Chapitre V. L’amitié à l’épreuve de l’impersonnalité chez Maurice Blanchot
p. 237-246
Texte intégral
1Précisons d’abord ce que nous visons ici par le terme d’impersonnalité. Celle-ci n’est pas imposée à l’écriture, elle est intrinsèquement conjuguée à l’acte d’écrire, parfaitement indissociable de cette opération. L’impersonnalité n’est ni un thème ni un sujet, mais une propriété immanente à l’écriture. Elle est étroitement associée dans notre esprit à ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari désignent comme des devenirs, c’est-à-dire à ces forces qui font filer les mots, qui font fuir l’écriture et qui sont dotées, qui plus est, d’une forte puissance politique.
2Et l’impersonnalité, loin d’être neutre, travaille, imprime une torsion à ce qui passe par l’écriture, à ce qui la traverse, opérant comme un filtre. C’est le cas avec l’amitié, car la littérature, et a fortiori l’écriture, ne se conçoit pas sans destinataire. « On écrit toujours à quelqu’un », affirme par exemple l’écrivain américain Kathy Acker1. Et ce quelqu’un n’est pas n’importe qui, c’est un ami, un ami d’un genre particulier, à la fois familier et étrange.
3Impliquée dans l’opération d’écriture, l’amitié se trouvera par conséquent engagée dans ce que Jacques Derrida désigne comme un « devenir-écriture de l’amitié » ou encore un « devenir-ami de l’écriture2 ». Emportée par l’impersonnalité œuvrant à la surface des mots, l’amitié deviendra méconnaissable. Autrement dit, elle perdra les qualités généralement associées à l’amitié, celles-ci se révélant incompatibles avec cette « exigence d’écrire qui exclut toute amitié » dont Maurice Blanchot parlait dans La Communauté inavouable3, c’est-à-dire avec cette nécessité de faire fuir les mots toujours plus loin. Et cela pour une raison fort simple, l’amitié menace à chaque instant de reconfigurer, de reterritorialiser l’écriture, son flux, sur la figure de l’ami. Dom Juan est une très belle incarnation de cette fuite, de cette volonté de ne pas se laisser prendre au piège, en l’occurrence à travers celui du mariage. Gilles Deleuze l’a déclaré : « on écrit que par amour », et Dom Juan le met en application, animé par l’amour qui le met en branle, qui le fait entrer en mouvement.
4C’est en ayant ceci à l’esprit que nous pouvons un peu mieux lire pour éventuellement la saisir cette phrase de Georges Bataille tirée de Le Coupable (dont le premier titre un temps envisagé fut d’ailleurs L’Amitié) : « ces notes me lient comme un fil d’Ariane à mes semblables et le reste me paraît vain. Je ne pourrais cependant les faire lire à aucun de mes amis4 », ainsi que le commentaire qu’elle suscite chez Maurice Blanchot : « car alors lecture personnelle par des amis personnels5 ». Ce qui serait assurément pour lui le pire des scénarios. Car l’écriture tolère mal l’ami.
5Maurice Blanchot va chercher à formuler une définition de l’amitié qui assume la transformation que l’écriture lui fait subir, et y parviendra grâce à cette expression énigmatique : « amitié pour l’exigence d’écrire qui exclut l’amitié ». Notons que c’est au nom de l’amitié que Maurice Blanchot procède à l’exclusion de celle-ci, au nom d’une amitié qui exclut l’amitié, ou plus exactement qui exclut l’ami. En répudiant l’ami, Maurice Blanchot bouleverse toute l’histoire de l’amitié car celle-ci était configurée sur l’ami, entraînant une confiscation de l’amitié par la figure de l’ami. Maurice Blanchot tente à l’inverse d’élaborer une amitié sans ami ; c’est du moins ce que suggèrent ces quelques mots qui résonnent de façon terrible à l’oreille (car Blanchot est effrayant par moments, ce qui s’avère inhérent à l’idée élevée, exigeante, voire sublime, qu’il se fait de l’amitié) : « amitié : amitié pour l’inconnu sans amis ».
6Cette amitié fuit donc toute reconfiguration, c’est pourquoi il est si délicat de la définir, de la figer dans un sens. Quand Blanchot prononce pour la première fois le mot « amitié » dans La Communauté inavouable, il précise dans la foulée que « l’amitié, il est vrai, se définit mal6 ». Ceci ne doit pas être pris pour une coquetterie de style, pas davantage pour une façon de s’excuser d’avance d’échouer à cette tâche. En effet, si « l’amitié se définit mal », c’est d’abord parce qu’elle n’aime pas être définie, ou plutôt, qu’elle aime à être mal définie, voire, en exagérant, en forçant le trait, qu’elle aime à être mal-aimée, exactement comme Dom Juan qui ne s’explique jamais convenablement devant Don Elvire sur les raisons de sa fuite. Rapportant un événement dans lequel Georges Bataille était impliqué et au cours duquel ce dernier aurait demandé à un ami de lire à haute voix un livre, Maurice Blanchot nous fait remarquer que « pourtant s’y maintient la réserve d’un certain incognito : l’interlocuteur n’est pas désigné, mais il est montré tel que ses amis puissent le reconnaître, sans le nommer ; il est l’amitié, non moins que l’ami7 ». Ces derniers mots sont dotés d’une importance primordiale : « il est l’amitié, non moins que l’ami ». Il y a, condensé dans cette formule, tout le projet de Blanchot. « Il est l’amitié au moins autant que l’ami », autant dire qu’il est autant l’amitié que l’ami, et pourquoi ne pas dire qu’il est celui qui demeure incognito, celui qui n’est ni désigné ni nommé, l’amitié plus que l’ami. Cet incognito, cet anonymat ne se rapporteraient-ils pas, en définitive, davantage qu’à l’ami, à l’amitié elle-même, à une amitié qui n’aurait plus de visage ?
7C’est à la suite de ce passage que Blanchot se risque à cette définition : « Qu’en est-il alors de l’amitié ? Amitié : amitié pour l’inconnu sans amis8. » Pourquoi sans ami ? Parce que l’ami pourrait reconnaître celui ou plutôt ce qui souhaitait rester incognito, anonyme ; en d’autres termes, l’ami c’est celui qui pourrait confondre l’amitié. Cette amitié sans ami nous la nommons amitié sans visage.
8Que reste-t-il encore de l’amitié lorsqu’elle est conçue comme « amitié pour l’inconnu sans amis » ? Quelles conséquences cela a-t-il eu sur Maurice Blanchot, y compris dans la conduite de ses relations personnelles ? Car la force de Blanchot, c’est que cette définition est suivie d’effet. Affirmons sans plus tarder que Maurice Blanchot n’est parvenu qu’une seule fois dans sa vie à atteindre à la plénitude de cette amitié sans visage. Ce fut avec Michel Foucault, et ces quelques phrases magistrales par lesquelles s’ouvre le livre Michel Foucault tel que je l’imagine parlent d’elles-mêmes :
Quelques mots personnels. Précisément, je suis resté avec Michel Foucault sans relations personnelles. Je ne l’ai jamais rencontré, sauf une fois dans la cour de la Sorbonne pendant les événements de mai 1968, peut-être en juin et en juillet (mais on me dit qu’il n’était pas là), où je lui adressais quelques mots, lui-même ignorant qui lui parlait. […] Il est vrai que, durant ces événements extraordinaires, je disais souvent : Mais pourquoi Foucault n’est-il pas là ? lui restituant ainsi son pouvoir d’attrait et considérant la place vide qu’il aurait dû occuper […]. C’est ainsi peut- être que nous nous sommes manqués9.
9À propos de cet extrait, Eleanor Kaufman constate, dans The Delirium of Praise, que se maintient chez Maurice Blanchot une contradiction entre la présence et l’impersonnalité10, traits par lesquels se caractérise l’amitié sans visage.
10Toutefois, si nous comprenons sans mal ce que cette relation doit à l’impersonnalité, il est plus compliqué de dire de prime abord ce qu’elle a encore d’amical. D’autant que le choix de Michel Foucault peut paraître curieux lorsqu’on se penche sur celui qui aura, de l’aveu même de Gilles Deleuze, réhabilité une notion d’amitié tombée en déshérence, car ce ne sont pas les cas d’amitié célèbres qui manquent concernant Blanchot. Pour commencer, il faudrait évoquer Emmanuel Levinas, rencontré à Strasbourg dans les années 1925-1926 : « Je voudrais dire sans emphase, que la rencontre d’Emmanuel Levinas, alors que j’étais étudiant à l’université de Strasbourg, a été cette rencontre heureuse qui éclaire une vie dans ce qu’elle a de plus sombre11. » Levinas, le plus vieil ami, le seul que Blanchot ait jamais tutoyé.
11Puis il y eut cette amitié exceptionnelle qui le lia à Georges Bataille, auquel il dédiera un livre intitulé L’Amitié, recueil d’articles placé sous le signe, sous l’autorité souveraine de l’ami perdu et de sa conception exigeante de l’amitié. Blanchot confiera dans une lettre à Dionys Mascolo, « l’amitié : ici je me rappelle que Georges a écrit ce nom et qu’il nous l’a donné12 ». Amitié convoquée jusque dans l’exergue : « … amis jusqu’à cet état d’amitié profonde où un homme abandonné, abandonné de tous ses amis, rencontre dans la vie celui qui l’accompagnera au-delà de la vie, lui-même sans vie, capable de l’amitié libre, détachée de tous liens13 ». Georges Bataille-Maurice Blanchot fut, comme le qualifia avec admiration Jacques Derrida, le couple de légende du xxe siècle.
12Enfin, même si notre but n’est évidemment pas de tenir la liste des amitiés de Blanchot, il y eut Dionys Mascolo, qui aura eu quelques très beaux mots pour Maurice Blanchot : « Je sens qu’il faut que je vous dise, manquant à la pudeur que vous savez si bien imposer à tout ce qui vous touche, et malgré toute la pauvreté des mots qui se présentent, combien souvent le sentiment m’a saisi de la chance extraordinaire que c’était d’être votre ami14… » Dionys Mascolo est également celui auprès de qui l’amitié aura déployé sa force, sa puissance politique. En 1958, alors que le Général De Gaulle accédait au pouvoir, ils formèrent un groupe uni selon « l’amitié du non ». Puis, il y eut en 1960 « la déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie ». Et évidemment les événements de mai 1968 auxquels Maurice Blanchot prit part avec ferveur.
13Emmanuel Levinas, Georges Bataille, Dionys Mascolo (oublions pour le moment Michel Foucault), ces amitiés partagent au moins deux traits communs : elles impliquent une certaine distance et induisent un certain rapport à la mort. Chacune de ces amitiés aura ainsi été sous le signe de la distance, marquée par l’empreinte du respect absolu observé à l’égard de l’ami, comme l’article « L’amitié » en témoigne dans le recueil éponyme : « ils [les amis] réservent, même dans la plus grande familiarité, la distance infinie, cette séparation fondamentale à partir de laquelle ce qui sépare devient rapport », car, poursuit Maurice Blanchot « ce qui sépare : ce qui met authentiquement en rapport, l’abîme même des rapports où elle se tient, avec simplicité, l’entente toujours maintenue de l’affirmation amicale15 ».
14Ce sera donc grâce à la distance qu’elles ménagent, qu’elles se ménagent que ces amitiés se distingueront, et on voit ici l’influence d’une conception aristocratique de l’amitié sur Blanchot. Cet effet de distance sera lui-même renforcé, consolidé par l’entremise de l’écriture, et par le jeu des contradictions à l’œuvre dans celle-ci. Ce que Eleanor Kaufman a d’ailleurs mis en évidence dans un passage de La Communauté inavouable où, alors qu’il est question de l’amitié chez Georges Bataille, elle relève une concentration importante de combinaisons contradictoires, d’oxymorons : « amitié de l’un à l’autre, comme passage et comme affirmation d’une continuité à partir de la nécessaire discontinuité. Mais la lecture le travail désœuvré de l’œuvre16… ». Ces contradictions, en dernière instance, n’en sont pas et ces mouvements ne sont, d’après Blanchot, qu’apparemment contradictoires17. Du moins ces contradictions ne sont nullement destinées à être dépassées, surmontées dans l’ami par exemple. Au contraire, il faudrait veiller à ce qu’elles soient conservées, maintenues en tant que contradictions. À partir de la discontinuité, une continuité s’installe, celle qui est propre à l’amitié définie comme le « lien dans la séparation », selon l’expression de Miguel Abensour18. De la même façon que le « travail désœuvré de l’œuvre » reste encore une forme de travail. Quel effet ces contradictions sont-elles destinées à produire ? Blanchot cherche à renforcer, à redoubler avec elles l’impression d’impersonnalité que l’écriture imprimait déjà à l’amitié.
15Second caractère, la relation à la mort, qui passe par la déclaration d’amitié à l’ami défunt en guise d’hommage. D’après Jacques Derrida dans ses Politiques de l’amitié, « aucun grand discours sur l’amitié n’aura jamais échappé à la grande rhétorique de l’epitáphios, et donc à quelque célébration transie de spectralité, à la fois fervente et déjà gagnée par la froideur cadavérique ou pétrifiée de son inscription, du devenir épitaphe de l’oraison19 ». Maurice Blanchot n’échappera pas à la règle, bien qu’il s’en défende vigoureusement. Car si la mort, et là nous reconnaissons la veine heideggérienne de Blanchot, réserve comme virtualité, comme menace, la chance à l’amitié de s’accomplir, elle est aussi, lorsqu’elle se produit, ce qui anéantit l’amitié, ce qui l’annule à jamais. D’un côté, la mort comme possibilité est ce qui s’interpose entre les amis, créant la distance nécessaire à l’amitié : « Il y avait déjà, du temps où nous étions en présence l’un de l’autre, cette présence imminente, quoique tacite, de la discrétion finale, et c’est à partir d’elle que s’affirmait calmement la précaution des paroles amicales. Parole d’une rive à l’autre rive, parole répondant à quelqu’un qui parle de l’autre bord et où voudrait s’accomplir, dès notre vie, la démesure du mouvement de mourir20. » D’un autre côté, la mort comme événement détruit la distance indispensable à l’amitié et, en rompant les fils du dialogue, empêche de rendre hommage ou d’honorer la mémoire du défunt. Pour Maurice Blanchot, le sentiment d’immense proximité dans lequel nous plonge la mort n’est qu’illusion : « nous ne devons pas, par des artifices, faire semblant de poursuivre un dialogue21 » rendu impossible. Evidemment, « nous pouvons, en un mot, nous souvenir », mais Blanchot précise : « La pensée sait qu’on ne se souvient pas : sans mémoire, sans pensée, elle lutte déjà dans l’invisible où tout retombe à l’indifférence. C’est là sa profonde douleur. Il faut qu’elle accompagne l’amitié dans l’oubli22. »
16Seulement, Maurice Blanchot semble se livrer à cet exercice qu’il dénonce, car qu’est-ce que ce livre, L’Amitié, sinon un livre qui poursuit avec Georges Bataille son entretien infini ? Construit comme un mausolée, ce livre-hommage est entièrement dédié à l’ami disparu et l’ouvrage est encadré par des références à l’ami, dans les exergues de Bataille sur l’amitié et dans l’ultime chapitre intitulé « L’Amitié ». Ainsi, paradoxalement, Maurice Blanchot est-il certainement l’écrivain qui a le mieux parlé de ses morts, celui qui a prolongé leur mémoire, leur vie au-delà de la mort.
17À sa façon de ménager de la distance et de réserver une place de choix à la mort, à l’ami défunt, on reconnaît en Maurice Blanchot une sorte d’anti-Montai- gne. Là où Montaigne aspirait à la fusion des amis en une seule âme, Maurice Blanchot réclame avec insistance distance et séparation ; là où l’amitié était synonyme d’harmonie chez Montaigne, elle assume à l’inverse chez Maurice Blanchot ses tensions, ses contradictions. Enfin, là où Montaigne déniait finalement à son ami Etienne de La Boétie la place qu’il prétendait lui accorder (les Essais ayant été initialement conçus comme un écrin destiné à accueillir en son centre le Discours de la servitude volontaire), Maurice Blanchot offre L’Amitié à l’ami, mais en toute discrétion.
18Ces caractères attribués à l’amitié se retrouvent dans sa relation avec Michel Foucault, à un degré d’intensité encore jamais atteint. D’abord la distance, Maurice Blanchot-Michel Foucault poussent la distance, la déliaison jusqu’à un point absolu, et pour cause, puisque, s’il n’y avait eu le livre de Blanchot, Michel Foucault tel que je l’imagine, et celui de Foucault, La Pensée du dehors, il n’y aurait tout simplement aucune trace, aucune preuve de l’existence d’une relation entre ces deux figures. Ainsi ces deux-là atteignent-ils l’idéal d’une relation sans relation, d’un rapport sans rapport. Cette amitié accomplit le pur intervalle. « Ici », écrivait Blanchot dans « L’amitié », « la discrétion n’est pas dans le simple refus de faire état de confidences (comme cela serait grossier, même d’y songer), mais elle est l’intervalle, le pur intervalle qui, de moi à cet autrui qu’est un ami, mesure tout ce qu’il y a entre nous, l’interruption d’être qui ne m’autorise jamais à disposer de lui, ni de mon savoir de lui (fût-ce pour le louer)23 »…
19Aux marqueurs habituels du témoignage, « Untel, tel que je l’ai vraiment connu » (où se mêlent confidences, anecdotes), Maurice Blanchot substitue donc un témoignage (car il s’agit encore d’un témoignage) en forme d’hommage, dans lequel plus rien de personnel ne subsiste pourtant. « En témoignant pour une œuvre qui a besoin d’être étudiée (lue sans parti pris) plutôt que louée, je pense rester fidèle à l’amitié intellectuelle24… », déclare Blanchot dans des termes qui rappellent ceux employés dans le texte « L’Amitié », instaurant ainsi une sorte de continuité discrète, secrète d’un livre à un autre, d’une amitié à une autre, non plus au nom de la singularité de l’ami mais au nom de l’amitié elle-même.
20Rien de personnel entre eux donc, si ce n’est l’amitié « que sa mort, pour moi très douloureuse, me permet aujourd’hui de lui déclarer », et l’ouvrage de se refermer alors sur les mots suivants : « Tandis que je me remémore la parole attribuée par Diogène Laërce à Aristote : “O mes amis, il n’y a pas d’ami”25. » C’est sous l’autorité de cette formule (sur l’histoire de laquelle Jacques Derrida s’est penché dans Politiques de l’amitié) que se place la relation que Blanchot entretient avec Foucault mais aussi que se lisent, s’évaluent rétrospectivement ses précédentes amitiés.
21Les contradictions repérées par Kaufman, ou par nous-mêmes, dans le texte blanchotien, sont comme une reprise souterraine de cette contradiction souveraine qui hante l’histoire de l’amitié : « o mes amis, il n’y a nul ami ». Là encore, la différence avec Montaigne est absolument criante : « Alors que Montaigne voit une telle formulation comme le signe d’une forme d’amitié inférieure, pleine de tension, pour Blanchot cette tension contradictoire est la véritable condition de possibilité de l’amitié comme de la communauté26. » Jamais à notre connaissance la formule « o mes amis, il n’y a nul ami » n’avait été employée par Blanchot auparavant. Elle représente l’amitié portée au point ultime de dépersonnalisation, et pouvait difficilement être mieux « incarnée » que par ce couple Michel Foucault- Maurice Blanchot. Leur relation est une absence de relation, leur présence de l’un à l’autre est absence, absence de l’un à l’autre et de l’un pour l’autre. Dans cette amitié, les deux protagonistes ne se seront pas rencontrés, même pas croisés, entretenus ou entraperçus.
22De cette amitié, il reste donc deux livres, écrits à vingt ans d’écart, Michel Foucault tel que je l’imagine publié en 1986 (« tel que je l’imagine » et non tel que je me l’imagine, comme si dans l’imagination il y avait plus d’objectivité, de vérité, que dans n’importe quelle proximité inventée, rêvée, avec le défunt) et La Pensée du dehors, de Michel Foucault, paru en 1966. Le livre de Blanchot intervient vingt ans après, étirant le temps à un tel point qu’on peut se demander s’il s’agit encore d’une réponse à La Pensée du dehors, d’autant qu’il n’y fait jamais référence. Par-delà la mort de Michel Foucault, Maurice Blanchot effectue une forme de contre-don, car le don ne peut être rendu qu’après un certain délai, après avoir respecté un temps de latence décent. En allongeant ce délai au-delà du raisonnable, Blanchot porte leur amitié à un point inédit de dépersonnalisation.
23Tandis que ses relations avec Georges Bataille, Emmanuel Levinas, Dionys Mascolo, étaient encore sous l’empire et l’emprise du rapport, d’une « complicité organique », ce rapport non-rapport – on ne sait plus – à Michel Foucault passe exclusivement par les livres. Plus rien ne vient barrer la route à l’exigence d’écrire, et ainsi la relation atteint-elle l’impersonnalité la plus radicale, la plus extrême qui soit. D’après la légende, Maurice Blanchot aurait lancé à Michel Foucault une invitation à dîner, lequel aurait, comme Bartleby, « préféré ne pas », en guise d’hommage à l’auteur sans visage27. Foucault aurait réalisé ainsi contre Blanchot la volonté affichée de ce dernier de « renoncer à connaître ceux à qui nous lie quelque chose d’essentiel28 ». Avec Michel Foucault, Maurice Blanchot atteint à l’idéal d’une relation comme « rapport sans dépendance, sans épisode et où entre cependant toute la simplicité de la vie29 »…
24Sans dépendance, cela va de soi, puisqu’elle n’est marquée par aucun lien, aucune proximité. Sans épisode, car à la différence des autres amitiés précitées, elle n’aura pas été marquée par des événements collectifs (1939-45, 1958, 1968), ni par des épreuves partagées en commun. Si ce n’est « mai 1968 », dont on ne sait pas s’ils l’ont vraiment vécu ensemble puisque Blanchot prétend lui avoir parlé alors que Foucault n’était pas présent (« mais on me dit qu’il n’était pas là30 »). Du coup, l’épisode qu’il relate avec Michel Foucault ressemble à un épisode reconstitué, fantasmé, où les désirs (« mais pourquoi Foucault n’est-il pas là31 », déclara- t-il) se mêlent à la réalité. Et assez significativement, c’est mai 1968 en entier qui est placé sous le signe de l’impersonnalité : « Quoi que disent les détracteurs de Mai, ce fut un beau moment, lorsque chacun pouvait parler à l’autre, anonyme, impersonnel, homme parmi les hommes, accueilli sans autre justification que d’être un autre homme32. » Impersonnalité redoublée encore une fois puisqu’elle rencontre celle des événements.
25Sans dépendance, sans épisode, les seuls mots personnels seront « précisément, je suis resté avec Michel Foucault sans relations personnelles33 ». Mais chez Blanchot, par un curieux renversement de perspective, ce sera parce qu’il est resté sans relation personnelle et « précisément » pour cela qu’il pourra prononcer quelques mots personnels, de la même façon que ce n’est qu’à des amis qu’Aristote pouvait faire cette révélation à la fin de sa vie : « O mes amis, il n’y a nul ami. » Certes « il n’y a nul ami », mais « ce n’est qu’avec des amis que je peux partager ceci ».
26On pourrait aussi aborder la relation depuis l’autre rive, celle où se loge Michel Foucault. Comme un signe, Michel Foucault avait élaboré un portrait du compagnon dans La Pensée du dehors :
Celui qui ne m’accompagnait pas n’a pas de nom (et il veut être maintenu dans cet anonymat essentiel) ; c’est un il sans visage et sans regard, il s’approche ainsi au plus près de ce Je qui parle à la première personne et dont il reprend les mots et les phrases dans un vide illimité ; et pourtant il n’a pas de lien avec lui, une distance démesurée l’en sépare. C’est pourquoi celui qui dit Je doit sans cesse s’approcher de lui pour rencontrer enfin ce compagnon qui ne l’accompagne pas ou nouer avec lui un lien assez positif pour pouvoir le manifester en le dénouant. Aucun pacte ne les attache l’un à l’autre et pourtant ils sont puissamment liés par une interrogation constante (décrivez ce que vous voyez ; écrivez-vous maintenant ?) et par le discours ininterrompu qui manifeste l’impossibilité de répondre34.
27Cela anticipe assez exactement ce que sa relation avec Blanchot sera durant les vingt années à venir, relation sans dépendance ni pacte, où l’impossibilité de répondre n’empêchera pas l’interrogation constante de l’œuvre. Ainsi en 1986 Michel Foucault tel que je l’imagine témoigne de la connaissance profonde, intime, qu’a Blanchot de l’œuvre de Foucault. Elle montre également l’apparition, dans la figure du compagnon, d’une « amitié sans visage ».
28Pourtant, Foucault se méprend sur un point. « Celui qui ne l’accompagnait pas », clin d’œil transparent à un livre de Maurice Blanchot, n’a cessé de l’accompagner, discrètement, sans le faire savoir, sans se manifester, et Michel Foucault tel que je l’imagine contient cette révélation presque imperceptible. Alors que le premier paragraphe se concluait par « c’est ainsi peut-être que nous nous sommes manqués35 », le second commence de la façon suivante, « toutefois, son premier livre, qui lui a apporté la renommée, m’avait été communiqué, alors que ce texte n’était encore qu’un manuscrit presque sans nom36 ». Aussi apprenons-nous que l’amitié commençait avant l’amitié, avant le nom, elle fut, dès l’origine, sans visage.
Notes de bas de page
1 In Kaufman E., The Delirium of Praise : Bataille, Blanchot, Deleuze, Foucault, Klossowski, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2001, p. 52.
2 Derrida J., Sauf le nom, Galilée, Paris, 1993, p. 28-29.
3 Blanchot M., La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983, p. 44.
4 Ibid., p. 45.
5 Ibid.
6 Ibid., p. 42.
7 Ibid., p. 43.
8 Ibid., p. 44.
9 Blanchot M., Michel Foucault tel que je l’imagine, Montpellier, Fata Morgana, 1986, p. 9-10.
10 Kaufman E., op. cit., p. 46 : « In this somewhat uncharacteristically confession, Blanchot brings out the seemingly contradictory configuration of friendship, personal presence, and impersonality ».
11 In Bident C., Maurice Blanchot, partenaire invisible, Seyssel, Champ Vallon, 1998, p. 40.
12 Ibid., p. 419.
13 Blanchot M., L’Amitié, Paris, Gallimard, 1971, p. 7.
14 Bident C., op. cit., p. 422.
15 Blanchot M., L’Amitié, op. cit., p. 329.
16 Blanchot M., La Communauté inavouable, op. cit., p. 42.
17 Ibid., p. 42.
18 Abensour M., Le Procès des maîtres-rêveurs, Arles, Sulliver, 2000, p. 19.
19 Derrida J., Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994, p. 115.
20 Blanchot M., L’Amitié, op. cit., p. 329.
21 Ibid., p. 329.
22 Ibid., p. 330.
23 Blanchot M., L’Amitié, op. cit., p. 328-329.
24 Blanchot M., Michel Foucault tel que je l’imagine, Montpellier, Fata Morgana, 1986, p. 64.
25 Ibid., p. 64.
26 Kaufman E., The Delirium of Praise, p. 44 : « Whereas Montaigne views such a formulation as a signpost of a lesser form of friendship that is fraught with tension, for Blanchot this contradictory tension is the very condition of possibility for both friendship and community ».
27 J’emprunte ici l’expression de James Miller (in The Passion of Michel Foucault, New-York, Simon & Schuster, 1993, p. 82), reprise dans Eleanor Kaufman, The Delirium of Praise, op. cit., p. 62 : « In a touching homage to the faceless author ».
28 Blanchot M., L’Amitié, op. cit., p. 328.
29 Ibid., p. 328.
30 Blanchot M, Michel Foucault tel que je l’imagine, op. cit., p. 9.
31 Ibid., p. 10.
32 Ibid.
33 Ibid., p. 9.
34 Foucault M., La Pensée du dehors, Montpellier, Fata Morgana, 1986, p. 52-53. Ce texte a initialement paru dans le numéro 229 de Critique, consacré à Maurice Blanchot.
35 Blanchot M., Michel Foucault tel que je l’imagine, op. cit., p. 10.
36 Ibid.
Auteur
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