Chapitre V. Double Vision de Walter Abish : mémoires intemporels
p. 143-154
Texte intégral
1Double Vision, ouvrage publié par Walter Abish en 2004, peut être perçu comme un texte quelque peu incongru dans l’œuvre de l’auteur1. Non que le lecteur ne goûte ces mémoires d’un écrivain dont la vie, somme toute, ressemble à bien des égards à celle de nombreux exilés juifs à qui l’errance permit d’échapper à l’holocauste. Mais à première vue, cet essai autobiographique détonne dans l’ensemble des écrits d’Abish. Alors que ses récits antérieurs privilégient une écriture dépouillée, une impression d’aplat généralisé, des personnages désincarnés, à peine identifiables, la volonté affichée de ce texte est de dessiner un autoportrait, promesse de centrage sur un « je », première personne du singulier particulièrement absente du reste de son œuvre.
2Pourtant, étrangement, l’envie d’écrire un autoportrait n’est pas récente pour Abish. Il explique que Double Vision a mûri pendant plus de vingt ans. Mais son projet initial semble avoir radicalement changé. En effet, des vignettes autobiographiques sont bien apparues çà et là dans la revue Conjunctions, mais elles prenaient bien soin de maintenir l’auteur à bonne distance de ce qu’il racontait. Ainsi « He », texte publié en 1985 dans le numéro 7 de la revue, retrace le pèlerinage de Abish à Vienne, sa ville natale, près de cinquante ans près qu’il l’avait quittée. Jamais Abish ne se montre, ne se met en scène ni ne se dévoile dans ces quelques pages, préférant raconter les pérégrinations dans la ville d’un « He », personnage volontairement distant, peu enclin à parcourir les lieux de son enfance en quête d’émotions, refusant toute géographie personnelle, et préférant s’inspirer de la mélancolie de Thomas Bernhard, dont le roman Beton lui sert de guide. « He », « one » sont les pronoms qui structurent le récit de ce retour dans la capitale autrichienne, interdisant à la fois toute forme d’identification de l’auteur au personnage et toute forme d’appel à la connivence du lecteur. Le statut même de ce texte laisse le lecteur perplexe, comme si le silencieux « He », loin d’incarner Abish, était plutôt un souffle, un fantôme, peut-être, portant sur un passé lui aussi fantomatique un regard tout sauf nostalgique. Cette première salve de souvenirs porte alors un parfum ouvertement impersonnel, négation d’un quelconque réveil de souvenirs d’enfance. Ni les lieux de la ville, ni même la maison natale ne suscitent d’émotion et la voix narrative, à l’attribution incertaine, explique que « standing in front of [the house] did not intensify his memories, or, for that matter, activate a strong emotional response […]. If anything, he experienced a satisfaction at feeling so indifferent2 ». Pourtant, on trouve de longs extraits de « He » dans Double Vision, à cela près que la troisième personne du singulier, froide, anonyme, désincarnée s’est métamorphosée en une première personne qui porte un nom, Walter Abish et, par là, affiche son appartenance à un sujet précisément identifiable.
3Le projet d’Abish paraît alors clair car il explique : « I wanted to deal with the personal », mais devient plus complexe lorsqu’il ajoute : « …and I wasn’t quite sure how to. I wasn’t quite prepared to3 ». Cette déclaration contient évidemment le double jeu de Double Vision, la tension entre personnel et impersonnel qui sous-tend le livre, l’étrangeté de la tentation autobiographique et les réticences de l’auteur à la mettre en œuvre. D’ailleurs, en quelque sorte, il ne livre rien, pas de détails intimes, mais se place en observateur du monde qui l’entoure. Étrange autoportrait que voilà ! Abish, écrivain qui cultive ouvertement un goût prononcé pour l’impersonnel énonce ici la difficulté d’un « je » censé incarner l’intimité que l’on attend d’un autoportrait. C’est sans doute pour cela qu’il fait sienne une phrase prononcée par Italo Calvino lors d’une brève rencontre à New York : « I treat the personal in the most impersonal manner, whereas the impersonal becomes personal4. » Ou comment brouiller les pistes, anéantir d’une certaine façon, l’acte d’écriture autobiographique et poser les enjeux de ce qu’est la littérature, tant pour Calvino que pour Abish. Ainsi, peut-être les deux parties de la phrase de Calvino ne sont-elles pas tout à fait symétriques, comme si l’idée de traiter le personnel de la manière la plus impersonnelle tendait à effacer le « je » en tant qu’entité individuelle, afin, comme l’écrit Deleuze, de « porter la vie à l’état d’une puissance non personnelle5 ». Dans cette perspective, la deuxième partie de la phrase de l’écrivain italien peut alors se lire comme la rencontre, dans le champ du « je », de zones de voisinages qui définiraient autrement la première personne du singulier en lui insufflant une forme de pluralité impersonnelle car partagée. Comment alors, Abish parvient-il à mettre en œuvre ce qu’il décrit comme « an eternal struggle between a particularism and a universality6 » ? Quel rôle l’écrivain se donne-t-il en écrivant ces mémoires impersonnels ?
4Le titre du livre souligne la dualité, la duplicité, peut-être, du personnel et de l’impersonnel. Clin d’œil, si j’ose dire, au bandeau qui masque l’œil gauche de l’auteur et lui donne, littéralement, double vision, ce titre épaissit le trait commun à toute forme d’autobiographie, à savoir le dédoublement, la nécessaire distance entre le « je » qui se raconte et ce qu’il raconte. La structure même du livre met en scène, de manière ostensible, ce dont il va être question. Alternent des sections, intitulées respectivement « The Writer-to-be » et « The Writer » qui forment au total huit chapitres, va-et-vient incessant entre un passé partiel et un présent sélectif, antérieur de vingt ans à l’écriture du livre. Les parties consacrées au « Writer-to-be » retracent des périodes antérieures à l’arrivée de Walter Abish aux États-Unis, dans les années cinquante. À Vienne l’oppressante succèdent, après l’annexion de l’Autriche à l’Allemagne, la France, Shanghai puis Israël. Rien n’est dit de sa vie aux États-Unis. Tout juste évoque-t-il la dernière visite de ses parents, seul moment où l’intime fait surface, point focal, sans doute, de ces mémoires. En revanche, les sections intitulées « The Writer », évoquent le retour en Europe, à l’occasion de la parution de How German Is It, roman écrit en 1980, situé en Allemagne, pays dans lequel Abish n’était jamais allé7.
5Cet agencement particulier en sections donne à l’ouvrage une structure fragmentaire, délinéarisée, ce qui a pour effet d’accentuer les ellipses et d’inviter le lecteur à reconstituer le puzzle qui lui est offert, à combler les vides, comme s’il feuilletait un album photo avec pour tâche d’inventer les personnages qui s’y trouvent. Car, en fait des descriptions personnelles que l’on s’attendrait à trouver (après tout, il est bien question d’Abish et de son entourage), Double Vision se compose de clichés, « snapshots of relatives and close friends in Vienna, Salzburg, Nice, Paris, Rome, Shanghai, Sydney, Buenos Aires, Ra’anana, Tel Aviv and finally Detroit and St Petersburg, Florida8 ». L’accumulation des noms de villes étouffe quelque peu la mention des « relatives and close friends », perdus dans le tourbillon des pages de l’album (en fait une boîte en carton), devenus frêles silhouettes sur des fonds de cartes postales interchangeables. Les personnages sur ces photos ne portent pas de noms et n’ont d’autre histoire que celle parfois racontée (ou inventée ?) par l’auteur. Ils sont « A family. Uncles, aunts, a number of cousins, and a devoted white-haired grand mother named Omi, short for Omama9. » L’utilisation récurrente de l’article indéfini, l’imprécision contenue dans la forme plurielle créent un sentiment de flou, de vague que le nom de la grand’mère ne parvient pas à atténuer : elle aussi porte, malgré tout, la marque de l’indéfini, qui l’insère dans un réseau familial plus qu’il ne décrit une personne. Plus qu’à des êtres humains singuliers, ces photos se rattachent à des fonctions familiales, des rôles attribués dans le cadre d’un jeu social, forcément impersonnel. D’ailleurs, rares sont les descriptions dans ce livre. Tout au plus apprend-on que le jeune Abish avait des oreilles « extended like two radar dishes », et que la coiffure de sa mère lui donnait un air vaguement espagnol10. Mais là encore, il s’agit d’une photographie très conventionnelle, lue après-coup par l’auteur.
6Non seulement la description est absente du livre, mais même les corps, porteurs, qui sait, de marques distinctives qui réintroduiraient des notations personnelles, disparaissent au profit de membres désincarnées, de pièces détachées. Ainsi, parmi les souvenirs les plus marquants de l’enfance à Vienne, il y a l’automate distributeur de sandwichs : « the instant the coin was dropped into one of the many slots, the selected triangular open-faced sandwich was promptly transported on a mirrored revolving tray from behind the protective glass in which it had been enclosed, while a disembodied, pale woman’s hand swiftly replaced it with its virtual replica11 ». Tout est fait pour maintenir le corps à distance, le déréaliser : le verre protecteur, mais aussi le plateau, dont la surface réfléchissante ne permet pas un accès direct à la main, n’en laisse voir que le reflet. Cette main est, une fois encore, indéterminée, en dépit de la succession d’adjectifs qui la qualifient. La longue structure adjectivale établit une distance entre l’article indéfini et le nom ; la main est rejetée en bout de course, comme pour éviter tout effet de corporéité et interdire toute prétention à l’unité, à la plénitude d’un corps individuel. De telles mains, sortes d’organes sans corps, capables de renouveler sans fin des « répliques virtuelles » sont elles-mêmes reproductibles à l’infini, déni du personnel, impersonnel exacerbé. Ainsi, à Shanghai, Abish retrouve ces mains sans corps, lorsqu’il remarque une voisine dont la seule image qu’il évoque est celle de ses ongles, « the captivating white hand and the bright fingernails » qui suscitent « a memory of the disembodied hands12 ». Même les visages, quand il les voit, rappellent la pose devant le photographe, de celles qui ne laissent rien entrevoir et qui les rendent illisibles, « and always, filling the background, neutral, noncommittal, non threatening faces as inscrutable as wallpaper13 ». Surfaces neutres du papier peint, les visages refusent eux aussi l’accès à l’intime et privilégient l’effacement suggéré par la multiplication des préfixes négatifs.
7De même, les lieux, pourtant parfois exotiques, portent la marque de l’impersonnel. Qu’ils soient publics ou privés, ils partagent tous une artificialité qui les dépouille de toute connotation particulière. Ainsi, lors de sa première visite chez Bilha, sa petite amie à Tel Aviv, Abish découvre son appartement :
Bilha’s apartment was on the third floor of a brand-new apartment building, the raw-looking exterior of which was as yet unmarked by the weather. If I recall, her apartment had two balconies, one facing identical-looking buildings while the front balcony faced undeveloped land. The huge aquarium of guppies-a gift from her father-standing near a window did little to diminish the overall antiseptic atmosphere. Indeed, everything in the expansive white-walled interior was cool, remote, bordering on the impersonal. […] The half-empty apartment was an exercise in control-or perhaps I should say « order »14.
8L’adjectif « antiseptic » et le nom « impersonal » donnent le ton et l’appartement de Bilha est tout sauf un lieu intime. Rien ne transparaît, comme s’il n’y avait rien à voir, comme si le personnel ne laissait aucune trace, aucun signe à lire. Plutôt, tout semble fait de surfaces imperméables et réfléchissantes. Le bâtiment tout entier dégage une impression d’amnésie, d’absence de marqueurs qui permettraient de lui donner une histoire. Les trois adjectifs composés qui servent à le décrire (« brand-new », « raw-looking », « identical-looking ») créent un réseau, martèlent la vision d’une surface tellement neuve qu’elle est immaculée, au point d’être une reproduction à l’identique, une image spéculaire des bâtiments voisins. Tout se passe comme si les immeubles se répondaient dans un jeu de miroirs, reproduisant les surfaces extérieures à l’infini et, par là, refusant tout accès à l’intérieur, comme pour nier, dans un effet de contamination, toute forme d’identité singulière. L’immeuble, de plus, donne sur une friche (« undeveloped land »), c’est- à-dire un terrain sans attribution, sans identité. Quant à l’appartement lui-même, il exhibe ses murs blancs et lisses, aussi « raw » que les murs extérieurs, comme pour exclure toute forme d’affect, d’émotions, de manifestations du personnel. Aucun débordement n’est permis, tout est sous contrôle et débarrassé de la plus petite aspérité qui viendrait briser le bel ordre de la surface. Bien plus, l’idée qu’il s’agit de la volonté d’imposer un ordre (« an exercise in […] order »), vécu comme déshumanisé (« cool, remote, bordering on the impersonal ») insiste sur l’aspect pré-construit, tout sauf naturel ou authentique de l’appartement.
9Les paysages, qu’ils soient urbains ou ruraux, semblent privés d’originalité, voire même faits de carton-pâte. Tous les lieux évoqués par Abish sont des répliques, des fabrications, des réduplications à l’infini. De la Chine, il ne voit rien d’autre que la reproduction, par la communauté autrichienne, de la vie à Vienne. « It was a familiar life, écrit-il, in that people went about their daily pursuits behaving much as if they were still back in Europe15. » Aucune couleur locale n’apparaît, mais plutôt l’importation du familier : « Everything around us-the delectable Austrian pastries, the waiters, the costumers-all seemed light years removed from China16. » L’expérience individuelle de l’ailleurs n’a pas lieu d’être et ce qu’il en résulte est, paradoxalement, « an acute feeling of foreignness17 ». Inversement, c’est lorsqu’il retourne en Europe et visite l’Allemagne, puis l’Autriche qu’il ressent, de façon encore bien plus cuisante, l’artificialité des paysages. Tout lui semble faux et il explique : « As we traveled along the Rhine, everything on view seemed slightly exaggerated… almost staged – like a reproduction of the original18… » Une fois encore, ce qui prévaut est un sentiment de réduplication, comme si le paysage allemand n’était qu’une mise en scène, copie d’un original sorti tout droit de l’imagination, copie sans aucun doute de l’Allemagne imaginaire de How German Is It. Alors s’établit un rapport à et un questionnement du familier et en parcourant la campagne allemande, Abish s’interroge de façon insistante : « How German is it ? I asked myself as we drove through a non-descript landscape. With few exceptions the house windows in the small impoverished towns along the river were identically square, tilting inward-almost Magritte-like in their otherness19. » Aucun de ces villages ne se singularise et les fenêtres, « identically square » indiquent une fois de plus qu’il s’agit d’une réplique impersonnelle, doublée d’uniformité. Le carré, forme régulière, figure de l’ordre, ne laisse aucune place au défaut qui le rendrait singulier. Ici, la vision n’est plus double, mais infinie et met en doute la germanité du paysage allemand, copie virtuelle de l’art de Magritte, ce qui, bien évidemment, tend à le déréaliser. Le paysage tout entier semble alors mis en scène, comme cette auberge dont le décor « seemed to authenticate an idyllic vision of the past20 », dans un mouvement qui irait de la représentation (« vision ») à l’objet, comme pour en imposer une lecture, fondée sur l’amnésie de l’Histoire. Même le serveur a l’air tout droit sorti d’un film et on nous dit : « he seemed more like an actor performing a parody of the German waiter21 ». Le serveur est ici copie presque conforme de l’idée du serveur allemand, il est devenu concept, abstraction. Le déictique « the » (pris dans une fonction générique), et le gérondif « performing » sont parfaitement emblématiques de Double Vision en ce qu’ils consacrent le décalage constant entre personnel et impersonnel : le lecteur n’a accès qu’à des images, des représentations.
10En effet, l’ensemble du texte est gouverné par le générique, l’indéfini, la fonction de représentation, celle qui nie le personnel au profit de genres non personnels, de clichés non plus photographiques mais linguistiques. Ainsi, l’ouvrage ne raconte pas la vie de Walter Abish (ce qui serait un acte personnel par excellence) mais distribue des rôles et crée des fictions. L’autoportrait ne livre rien, reste à la surface de jeux de rôles et l’alternance entre « The Writer-to-be » et « The Writer » est éloquente à ce sujet. Walter n’apparaît jamais comme un être singulier, mais comme le « produit22 » du dessein de ses parents. Il s’insère dans un paysage préfabriqué, en ce qu’il doit se conformer à un modèle, celui de la petite bourgeoisie viennoise, dans lequel chacun joue un rôle. Les mots « performance », « staged », « rehearsed », « spectacle », « role » couvrent les pages du livre suggérant des jeux de masques qui interdisent tout accès au personnel et maintiennent les individus à distance. Ils sont toujours et quoiqu’il arrive en représentation. D’ailleurs, le petit Walter et ses parents « [manage] to give a flawless performance23 ». Tout alors relève de la fiction, fiction d’une normalité, d’un familier bouleversé par les événements de l’histoire. Ainsi, l’auteur assimile, d’une certaine façon, son enfance à une série de tableaux, de natures mortes, plus précisément. Car non seulement cette enfance obéit à des règles, presque des rituels qui font que chaque jour est la réplique virtuelle du précédent et il explique que « each day was mapped out24 », mais elle a pour fonction de signifier la normalité. C’est en tout cas dans ces termes qu’Abish, « the writer », interprète jusqu’à la décoration de l’appartement de ses parents : « On the walls several still lifes and bleak landscapes. There’s nothing decorative or frivolous about them. They look serious. I now realize that their function was to signify not art but normality25. »
11L’ordre, la normalité du quotidien (concept que l’auteur place dans tous ses textes au centre de ses obsessions) s’affirment bien évidemment en contrepoint d’un nouvel ordre lié au contexte historique, ordre dans lequel l’individu est effacé, gommé au profit de catégories. Dans ce nouvel ordre, imposé par l’Allemagne nazie, l’impersonnel est élevé au rang de modèle, violence qui bouleverse le familier, à tel point que, écrit Abish, « overnight, my familiar world was defamiliarized26 ». De même que, dans How German Is It, à la faveur d’une rupture de canalisations, les restes d’un camp de concentration refont surface dans la perfection de l’Allemagne reconstruite après la guerre, dans Double Vision, malgré l’artifice du familier, construction d’une réalité rassurante, les massacres, la déportation et l’exil, bref le réel, font irruption, sous forme d’une grande machine impersonnelle, dont Abish rend compte en l’énonçant avec la plus grande distance, la plus grande froideur, parce que les chiffres se passent de commentaire. Ne restent que les faits : « On the order of SD Reinhard Heydrich, most of the 15,000 Austrian and German Jews were killed upon their arrival27. » Ou encore : « By 1942, as many as 18 000 immigrants were residing in Hongkew. The German Jews were dominant, numbering approximately 7 500, while the second largest group, the Austrians, numbered 4 00028. » L’écriture ici se fait économe, dépouillée, la répétition de « number » accentuant l’aspect systématique, massif, niant toute essence individuelle.
12On comprend alors pourquoi l’œuvre tout entière d’Abish s’applique à dresser une cartographie du familier, qui devient symptôme d’un processus de déterritorialisation généralisé. Le familier y est toujours inquiétant, instable, mouvant et le mode interrogatif domine. Jamais ses textes n’affirment ; ils procèdent toujours par des questions dont les réponses restent toujours en suspens29. Tout se passe comme si Abish, dans Double Vision, mais aussi les narrateurs de tous ses textes, tentaient de donner du sens au monde, pour mieux voir le sens leur échapper. Loin d’être une quête personnelle des origines, Double Vision s’inscrit peut-être alors dans ce que Deleuze décrit lorsqu’il parle de la littérature comme « l’énonciation collective d’un peuple mineur, ou de tous les peuples mineurs, qui ne trouvent leur expression que dans et par l’écrivain. Bien qu’elle renvoie toujours à des agents singuliers, la littérature est agencement collectif d’énonciation30 ». Il ne s’agit plus seulement d’Abish, mais d’un écrivain en devenir et ce qui se fait jour sous couvert d’un écrit autobiographique est un vaste jeu de langage, annoncé dès l’exergue, une citation de Paul Zweig :
It’s possible to think of language as the most versatile, and maybe the original, form of deception, a sort of fortunate fall : I lie and am lied to, but the result of my lie is mental leaps, memory, knowledge. Portions of the world are caught in my psychic net. I become human, and increasingly more human, because the acrobatic gift of my lie turns into a truth of another sort. If each man contains all the possibilities of human nature, it is because language’s acrobatic lie has thrown them in a busy dance about the ears.
13Le principe d’une réécriture, d’une fabrication du langage, du mensonge comme création joyeuse est ici déclaré. Le résultat est un tourbillon, « a busy dance about the ears », sorte de danse dyonisiaque qui élève l’écriture à l’état d’une puissance, d’un réseau de flux, qui contient « all the possibilities of human nature » et, par le biais de télescopages « acrobatiques », fait entrer en conjonctions les « mensonges » qui s’agencent en réseaux fertiles. Littéralement, Paul Zweig semble décrire ici ce que pourrait être la vie « portée à l’état d’une puissance non singulière », selon l’expression de Deleuze dans Critique et clinique. Se repose alors la question du « je », première personne du singulier dont on s’aperçoit, à la lecture de l’œuvre entière de Abish qu’il est loin d’être uniforme, mais indique bien plus la bifurcation, le rhizome. C’est l’effet créé par « What Else », texte extrait du recueil intitulé 99 : The New Meaning31, composé exclusivement d’extraits de journaux intimes et d’autobiographies d’auteurs aussi différents que Walter Benjamin, JeanPaul Sartre ou Mary Wollestoncraft. L’ensemble forme une sorte de carnet de bord, unifié par l’utilisation de la première personne du singulier et en même temps éclaté en autant de récits qu’il y a d’écrivains devenus personnages d’une fiction arrangée par Abish. Le même principe guide Double Vision et pousse le lecteur, non pas vers une connaissance de Walter Abish, mais vers des réseaux de textes.
14« I’m his text », déclare Bonny, personnage de Eclipse Fever32, le troisième roman d’Abish, en pensant à l’usage que son père, écrivain, pourrait faire d’elle dans sa fiction. De la même manière, dans Double Vision, le « Writer-to-Be » voit son entourage comme matière première, « Text-to-Be ». Parallèlement, il lit le monde qui l’entoure comme une émanation de créations artistiques qu’il affectionne. Nombreuses sont les remarques qui élèvent les événements de sa vie au statut de fiction, au point, bien entendu, de suggérer que ces situations sont pures inventions. Son histoire avec Bilha, par exemple, relève du romanesque et il dit : « as a Writer-to-Be, I couldn’t have fabricated a more « perfect » affair33 ». Il entretient avec ses relations un rapport d’auteur à personnages. Rien de bien original là, si ce n’est que, ce faisant, il s’inscrit ouvertement dans un vaste jeu fictionnel où l’impersonnel est la marque du texte en devenir.
15Ce que tout cela suggère est que Double Vision est un autoportrait littéraire, genèse de l’écriture de Abish mais aussi et surtout, l’évocation de sa bibliothèque idéale, qui se dessine dans un réseau intertextuel riche. Les références aux écrivains qu’il admire le plus sont explicites, Proust, Kafka, Bernhard, pour ne citer qu’eux. Bien plus, ce sont leurs textes qui structurent son autoportrait. Certaines situations sont « straight out of Kafka34 », certains personnages « might have just stepped out of one of Bernhard’s later novels35 » et Abish voit dans l’un de ses compagnons à Tel Aviv « the complex and often theatrically erratic character of Baron de Charlus36 ». De ses propres ouvrages semblent naître a posteriori les personnages qu’il rencontre lors de son voyage en Europe, comme son guide allemand, à propos duquel il écrit : « to my ear, Werner began to sound more and more like a character seeking inclusion in my novel37 ».
16Alors, la difference qu’il semblait y avoir entre Double Vision et le reste de l’œuvre d’Abish s’estompe au point, que, d’une certaine manière, cet autoportrait peut être lu comme son texte le plus impersonnel. On peut même y voir le double de ce curieux livre écrit en 1990 et intitulé 99 : The New Meaning. Cet ouvrage comporte cinq parties, exclusivement composées d’extraits de romans, biographies, journaux, essais critiques ou philosophiques dont Abish ne nomme pas les auteurs. Dans la préface, l’auteur présente son texte ainsi :
These works were undertaken in a playful spirit-not actually « written » but orchestrated. The fragmented narrative can be said to function as a kind of lure-given the constraints, anything else would be beyond its scope. In using selected segments of published texts authored by others as the exclusive « ready made » material for these five « explorations », I wanted to probe certain familiar emotional configurations afresh, and arrive at an emotional content that is not mine by design38.
17Double Vision aussi ressemble à une orchestration et établit, non sans malice, un jeu avec le lecteur, pris d’un sentiment de déjà vu, soumis à des effets de défamiliarisation, du genre autobiographique, mais aussi d’emprunts littéraires voués, littéralement, à récriture. Tout cela fleure bon Pierre Ménard, ce que Abish indique très clairement lorsqu’il relate sa première expérience d’écrivain :
In school I entered a short-story competition and, to my astonishment, walked off with the first prize. It was my first short-story. I didn’t win as a result of the quality of the writing, which was excruciatingly bad, but on the strength of the ingenious plot I had brazenly lifted from a collection of short stories in The Rover Boys Annual – […]39.
18Le plagiat, forme extrême de l’intertextualité, revendiqué ici comme point de départ de l’écriture, prend alors une autre dimension, la même sans doute que pour Sartre, que Abish cite (et donc s’approprie, d’une certaine manière), dans 99, précisément sur la question du plagiat. Dans Les mots, Sartre écrit, ou plutôt, Abish écrit : « Besides, I adored plagiarism, through snobbery, and I deliberately carried it to extremes, as we will see40. » Certains passages de Double Vision sont littéralement copiés de 99 : The New Meaning, à commencer par la citation de Paul Zweig, indice dès l’incipit du jeu auquel le lecteur est appelé à participer. En d’autres termes, Abish joue là encore sur une double vision et emprunte à l’un de ses ouvrages lui-même composé d’emprunts à un fond littéraire collectif. Libre au lecteur de s’y retrouver ou pas. Ce qui est en question ici, c’est bien moins le jeu de piste que la « busy dance about the ears », ces textes qui jouent, se commentent, portent la création à l’état de mouvement permanent. Ainsi, par exemple, la liaison – et le mariage blanc – avec Bilha se termine sur ce constat :
It was months before I paid Bilha my first visit, disconcerted to find that the furniture in her apartment had been rearranged-was it to eradicate any lingering recollection of my stay ? Looking around, I could see no evidence of another man’s presence. True, my photo was gone from the aquarium, but so was the aquarium, which apparently had shattered, sending a tidal wave of goldfish as far as the corridor41.
19Ce passage est l’écho, « brazenly lifted » pratiquement mot pour mot, d’un extrait de « What Else », premier ensemble de 99, à cela près que les guppies sont devenus des « goldfish ». Bien sûr, le lecteur ne peut que lire les deux textes en stéréophonie et il est ainsi invité à mesurer l’entreprise d’Abish dans la perspective d’une orchestration sans fin. L’origine de ce fragment reste pour moi une énigme. De deux choses l’une, soit, fidèle au projet de 99 : The New Meaning, il est de la plume d’un écrivain lu par Abish, auquel cas se trouve renforcée l’idée que son autoportrait est une fiction dont les ressorts sont mis à nus. Soit il est de la main d’Abish lui-même qui, par là, s’inclut dans le jeu mouvant des textes. Quoiqu’il en soit, l’absence même de « paternité » de ce texte suggère bien que ce qui est en jeu dans Double Vision, c’est l’idée du texte comme bibliothèque idéale, transcendant le singulier pour arriver à un jeu de langage qui engage l’écrivain et le lecteur.
20L’impersonnel, alors, serait à trouver dans ce rhizome de textes que le lecteur est invité à lire et à agencer. Bien évidemment, l’autobiographie est ici autoportrait littéraire, borgésien, et Double Vision n’est pas si éloigné de cela de 99 : The New Meaning. Tous deux placent le texte au cœur de la vie, peut-être parce que, comme le suggère Proust dans À la recherche du temps perdu, « [p] ar l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la Lune42 ».
Notes de bas de page
1 Abish W., Double Vision, New York, Alfred A. Knopf, 2004.
2 Conjunctions : 7, New York, Godine, 1985, p. 123.
3 Interview by Aaron Retica, New York, Nextbook Inc, 2004, p. 1.
4 Double Vision, op. cit., p. 204.
5 Deleuze G. et Parnet C., Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 12.
6 Double Vision, op. cit., p. 35.
7 Abish W., How German Is It, New York, New Directions, 1980.
8 Double Vision, op. cit., p. 9.
9 Ibid.
10 Ibid., p. 27.
11 Ibid., p. 13-14.
12 Ibid., p. 70.
13 Ibid., p. 100.
14 Ibid., p. 149-150.
15 Ibid., p. 79.
16 Ibid., p. 80.
17 Ibid., p. 50.
18 Ibid., p. 41.
19 Ibid.
20 Ibid.
21 Ibid., p. 42.
22 Ibid., p. 6.
23 Ibid., p. 7.
24 Ibid., p. 18.
25 Ibid.
26 Ibid., p. 25.
27 Ibid., p. 27.
28 Ibid., p. 78.
29 Le titre How German Is It, dépourvu de point d’interrogation final, laisse lui aussi la question en suspens, déroute, accuse par avance réception de l’absence de réponse ou de son inutilité. Sans compter que, là encore, la défamiliarisation chère à Abish se joue dans la syntaxe qui, privée de ponctuation, est non seulement désaffectée, mais encore brouille la limite entre questionnement, affirmation et exclamation.
30 Deleuze G., Critique et clinique, Paris, Éditions de Minuit, 1993, p. 15.
31 Abish W., 99 : The New Meaning, Providence, Burning Deck, 1990.
32 Abish W., Eclipse Fever, New York, Alfred A. Knopf, 1993.
33 Double Vision, op. cit., p. 149.
34 Ibid., p. 191.
35 Ibid., p. 108.
36 Ibid., p. 163.
37 Ibid., p. 30.
38 99 : The New Meaning, op. cit., p. 9.
39 Double Vision, op. cit., p. 82.
40 99 : The New Meaning, op. cit., p. 109.
41 Double Vision, op. cit., p. 176.
42 A la recherche du temps perdu : Le temps retrouvé, Paris, Gallimard, 1946-47, p. 54-55.
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