutralité même, est par excellence un lieu qui n’existe que comme future fiction, dans la fantaisie du souvenir. L’exilé n’y défait pas ses valises, il y est un passant, un voyageur en transit entre deux langues littéraires et deux pays – la Russie et l’Amérique.
11New York, ville aimée des cinéastes, devient un espace narratif, où lieu et personnage sont inséparables. Minnelli, Scorsese, Allen et Ferrara, exploitent la plasticité des lieux et déclinent une série de modalités de la relation entre espace et personnage dans des scènes devenues emblématiques du cinéma américain. On passe, chez Minnelli, d’un lieu qui partage l’écran avec le personnage et motive l’action à un lieu qui devient sujet chez Scorsese et Allen, pour enfin aboutir à l’absorption ou à la dissolution du personnage (la figure) par la ville (le fond). Dans ces différentes modulations de la ville chaque cinéaste affirme son style, qu’il s’agisse de la virtuosité du mouvement de caméra, d’un filmage plus banal, proche du documentaire ou encore d’une écriture baroque et paroxystique. Ces choix formels invitent à une célébration ou à une épiphanie qui révèle l’essence du lieu ou, à l’inverse, affirme une désacralisation de l’espace urbain, devenu trou noir qui absorbe l’individu.
12Dans l’univers fictionnel de Woody Allen, l’imbrication des sphères sociale et privée conditionne souvent la structure des films. La ville (New York en particulier) constitue un cadre privilégié et souvent magnifié pour la mise en scène d’une crise et/ou d’une quête identitaire des personnages. Même si les espaces clos sont souvent mis en valeur, les déplacements des personnages dans la ville (à pied, en voiture) sont également signifiants. La topographie de la ville souligne l’importance dramatique des rues, des parcs, des ponts, mais aussi des lieux plus spécifiques comme la prison, l’hôpital ou encore la maison close. Ces lieux constituent les différentes étapes d’un parcours de type initiatique qui vise à redéfinir l’identité des protagonistes et leur relation au monde.
13Naples, dont la représentation était auparavant limitée au panoramique sur la ville, trompeur et tronqué, est l’objet d’un traitement différent chez les cinéastes des années quatre-vingt-dix qui exploitent ce cliché de la ville-panorama pour le détourner et en montrer le caractère limité et illusoire. Ces décadrages et cette « volte-face » autorisent une réévaluation de la ville qui se décline désormais sous le double signe de la fragmentation et de la saturation visuelle et sonore. Les cinéastes exploitent la tension entre regard panoramique, surplombant – paradigme canonique – et observation minutieuse, à travers failles et interstices, des détails du tissu urbain. Le « spectateur » est invité, non plus à admirer le panorama à distance, mais à pénétrer au cœur d’une ville chaotique, multiforme et discontinue.
14Dans une démarche similaire, mais plus radicale encore, Pasolini invite à tourner le dos au spectaculaire et au grandiose, à dépasser la ville, à récuser le monument pour découvrir des espaces urbains « délaissés » – lacunaires, désaffectés. La rue – espace bourgeois, domestiqué, selon Walter Benjamin – est rejetée au profit du chemin creux des Borgate romaines, lieu de la rencontre sexuelle ; au regard dominateur sur le paysage est préférée l’expérience sensible, au ras de l’herbe brûlée par le soleil. L’attention accordée aux marginaux, aux ruines informes et aux lieux de transition – seuils des habitations, confins de la ville – signe la réhabilitation de ces « territoires du chaos » où Mussolini exila le peuple de Rome afin de mettre en valeur la beauté des ruines antiques : Pasolini donne à voir la beauté des choses dégradées, rebuts de la civilisation urbaine. Dans les Borgate, l’errance des confins a remplacé la « balade urbaine » du flâneur.
Regards/discours croisés
15Si le flâneur découvre la ville à la semelle de ses souliers, le lecteur lointain la rêve, la recrée, la reconstruit en juxtaposant des bribes de descriptions empruntées à ses auteurs favoris. Il invente lui-même les raccords, là où deux pièces du puzzle s’ajustent mal, complète le paysage inconnu à partir de celui qui lui est familier : photomontage d’images mentales ou glanées dans les gravures accompagnant les romans de Balzac ou de Hugo, collage, patchwork que ce topos réinventé où le lecteur trace sa topographie imaginaire. Ainsi, les peintres et décorateurs russes qui avaient rêvé de Paris, exilés en France vont camper sur les plateaux des studios ou des théâtres parisiens leur propre mythe de la capitale française qui paraît beaucoup plus éloigné dans le temps que les images qu’en capte, à la même époque, la photographie : c’est un Paris pittoresque et folklorique – le pendant du Petersbourg de Pétrouchka – avec ses petits métiers et ses maisons pittoresques. Cette figuration à son tour migre vers la peinture, via Utrillo, et la littérature, par le truchement de romanciers tel Francis Carco.
16De l’espace urbain réel, le photographe lui aussi ne retient que des bribes, des fragments, des éclats fugitifs dont la série reconstruit une vision kaléidoscopique de la ville où celle-ci peine parfois à se reconnaître. À preuve, les images profondément dissemblables que donnent deux photographes, Pedro Hernandez et Christian Ramade, d’une même ville – Marseille. S’il y a bien dans chaque photo une trace physique du réel, la photographie aujourd’hui rejette aussi bien la tentation passéiste de l’illusionnisme que celle de la narrativité. Le choix du lieu, le cadrage, la perspective en plongée ou contre-plongée, et bien d’autres facteurs « techniques » lui permettent d’être cette « invention du regard et construction de l’esprit » à la fois qui, en retour, élargit les facultés perceptives du spectateur et aiguise son regard.
17C’est à cet exercice que se livrent un certain nombre d’artistes qui théâtralisent la ville et, convoquant tous les sens, amènent les habitants à redécouvrir leur ville sous de nouveaux points de vue et à devenir acteurs de leur quotidien. Cette démarche est illustrée, en particulier, par l’opération PLM, « Palace à Loyer Modéré », menée dans la ville de Marseille, ou encore par l’initiative conduite à Saint-Denis de la Réunion par trois photographes anthropologues convoquant trois imaginaires : celui des habitants, des sociologues et urbanistes et bien sûr l’imaginaire photographique. Rencontre fructueuse qui permet de dépasser les clichés...
18Jouant des oppositions entre lumière et opacité, trivialité et magie, visible et invisible, les films dont l’héroïne est San Francisco invitent eux aussi à l’éducation d’un regard : ayant appris à voir une ville, le spectateur saura mieux regarder les autres villes au cinéma, car San Francisco, mue par la dynamique de la dissimulation, du mensonge et de l’exhibition, est le lieu de tous les contrastes. Les cinéastes ne se lassent pas de planter leurs caméras à tous les points de vue de la ville pour la scruter, la mettre en cadre, séduits par son mystère, aspirés par son vertige : San Francisco vit dans l’attente d’une apocalypse annoncée, ressentie comme châtiment pour ses péchés, pour le mal qui se terre en elle. Une autre ville, non plus kaléidoscope mais palimpseste, doit gérer les forces obscures qu’elle recèle : Graz, « capitale autrichienne de la poésie », cache sous sa surface méridionale, voire exotique, les ombres de son passé nazi : la face maléfique de cette ville paradoxale à sa manière fait retour dans les œuvres d’écrivains, Alfred Kollerisch en particulier, comme dans la réécriture de la ville au moyen de monuments commémoratifs éphémères. Ainsi se réactivent les mythes de la destruction de la Babylone moderne, ville maudite et menacée.
19Trois variations visuelles sur le thème de Métropolis montrent cette mythification à l’œuvre : dès 1917, Georg Grosz construit, en deux tableaux, une vision apocalyptique de Berlin, mégapole en proie à la démence. Dans un espace morcelé, éclaté, convulsé se pressent des corps difformes, tronqués, d’êtres dégénérés tandis qu’un astre de feu semble annoncer le crépuscule prochain de l’humanité. Les rouges de sa « palette suicidaire » jettent une lueur d’incendie sur la descente aux enfers urbains du peintre expressionniste. C’est à la technique du photomontage, chère aux futuristes, que recourt Paul Citroën pour bâtir une ville-univers, monstre hybride où Berlin et New York s’imbriquent et fusionnent. De cet espace bourré à craquer, saturé de bâtiments et de monuments, l’être humain a été expulsé. Quant au cinéaste Fritz Lang, il recycle les thèmes anciens de la Tour de Babel et de la Prostituée de Babylone, servis par une esthétique novatrice combinant expressionnisme et constructivisme. Metropolis est une contribution majeure au mythe de la décadence et de la disparition des mégapoles modernes et à ce titre, il marque une étape.
20Ces pressentiments eschatologiques s’épanouiront dans l’œuvre d’un J. G. Ballard qui, en de multiples registres, va travailler le thème de la ville vue comme paysage technologique spécifique. La catastrophe y est omniprésente, qu’elle adopte le visage d’un cataclysme nucléaire ou de l’étouffement de toute vie par une urbanisation à l’échelle planétaire : la ville-monde de Paul Citroën est devenue réalité. Si le bonheur y est à la portée de tous, ce n’est que la forme d’un asservissement plus subtil qui implique le téléguidage subliminal. La révolte, sporadique, se résout en terrorisme urbain ou en guerre civile pour la maîtrise du territoire dans les immeubles gigantesques. L’individu ne peut se libérer de la ville artefact et de ses contraintes mortifères. Cette fictionalisation de la réalité psychosociale que la modernité propose comme modèle sous le nom de « mondialisation » décrit, sous couvert de science-fiction, diverses variantes d’un avenir devenu possible, sinon probable.
21Le roman graphique contemporain privilégie le rapport entre corps dynamique et espace urbain. La spécificité du super-héros nécessite un travail figuratif pour inscrire son corps et ses déplacements dans un décor qui conserve des aspects mimétiques et tend aussi à l’exacerbation, à l’étirement des lignes et à la stylisation géométrique. La signature graphique d’auteurs comme Frank Miller, la sophistification formelle du cadrage entraînent une transformation assez radicale des modes de représentation de la ville qui s’inscrit dans un méta-espace reposant sur une tension entre traces mimétiques, héritées du thriller urbain, et simulacres numériques.
22Ainsi, loin d’être un « instantané » figé, l’image d’une ville sans cesse fluctue et bouge sous le regard, migre d’un pays à l’autre, d’un univers romanesque à sa représentation figurative jusqu’à s’émanciper des contraintes spatio-temporelles communes et acquérir une dimension métatextuelle.
Herméneutiques de la ville
23Cette évolution de la production de l’espace imaginaire invite à dépasser la métaphore de l’hypertexte pour réintroduire l’histoire tout en s’interrogeant sur les cadres de la représentation. Durant la décennie 1890, les peintres parisiens sympathisants de la cause anarchiste semblent paradoxalement préférer la figure du bâtisseur à celle du démolisseur, alors que Zola, dans Paris (1898), fait la part belle à l’imaginaire de la capitale menacée d’une destruction matérialisée par les attentats. Or, privilégiant la vue des grands chantiers plutôt que le panorama de la ville post-haussmanienne, Paul Signac et Maximilien Luce montrent l’« envers du décor » et campent des ouvriers dominant physiquement la ville du haut de leurs échafaudages. L’allégorie du travail et du progrès, affirmée par l’iconographie, s’en trouve subvertie, la figure ambivalente de l’ouvrier, armé du maillet ou de la pioche, fait planer sur Paris une menace latente.
24Durant la Troisième République, c’est le même motif de Paris en ruine que revisitent Walter Benjamin et Roger Caillois. Faisant le lien entre la Commune et les transformations haussmaniennes, Walter Benjamin constate que l’incendie de Paris couronne dignement l’œuvre de Haussmann. La « ruine » est l’antidote à toutes les utopies urbaines ; la société du xixe siècle fondée sur la fantasmagorie, le monde illusoire du fétichisme de la marchandise, est un vaste cauchemar dont il s’agit de s’éveiller. Dans Le Mythe et l’homme, Roger Caillois interroge lui aussi le Paris du xixe siècle pour marquer la réapparition du mythe dans le monde moderne. Si Benjamin et Caillois construisent une sociologie de la grande ville au xixe siècle, l’intérêt porté à Paris en ruine dénote aussi une angoisse devant l’approche de la guerre.
25À la même époque, c’est une tout autre connotation que prennent, sous la plume d’Ernst Jünger, l’imaginaire de la destruction et la figure du Travailleur, avatar fasciste de l’homme nouveau. Dans Le Travailleur de 1932, l’écrivain rejette la modernité dans sa version bourgeoise, dont Paris serait le symbole, mais l’exalte dans sa version fasciste d’« espace du travail » : ordre d’acier, langue purement technique, transformation de l’individu en « type », formaté pour la Domination. Après la victoire de 1940, qui a fait peser sur Paris la menace d’une destruction bien réelle, cette conception cède peu à peu la place, dans les Journaux parisiens, à la célébration d’un Paris muséifié et atemporel. Le mythe parisien prend la place d’une analyse politique impossible. C’est une petite ville de la RDA qui va fournir à Christoph Hein le cadre imaginaire au nécessaire retour réflexif sur l’histoire allemande de la deuxième moitié du xxe siècle : le passé nazi, la collectivisation ou la réunification sont autant d’épisodes que va scruter l’écrivain, essentiellement préoccupé par la problématique de l’écriture et de l’interprétation de l’histoire. La ville est un microcosme qui rend perceptible les enjeux de la mémoire lorsque s’inscrivent dans le paysage urbain les traces d’événements encore à décrypter et à assimiler.
26On sait l’importance de Baudelaire pour la constitution, chez Benjamin, d’une herméneutique de la ville qui inclut l’expérience du choc et une esthétique de l’innervation. « Coudoyé par la foule », le flâneur est devenu chez Baudelaire un marcheur en quête de modernité, le poète cherche à « fonder la poésie lyrique sur une expérience où le choc est devenu la norme » (Benjamin). L’univers urbain, plus qu’un thème ou un décor, est le foyer d’un imaginaire en acte et un tissu de rapports constituant un lieu d’intelligibilité du sujet et du réel saisis dans la multiplicité de leurs croisements. Baudelaire forge une grille de lecture qui se constitue en interprétant moderne de la ville et dont Laforgue grossira les effets et accentuera la perspective dans le sens d’une modernité négative.
27Le retour de la ville, à l’ère post-moderne cette fois, brouille les cartes, confond les topographies, dérange les repères. Les mutations de la ville, devenue ville-en-texte, de The Picture of Dorian Gray d’Oscar Wilde à Dorian An Imitation de Will Self, se font par surimpressions, écrans de la mémoire, superpositions de vues et de regards, quand la mémoire fait écran. L’orientation n’est pas toujours facilitée par la carte, elle-même soumise à des anamorphoses et distorsions. La ville en son plan, réécrite par Will Self, présente un Londres victorien déformé, deux couches d’iconotexte et un plan fictif. Effet de trompe-l’œil du roman de Will Self qui superpose son texte à celui de Dorian, y adhère par endroits, s’en détache à d’autres, à la manière de ces plans qui « inventent » un monde fictif calqué sur une ville réelle.
28La même ville, vue sous des angles différents, à des époques différentes, révèle son secret ou approfondit son mystère. Création collective ancrée en un lieu marqué par l’Histoire, soumise aux mutations et menacée par l’entropie, l’usure ou la destruction, la ville est un conservatoire de mémoires multiples, un réservoir infini d’images. Cité céleste ou cité-jardin, imaginée comme une alternative à un « enfer urbain » bien réel ou comme une projection d’un âge d’or dans le futur, la « ville idéale » inspire des projets architecturaux, des représentations picturales, littéraires ou cinématographiques. Ville des promeneurs qui l’arpentent, des poètes qui la chantent, des écrivains qui y découpent leur propre espace – réel, mythique, surréel – des peintres et des cinéastes pour qui elle est décor ou personnage, la ville fait travailler l’imaginaire, suscitant des représentations oniriques et fantastiques. Elle invite aussi à une entreprise d’élucidation du sens de la modernité, à la constitution d’une herméneutique.
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