Alcuin et Merlin, ou le sage imaginaire : le dialogue dans quelques textes didactiques médiévaux
p. 79-98
Texte intégral
1Le dialogue à l’écrit est un paradoxe en soi : il a perdu, par sa simple transcription, tout réalisme, toute attache avec le réel ; et cela alors même qu’il est censé avoir la vivacité d’un échange oral. Pour le présenter sur un manuscrit, sur un support qui n’est pas par nature le sien, un certain nombre de conventions sont à l’œuvre, certaines typographiques, et celui qui connaît les normes adoptées par une maison d’édition sait combien ce « point de détail » est réellement complexe : tirets, retours à la ligne, guillemets ouvrants et fermants constituent des marques certes efficaces, mais d’un usage malaisé tant les pratiques varient. Ce premier point est d’ailleurs révélateur de la difficulté que nous éprouvons tous à analyser le dialogue : les critères formels en sont labiles, alors même que l’objet en tant que tel nous en est toujours identifiable avec la plus grande évidence.
2D’autres conventions relèvent des indications de lieu et de temps qui nous permettent de considérer le dialogue comme un événement authentique, indiscutable. Nous apprenons ainsi que tel jour à telle heure, à tel endroit, deux personnes se sont rencontrées et qu’elles ont dialogué. Mieux, que se trouvait là, justement, un sténographe qui, muni de tout son matériel, plumes, papier et encre, a pu noter à la volée le détail d’une discussion qui ne s’annonçait pas, de plus, passionnante. Le dialogue écrit se veut la saisie microphonique d’un instant fortuit, et une telle ambition montre à quel point le résultat en est impossible, fabriqué, alors même que celui qui nous intéresse se place sur la marge du champ littéraire. Nous savons que, dans le Roman de la Rose ou dans le Roman de Renard le dialogue est une apparence du réel, qu’il constitue dans le premier cas une figuration à deux voix, apprêtée, du monologue délibératif – lui-même déjà bien conven-tionnel – et dans un deuxième cas la dramatisation d’une favola, en ce qu’elle a d’impossible – des animaux qui parlent – et de divertissant, simple et gratuit édifice de mots. Il nous est plus difficile d’accepter que l’entretien télévisé ou radiophonique participe lui aussi d’un montage, et que ce qui est absolument vrai – l’image et la parole ne mentent pas – est déjà fallacieux – l’image et la parole sont agencées, nous donnent à voir comme à entendre. Tel qu’il nous apparaît, et hors même du champ du littéraire, le dialogue est ainsi, de toute façon dès qu’il est rapporté ou fixé, une fiction bien loin d’être mimétique, qui permet de confronter approches et attitudes et de rendre compte du cheminement d’une réflexion, pour le plus souvent individuelle. Pirandello a traité de ce point.
3Transcrire par écrit un dialogue joue donc sur des conventions de tous ordres. L’une des plus importantes – et en amont de celles que je viens de relever – est évidemment l’hypothèse que la mémoire permet à des auditeurs ou des interlocuteurs de suivre dans l’échange verbal un projet, une cohérence qui justifieront la translittération a posteriori de la situation dialogique. Ce qui constitue le contrat du théâtre ou même du roman se pose différemment dans le cas de textes didactiques dans lesquels les idées abordées semblent primer sur une hypothétique intrigue, et où la progression logique tient lieu de progression dramatique. De nos jours, les plans s’écrivent au tableau, et l’on a du mal à suivre les cheminements de la scolastique médiévale qui répond point par point à des objections byzantines soulevées quelques dizaines de pages plus haut. La mémoire n’est plus autant exercée, le dialogue devient souvent errance, « à bâtons rompus », et n’a pas la dimension démonstrative que le texte cherche à lui donner.
4Ajoutons à cela que la tradition latine, à la suite de la tradition grecque, a longtemps adopté des modèles écrits issus des pratiques oratoires – disputationes, altercationes – par lesquels c’est à la fois une représentation artificielle et rhétorique du dialogue qui est mise en place et un genre littéraire – entendons en cela qu’il est dès le départ écrit et que tout ce qui sera figuration du dialogue ne le sera que sur la base de la convention.
5Je souhaite ici m’attacher, à la frange du domaine littéraire, à ce qui caractérise le dialogue didactique médiéval, héritier pour une part de ces genres littéraires latins, dans la mesure où c’est à travers lui que va se mettre en place une partie des procédures d’échanges. Faisons tout de suite la part de ce qui n’est pas tant dialogue didactique qu’artifice littéraire. Les disputationes qui opposent en chien de faïence l’hiver et l’été, la noire et la tannée, ces exercices que l’on voit dès Alcuin fleurir dans des genres souvent versifiés, et qui dureront jusqu’à la Renaissance, relèvent plus de la rhétorique que de la dialectique. La preuve en est l’aporie qui conclut généralement ces débats, comme si l’énumération amœbée et élégante des arguments suffisait à traiter la question. On verra certes, du temps de Machaut, le débat devenir une œuvre poétique à part entière, qui se terminera – et ce n’est pas innocent – par l’appel au Jugement : derrière le dialogue informel, c’est plutôt l’instruction d’un procès qui structure certains textes – mais le jugement est toujours différé, comme extérieur à la fiction, dont la seule ambition serait d’être un répertoire, un argumentaire exhaustif ; on le verra de même, à la fin du Moyen Âge, devenir effectivement argumentatif, et dépasser l’éternelle question de la louange et du vitupère des dames pour militer ardemment pour la louange des femmes semblables à Marie Immaculée 1. Mais l’essentiel de cette œuvre est ailleurs, dans une fiction assumée qui fait s’exprimer des personnages entiers et vise à militer : propagande.
6Écartons, de même, ces textes peu connus, les plus anciens manuels d’enseignement de la langue qui enseignent les mots et les phrases nécessaires pour demander le gîte et le couvert dans une auberge, réclamer que l’on soigne son cheval et discuter du montant de la note. Ces textes ont déjà l’étrange apprêt que l’on trouvera dans toutes les méthodes de langue, à la fois corrects et vides, dans la mesure où ils sont autotéliques et n’ont pas d’autre raison d’être que leur simple existence – ou l’application d’une tournure particulière aussi vaine que le contenu effectif qu’elle véhicule.
7C’est précisément la relation dialogique de l’enseignement qui me retiendra, celle où il est question non pas de faire émerger des idées dans un mouvement dialectique, mais de les exposer pour que l’interlocuteur puisse se les approprier, les objections étant destinées à éclairer des points de détail, non à battre en brèche la proposition avancée.
8Qu’on y prenne garde, cependant, cette situation didactique n’est pas la plus fréquente ni la plus évidente. Le dialogue ne semble pas être au Moyen Âge le vecteur le plus fréquent de l’enseignement, tant il est vrai que les Saintes Écritures semblent primer sur la Bonne Parole : la Bible, plus que l’Évangile. Ce qui compte, c’est de lire, de prononcer à haute voix et de mémoriser ; le texte prend son sens d’être récité, ruminé ; la Règle du Maître, au vie siècle, insiste déjà sur la lecture et permet de deviner ce qu’est dans son principe l’enseignement monastique :
[…] en saison d’hiver, depuis l’équinoxe hivernal, qui est le 24 septembre, jusqu’à Pâques, attendu qu’il fait froid et que les frères ne peuvent travailler le matin, de prime à tierce les diverses dizaines se sépareront les unes des autres quant au local, pour éviter que la communauté entière ne soit rassemblée et qu’elles ne se gênent mutuellement par le bruit des voix, autrement dit elles se livreront à la lecture ; un des dix, en chaque local, fera la lecture et les autres de son groupe écouteront. Pendant ces trois heures, les enfants dans leur dizaine apprendront les lettres sur leurs tablettes sous la conduite d’un lettré. Quant aux adultes analphabètes, jusqu’à cinquante ans, nous les engageons à apprendre aussi les lettres.
En même temps, pendant ces heures, nous rappelons que dans chaque dizaine ceux qui ignorent les psaumes les apprendront suivant les directives de leurs prévôts. Donc pendant ces trois heures, on se fera la lecture et on s’écoutera mutuellement, et l’on enseignera les lettres et les psaumes aux ignorants à tour de rôle 2.
9Lire, réciter, écouter et répéter ce qui constitue un savoir à la fois technique – la lecture – et mémoriel, voilà l’essentiel de l’apprentissage. Il s’agit dans un premier temps de maintenir le savoir, et on devine que cette exigence du premier Moyen Âge, si elle a duré bien au delà (on trouve des formulations bien comparables dans la Règle de saint Benoît3 et bien d’autres), est fondatrice de l’enseignement. L’étude passe par la lecture, par la répétition et par l’apprentissage « au rasoir ». Lorsque Wilfrid va à Rome parfaire son éducation, il rencontre un excellent maître, ce qui lui permet d’apprendre, intégralement, les quatre Évangiles 4.
10Dans les monastères, le rôle du pédagogue semble se diluer face à une sorte d’apprentissage collectif, surveillé et qui se caractérise par l’ambivalence des rôles tenus : « on se fera la lecture et on s’écoutera mutuellement » dit explicitement la Règle du Maître. Le savoir est clos, il se transmet par l’acquisition d’un même patrimoine verbal et textuel. D’où, pour Alcuin, la totale complémentarité non seulement entre legere et intelligere, mais aussi entre discere et docere5. L’acte de la lecture induit une compréhension, le geste de l’étude est constamment celui d’un aller et d’un retour. Deux méthodes sont alors privilégiées par Alcuin, celle courante de la praedicatio, homélie où le maître parle et expose, et celle de la disputatio.
11La praedicatio est une forme d’enseignement codifiée, située au croisement de la pédagogie et de l’homilétique. Il s’agit à chaque fois de développer, devant une assistance une parole qui, venue d’autrui et riche de sens, mérite glose et commentaire. L’explication de l’écriture, où qu’elle ait lieu, est fondamentalement de cette nature, et l’exercice de l’explication de texte en est un lointain héritage. Le savoir est un savoir du texte, et se caractérise par une stratification propre à toute la tradition médiévale, de commentaires, gloses et postilles : le texte est alors sujet à une efflorescence, à une cristallisation, à une stratification qui est loin de la nécessaire linéarité d’un texte parlé. Mieux, le texte s’enrichit de la glose, et le lecteur médiéval sait bien que si le texte original est auques oscurs, c’est pour mieux être enrichi de la glose qu’il suscitera :
ceo tes [ti] moine Precïens,
es livres ke jadis feseient
assez oscurement diseient
pur ceus ki a venir esteient
e ki aprendre les deveient,
k’i peüssent gloser la lettre
e de lur sen le surplus mettre6
12On se trouve dans une situation de rumination où tout verset de la Bible est susceptible, par ricochets, d’éclairer le livre entier, et en même temps d’en recevoir sens. Ce sont, malgré le fait de dicere, le texte et une sorte de disposition en réseau, en arbre qui sont au cœur de la praedicatio. Cet exercice de développement du sens est par nature solitaire, en ce qu’il est performance du praedicator, de celui qui « parle devant » et dont l’exposé ne saurait être interrompu. Écrit, et appelé à se développer dans des marginalia qui s’encadrent et s’enchâssent mutuellement, le discours n’appelle pas de réponse : il s’absorbe et se médite, silencieusement. Legere et intelligere constituent la base de l’exercice, qui donne lieu à une leçon, exercice solitaire déjà, puisque la lecture est un acte isolé 7.
13La disputatio, tout au contraire, a la linéarité de la parole, parce qu’elle est échange ; pas forcément objet rhétorique, comme l’étaient les pièces d’Alcuin évoquées plus haut, mais simplement de connaissance. Dans le jeu d’apprentissage mutuel, où docere et discere jouent un rôle équivalent, le dialogue qui permet de transmettre le savoir s’instaure, pour les élèves, comme une des plus efficaces méthodes. Dès lors, deux chemins sont possibles, le premier étant celui d’un dialogue entre le non sachant et le sachant, l’un demandant des lumières à l’autre ; c’est le cas, par exemple du texte d’Alcuin connu sous le nom de Disputatio de rhetorica8, où ce n’est pas moins que Charlemagne qui va interroger le maître : situation d’excellence, où le quémandeur de savoir est un puissant et que, justement, il lui manque la puissance du savoir.
Quia te, venerande magister Albine, Deus adduxit et reduxit, quaeso ut liceat mihi te de rhetoricae rationis praeceptis parumper interrogare 9[…]
14L’ouverture est gratifiante pour le maître, en ce qu’elle reconnaît ses compétences ; mais l’objet même du savoir en est mis en valeur :
nam te olim memini dixisse, totam eius artis vim in civilibus versari quaestionibus. Sed ut optime nosti propter occupationes regni et curas palatii in huiuscemodi quaestionibus assidue nos versari solere, et ridiculum videtur eius artis nescisse praecepta, cuius cotidie occupatione involvi necesse est 10 […]
15Le propos est ainsi absolument légitimé, et le simple jeu d’une introduction parlée permet à la fois d’introduire l’objet d’un savoir et l’exposition rigoureuse de ses parties : on devine que cette fiction d’un dialogue entre Alcuin et Charlemagne est ici réduite au minimum, et que seule importe la discipline enseignée. Le jeu du dialogue et des questions et réponses permettra d’aller à l’essentiel :
K. Unde dicta est rhetorica ? A. Apo tou retoreuein, id est copia locutionis.
K. Ad quem finem spectat ? A. Ad bene dicendi scientiam11.
16Nous connaissons tous ce jeu de questions et de réponses brèves : c’est celui de toute évaluation d’acquisition des connaissances, fictif même dans son efficacité pédagogique, puisque cette capacité à poser les bonnes questions, c’est celle que n’a justement pas l’élève. Cela n’empêche pas, au besoin, des développements plus complexes, par exemple lorsque Alcuin présentera les trois subdivisions de la rhétorique en démonstrative, délibérative et judiciaire 12. Mais à chaque fois, la formulation est brève, l’explication minimale :
K. Quot habet causa circumstantias ? A. Plenaria causa septem habet circumstantias, personam, factum, tempus, locum, modum, occasionem, facultatem. In persona quaeritur quis fecerit, in facto quid fecerit, in tempore quando fecerit13 […]
17Cette présentation de la rhétorique ressemble plus à un vademecum qu’à un véritable enseignement, et c’est le jeu de l’énumération qui donnera la structure de la science à maîtriser, au moins jusqu’au moment où des exemples illustreront la matière pour la rendre plus intelligible. L’habileté d’Alcuin sera de se servir de la convention même du dialogue pour mettre en scène une définition de la sophistica locutio :
K. Transeamus, sed primum dic, quid sit sophistica locutio ? A. Si me alius quis de scola palatii tui interrogasset, forsan ostendissem ei. K. Cur alteri et non mihi ? an invides me scire ? A. Non invideo, sed parco et honoro. K. Non video honorem mihi esse, dum interrogata negas. A. Licet mihi interrogare te ? K. Cur non ? nam interrogare sapienter est docere : et si alter sit qui interrogat, alter qui docet, ex uno tamen, hoc est sapientiae fonte, utrisque sensus procedit. A. Etiam procedit, et si alter est qui interrogat, alter qui respondet : tunc tu quidem non es idem qui interrogas, quod ego qui respondeo. K. Nequaquam idem. A. Quid tu ? K. Ego homo. A. Vides quomodo potes me concludere. K. Quomodo ? A. Si dicis, si non idem ego et tu, et ego homo, consequens est ut et tu homo non sis. K. Consequens. A. Sed quot syllabas habet homo ? K. Duas. A. Numquid tu duae syllabae es ? K. Nequaquam, sed quorsum ista ? A. Ut sophisticam intellegas versutiam et videas quomodo concludi potes. K. Video et intellego ex prioribus concessis, dum concessi, ut et ego homo essem, et homo duae syllabae sunt, concludi me posse, ut ego hae duae syllabae sim. Et miror, quam latenter induxisti me prius ut concluderem te, quod homo non esses, post et me ipsum, quod duae syllabae essem14.
18Retenons, indépendamment de l’objet même de la définition, qu’il n’est pas évident que le maître interroge l’élève : le jeu de la fiction rétablit la distance entre l’empereur et le clerc ; et c’est, paradoxalement, l’empereur qui se présente comme pédagogue, dans une phrase révélatrice :
nam interrogare sapienter est docere : et si alter sit qui interrogat, alter qui docet, ex uno tamen, hoc est sapientiae fonte, utrisque sensus procedit.
19C’est l’empereur lui-même qui se présente, par son pouvoir d’interroger, comme un pédagogue ; la question avisée (sapienter) suscitera chez celui qui répond – qui est censé posséder le savoir – une formulation plus savante et plus précise, qui puisera elle aussi à la source de la sagesse (sapientiae fonte). La structure du dialogue didactique est ainsi tout à la fois subvertie et transcendée, malgré le jeu des questions et des réponses. La vérité n’est pas donnée par celui qui sait, elle est découverte et formulée conjointement ; les rôles pourraient être intervertis, et de la sagesse naît la connaissance, le mouvement pédagogique, le docere qui est bien la fin essentielle de ce dialogue.
20Le texte a cheminé, insensiblement, de la rhétorique aux vertus cardinales, elles-mêmes divisées et commentées selon leurs divers aspects ; le dialogue s’est ouvert du savoir à l’éthique, comme au seuil de la théologie, puisque le texte, au delà, ne pourrait traiter que des vertus théologales. C’est en ces termes que le texte se finit :
A. Sermo iste noster, qui de volubili civilium quaestionum ingenio initium habuit, hunc aeternae stabilitatis habeat finem, ne aliquis nos incassum tantum disputandi itineris peregisse contendat. K. Quis est qui nos frustra sermocinari audeat dicere, si aut honestarum est saeculi scrutator curiosus artium aut excellentium scrutator virtutum ? Nam me, ut fateor, ad has inquisitiones scientiae amor adduxit, et tibi gratiam habeo quod inquisita non negasti, ac ideo hanc tuarum responsionum benivolentiam probo et studiosis profuturam esse arbitror, si modo macula livoris legentem non corrumpit 15.
21Mais le statut en a changé : lui qui était au départ sermo, qui se conclut par une incise ut fateor, qui rappelle le jeu des questions et des réponses (quod inquisita non negasti), aboutit cependant à l’idée qu’il sera utile à ceux qui étudient, si la jalousie ne corrompt pas celui qui lit.
22Le dialogue est devenu livre, objet d’étude. La fiction d’un puissant autorisé à poser des questions et réclamer des réponses, le rêve d’un locuteur capable d’affirmer la force dialectique – maïeutique ? – de ses interrogations, s’efface maintenant derrière l’objet pédagogique qui appellera maintenant récitation, restitution, la redditio qui suit l’apprentissage et le contrôle.
23Une autre disputatio, longtemps attribuée à Alcuin, met en scène des personnages moins nobles, c’est la disputatio puerorum16. Les interlocuteurs ne sont pas des personnes, à peine des silhouettes – et c’est là le deuxième type de disputatio que nous voulions évoquer, après celle où parlent des princes – qui débattront de sujets qui souffrent moins encore la discussion que les divisions de la rhé-torique. C’est une sorte de catéchisme que propose la disputatio, abordant la Création puis la nature de l’homme, du temps, de l’Ancien et du Nouveau Testament, des dignités de l’Église, de la foi – un commentaire détaillé du symbole de Nicée. Les éléments du dialogue sont étonnamment répartis, puisque l’interrogateur s’adresse à celui qui donne les réponses avec une adresse : « dic, frater charissime 17 », ce qui entraîne une réplique du type : « Certe, frater, quia humiliter petisti ea quae scire cupis, ego autem quod intelligo, amabiliter tibi indicare cupio 18. » Les indications de ce type sont rares toutefois, les dialogues sont souvent beaucoup plus brefs, et n’auront à aucun moment le souci de l’exemple et de l’illustration que l’on avait vus chez Alcuin ; nous nous situons toujours dans la perspective de l’énumération, de l’inventaire factuel du monde :
Inter. Tempora in quot partes dividuntur ? Resp. : in sex. Inter. : in quibus ?
Resp. : in momentis, horis, diebus, mensibus, annis et lustribus19.
24Il y a en effet une certaine ambiguïté dans les amabilités des adresses que l’on vient de citer : si l’un des protagonistes parle d’un « frater charissime », l’autre le félicite de son humilité, et l’on voit que cette intrusion ne suffit pas à masquer à la fois une rigidité du système questions-réponses – malgré tout assoupli parfois chez Alcuin – et une sorte d’indécision dans la hiérarchie des personnages : il n’est pas question ici de l’approche qu’avait instaurée Alcuin, montrant l’importance de l’interrogateur. Il s’agit bien davantage à mon sens d’une marque de l’interchangeabilité des rôles : cette disputatio met en scène des enfants qui se font réviser leur leçon en quelque sorte, et qui « s’écoutent mutuellement » plus qu’ils ne s’apprennent mutuellement quelque chose de neuf et de rigoureux. Certes, en ligne d’horizon, c’est la parole du maître qui est sous-entendue, aussi bien dans les questions que dans les réponses ; mais elle est appauvrie de tout ce qui n’est pas l’essentiel, de ce qui fait la moelle et le foisonnement du savoir et, espérons-le, du discours magistral. Le dialogue didactique est ici la traduction la plus simple de ce que pouvait être l’apprentissage médiéval, par jeu de questions et réponses codées, à la dimension rituelle, dont la profondeur peut apparaître, parfois, plus tard. L’objet du savoir se réduit à des formules gnomiques que l’on apprend avant de les maîtriser, et qui en même temps fondent une vision du monde. Enseignement de masse, si l’on peut oser l’expression, enseignement où quoi qu’il en soit la relation pédagogique n’est pas tant dialogique que passive. La curiosité n’est pas stimulée, la question est aussi attendue – et au bout du compte aussi bornée que la réponse.
25Lorsqu’au cours du xiiie siècle se développera la tradition des textes encyclopédiques et didactiques en langue française, le public – un lectorat, ce qui change partiellement la donne – aura d’autres attentes et d’autres modèles, parmi lesquels le dialogue est loin d’avoir un statut prépondérant 20. Ce ne sera plus au modèle ecclésial et monastique que le public sera formé et, si certains textes didactiques rédigés en français émanent d’un milieu clérical, d’autres au contraire savent jouer des attentes d’un public aristocratique, pour qui ce n’est pas tant la rumination de la parole qui compte que l’attrait de la nouveauté. Les Otia imperialia de Gervais de Tilbury, traduits en français au cours du xiiie siècle, soulignent avec habileté les étrangetés, les choses extraordinaires qui nous entourent et multiplient les anecdotes. Un des deux manuscrits de la traduction de Jean d’Antioche, conservé à la BnF, souligne par des mentions rubriquées les merveilles qui donnent à chaque information le côté étonnant et mémorable qui attirera un lecteur profane 21. C’est son destinataire, l’empereur, qui donne ici à ce recueil de mirabilia sa valeur. Mais d’autres textes joueront de ce prestige, dont par exemple le fameux Secret des secrets : cette petite encyclopédie – un simple vademecum au regard de ce que proposeront Vincent de Beauvais ou Barthélemy l’Anglais – est constituée d’une suite de lettres envoyées par Aristote à Alexandre, évidemment apocryphes 22.
26L’aristocrate attend une relation pédagogique particulière et s’il ne l’a pas il en rêve ; de là, chacun y aspire, et de même que le roi est empereur en son royaume, le lecteur est roi en sa lecture : il revendique le meilleur, et c’est pour lui qu’Aristote écrit au bout du compte le Secret des secrets. Deux encyclopédies médiévales à peu près contemporaines vont jouer sur la même fiction narrative, Placides et Timeo23, et le livre de Sydrac24. On trouvera dans ces textes un certain nombre d’éléments révélateurs de la mise en scène du dialogue : sa nécessité n’en apparaîtra que plus clairement.
27Le Placides tout d’abord. Cette encyclopédie, qui nous est conservée dans six manuscrits, a eu une importance plus grande, puisque l’on a la trace d’au moins trois manuscrits perdus, et que le texte en a été rassemblé dans une compilation publiée au moins à six reprises au cours du xvie siècle. Certes, le texte en est, dans le détail, instable – des encyclopédies un peu longues appellent fatalement cette labilité des leçons – mais le triple incipit semble régulièrement présent dans la majorité des manuscrits. Un prologue va mettre en évidence la légitimité du désir de savoir, et l’on pourrait se croire proche du dialogue d’Alcuin et de Charlemagne :
Aristotes dist en son livre de nature ou commenchement d’un livre, le quel livres est appelés le livre de metafisique, que tout homme couvoite et desire a savoir naturelment les secrés de nature ; et verités est que tout homme soubtil le couvoite et desire a savoir ne nul fol ne metroit entente a ce enquerre ne demander, car haute cose et soutieue est a savoir 25.
28Le désir de savoir était formulé par Charlemagne, il avait pour cause le souci de la cité, et pour but la rhétorique en ce qu’elle pouvait lui être utile. Ici, au contraire, l’autorité s’est déplacée du côté du pouvoir vers celui du savoir, et c’est la figure d’Aristote qui légitime le livre qui vient, et non pas le dialogue. Ensuite, seulement, viendra la figure d’un dédicataire, bien falot, « Et pour ce, je, a le requeste et a le priere d’un mien seigneur et ami, ay mis paine et entente a conqueillir… » L’autorité seconde sera celle du livre :
Et des livres Platon fu estrais uns livres qui est appellés le figure du monde, qui bel et courtoisement parole des ordonnances du monde, comment il est ordonnés et par quel maniere ; de trestous les livres de natures a en cest livre contenu aucunne cose, con bien que ce soit, si est cis livres a enseignier tout ensement commenchement de nature comme li a, b, c est aprendre commenchement des sciences de clergie 26.
29Telle qu’elle s’agence ici, la fiction nous propose un livre, un résumé, un centon d’œuvres platoniciennes censées expliquer la nature. Ce n’est qu’ensuite que commence une nouvelle étape de l’introduction, qui veut montrer que ce savoir est un savoir philosophique, et utile au prince. L’incipit officiel – celui d’ailleurs d’un manuscrit – nous donne bien le ton :
Chi commencent les secrés as philosophes. Si devons savoir que philosophes si est amours de sapience, car philosophes si est grieux, et si est dist de. II. noms grieux ; li uns est « philos », qui vaut autant a dire comme amour ; li autres si est « sophos » ; qui vaut autant comme sapience en latin, dont philosophes si est a dire amours de sapience 27 […]
30La figure d’Aristote en ouverture, un titre – les secrés as philosophes – qui résonne en écho au Secret des secrets, on voit que l’œuvre gagne en prix par sa rareté même, son caractère secret et ésotérique, a priori destiné à l’élite. Elle se situe d’ailleurs en un temps idéal, où les souverains avaient un grand respect pour les clercs, dont la sagesse pouvait servir à la bonne marche de l’état. Alexandre n’est pas présent – on le verra bientôt figurer avec Socrate dans un apologue – mais nous avons déjà Rome et la mention de Caton le Censeur : tout est prêt maintenant à l’énonciation d’un savoir « savant », utile à la marche de l’état et au savoir de l’individu.
Pour ce avint que uns empereur vaut baillier. I. sien fil pour enseignier a. I. philosophe, le quel philosophe estoit nommés Timeo. Chus Timeo ne le vault rechevoir pour ce qu’il estoit fol de nature par force de complecion. Et uns plus petit rois bailla a celui Timeo. I. sien fil, bel damoisel et noble et de bonne complexion. Et le philosophe le rechupt volentiers, moult l’ama et moult mist grant paine en li enseignier, si comme nous vous dirons chi aprés 28.
31La difficulté est grande, dans un texte qui se présente comme la traductionadaptation d’un livre de Platon, de revenir à une situation d’ordre strictement pédagogique : elle est cependant nécessaire à l’enseignement qui va suivre, et se caractérisera par son aspect électif : non seulement la relation va être la relation idéale, celle du précepteur suivant pas à pas et entraînant son jeune élève, mais de plus le maître a choisi son élève, pas forcément le plus puissant ou le plus fortuné, mais le plus docile :
Moult de gens s’en merveillierent pour quoy le philosophe avoit plus tost receu le fil a. I. petit roy que le fil a. I. grant empereur, mais Timeo ne le dist mie a cascun. Mais tant avint que li jovenchaus, fieuls le roy, qui estoit apellés Placides, en mist sen maistre a raison et li dist :
– Maistres, ce dist Placides a Timeo, dites moy, car je me merveil pour quoy, vostre merchi, vous me rechutes plus volentiers a vostre doctrine que le fil a l’empereur ?
– Pour ce, dist li philosophes, que on ne doit mie donner as pourchiaus pierres precieuses, car il ameroient mieuls ordure. Et qui dist et enseigne a fol sapience, il donne as pourchiaus pierres precieuses, car le fol resamble le coq qui treuve le safir, si le sent dur et n’y peut mordre ne il ne le peut user, s’ameroit mieuls avoir trouvé. I. pois pourry ou. I. grain de blé que bon safir gros qui vaut grant avoir ; ossi le fol ameroit mieuls. I. fronmage a ou des matons que. I. sens ou une sapience bonne29.
32On pourrait détailler longuement cet échange, qui joue sur des locutions et des fables – le coq qui trouve une perle se trouve chez La Fontaine après les fabulistes antiques et médiévaux 30 – le fromage ou le maton – le lait caillé – emblèmes des fous. Plus importante me paraît l’instauration d’un dialogue qui met en scène le maître et l’élève, dans une relation organiquement comparable à celle qu’avaient établie Charlemagne et Alcuin : respect du maître, mais aussi liberté pour l’élève de l’interroger. On est d’ailleurs dans un registre qui n’est pas celui immédiat de l’enseignement scolaire. La Disputatio puerorum se focalisait sur l’enseignement religieux, le texte d’Alcuin parcourait à grands pas les arts libéraux : ici, c’est le monde physique qui est offert au regard 31, un monde matériel où il est question d’associer immédiatement connaissance et puissance. On y viendra, mais dans une relation de réel dialogue, où l’élève formule des objections, respectueuses, qui suscitent des réponses précises.
– Ha, maistres, ce dist Placides, il me samble que, quant plus est uns homs fols, tant mieuls eut mestier d’enseignier.
– Voirs est, ce dist li maistres, que qui plus est fol, plus a mestier d’enseigner. Mais vous savés, et il est voirs, que se aucuns semme fourment ou aucunne bonne semenche, quant aucuns grains chiet sur aucunne dure roche ou sur le chemin pavé, les oysiaus le menguent, ou il pourrit et meurt sans faire de bruit32[…]
33Cette situation de dialogue, privilégiée, est celle dont rêvent les pédagogues, qu’évoque quelques siècles plus tôt Thangmar dans sa Vita Bernardi33. Elle permet, de plus, d’élargir le champ du dialogue, qui n’est plus simplement de questions/réponses, mais aussi d’un vrai échange, voire d’une expérimentation presque dialectique. Le fameux épisode de la pièce de monnaie peut être compris en ce sens :
– Maistre, ce dist Placides, or vous souviengne de vostre matere continuer et, par vostre grace, si me respondés entre deux a une petite demande que je vous fay demander, car j’ay moult bien entendu ce que vous m’avés dit. Vous dites que on peut mieuls veoir les roses prochaines que les lointaines.
Lors prent Placides. I. denier en se bourse et le met si pres de l’eul a son maistre Timeo que il estoit joingnant as paupieres de l’eul a Timeo, si que il ne peut mie congnoistre le fourme du denier, tant estoit prez. 94. Lors dit Placides a Tymeo :
« Maistre, quelle fourme a il a ce denier ?
– Placides, dist Timeo, il est si pres de mon eul que je ne le puis veoir !
– Comment, maistres ! ce dist Placides, vous m’aviés dit que on veoit mieuls les coses de pres que de loing, et vous dites que vous ne poés veoir le fourme de ce denier, pour ce qu’il est trop pres ! Ainsi samble il que on voie mieuls les coses de loing que celles qui sont pres. Maistre, ainsi ne sai ge le quel croire.
95. – Placides, dist Timeo, vous vous estes gabés de moy ; par itels gabois n’aprent on mie les sens et les grans sciences. Or vous en souffrés atant, car vous arez autre pensee, avant que je vous en die plus. »
Quant Placides voit son maistre courchié, si li dist :
– « Ha, biauls douls maistres, ne vous courchiés mie, je le vous amenderay et vous promés loialment que jamais ne vous diray cose qui vous doie desplaire et dont je me puisse garder. »
96. Lors s’agenoulle Placides et li tent gage de l’amende. Et Timeo se rapaisa et li pardonna son mautalent.
– « Placides, dist Timeo, vous entendistes mauvaisement, car je ne vous di pas que les coses trop pres peussent estre bien veues, ains les convient estre amesurees ; si vous en diray le raison pour quoy ce peut estre et comment 34 […] »
34La formulation proposée par Timéo est imprécise, laisse la place à une expérimentation qui a bien sûr une part d’insolence : le maître s’irrite, l’élève fait amende honorable, et la formulation est reprise et affinée ; réaction d’élève, un peu enfantine certes, mais qui témoigne d’une forme de confiance, de vivacité de la part de l’élève, au point que ces interlocuteurs existent, ne sont plus des voix dialoguantes, mais deviennent des personnages ; C. Thomasset voit dans ce passage une tentative « faite par l’auteur pour rompre la monotonie de la suite interminable des questions qui est le propre de la littérature des Quaestiones35 ». Il me semble que malgré son côté étymologiquement divertissant, sa fonction est autre. Elle constitue comme un écho de ce que proposait Charlemagne, et prouve, dans le cadre d’un préceptorat, combien la question bien posée peut relever du docere. Au fur et à mesure cependant que l’on quitte les sciences naturelles, physique, médecine, astronomie, et que l’on s’approche du gouvernement de la cité, le discours se transforme en monologue, rappelant au besoin à un auditeur que c’est à lui que l’on s’adresse, sans pour autant lui rendre la parole :
Biauls douls amis et chiers fieuls, di Tymeo a Placides, or vous ay je monstré les introducions des coses, comment vous porrés apprendre et entre en nature ou en astronomie ou es science. Or vorroies que 36 […]
35Le propos devient de plus en plus magistral, et cela est d’autant moins étonnant que l’on est dans le registre du précepte moral, qui a à être posé et reçu, et pour lequel il n’est plus besoin de démontrer ou d’expliquer. Ce n’est plus éclaircissement du monde, mais règle de conduite. Le ton, la longueur des interventions du maître, tout cela nous rapproche du Secret des secrets, de l’importance donnée au prince et à l’exercice du pouvoir. Il n’est pas innocent que la figure d’Aristote, le maître, soit présente à 14 reprises dans le texte, cité comme l’autorité par excellence.
36Derrière le dialogue, c’est bien le livre antique qui est la référence, le livre antique qui renvoie à l’autorité du Philosophus, et à l’aune de qui se mesure tout savoir.
37L’autre grande encyclopédie dialoguée du xiiie siècle s’appuie en filigrane sur une autre figure mythique. Le livre de Sydrac présente lui aussi une ouverture multiple, ancrant l’œuvre tout d’abord dans une tradition textuelle : le Livre de la Fontaine de toute sciences, écrit dans la langue de Sydrac, son auteur mythique, passe en Chaldée par le biais de Naaman, le lépreux guéri dans le Jourdain 37, se retrouve chez les chrétiens d’Orient pour appartenir à l’archevêque de Sébaste, saint Basile 38, et aller en Espagne avec le diacre martyr Démétrios. De là, l’ouvrage est traduit en sarrazinois, un exemplaire est « translaté » pour Frédéric II, Thodre (Theodoros) son philosophe s’en fait faire une copie, qu’il offre au patriarche d’Antioche ; le volume revient à Tolède pour être traduit : les figures classiques de ces ouvrages didactiques sont rassemblées ici, l’Antiquité, son pas-sage en terre chrétienne associé à des possesseurs illustres, la diversité des traductions, la puissance qu’il est censé octroyer à celui qui le possède et en suit les préceptes – les possesseurs illustres en sont la garantie.
38Un peu plus loin, on apprendra que les traducteurs n’ont pas souhaité mettre en forme le livre tel qu’il était transmis, mais le laisser tel quel ; ce respect est dû entre autres au fait que « Dieu daigna que il fu par le sage Sydrac de profetizier de la venue de Jhesu Crist, et por ce que il fu phillosophe, ne fu mis au renc de prophetes 39. » À cette présentation d’une histoire textuelle succède une table des matières détaillée, puisque ce ne sont pas moins de 1227 questions qui seront posées et trouveront leur réponse. Ensuite seulement commence un récit étonnant, qui n’a rien à voir avec l’encyclopédie dialoguée que l’on s’attend à trouver :
1 Au tens du roys Boctus au Levant, rois d’une grant province qui est entre Ynde et Perse qui est appellee Boctorie et la gent sont appellés Boctoriens, avint que cil rois Boctus aprés la mort de Noe. viij. c. xlvij. ans voloit fermer une cité es entrees as Yndois por gueroier. i. rois qui estoit encontre de lui et son enemi et tenoit une grant partie des Indois, et se nomoit rois Garab. Si que cil rois Boctus fist comencier une tor por edifier une cité a l’entree de la terre du roi Garab. La tor fu commencee a grant joie, et laborerent une partie le jor. Il avint que lendemain matin troverent tout abatu. Li rois fu mout courouciez, et mout grant mervoille se dounerent touz cels de l’ost. Sur ce comencerent le labor derechief et laborerent tout le jor. La nuit alerent la gent reposer, et lendemain troverent tout abatu. Le rois s’en courouça et s’en merveilla mout. Et ce li avint jusques a. vij. mois, car quanque il laboroient de jor, tout s’abatoit de nuit40.
39Ce récit a bien des parentés avec l’ouverture du roman de Merlin, et la tour que veut construire Vertigier/Vortigern, qui s’écroule toutes les nuits ; les sages qui pensent avoir la solution échouent lamentablement, et le roi est contraint de proposer sa fille et une partie du royaume à qui saura lui venir en aide et bâtir la ville. En fait, c’est un vieillard qui conseillera au roi Tractabar le livre des prophéties de Noé, et surtout le philosophe Sydrac, qui saura interpréter les signes et donner les solutions :
12 Li rois Boctus prist a conter a Sydrac de son fait et il li mostra ensi come il estoit venu. Sydrac li respondi et li dist : « Sire, ceste terre a esté enchantee et nule forteresce ne se porra desus faire tant que tout l’enchantement se [13va] desface. Et je ai tel conseil que je le defferoi. » Li rois ot grant joie de ce et li pria mout qu’il pensast ce fait. Sydrac ii respondi et li dist : « Nos trovons en cestui livre de mon seigneur, qui fu de Noe que. i. angele de son Dieu li avoit enseigné, une montaigne en une contree de la parfonde Ynde qui se nomme la Montaingne verte dou corbiau, la ou le corbbiau que Noe envoia descouvrir le deluge et trova la cha-roigne et s’assist. Et cele montaingne dure. iiij. jornees de lonc et. iij. du large, et si est d’une gent qui sont a nostre façon de cors et de chieres en guise de chiens. Et si a en cele montaigne. xij. m. manieres de herbes : les iiij. m. font proufit, et les. iiij. m. domage, et. iiij. m. ne font ne domage ne proufit. Et si y a. vij. manieres d’yaues, et s’asemblent toutes en. i. lieu. xij. fois l’an, et puis s’espandent par desur ces herbes et aboivrent celes herbes. xij. fois l’an. Et se vous voulés aler en cele montaigne por les herbes avoir, vos porrez faire quanque vos voudrez de vos enemis et aurez vos desiriers. »
40Évidemment, le roi suit ces conseils, défait les cynocéphales, et devient maître des herbes. Mais alors qu’il adore ses dieux païens, Sydrac adore le vrai Dieu. Le récit prend alors la coloration d’une vie de saint martyr, jusqu’au moment où, après une prière fervente, un ange apparaît à Sydrac et lui fait bâtir un foyer à trois feux, sur lequel il posera un « vaissel » :
25 Sydrac maintenant demanda. i. vaissel de terre et le fist emplir d’yaue, et. iij. fust, et asseta le vaissel sur les. iij. fust et regarda dedenz cele yaue ou non de la Sainte Trinité, Pere et Fis et Saint Esperit. Sur ce cria a haute vois et dist : « Rois Boctus, resgarde en ceste yaue, si verras Dieu de tout le monde. » Li rois vint par grant ire et resgarda en l’yaue, et vit l’ombre de la Sainte Trinité, Pere et Fil et Saint Esperit, en ciel en lor siege, l’un semblable a l’autre et les angeles chantant devant et loant le Pere o le Fis et le Fis o le Pere et le Saint Esperit et li Saint Esperit o le Fis et le Pere41.
41Après quelques péripéties, le roi est évidemment converti et détruit lui-même ses idoles. Il purifie les quatre coins de son campement avec l’eau du « vaissel », selon les commandements de l’ange, et demande ensuite :
« Que segnefient li. iij. ling du vaissel et le vaissel desus de terre et l’yaue dedenz, et ce que tu jetas es. iiij. cantons de la herberge, et le fust que tu batis l’un sur l’autre ? »
34 Sydrac ti respondi et dist : « Sire, volentiers le vos dirai par la force et la grace de Dieu. Les. iij. çouches segnefient la Sainte Trinité, Pere et Fil et Saint Esperit. iij. persones en. I. Dieu. Le vaissel. seignefie le monde le quel soustient le povoir de Dieu. L’yaue dedenz seignefie le Fis de Dieu qui vendra en la Virge en terre, et son cors sera mis en terre comme l’yaue dedenz le vaissel ; et ses cors sera crucifiez, sur laing morra et par cel crucifiement delivrera Adam et ses amis d’enfer. L’yaue que je jetai en les. iiij. cantons seignefie le Fis de Dieu qui sera batiziez en yaue et fera novele foi. Les. iiij. cantons senefient les. iiij. bons houmes evangelistres qui seront au tens du vrai prophete, Fiz de Dieu, et seront de ses desciples, et escrivront son dit et ses commandemenz42 […] »
42Ces dernières lignes du prologue ouvrent un jeu de questions et de réponses qui se poursuivra longuement : le prince pose la question, Sydrac y répond, sans faille, de façon complète et précise ; on n’est pas dans une situation de réflexion dialectique, il est d’abord nécessaire de donner les informations, et l’essentiel du discours sera factuel – on regrettera bientôt les incises du Placides et les « charissime frater » de la Disputatio puerorum :
202 Le roy demande : « De quoy vient l’yaue chaude qui sort de terre ? »
Sydrac respont : « L’yaue chaude qui sourt de terre, ele passe sor souffre, et par la grant chaleur de la nature du souffre l’yaue chaufe et sourt toute chaude ; et qui la voudroit bien flairier, il sentiroit la fleror du souffre en cele meismes yaue43. »
43La variété des questions est quasiment infinie, et va de l’histoire religieuse à la médecine, en passant par des questions de morale et d’astrologie. Ce qui caractérisera le Sydrac, c’est son apparente diversité : il n’y a pas de dialogue, mais une suite de questions-réponses, qui si elles s’enchaînent parfois logiquement – ainsi, après la question que l’on vient de donner en exemple, vient une question sur la nature du soufre – ne s’enchaînent jamais syntaxiquement : la dimension dialectique est totalement abandonnée, au profit d’une mosaïque dont l’ensemble fait sens, mais dont l’agencement de détail paraît toujours erratique. On peut se demander, à ce niveau, s’il s’agit encore d’un dialogue. Le bon vouloir du prince prime, la requête est présentée, la réponse fuse, et l’on peut penser qu’il y a une forme nouvelle de relation, où le prince ignorant est de fait le maître du jeu, ce qui jusqu’alors n’était pas le cas, pas même dans le dialogue d’Alcuin et de Charlemagne. Mais ce qui me retiendra ici, c’est plus que l’organisation du dialogue, la façon dont il est instauré ; en effet, avant que se mette en branle la machine le roy demande/Sydrac respont, un échange a eu lieu, où le roi a demandé à Sydrac le sens des merveilles qui ont accompagné sa conversion. Nous ne sommes pas alors dans le propos encyclopédique, mais encore dans la fiction fondatrice : la demande de senefiance est absolument parente, dans les modalités de son interrogation, de celles que nous pouvions lire dans la Queste del Saint Graal, ou dans le Merlin de Robert de Boron. La réponse est du même ordre, explicative, qui participe du dévoilement, comme s’il fallait voir les choses au-delà des choses, et que c’était la mission des sages d’y parvenir, et de transmettre au non savant. En apparence, l’échange est le même ; mais il n’est pas tant question de répondre à la curiosité du prince que de dévoiler le fondement même du monde, de sa foi et de son existence. Le pouvoir du savant est alors absolu, comme celui des moines de la Queste, qui peuvent dévoiler ou garder celé, lier et délier, pardonner ou infliger des pénitences. Cette première question instaure, durablement, la puissance du clerc sur le roi, et l’absolu de son savoir justifie d’autant l’intransigeance des questions.
44Cela induit deux choses, essentielles peut-être à la légitimation de ce dialogue didactique. La première est évidemment que nous nous trouvons dans un modèle littéraire qui, en même temps qu’il est parole, est Écriture au premier chef. Sydrac a prophétisé, et même s’il n’est pas absolument équivalent aux prophètes de la Bible, il est à prendre au sérieux, exactement comme l’histoire de Joseph d’Arimathie n’est pas relatée par les évangélistes, mais constitue dans l’esprit des compilateurs une sorte de cinquième Évangile. Le livre de Sydrac est donc l’équivalent encyclopédique du Lancelot-Graal, et il permet aussi de mettre en coupe réglée le monde, et de tirer de la réalité des choses une valeur senefiante qui permettra une approche exégétique comparable à celle qui s’applique à la Bible. Il est révélateur à ce titre que la première question porte sur Dieu, et que la dernière se soucie des apôtres.
45Mais, dans un second temps, force nous est de reconnaître ici un autre type de dialogue. Certes, il avance par questions et réponses, à la façon de ceux que l’on a vus. Mais il ne s’agit pas tant de dispenser du savoir que de le révéler. Nous avons quitté la relation pédagogique qui était celle de la Disputatio puerorum, où somme toute le demandeur et le répondeur étaient sur un même plan, et même celle d’Alcuin et de Charlemagne, où l’échange se basait sur une estime mutuelle. Ici, le roi ignore et veut savoir, le clerc sait, exactement comme Merlin. Le « vaissel » dans lequel se contemple La Trinité a des aspects du Graal, et l’organisateur de ce monde a une conscience, avant les temps, de ce que sera l’Incarnation. Sydrac le prophète, pourrait-on dire en reprenant le titre du livre de P. Zumthor 44. Et s’il n’est pas fondateur de la Table du Graal, Sydrac en présente un des premiers avatars. Ce n’est pas la tour du prince finissant, mais la ville avant-poste de la chrétienté, frontalière des terres du roi Garab que fera construire le prophète.
46Le clerc savant, celui qui parle, se situe dans une double tradition, biblique et merlinienne : sa parole pose et fonde ; il est en cela différent de celui du Placides, qui s’ancrait lui dans un lignage antique, entre Aristote et cette fondation du droit et de la cité qu’il rapporte après Accurse 45. Différent enfin de ces grands conservateurs, redécouvreurs de l’antiquité que furent les clercs de la Renaissance carolingienne, nourris d’Isidore et de Cassiodore.
47Ces modèles culturels et idéologiques, s’ils n’influent pas radicalement sur la matière transmise, ni même réellement sur les divers types de dialogue, leur donnent cependant une coloration différente. Qui parle et qui écoute, qui demande et qui répond, ces catégories ne suffisent pas à définir le dialogue ; si l’on se demande au nom de quoi parle-t-on, écoute-t-on, les choses alors se nuancent. Mais, quoi qu’il en soit, comme le disait Charlemagne lui-même, ex uno tamen, hoc est sapientiae fonte, utrisque sensus procedit.
Notes de bas de page
1 Voir par exemple le Champion des Dames de Martin Le Franc, éd. R. Deschaux, CFMA.
2 La Règle du Maître, ch. 50 (8-17), éd. et trad. A. de Vogüé, Paris, 1964, p. 225 et 235. Cité in P. Riché, Écoles et enseignement dans le haut Moyen Âge, Paris, Picard, 1999 (3e éd.), p. 349.
3 Au premier son de None, chacun quittera son ouvrage et ils se tiendront prêts pour le moment où l’on sonnera le second coup. Après le repas ils vaqueront à leurs lectures ou à l’étude des psaumes. Durant le Carême ils feront leurs lectures depuis le matin jusqu’à la troisième heure pleine, et ils s’occuperont ensuite au travail qui leur aura été enjoint, jusqu’à la fin de la dixième heure. En ces jours de Carême, chacun recevra un livre de la bibliothèque, qu’il devra lire en entier et par ordre. Ces livres seront distribués au commencement du Carême. (Règle de saint Benoît, ch. XL VIII, éd. A. de Vogüé, Paris, 1972, p. 181-182. Cité in P. Riché, op. cit., p. 350).
4 Bède, Histoire ecclésiastique, V, 19, cité in P. Riché, op. cit., p. 352.
5 Cf. Marta Cristiani, « Le vocabulaire de l’enseignement dans la correspondance d’Alcuin », in Vocabulaire des écoles et des méthodes d’enseignement au Moyen Âge, actes du Colloque de Rome, 21 au 21 octobre 1989, éd. O. Weijers, Turnhout, Brepols, 1992, p. 13-33.
6 Marie de France, Lais, prologue, v. 10-16.
7 « Après la sixième heure, s’étant levés de table, ils [les moines] reposeront sur leur couche dans un silence complet. Si quelqu’un veut lire, qu’il lise pour lui seul, de manière à ne pas incommoder les autres. » (Règle de saint Benoît, ch. XLVIII, op. cit. p. 181-182. Cité in P. Riché, op. cit., p. 350).
8 Disputatio de Rhetorica et de Virtutibus ed. Karl Halm, Rhetores Latini Minores, ex codicibus maximam partem primum adhibitis, Leipzig, B. G. Teubner, 1863, p. 523-550) ; le texte est disponible sur internet grâce à Angus Graham (http ://freespace. virgin. net/angus. graham/Alcuin. htm), ou sur le site de the latin library (http ://www. thelatinlibrary. com/alcuin/alcuin. rhetorica. shtml).
9 Op. cit., § 1.
10 Ibid.
11 Ibid., § 3.
12 Ibid., § 5 : la présentation se développe en une dizaine de lignes.
13 Ibid., § 6.
14 Ibid., § 35.
15 Ibid., § 46.
16 Migne, P. L. CI, col. 1097-1144. L’attribution est repoussée par Michel Olphe-Galliard, Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique, Paris, Beauchesne, 1953, art. « Catéchisme », col. 280.
17 Op. cit., col. 1113.
18 Ibid.
19 Ibid.
20 Cf., pour une approche d’ensemble, Denis Hüe, « Structures et rhétoriques dans quelques textes encyclopédiques du Moyen Âge », Colloque de Caen, L’Encyclopédie et l’Encyclopédisme, janvier 1987, Aux amateurs de livres, Klincksieck, 1991, p. 311-318.
21 Ms BnF fr. 9113 ; cf. la thèse de C. Pignatelli, La traduction des Otia Imperialia de Gervais de Tilbury par Jean d’Antioche dans le manuscrit de la Bibliothèque Nationale Fr 9113, édition et étude sous la direction de C. Buridant, Strasbourg, 1997. Cette scansion des paragraphes par la mention rubriquée merveille évoque le rôle de « Sydrac respont » que l’on verra plus bas dans le livre de Sydrac.
22 Sur le Secret des secrets, on pourra voir, outre les travaux de J. Monfrin, le texte édité par D. Lorée (http ://www. uhb. fr/alc/medieval/S2. htm) et la présentation détaillée qu’il en a faite, « Le statut du Secret des secrets dans la tradition encyclopédique du Moyen Âge », Cahier Diderot n ° 10, Discours et Savoirs, Encyclopédies médiévales, 1998, p. 155-17. Article consultable en ligne : http ://www. uhb. fr/alc/medieval/cd10/Loree. pdf
23 Pour le Placides et Timeo, cf. évidemment l’édition procurée par C.-A. Thomasset, Placides et Timéo, ou li secrés as philosophes, Genève, Droz, « TLF », 1980, ainsi que son étude Commentaire du « Dialogue de Placides et Timéo » : une vision du monde au xiiie siècle, Genève, Droz, 1982.
24 Sydrac le philosophe, Le livre de la fontaine de toutes sciences : edition des enzyklopädischen Lehrdialogs aus dem xiii Jahrhundert/hrsg. von Ernstpeter Ruhe Wiesbaden, L. Reichert « Wissensliteratur im Mittelalter ; 34 », 2000. On consultera aussi Sylvie-Marie Steiner, Le livre de Sidrach : un témoignage de la diffusion encyclopédique au xiiie siècle, éd. critique d’après les manuscrits de Paris et de Rome (premier prologue, catalogue des questions, second prologue), Melun, Association Mémoires, 1994.
25 Placides, op. cit., § 1, p. 1.
26 Ibid., § 3, p. 1.
27 Ibid., § 6, p. 2-3.
28 Ibid., § 10, p. 4.
29 Ibid., p. 4-5.
30 Gallus et margarita, se trouve chez Phèdre et dans le Romulus anglicus.
31 L’étude des sciences naturelles et du monde physique ne figure pas clairement dans le quadrivium, sauf peut-être l’astronomie, qui renvoie plus souvent à une connaissance du comput qu’à une réelle réflexion ou observation. On la retrouve cependant assez régulièrement, dans des œuvres destinées au moins en principe à des souverains : c’est le cas par exemple du Secret des secrets, qui décrit avec rigueur les humeurs et les régimes alimentaires à suivre au fil des saisons.
32 Op. cit., § 12, p. 5.
33 Thangmar, Vita Bernardi, M. G. H., SS IV, p 758, cité in Riché, op. cit., p. 360.
34 Op. cit., § 93-96, p. 38-39.
35 Op. cit., introduction, p. XXXIII.
36 Op. cit., § 420, p. 204-205.
37 Cf. 2Rois, 5.
38 Nommé « Ayo Vassilio » dans le texte.
39 Op. cit., prologue, § 12, p. 3.
40 Ibid., § 1, p. 39.
41 Op. cit., § 25, p. 44.
42 Ibid., § 33-34, p. 46.
43 Ibid., § 202, p. 106. Cet exemple, à peine plus bref que les autres.
44 Merlin le prophète : Un Thème de la littérature polémique, de l’historiographie et des romans, Paris, Payot, 1943.
45 Sur ce récit de fondation du droit romain, cf. mon article « Le doigt du sage et le poing du fou », colloque d’Aix, le Geste au Moyen Âge, « Senefiance » n ° 41, p. 275-292.
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