Montage et engagement dans Uomini e no d’Elio Vittorini
p. 271-281
Texte intégral
1Le roman Uomini e no (Les Hommes et les autres en français) écrit en 1944 par Elio Vittorini (1908-1966) a été unanimement reconnu par la critique comme le « roman de l’engagement1 » de l’écrivain sicilien. En effet, même si l’œuvre de Vittorini a toujours été ancrée dans une réalité historique bien précise — l’avènement au pouvoir du fascisme dans L’œillet rouge, l’Italie fasciste dans Conversation en Sicile par exemple — Uomini e no marque cependant une attention au réel et à l’Histoire, ainsi qu’une prise de position politique bien plus manifestes que dans tous les autres livres.
2 Uomini e no retrace l’histoire du partisan N 2, doublement engagé dans la lutte armée contre les nazis à Milan — il est membre des GAP (Gruppi d’Azione Patriottica) — et dans une histoire d’amour, longue de dix ans et sans issue, avec une femme mariée qui, bien qu’amoureuse, se refuse à lui. A la fin du livre, N 2, déçu par l’action partisane et se sentant abandonné de Berthe, entreprend une dernière action, volontairement suicidaire, contre le chef nazi Chien Noir. Le roman s’achève sur l’image d’un jeune ouvrier s’enrôlant dans les GAP.
3Vittorini regrettera l’engagement explicite dont il a fait preuve dans ce roman, comme l’indique son refus du Prix International de la Paix pour Uomini e no : « Ma conception de l’art comme valeur et non comme fonction me rend désagréable le choix, parmi tous mes livres susceptibles d’être primés, du moins valable et du plus fonctionnel2. » Sévère condamnation d’un récit que son auteur estimait « fonctionnel », c’est-à-dire soumis à un impératif, en l’occurrence d’ordre politique, autre que littéraire.
4Et pourtant, c’est aussi sur le plan littéraire que Uomini e no se démarque des autres textes de Vittorini, puisque l’écrivain sicilien ordonne son récit selon un dispositif bien particulier, qui est celui du montage. Le roman est en effet constitué de l’alternance de chapitres en caractères romains et d’autres en italiques, dont on peut dire, en guise de présentation rapide, que les premiers retracent l’action concrète, tandis que les seconds la commentent et la prolongent parfois dans un monde purement imaginaire. Dans la mesure où les deux séries sont agencées selon le mode de l’alternance et qu’elles relèvent toutes deux du domaine de la fiction, on peut parler ici de montage-parallèle alterné, par opposition au montage-assemblage qui s’appuie sur des textes déjà existants, souvent non fictionnels, et au montage-collage, qui insère des textes fictionnels dans le récit, généralement sous la forme de citations3.
5On a beaucoup parlé de l’influence qu’auraient exercée sur Vittorini les auteurs américains en matière de techniques narratives, qu’il s’agisse de la reprise du modèle « behaviouriste », en vertu duquel les personnages se révèlent d’eux- mêmes par leurs seuls comportements ou paroles, en l’absence de toute instance narrative manifeste, ou du dispositif même du montage. Cette dimension ne saurait être négligée, surtout si l’on se rappelle que Vittorini a été, avec Pavese, l’introducteur de la littérature américaine en Italie à la fin des années 1930 : non seulement il a traduit des textes de D.H. Lawrence ou W.S. Maugham, mais il est encore à l’origine de la première anthologie italienne de textes américains (Americana, 1941), où figurent des auteurs contemporains tels que E. Hemingway, avec lequel Vittorini a entretenu une longue correspondance et dont le roman Pour qui sonne le glas semble avoir inspiré l’épilogue de Uomini e no.
6Le dispositif auquel a recours Vittorini ne saurait cependant se réduire à la copie pure et simple d’une technique empruntée aux écrivains américains : au contraire, sa complexité et sa finesse semblent attester d’une réelle coïncidence entre des thématiques et des problématiques proprement vittoriniennes et un dispositif binaire qui fait osciller le récit entre l’Histoire collective et l’histoire individuelle, la tonalité épique et la tonalité lyrique, le contingent et l’universel. Si l’on s’accorde à dire, avec Denis Bablet, que le montage relève bien de « l’intentionnalité » de l’auteur et que « monter, c’est choisir et assembler pour construire, mettre en rapport pour exprimer4 », on peut s’interroger sur les raisons qui ont poussé Vittorini à recourir au montage pour son roman le plus engagé : quelle efficacité prêtait-il à ce procédé qui fait figure d’hapax dans son œuvre et que nous dit, en retour, ce dispositif sur l’engagement de l’auteur ?
Le dispositif du montage-parallèle alterné
7Le lecteur qui ouvre Uomini e no pour la première fois relève avant tout une différence de typographie entre un certain nombre de chapitres imprimés en caractères romains et d’autres en italiques. Les chapitres en caractères romains représentent un total de 114 chapitres sur 143, les passages en italiques n’occupant que 29 chapitres. Il semblerait donc que nous ayons affaire, plus qu’à un système binaire qui supposerait une égalité de volume entre les deux types de chapitres, à un récit qui serait interrompu par huit séquences en italiques. J’examinerai en détail les divergences entre les deux séries à l’aide des critères établis par Gérard Genette dans Figures III (« Discours du récit5 ») pour mener une analyse du discours narratif.
8L’étude ce que G. Genette nomme « l’ordre6 » livre un premier critère de distinction entre les deux discours narratifs mis en présence. Dans les chapitres en caractères romains, la temporalité dominante est linéaire et, à l’exception d’une courte analepse au chapitre XLVI, elle ne présente aucune anachronie. La progression du récit coïncide avec celle d’une action diachronique scandée par les attentats urbains, les moments de préparation, de repos des partisans des GAP et les représailles des nazis.
9La coïncidence entre ordre de l’histoire et ordre de la narration est en revanche beaucoup moins respectée dans les chapitres en italiques. Les anachronies relèvent toutes de l’analepse, mais il faut distinguer les retours que le narrateur effectue dans un passé réel — sur le plan de la fiction : il s’agit du « vrai » passé des personnages fictifs que sont N 2 et le narrateur — et ceux qu’il effectue dans un passé inventé. Ainsi, les chapitres XX à XXII et LVII à LXI constituent des analepses particulières, « imaginaires », au cours desquelles le narrateur évoque l’enfance rêvée de N 2 avec Berthe, tantôt en Lombardie, tantôt en Sicile, et à des âges différents. L’étude de l’ordre dessine donc une frontière assez nette entre un récit dans l’ensemble linéaire, sans anachronies, et un autre beaucoup plus complexe par le nombre et la nature des anachronies.
10Mais c’est essentiellement sur les plans du « mode » — qui répond à la question « Qui voit ? » — et de la « voix » — qui répond à la question « Qui parle ? » — que les deux types de texte se différencient l’un de l’autre. Dans les chapitres en caractères romains, la focalisation zéro, qui renvoie à la figure d’un narrateur omniscient, est en définitive très peu présente, Vittorini préférant ne pas expliquer toutes les décisions des personnages. Ainsi, la mort même du héros reste une énigme pour le lecteur : N 2 avait-il de lui-même envisagé de tuer Chien Noir ou bien est-ce l’ouvrier qui, lui soufflant cette idée au chapitre CXXXII, lui permet de se suicider tout en accomplissant un geste pour la cause partisane ?
11Inversement, les chapitres en italiques se caractérisent par la prééminence de la focalisation zéro : le narrateur répète maintes fois qu’il est capable d’entrer dans la conscience de N 2, en tant que double, « spectre » du héros (« et parfois, en outre, je me demande si je ne suis pas lui en personne7 »). Mais il pénètre tout aussi bien les pensées de Berthe (« Je vois Berthe et tout ce qui lui arrive8 » dit-il) comme si finalement le narrateur se réappropriait les prérogatives d’omniscience auxquelles il semblait avoir renoncé dans les chapitres en caractères romains.
12On ne s’étonnera donc pas de retrouver sur le plan de la voix la frontière qui sépare un texte d’où le narrateur est absent, ce qui donne lieu à un récit hétéro- diégétique, d’un texte où au contraire il est bien présent en tant que personnage (récit homodiégétique) et même à certains moments comme héros (récit auto- diégétique) : c’est le cas notamment dans les chapitres XL à XLII, quand le narrateur se pose comme le héros de cette aventure qu’est « écrire sur [N 2], parler un peu de la chose qu’il y a entre une femme et lui9 ». Ainsi, ce sont bien deux discours narratifs distincts qui se juxtaposent dans le même roman, que ce soit sur le plan de l’ordre, du mode et de la voix.
13Une différenciation analogue apparaît sur le plan de la diégèse. Les deux séries donnent au lecteur l’impression de raconter deux histoires différentes : d’un côté, une chronique de la Résistance, plus proche du document historique que de l’épopée, entrelacée d’une histoire d’amour malheureuse ; de l’autre côté, une analyse du narrateur sur son métier d’écrivain et un dépassement de la contingence historique de la Résistance de 1944 vers un questionnement quasi métaphysique sur le Mal et l’Homme.
14En outre, les deux séries juxtaposent deux temporalités radicalement différentes : par le retour à une enfance imaginaire, l’histoire d’amour dans la réalité présente de la première série est projetée dans un passé onirique, loin de la violence qui occupe l’autre versant du récit. C’est donc à une double échappée de la réalité mais aussi du temps de l’Histoire qu’aspire N 2 quand il demande au narrateur une journée de son enfance avec Berthe. Ce saut hors de l’histoire n’est pas le seul fait du personnage N 2 : le narrateur l’effectue aussi quand il présente le phénomène historique du « nazifascisme » comme un épisode de la longue histoire de l’offense faite au monde dans les chapitres CIX, CXII, CXIII et CXIV. L’événement historique assume alors une fonction d’exemple, particulièrement probant, dans l’argumentation que le narrateur développe au sujet de la part non-humaine qui est dans tout homme : « Nous, aujourd’hui, nous avons Hitler. Et qu’est-ce qu’il est ? N’est-il pas homme ? Nous avons ses Allemands. Nous avons les fascistes. Et qu’est-ce que c’est que tout ça ? Pouvons-nous dire, que ce n’est pas, ça aussi, en l’homme10 ? » L’Histoire, qui était le contexte fondamental du récit de la première série, n’apparaît plus alors que comme un immense réservoir de situations et de personnages, où l’on puise les exemples les plus illustratifs, de la même façon que l’on puise dans une culture ou une littérature.
15De l’étude détaillée des discours narratifs des deux séries ainsi que des thèmes qu’elles abordent, il résulte que le dispositif mis en œuvre par Vittorini dans Uomini e no est fondamentalement double. D’un côté, nous avons un roman de guerre, d’action, de type linéaire, hétérodiégétique. De l’autre, un texte homo (voire auto) diégétique, complexe, à la temporalité éclatée, aux personnages dédoublés, qui tend vers un approfondissement et un dépassement de l’action racontée dans la première série. Après avoir examiné chacune des séries composant le montage, il convient donc désormais d’étudier les rapports qui les lient afin de comprendre quel rôle joue une série à l’égard de l’autre.
L’agencement des deux séries constitutives du montage
16Les modalités d’entrecroisement des deux séries sont multiples et ne semblent obéir à aucun principe systématique : tantôt les séquences en italiques s’intercalent dans la temporalité de la première série, et poursuivent la narration à un autre niveau11 ; tantôt elles suspendent l’action de la première série, soit en interrompant une action ou un ensemble d’actions12, soit en se plaçant à la fin d’une scène13. Quel que soit le mode d’insertion de la deuxième série dans la première, le lecteur n’est jamais pris au dépourvu : un thème ou un glissement de focalisation explicite font toujours lien entre la première et la deuxième série, ce qui laisse penser que le montage tel que le pratique Vittorini consiste moins en une juxtaposition de deux récits parallèles qu’en l’imbrication cohérente de deux séries qui se complètent et se nourrissent mutuellement.
17Il convient donc de voir quel éclairage donnent les passages en italiques sur les chapitres en caractères romains, et quel rôle ils jouent dans la compréhension globale de l’œuvre.
18La seconde série a pour effet plus manifeste d’« humaniser » les protagonistes de la première série. N 2 révèle l’étendue de son amour pour Berthe dans les chapitres en italiques où il essaie désespérément de la rencontrer enfant. Parallèlement, la cinquième séquence en italiques consacrée à Berthe (LXXXIX-LXXXI) éclaire la psychologie du personnage.
19Plus profondément, les séquences en italiques ont pour fonction de donner un sens, voire une interprétation des événements rapportés dans la première série, et on peut penser que la deuxième série constitue dans son ensemble le commentaire du texte de la première série. Ainsi, le chapitre CIX commente la scène de la dévoration de Giulaj par les chiens et en donne une interprétation qui a pour but d’inscrire l’épisode dans le cadre plus général de l’offense faite aux hommes. S’ensuit un long questionnement (CXII-CXIV) sur ce qu’est l’homme, et plus particulièrement si l’offense perpétrée fait partie de l’homme. La réponse affirmative qui tranche le débat fournit finalement une explication au titre lui-même : il n’existe pas deux parts de l’humanité, dont l’une serait humaine et l’autre tout inhumaine, mais plutôt il existe un « non-homme » chez l’homme, lequel peut décider d’être « homme ou non ».
20Les passages de nature métanarrative assument cette même fonction d’éclaircissement du texte : le narrateur s’explique sur le choix de N 2, et non pas de Gracchus, comme héros de son livre au chapitre XL, arguant que ce dernier n’a pas « une histoire personnelle14 », et que par conséquent il n’a rien, sur le plan de son vécu, qui soit semblable à l’expérience du narrateur. C’est donc une véritable poétique que nous livre le narrateur dans ces pages, fondée sur ce qu’il nomme « l’humilité15 », en vertu de laquelle l’écrivain « sait ce qui est en l’homme d’après ce qui est en lui-même16 ». Enfin, il n’est pas jusqu’au sujet même du récit — l’entrelacement d’une histoire de partisans et d’une histoire d’amour — qui ne soit justifié dans les italiques : au chapitre LXXXIX, le narrateur établit un parallèle entre le fascisme qu’un régime politique impose à son peuple et la tyrannie que peuvent exercer l’un sur l’autre des partenaires amoureux, ou, de manière plus générale, tous les hommes dès lors qu’ils sont mis en relation : « Partant d’elle ou de N2, je pourrais, moi, m’ouvrir la route vers un autre drame, et, peut-être, découvrir comment il y a, dans les plus délicats rapports entre les hommes, une continuelle pratique de fascisme17. »
21Les chapitres en italiques semblent donc former l’arrière-plan interprétatif du récit, comme si Vittorini cherchait à rendre son texte le plus lisible possible.
22Enfin, de même qu’elles tendaient à personnaliser les héros de la première série, les séquences en italiques semblent personnaliser le narrateur en lui attribuant des traits typiquement vittoriniens : outre la Sicile, plusieurs éléments, dans l’enfance du narrateur et/ou de N 2 font directement écho à Conversation en Sicile, comme l’image d’un enfant de sept ans devant un cerf-volant, symbole de l’innocence18, ou celle du père aux yeux bleus amateur de tragédies. Tout se passe finalement comme si Vittorini tentait, dans les chapitres en italiques, de redonner son empreinte à un texte qui, dans les chapitres en caractères romains, paraît moins personnel.
23Ainsi, les passages en italiques jouent un rôle tout autre que secondaire par rapport aux textes en caractères romains : ils soulignent l’effort de Vittorini de rattacher, sur le plan vital, l’expérience collective de la guerre et l’expérience individuelle de l’amour, et, sur le plan littéraire, l’expérience contemporaine et internationale du roman-témoignage et la recherche stylistique plus individuelle. On peut alors se demander pourquoi Vittorini a choisi, comme dispositif structurant de son roman le plus engagé, le montage parallèle : en quoi correspond-il à l’idée que l’auteur se fait d’un texte engagé, en quoi traduit-il peut-être aussi sa réticence à se plier entièrement à un genre qui attribue une fonction explicite à la littérature ?
Montage et engagement
24Nous allons voir que le montage assume une fonction ambivalente, servant à la fois le désir de l’auteur de s’engager et remettant en question la possibilité de réalisation de ce même désir. Ainsi, plus qu’une technique servant ou desservant la volonté de l’auteur de s’engager, le montage semble traduire les interrogations de l’auteur quant à la possibilité même qu’a un écrivain de s’engager sans renier sa liberté créatrice, forcément individuelle.
Le montage : un dispositif ambivalent
25La deuxième série introduite par le dispositif du montage remplit trois critères essentiels de ce que Benoît Denis nomme « la littérature engagée19 » : la présence totale de l’écrivain à son œuvre, la conception de celle-ci comme porteuse d’un message explicite et « l’appel lancé au profane20 », c’est-à-dire au lecteur.
26Les chapitres en italiques sont tout d’abord le lieu de la prise de position du narrateur. Il s’y affirme comme écrivain (« Je suis quelqu’un qui écrit, un écrivain, et je veux écrire sur toi21 », dit-il à N 2). La prise de position du narrateur est d’autre part idéologique. Spectateur de l’histoire qu’il se charge ensuite de raconter, il n’en est pas moins engagé dans un camp précis, celui des résistants : c’est bien dans les chapitres en italiques que l’appel à la résistance, à la lutte est le plus clairement exprimé, notamment dans le passage consacré au dialogue fantastique entre Berthe et les morts. Il semble donc que les séquences en italiques soient pour le narrateur le lieu de l’engagement, la marge du texte qu’il remplit de ses annotations afin d’orienter la lecture idéologique des événements de la première série.
27Enfin, la deuxième série inscrit dans la lettre du texte la figure du lecteur, ce qui est également un trait caractéristique de la littérature engagée : l’écriture engagée se veut transitive, destinée à quelqu’un. Or justement la présence du narrateur se manifeste dans les séquences en italiques sur le mode du discours : tantôt le narrateur s’adresse N 2, tantôt il tient une sorte de monologue qui implique le lecteur. Ce dernier se trouve alors pris à parti par le narrateur qui l’invite au débat : « Nous disons aujourd’hui : c’est le fascisme. Même : le nazi- fascisme. Mais qu’est-ce que cela signifie que ce soit le fascisme22 ? ».
28On pourrait donc penser que le montage permet à l’auteur d’approfondir le récit de la première série dans le sens de l’engagement, en le commentant et en l’adressant au lecteur dans la deuxième série. Et pourtant, force est de constater que les séquences en italiques, parce qu’elles constituent souvent ce que nous avons nommé dans la première partie de cette étude une « échappée de l’Histoire », ont également comme effet — contraire au premier — de relativiser l’engagement de l’écrivain dans la défense d’une cause contingente et contemporaine. On connaît en effet le mot d’ordre de Sartre selon lequel il faut « écrire pour son époque23 », et qui montre bien que l’engagement procède dans une large mesure de la conscience que l’écrivain possède de sa propre historicité. Or précisément Vittorini tente de dépasser l’inscription historique du récit de la première série en replaçant ce dernier dans une réflexion d’ordre général et métaphysique sur le mal et l’offense au monde. De phénomène historique, le « nazifascisme » devient l’illustration de l’offense faite par l’homme à l’homme, et Vittorini opère ainsi un basculement évident de l’Histoire à la morale. Les indices suggérant le caractère universel et atemporel de l’expérience représentée sont nombreux : pour n’en citer que quelques-uns, on peut mentionner la reprise de la formule biblique « Ecce homo » (« Voici l’homme ») pour décrire l’homme offensé et qui a pour effet de faire du personnage de Giulaj une figure christique, un symbole d’humanité souffrante qui traverse les âges. Une autre figure atemporelle et quasiment mythique est celle de Chien Noir dans la dernière séquence en italiques, qui condense toutes les représentations du Mal, réelles ou littéraires : « Et Chien Noir, quand il entre, est tous les chiens qui ont été, il est dans la BIBLE et dans toute histoire ancienne, dans MACBETH et dans HAMLET, dans Shakespeare et le journal d’aujourd’hui24 ». Dans l’attente de Chien Noir, N 2 rejoint aussi la cohorte de ces héros qui découvrent que la vérité de l’Homme est celle de sa souffrance : une vérité atemporelle, qui consacre la prééminence de l’Humanité sur l’Histoire comme horizon de l’engagement vittorinien25.
29Les séquences en italiques sèment également un doute sur la signification idéologique du roman. Ainsi, la dernière séquence semble miner l’invitation à une action politique concrète sur laquelle s’achève le roman avec la figure de l’ouvrier qui s’engage dans les GAP, en insistant sur les motifs strictement personnels du sacrifice de N 2. Les passages en italiques montrent bien que la déception générée par l’action concrète n’est pas la seule cause du désir de N 2 de « se perdre26 » : l’absence de Berthe le ronge jusqu’au dernier moment, et c’est bien quand il comprend qu’elle ne viendra plus qu’il décide de tout « envoyer au diable27 ». Tout nous porte donc à croire que N 2 meurt pour des raisons plus personnelles que politiques.
30Ainsi, le montage qui contribuait à faire de Uomini e no un roman engagé dessine également les contours d’un roman du doute, qui ne semble pas choisir entre l’idéologie susceptible de donner un sens à la vie et l’incertitude constitutive de l’Homme qui s’interroge, qu’il s’agisse de N 2, Berthe, Gracchus ou le narrateur. Ce doute est sans conteste celui de Vittorini lui-même, écartelé entre la conviction du militant qu’il était et l’inquiétude naturelle de l’artiste. Uomini e no illustrerait alors l’incompatibilité de deux logiques, celle égocentrique du créateur — manifeste dans la deuxième série — et celle plus altruiste du politique et de l’Histoire, par définition collectives — qui donne lieu à la représentation chorale de la première série.
Le montage révélateur d’un certain « tragique de l’engagement littéraire28 »
31Plus que traduire l’engagement de Vittorini ou au contraire le nuancer, le dispositif du montage aurait ainsi pour fonction essentielle de manifester le malaise de l’écrivain, déchiré entre l’incertitude naturelle de l’artiste et la conviction du militant. Ce malaise ne tiendrait pas au fait que la première série relèverait d’une contrainte d’objectivité que la deuxième série s’efforcerait de compenser, mais plutôt au fait que finalement, ni l’une, ni l’autre des séries ne satisfait complètement l’auteur. Entre les deux modes d’écriture que représentent respectivement les chapitres en caractères romains et ceux en italiques, et les deux figures de narrateur que chacun propose, Vittorini ne tranche pas, même si on peut penser que le narrateur de la deuxième série est sanctionné par l’histoire : à la fin du récit, celui-ci constate en effet l’impuissance de l’écriture face aux événements, suggérée par le fait que, dans le dernier chapitre en italiques, il n’arrive pas à sauver N 2 de la mort. Le narrateur ne peut lui apporter qu’une consolation illusoire et vaine — le retour dans l’enfance, la réécriture de son histoire et de celle de Berthe dans un monde fictif — qui en aucun cas ne suffit à calmer son désespoir de vivre. La dernière phrase du chapitre sanctionne cet échec de l’écriture à travers l’image d’un narrateur qui quitte son histoire pour livrer son personnage à l’Histoire proprement dite : « Mais lui, de sept ans, moi, je l’emporte. Il ne reste rien d’autre, dans la pièce, qu’un engin de mort : avec deux revolvers en main29 ». L’Histoire a rattrapé la littérature.
32Ainsi, plutôt que de donner une image positive de l’écrivain dans l’une ou l’autre des deux séries constitutives du montage, le roman pose véritablement la question du statut de l’écrivain engagé et de l’efficacité de l’écriture à agir sur le monde, sans clairement la trancher. C’est sans doute cette difficulté de donner un sens unique au livre, de résoudre clairement le problème qu’il mettait en lumière par le biais du montage, qui a poussé Vittorini à remanier autant son œuvre, sortie sous six versions différentes de 1945 à 1965. Les changements ont toujours essentiellement porté sur les chapitres en italiques. La réintégration de la deuxième série que Vittorini a opérée en dernière instance montre combien le montage lui apparaissait nécessaire dans ce livre, tout comme les multiples remaniements dont il a été l’objet révèlent l’insatisfaction qu’un tel dispositif, qui remettait en cause l’unité narrative du livre comme son sens idéologique, entraînait malgré tout.
33Le recours au montage traduirait donc, dans le texte de Vittorini, ce que l’on pourrait appeler le « tragique de l’engagement littéraire », qui consisterait alors dans l’impossibilité où se trouve l’écrivain d’exprimer son engagement politique sans se heurter en même temps aux limites de cet engagement.
34Ce retournement de la littérature sur elle-même, ce questionnement du rôle de l’écrivain au sein de la fiction, seul un dispositif aussi manifestement littéraire que le montage pouvait l’exprimer : en attirant l’attention sur le « comment écrire », Vittorini mène imperceptiblement le lecteur à se poser la question qui est au cœur même de la notion d’engagement littéraire : « pourquoi — au sens de pour quoi faire — écrire ? ».
Notes de bas de page
1 F. Zanobini parle ainsi de l’œuvre comme du « romanzo dell’impegno », in Elio Vittorini, introduzione e guida allo studio dell’opera vittoriniana, Firenze, Le Monnier, 1980, p. 76.
2 cité par V. D’Orlando dans sa thèse « L’écriture en accusation. Engagement et modernité de l’œuvre narrative et critique d’Elio Vittorini », soutenue à Paris III-Sorbonne Nouvelle (UFR d’italien et roumain), sous la direction de Mario Fusco, 1994, p. 389 : « La mia concezio- ne dell’arte come valore e non come funzione mi rende sgradito che si scelga da premiare, tra tutti i miei libri, proprio il meno valido e il più funzionale. »
3 Les lignes directrices de cet article sont issues d’une étude menée dans le cadre du séminaire de J.-P. Morel, « Poétique et esthétique du montage au xx e siècle », au Centre de formation doctorale en Littérature générale et comparée à l’université de Paris III (2001-2002). Elles héritent ainsi d’outils d’analyse proposés par J.-P. Morel.
4 Collage et montage au théâtre et dans les autres arts durant les années vingt, Lausanne, La Cité- l’Age d’homme, (« Théâtre années vingt » ), 1978, p. 13.
5 G. Genette, Figures III, « Discours du récit, essai de méthode », Paris, Ed. du Seuil, 1972, 67-273 (« Poétique »).
6 c’est-à-dire l’étude des « rapports entre l’ordre temporel de succession des événements dans la diégèse et l’ordre pseudo-temporel de leur disposition dans le récit », Ibidem, p. 78.
7 E. Vittorini, Les Hommes et les autres, trad. de l’italien par M. Arnaud, Paris, Gallimard, 1992 (« L’Etrangère »), p. 94.
8 Ibidem, p. 138.
9 Ibid., p. 33.
10 Ibid., p. 196.
11 C’est le cas pour les chapitres XVIII-XXII et XXVII-XXIX, ibid..
12 LXXIX-LXXXI et LXXXVIII- LXXXXIX, ibid.
13 XXVII-XXIX et CIX-CXIV, ibid.
14 Ibid., p. 67.
15 Ibid., p. 153.
16 Ibid., p. 197.
17 Ibid., p. 155-156.
18 Ibid., p. 238.
19 B. Denis, Littérature et engagement de Pascal à Sartre, Paris, Ed. du Seuil, 2000, (Points Essais), p. 11. B. Denis réserve l’expression de « littérature engagée » au vingtième siècle, de l’Affaire Dreyfus à nos jours, arguant que « c’est en effet durant cette période que cette problématique s’est développée et formulée précisément, qu’elle a pris cette appellation et qu’elle est devenue l’un des axes majeurs du débat littéraire ». Il propose en revanche d’appeler « littérature d’engagement » « ce vaste ensemble transhistorique de la littérature à portée politique », qui conduit en France de Pascal à Hugo, en passant par Voltaire.
20 Ibidem, p. 32
21 E. Vittorini, Les Hommes et les autres, op.cit., p. 34.
22 Ibidem, p. 206.
23 J.P. Sartre, « Présentation », Les Temps modernes, n°1, 1er octobre 1945, p. 4.
24 E. Vittorini, Les hommes et les autres, op.cit., p. 238.
25 C’est bien ce que suggère Vittorini lui-même quand il revient sur les motifs de son adhésion au PCI dans la célèbre lettre qu’il écrit à Togliatti sur les pages du n° 35 du « Politecnico », janvier-mars 1957 : « Je n’adhérais donc pas à une philosophie en m’inscrivant à notre Parti. J’adhérais à une lutte et à des hommes », cité par G. Gronda, Per conoscere Vittorini, Milano, Arnoldo Mondadori Editore, 1979, p. 265. La traduction est de notre fait.
26 E. Vittorini, Les hommes et les autres, op. cit., p. 217.
27 Ibidem, p. 236.
28 Expression que nous calquons sur « le tragique de l’écriture », formule employée par R. Barthes dans Le degré zéro de l’écriture, Paris, Ed. du seuil, 1972, p. 66 (Points Essais).
29 E. Vittorini, Les Hommes et les autres, op.cit., p. 238.
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