Avant-propos
p. 11-20
Texte intégral
1Le présent recueil est le fruit d’un travail collectif de recherche s’inscrivant dans une continuité. En choisissant d’étudier « la relation de l’événement », l’équipe « Écriture et Histoire » du Centre d’Études et de Recherche sur Imaginaire, Écritures et Cultures (CERIEC) de l’Université d’Angers a souhaité élaborer un programme d’étude précis assurant une nécessaire cohérence à l’entreprise, tout en permettant le recours à diverses approches narratologiques, stylistiques ou linguistiques. Il s’agissait de soumettre des textes d’époques et de genres différents, mais historiographiques ou ayant une « prétention » historiographique, à une « grille d’étude » définie pour permettre de rendre compte des principaux aspects d’un texte littéraire : le statut du narrateur, son point de vue et ses visées ; le traitement de la matière historique en fonction d’un imaginaire idéologique ou esthétique ; les images, le lexique et la syntaxe ; le phénomène d’intertextualité et le système d’échos ou d’écarts que peut révéler une analyse comparative confrontant deux ou plusieurs regards portés sur un même événement. Ce travail a donné lieu à la publication, en 2003, dans cette même collection, d’un ouvrage intitulé Le Récit de la mort. Pour ce second recueil ont été retenus les thèmes du message et de l’ambassade, événements tenant une place importante dans les textes historiographiques, dont les études qui suivent, présentées selon un ordre chronologique, se proposent de faire apparaître la diversité et la richesse des enjeux et significations. À cette fin, plusieurs méthodes d’analyse ont été envisagées ; diverses façons de considérer le message et l’ambassade également.
2Les deux notions de message et d’ambassade semblent, de prime abord, entretenir des liens étroits : une ambassade est, en effet, souvent destinée à transmettre un message. Cependant, si l’ambassade constitue généralement un fait historique, les concepts de « message » et « messager » peuvent s’appliquer à des réalités très diverses. Dominique Longrée cite, par exemple, dans la littérature latine, le messager de théâtre chez Plaute ou Sénèque, Mercure, le dieu messager, la fama messagère des poètes. Aussi nous propose-t-il une étude lexicométrique qui permet de préciser la manière dont se distribuent, dans les textes latins, les principaux termes qui expriment ces concepts : nuntius ; legatio ; legatus, etc. Cette recherche permet de montrer que les termes qui se réfèrent à l’ambassade ne sont pas les seuls à entretenir des affinités avec la relation de faits historiques : pour les auteurs latins, en effet, les messages sont rarement amoureux ou philosophiques, ils apparaissent bien, eux aussi, dans ce même contexte historique. L’emploi des termes étudiés est toutefois plus lié à la nature des faits relatés qu’au genre historique lui-même.
3Dès lors que des démarches diplomatiques sont rapportées, quelle que soit leur forme, il convient de s’interroger sur la place et les fonctions de la relation qui en est faite au sein d’une œuvre ou d’un corpus littéraire. Trois contributions ont en commun cette approche. Dans tous les cas, une attention particulière a été portée à l’insertion de tels récits dans le texte.
4L’article de Sandor Kiss donne ainsi une vision générale des séquences textuelles évoquant les envois de message dans quatre chroniques latines du Haut Moyen Âge (vie-viiie siècles). À la différence des « dialogues à distance » (par l’intermédiaire de messagers) et surtout des lettres, qui se détachent avec netteté de leur cadre narratif, les récits d’ambassade sont le plus souvent bien intégrés dans le corps du texte. Leur analyse révèle une complexité plus ou moins grande, tant du point de vue de leur structure interne que de leur insertion au sein de la trame narrative. L’ambassade peut être unique ; mais, s’agissant de celle qu’envoya Clovis au roi des Burgondes, la comparaison entre la version qu’en donne Grégoire de Tours et le récit de la Chronique de Frédégaire montre toutes les amplifications possibles à partir du schéma le plus simple. Parfois une ambassade ne suffit pas : apparaissent alors des séquences d’ambassades multiples, faisant intervenir une construction « en mosaïque ». La complexité du récit peut également tenir à la nature même du message transmis tout comme aux intentions (duplicité, manœuvres) de ceux qui l’adressent. En tout état de cause, le récit d’ambassade influe toujours sur la structure générale de la chronique et son rôle s’avère déterminant.
5Dans la Vie de Saint Louis de Joinville, qui raconte la septième croisade à laquelle l’auteur participa aux côtés du roi, les récits d’ambassade sont nombreux. L’étude menée par Maria Pavel met en lumière leur structure narrative en proposant une analyse de ce qu’elle appelle des « stations d’ambassade », passages aussi importants et codifiés que le sont les « stations d’amour » dans le roman arthurien. Ces unités narratives, dont une typologie nous est proposée, ne sont jamais des « enclaves » dans le récit ; ici encore, elles s’intègrent très bien à l’œuvre, notamment par le recours à des marqueurs spatio-temporels, au jeu des temps et des pronoms, aux verbes d’énonciation. Des constantes apparaissent, sans que l’on puisse pour autant isoler un style formulaire figé.
6Quant à Franceska Skutta, elle nous donne une étude comparée des trois récits d’ambassade auxquels Chateaubriand consacre quatre livres de ses Mémoires d’outre-tombe. Entre ces livres rédigés la même année (1839), par-delà des points communs manifestes, plusieurs différences notables apparaissent, s’agissant notamment de leur insertion au sein des Mémoires et du traitement du temps ou, plutôt, des temps savamment entremêlés (temps des faits racontés, temps de la narration, temps de la relecture). Tout se passe comme si l’insertion du récit d’ambassade imposait à chaque fois à l’auteur de surmonter un obstacle dans l’organisation de son œuvre et réclamait du lecteur une participation active. Ainsi le Livre XXVI (Berlin, 1821) fait écho au début du Livre IV, où le narrateur entreprenait déjà le récit de son séjour à Berlin, avant de revenir avec nostalgie à son enfance. Le Livre XXVII (Londres, 1822) commence par une longue digression du mémorialiste qui, tout en relatant sa mission diplomatique, évoque en contrepoint ses sept années d’émigration à Londres, période marquée par le souvenir de son amour pour Charlotte Ives et qui avait déjà fait l’objet d’un récit dans les Livres X à XII, rédigés précisément lors de l’ambassade à Londres. Dans les Livres XXX et XXXI enfin, le récit de l’ambassade à Rome (1828-1829), beaucoup plus étendu que les deux précédents, constitue une relation fidèle des faits vécus, sans retour vers un passé perdu et idéalisé. Il fait appel aux documents de l’époque, notamment aux lettres à Madame Récamier.
7Un récit précis d’ambassade peut tenir un rôle important au sein d’une œuvre et révéler d’autres significations que celles qu’il semblait devoir explicitement délivrer. C’est le cas du long passage qu’Hérodote consacre aux conséquences considérables du meurtre des hérauts perses envoyés par Darius pour proposer la reddition aux Athéniens et aux Spartiates, en 491 av. J.-C., au début de la première Guerre Médique. C’est aussi le cas du récit de l’ambassade à Venise dans la Conquête de Constantinople de Geoffroy de Villehardouin, consacrée à la quatrième croisade. Le récit d’Hérodote se caractérise par un traitement particulièrement élaboré du temps, faisant se succéder analepses et prolepses, ainsi que par sa structure concertée, révélant un riche système d’échos et d’oppositions unifié par le thème du meurtre des messagers. En 480, au début de la seconde Guerre Médique, les Spartiates envoient, en expiation du crime, deux hérauts auprès de Xerxès, qui refuse de leur faire subir le même sort que celui qui avait été réservé aux Perses. En 430, enfin, alors que s’engage la Guerre du Péloponnèse, des ambassadeurs lacédémoniens sont tués par les Athéniens. Le meurtre primordial est donc puni et, selon l’auteur, la vengeance divine peut alors s’accomplir. Tel quel, le récit permet de poser le problème de la médiation en temps de guerre : toute entreprise d’ambassade entre des ennemis n’est-elle pas vouée à l’échec ? Mais le récit offre également la possibilité d’une réflexion sur la justice des hommes (loi du talion), qui doit opérer rapidement, et sur celle des dieux (transmission héréditaire des fautes), qui, elle, s’inscrit dans une temporalité plus étendue.
8Dans la Conquête de Constantinople, l’ambassade à Venise, à laquelle Geoffroy de Villehardouin consacre le récit le plus long et le plus détaillé, apparaît comme un événement fondateur. Il s’agit, en effet, pour les six messagers envoyés par les comtes français de négocier l’affrètement de la flotte des croisés. Le récit, qui enchaîne les étapes successives avec netteté, présente de nombreux traits qui semblent manifester une volonté d’informer avec objectivité : l’énoncé est précis, les indications chiffrées abondent, souvent confirmées par les documents officiels conservés, ou proches de celles qu’ils fournissent. L’emploi systématique du passé, la distinction clairement établie entre le narrateur qui, lorsqu’il prend en charge son récit, emploie la première personne, et l’acteur de l’ambassade, désigné par la troisième personne, permettent une focalisation externe. Le chroniqueur, enfin, recourt au style direct pour rapporter les clauses mêmes du contrat négocié. Tout donne ainsi l’illusion d’un document de référence, « l’illusion » car, autant ou plus que d’informer, son objectif est de convaincre du bien-fondé des décisions prises par les messagers.
9Le passage des Mémoires du Cardinal de Retz qu’analyse Éric Tourrette évoque, lui aussi, un moment décisif, celui où la reine Anne d’Autriche, régente du royaume, voulut confier à Retz la mission de messager chargé d’apaiser les séditions provoquées par l’arrestation de Pierre Broussel, chef de l’opposition parlementaire, aimé du peuple. La manipulation dont il est alors l’objet influera grandement sur son destin : s’estimant quitte de toute obligation envers la reine, il s’engagera dans les rangs des Frondeurs. Cette blessure d’amour-propre détermine également le récit du mémorialiste qui, tout en faisant preuve d’une ironie distanciée à l’égard du jeune homme qu’il était à cette époque, reconstruit l’épisode en imposant l’idéal d’une reconquête d’un rôle actif dans l’Histoire. La comparaison avec le bref et cruel passage que La Rochefoucauld consacre à cette même scène le met bien en évidence.
10Dans les œuvres présentées, il apparaît, en effet, que le narrateur se montre toujours le maître de son récit. Parfois, nous l’avons vu, il est l’un des protagonistes : Joinville rapporte ce qu’il a vu et entendu, mais prend soin de distinguer clairement fait vécu et information obtenue d’un tiers. Sa présence dans le texte constitue la preuve incontestable de sa volonté de témoigner. Ambassadeur et mémorialiste, Chateaubriand assume la dualité de son statut. Mais, n’ignorant pas les limites et les vanités des ambitions diplomatiques, s’en moquant même, il revendique l’immense pouvoir de l’écrivain, qui laisse son empreinte sur l’œuvre par la tonalité mélancolique qu’il lui confère et par le choix de telle ou telle stratégie narrative. En ce qui concerne le lexique, l’étude statistique de Dominique Longrée permet non seulement de déterminer les types d’œuvres dans lesquelles les termes référant au message ou à l’ambassade sont utilisés, mais aussi de mettre en évidence des spécificités d’emploi propres à chaque auteur. Cela confirme un phénomène déjà relevé dans ce genre d’études lexicométriques : même si, inévitablement, le style d’une œuvre est étroitement lié aux faits décrits ou à son genre littéraire, l’auteur n’en reste pas moins le « facteur » le plus déterminant dans le processus d’écriture.
11Dans les Mémoires du Cardinal de Retz, le récit met en scène une lutte implacable entre le redoutable Mazarin et Retz lui-même, parfaitement conscient du terrible piège qu’on lui tend. Dans cet affrontement, où chacun manipule son adversaire, mais aussi sa propre parole en recourant à toutes les ruses du langage, c’est la notion même de message qui est en jeu. Retz distingue le message douteux, dont il est chargé, du messager qu’on veut faire de lui et qui désire obstinément demeurer sincère ; Mazarin ne souhaite qu’une chose : les confondre. Le récit s’enrichit enfin d’une tonalité burlesque inattendue dont Éric Tourrette fait apparaître toutes les composantes. C’est dans cette toute-puissance de la parole que réside le triomphe du narrateur, seul vainqueur de cette scène pathétique. Messager malgré lui, Retz mémorialiste devient le manipulateur facétieux d’un dérisoire théâtre de marionnettes.
12Villehardouin ne cherche pas seulement à informer, il veut surtout démontrer que le choix de Venise était le meilleur, sinon le seul possible. S’il met en valeur avec tant de précision les clauses du traité, c’est précisément pour mieux montrer ensuite qu’elles ne furent pas respectées par tous : certains croisés s’embarquèrent dans d’autres ports et l’argent manqua. Il les dénoncera, car, pour honorer les engagements pris, il fallut accepter des compromis et, finalement, détourner la croisade de son but. En soulignant aussi la grandeur de l’événement par les discours et par la mise en scène qui les accompagne, ainsi que les serments, le chroniqueur veut suggérer qu’il eût été possible de réaliser une grande entreprise.
13Le récit d’Hérodote, enfin, ne peut se comprendre définitivement que par référence au vaste projet narratif et historiographique de l’auteur. Un rapprochement avec un passage de Thucydide permet de mieux comprendre la spécificité du texte. Hérodote confère une nouvelle signification au meurtre des hérauts perses, mais aussi à celui des ambassadeurs lacédémoniens. Il impose la vision d’une justice divine s’accomplissant par l’entremise d’Athènes qui échappe ainsi à toute punition. Il transpose et projette les « fautes » commises envers Athènes, en 430, par différents personnages, sur leurs ascendants qui intervenaient cinquante ans plus tôt, lors de la seconde Guerre Médique. Ainsi Hérodote confond-il habilement croyance religieuse et interprétation pro-athénienne des faits historiques : il réécrit l’Histoire.
14Cette réécriture de l’Histoire peut se manifester d’une autre façon, non dans le récit de l’ambassade même, mais dans le message transmis, et il s’agit toujours d’un travail éminemment littéraire. L’histoire de Bajazet nous est ainsi parvenue sous trois versions différentes et successives. La tragédie de Racine est assurément la plus connue. Mais on ne saurait oublier que le poète était tributaire d’une nouvelle de Segrais et d’une version factuelle, la plus antérieure, constituée d’une série de dépêches que l’ambassadeur Césy expédia de Constantinople. L’analyse que leur consacre Christine Noille-Clauzade montre qu’il n’y a pas de texte « neutre », mais, dès l’origine, une rhétorique et une poétique apparaissent. Les dépêches, en effet, révèlent déjà divers traitements littéraires : mise en écriture sur le modèle des romans chevaleresques, amplification oratoire manifeste dans la lettre à Louis XIII et, dans une autre dépêche, nettement postérieure, influence des « turqueries » propres à l’histoire galante, où les passions tiennent un rôle important. Il est alors particulièrement révélateur de suivre la métamorphose progressive du message dans les versions suivantes. La nouvelle de Segrais reprend le dilemme cornélien et l’associe à la déploration virgilienne ; Racine, quant à lui, impose l’emprise du pathos sur la tragédie, des discours à l’intrigue, des caractères à l’action. Si d’une version à l’autre, les topoi poétiques et rhétoriques se retrouvent sans égard pour la distinction entre témoignage et fiction, du moins le contexte institutionnel permet-il de garantir les limites génériques.
15C’est encore au message que nous nous intéresserons avec deux contributions qui envisagent sa dimension religieuse et sacrée. En effet, parole transmise par un messager lui-même délégué par une instance supérieure, il peut être aussi message de la Parole divine, destinée à être révélée et transmise aux hommes.
16Dans le Livre IV des Institutions divines de Lactance (début du ive siècle), dont Blandine Colot nous propose une étude, l’auteur commence son apologie du christianisme en se demandant comment transmettre à un lecteur païen un message qu’il ne peut admettre ni même comprendre. Mettant en place une véritable stratégie littéraire, il associe entre elles diverses références à la pensée et aux croyances romaines, païennes, juives et chrétiennes. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le traitement réservé aux figures emblématiques des prophètes et du Christ, présentés comme messager(s). Ce statut partagé fait cependant apparaître des différences essentielles. Le Christ incarne l’accomplissement des prophéties : il rend compréhensibles les Écritures. Envoyé par Dieu, missus, il est chargé de révéler l’unicité de Dieu, même si Lactance ne rapporte jamais ses paroles, alors qu’il cite abondamment les prophètes. Messager, il est nuntius, comme le sont si souvent les prophètes dans l’Ancien Testament. Pour l’usage de ce terme, qui ne désigne jamais le Christ dans le Nouveau Testament, Lactance se fonde sur les données du judaïsme et la riche polysémie du mot dans la langue latine. Le message du Christ, légat de Dieu, « docteur de justice », devient accessible au lecteur, pourvu que celui-ci consente à une prise de conscience nouvelle. À cette fin, le recours aux paroles des prophètes s’avère déterminant, puisqu’ils sont les messagers de Dieu. Et pourtant, par la force du discours, sous l’effet saisissant d’une hypotypose permise par le recours au style indirect libre, leur statut d’intermédiaires semble s’abolir. C’est la voix de Dieu lui-même que le lecteur entend : le message peut en quelque sorte se dispenser de son messager.
17L’article de Françoise Daviet-Taylor éclaire d’un nouveau jour la figure du messager et les thèmes du message et de l’ambassade dans les textes bibliques. Les messagers, tous serviteurs de Dieu, les prophètes, le Christ et les apôtres, sont chargés d’assurer un lien entre le monde divin et le monde des hommes. Choisis, inspirés, ils doivent révéler une vérité et, pour y parvenir, se faire comprendre (à l’exception notable d’Ésaie – ou Isaïe – dont le message doit rester obscur, dans le dessein divin). L’analyse menée par Françoise Daviet-Taylor fait apparaître le rôle essentiel tenu par la langue dans cette transmission d’un sens qui dépasse souvent l’entendement humain. L’étude de plusieurs passages empruntés à la traduction gotique du Nouveau Testament par Wulfila (ive siècle) montre clairement l’importance des moyens lexicaux et des fonctions linguistiques permettant d’assurer la connexion entre les différentes phases de la mission du messager. S’impose tout particulièrement le rôle joué par la particule ga- qui, entrant dans la composition des verbes gotiques signifiant « écouter » et « voir », permet l’expression de la visée téléologique (la finalité) aussi bien qu’aspectuelle (l’accomplissement) du message prophétique qui doit être véritablement entendu et bien compris. C’est ainsi que la langue elle-même devient messagère et ambassadrice de sens.
18Par-delà la diversité des textes étudiés et des interprétations proposées, ces études, considérées dans leur ensemble, permettent de dégager certaines constantes qui constituent autant de problématiques décisives pour l’étude des récits faisant intervenir un message ou une ambassade. La situation du narrateur par rapport à l’événement qu’il rapporte s’avère toujours déterminante. Il peut avoir pris part à l’entreprise en tant qu’acteur ou spectateur, comme Villehardouin et Joinville, ce dernier rédigeant son œuvre un demi-siècle après la croisade à laquelle il participa. Retz et Chateaubriand rapportent, eux aussi, longtemps après, des événements qui ont marqué leur destin personnel. Le récit d’ambassade est ainsi l’occasion pour le narrateur d’une remise en question décisive de sa propre vie, en même temps que s’opère une création littéraire qui peut revêtir différentes formes. Une « distanciation facétieuse » fait apparaître les ridicules d’un jeune homme manipulé ou ceux d’un ambassadeur qui subit l’ennui des missions diplomatiques et découvre la vacuité des ambitions. Le passé peut être idéalisé ou reconstruit en fonction des événements survenus postérieurement : Retz impose ainsi l’idée d’une reconquête d’un rôle actif dans l’Histoire, Chateaubriand métamorphose le récit d’ambassade en récit de vie personnel. L’historien, comme le chroniqueur du Moyen Âge, se veut narrateur objectif, même si la complexité de certains récits d’ambassade peut aussi trahir son propre regard. Car cet idéal est, en réalité, inaccessible, il n’est qu’apparence, comme le montre, dès l’origine du genre historiographique, l’exemple d’Hérodote. L’ambassadeur Césy relate des événements dont il a pu être le témoin direct ; pour autant, ses dépêches révèlent des points de vue fort différents, selon le genre et le registre adoptés. Même si l’auteur revendique une volonté d’informer son lecteur, il ne peut jamais demeurer impartial. Nécessairement, il transforme et enrichit son récit à sa guise, en lui conférant les significations qu’il souhaite lui donner, en orientant l’interprétation des faits d’un point de vue idéologique, moral ou esthétique : défendre et justifier l’attitude des Athéniens en temps de guerre, faire l’apologie du christianisme, expliquer le choix de Venise mais aussi dénoncer par avance l’attitude condamnable de certains croisés, légitimer un engagement politique, mener à bien un vaste projet autobiographique…
19Dans cette perspective, on pourra vérifier, à bien des reprises, l’utilité d’une approche comparative, qui permet de révéler un ou plusieurs autre(s) point(s) de vue et de faire apparaître les partis pris. Hérodote enrichit de nouvelles implications le récit d’événements dont le texte de Thucydide donne une tout autre vision ; la relation des faits donnée par Villehardouin se distingue de celle de Clari en imposant la nécessité de l’ambassade à Venise, seul choix possible et non pas dernier recours après les refus successifs de Pise et Gênes ; le récit de la mort de Bajazet, de la dépêche d’ambassade à la nouvelle puis à la tragédie, se métamorphose au gré des modèles poétiques et rhétoriques ; la cruelle et lapidaire allusion de La Rochefoucauld donne une autre vision de la scène longuement racontée par Retz. Il en va de même dans le cas d’une traduction qui transforme le sens d’un message biblique auquel l’apologiste latin confère aussi de nouvelles significations pour mieux le transmettre à son lecteur. L’étude lexicométrique a également montré, par comparaison, comment César et Tacite, pour décrire des faits parfois relativement similaires, pouvaient préférer, selon l’œuvre envisagée, tantôt un terme, tantôt un autre (legatus/legatio et nuntius/mandatum).
20Le message et l’ambassade sont étroitement liés à la parole transmise, trahie, donnée ou refusée. Se trouvent alors posés les problèmes inévitables de la compréhension, de la sincérité et de la vérité, mais aussi de la manipulation et du pouvoir. Attila, redoutable homo duplex, parvient à dresser ses deux principaux adversaires l’un contre l’autre en déformant la vérité et en inversant le rapport entre intentions et paroles. Mazarin, lui aussi, se révèle, maître de la duplicité et terrible tacticien manipulateur. Lors de l’ambassade à Venise, nulle mention n’est faite de l’intention d’attaquer Le Caire, et ce silence volontaire est justifié par l’habileté d’une stratégie dont la nouveauté pouvait effrayer certains croisés. C’est au narrateur qu’il revient de rapporter, à son tour, cette parole et, pour ce faire, d’user de toutes les ressources du langage à sa disposition : lexique, structures grammaticales, syntaxiques et morphologiques, tonalités et registres, discours direct, indirect et indirect libre… ou de rendre compte de ce silence. Lorsque les mots ne suffisent plus, le langage du corps ou le symbolisme des objets peuvent alors tenir leur rôle : pensons aux trois jeunes hommes porteurs de couteaux lors de l’ambassade du Vieux de la Montagne, métaphore de menaces implicites et latentes ; aux messagers agenouillés, en position de suppliants, ou au doge de Venise en majesté à la tribune ; à la prosternation devant le Roi, refusée ou esquivée, parce qu’elle est signe de servitude ou jugée impie ; aux deux replis précipités de la reine dans la petite chambre grise, révélateurs d’un désir d’échapper à une situation inextricable et de fuir la réalité.
21Le message et l’ambassade impliquent, enfin, une rencontre. Elle obéit à des règles codifiées, dans le cadre d’un cérémonial qui peut s’apparenter à un rituel, comme cela apparaît, tout particulièrement, dans les trois textes médiévaux. Pour autant, toute règle appelle nécessairement sa possible transgression qui, dans certains cas, peut aboutir à une véritable perversion : Athéniens et Lacédémoniens mettent à mort les hérauts perses, niant ainsi les règles de l’hospitalité et de l’accueil des messagers étrangers que Xerxès, lui, respecte à la perfection. Car la rencontre qu’impose toute ambassade ou envoi de messager est toujours l’occasion d’une mise en contact de deux mondes, deux peuples, deux modes de pensée ou croyances. La médiation est-elle possible dans un contexte souvent marqué par l’affrontement ou, tout au moins, l’opposition et la différence ? Peut-on se fier à l’autre et que doit-on attendre de lui ? Faut-il l’accepter tel qu’il est ? Perses et Grecs tentent de s’imposer réciproquement leurs propres valeurs ; Lactance souhaite convertir son lecteur païen à la vérité du message chrétien, tout comme l’évêque arien Wulfila ; les ambassadeurs perses, dont la Chronique de Frédégaire relate la mission à Constantinople, doivent être convertis au christianisme, de même que les messagers du Vieux de la Montagne dans la Vie de Saint Louis de Joinville. Dans ce dernier texte cependant, la curiosité du témoin-narrateur peut faire du récit un documentaire, tant la mission diplomatique peut aussi être l’occasion de découvrir d’autres mœurs et coutumes. Bien plus, l’ambassade à Venise, telle qu’elle est racontée par Villehardouin, révèle une estime réciproque entre les messagers et les autorités de la cité qui partagent une même foi et un même idéal, la libération des Lieux saints. Entre crainte et espoir, curiosité et répulsion, acceptation et rejet, la perception de la différence révèle toutes ses facettes. La lecture des études de ce recueil offre également la possibilité de s’interroger sur le rapport à autrui, sur la découverte de l’inconnu et, finalement, sur sa propre identité.
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