Chapitre V. L’empire des choses : de William Faulkner à Pierre Bergounioux
p. 73-84
Texte intégral
1Que reste-t-il de présence et de vouloir personnels lorsque les destinées individuelles sont déterminées par l’histoire, que les vies, minuscules, semblent le fruit d’une nécessité qui les dépasse ? Nous voudrions explorer cette part de la littérature qui, loin de célébrer la liberté et le pouvoir de l’homme, semble au contraire en dessiner les multiples dépersonnalisations. C’est en particulier à l’étude conjointe du roman de William Faulkner, The Sound and the Fury (1929) et des œuvres de Pierre Bergounioux que nous procéderons. Nous examinerons ici le premier roman de Pierre Bergounioux, Catherine, publié en 1984, deux récits, Miette (1995) et Le Premier Mot (2001) ainsi que deux essais, La Cécité d’Homère (1995) et Jusqu’à Faulkner, paru en 2002. Nous verrons comment la poétique des deux auteurs s’entend à dissoudre l’humain dans l’impersonnel empire des choses. Ce sera également l’occasion de comprendre la raison pour laquelle Bergounioux tient l’écrivain d’Oxford, Mississippi en si haute estime.
2Nous commencerons par l’analyse des deux modes de dépersonnalisation qui opèrent dans The Sound and the Fury, puis de ceux, non sans similitude, qui sont à l’œuvre dans les textes de Bergounioux. Enfin nous nous demanderons si ces textes ont quelque visée épistémologique dans les rapports qu’ils entretiennent avec le réel et la connaissance qu’on peut en avoir.
Faulkner : la double dépersonnalisation
3Dans la galerie de portraits de la famille Compson, nombreux sont les personnages qui font figure de victimes : Benjy, Quentin, Caddy, Dilsey aussi, qui attire notre compassion par sa force, son « endurance », terme cher à Faulkner. Puis il y a les perdants sans gloire : le père, l’oncle, la mère. Enfin les odieux : Jason, le « vilain » de cette farce noire, dont il fait, lui aussi, « les frais ». Car il est beaucoup question d’argent dans The Sound and the Fury et les personnages se voient dépossédés, de leur être comme de leurs avoirs. Jason mesure son être à ses possessions : son argent, son magasin, sa voiture, son petit pouvoir domestique. Assez ironiquement, Jason est progressivement dépossédé de ce qu’il tient pour essentiel : son autorité et son argent. Sa nièce s’enfuit avec le magot. Le contrôle qu’il entendait exercer sur les choses et les êtres est anéanti ; la prétention qu’il affichait se transforme symboliquement en un pathétique mal de crâne. « What I say », « comme j’dis toujours » : Jason est l’homme du verbe creux, celui qui veut se donner l’importance qu’il n’a pas et n’aura jamais. Dans « Lire The Sound and the Fury : la part de l’indécidable » André Bleikasten commente ainsi cette faillite : « Jason éprouve en permanence le besoin de faire main basse sur la langue et de s’en proclamer le propriétaire. Car ce soi-disant, moi-disant homme d’action n’est qu’un agité […] la maîtrise de la langue ne cesse de lui échapper – comme tout lui échappe : le temps, la fortune et même sa nièce1. »
4Bien sûr, avoir n’est pas être, et dans cette écriture de la dépersonnalisation, Jason est la proie la plus facile de Faulkner.
5L’être relève de l’agir. Or Quentin a perdu sa liberté d’action, tant il est pris dans le carcan d’une culture (celle du Sud), d’une famille et d’un nom (les Compson), d’une filiation surtout. Quentin n’est rien parce que tout en lui est hérité. André Bleikasten observait dans The Ink of Melancholy :
What M. Compson represents to his son is all the past, and through this past he has a hold over him. M. Compson is weak, and yet, regardless of what he is or does, he has power – a power originating in his priority. And because he comes after his father, Quentin is inevitably caught up in a test of fidelity. Through his father, he is heir to the southern tradition, to its aristocratic code of honor and its puritanical ethic. When this pattern of values is passed on, however, it has already lost its authority, the more so in this case as its appointed transmitter is an inveterate skeptic. Quentin clings to it with desperate obstinacy because to him it is the only available recourse against absurdity, and because its very rigidity seems a safeguard of order and integrity. Yet while transmitting the code, his father’s voice has taught him its inanity. Quentin’s fidelity is an allegiance to values long dead, and in making them his he chooses defeat. The southern code has failed ; the failure of tradition has become a tradition of failure2.
6Le temps de Quentin est ponctué de retours obsessionnels dans le passé du désir. Son rapport névralgique au temps n’est que l’expression de surface d’une (non) identité tout entière prisonnière des rets de la mémoire. Son ressassement convoque un passé dont les règles sont abolies et les joueurs enfuis : Caddy surtout, l’absente capitale de ce temps « décapité », pour reprendre le terme de Jean-Paul Sartre3. Comme tous les personnages du roman, Quentin se bat aussi avec les mots. Si maîtriser le langage, c’est sortir de l’impersonnalité, alors la parole de plus en plus délitée de Quentin est l’indice de son inéluctable enfoncement dans un passé où son être a déjà commencé de se défaire. Au début de la deuxième section le personnage brise sa montre. Le geste a valeur de symbole : son compte à rebours est lancé depuis la première ligne.
7Mais c’est le personnage de Benjy – narrateur inaugural de ce qui n’est d’abord qu’une nouvelle dans l’esprit de Faulkner (Twilight) – que les opérateurs de la dépossession et de l’impersonnel travaillent avec le plus de violence. Quand s’ouvre le récit, Benjy a tout perdu : son nom (il s’appelle Maury), son pré (transformé en terrain de golf), sa sœur aimée Caddy (enfuie), sa virilité (il est castré), sa parole (réduite aux pleurs ou aux cris). Ajout extradiégétique, il sera également privé de sa liberté puisque l’Appendice de 1945 précise qu’il sera finalement interné à l’asile de Jackson en 1933. Et si accéder à la parole construite, si faire entendre sa voix, c’est sortir de l’impersonnel et devenir soi-même, alors Benjy est la superbe incarnation de l’impersonnalité muette. Ce sont les perceptions de Benjy qui informent la première section du roman, un « stream of unconciousness », en quelque sorte, puisque l’esprit débile de Benjy n’atteint pas à l’organisation intellectuelle du monologue intérieur. Son monde, et par conséquent son « récit » (à moins que ce ne soit l’inverse), demeure essentiellement sensoriel. Son interaction avec le monde extérieur est faite de sensations visuelles, olfactives, auditives, tactiles. Le bruissement des feuilles, leur odeur, sont indéfectiblement associés à Caddy : « Caddy smelled like trees in the rain » revient comme un leitmotiv dans la première partie. Son être-au-monde se dit ainsi : « They hunted in the branch. Then they all stood up quick and stopped, then they splashed and fought in the branch. Luster got it and they squatted in the water, looking up the hill through the bushes4. »
8Le style est dynamique : seuls les verbes consignent une action, des mouvements, des sensations visuelles sans qu’une relation entre cause et effets soit établie. Une appréciation consciente de la scène aurait donné à celle-ci une expression logique, expliquant ainsi que tandis que Luster cherche sa pièce de monnaie, les lavandières noires voient soudain tomber une balle de golf dans le ruisseau, qu’après un instant de surprise, elles se mettent à se battre dans l’eau afin de la récupérer. Les pronoms auraient cédé la place aux noms ; les choses auraient retrouvé leur nature. Si le personnage focal enregistre fidèlement la réalité objective, les relations causales, les intentions lui échappent. En un mot, il ne la comprend pas.
9Par ailleurs, Benjy n’a pas la notion du temps, du moins de cet écoulement linéaire qui conduit du passé à l’avenir. Son temps est un présent immédiat et immobile. Pourtant l’évocation de Caddy perdue le jette immanquablement dans les cris et les pleurs. Mais ce n’est pas la remémoration consciente, ni même involontaire, du passé qui agite Benjy, seulement le sentiment confus de quelque chose qui fut et qui n’est plus. Une image sonore (le nom de Caddy), olfactive (l’odeur des arbres), visuelle (une fleur piétinée) suffit à détruire sa stupeur indifférente. Faulkner s’est expliqué plus tard (dans l’Appendice de 1945) sur le sentiment de perte que l’on pouvait raisonnablement prêter à Benjy : « Who loved three things : the pasture which was sold to pay for Candace’s wedding and to send Quentin to Harvard, his sister Candace, firelight. Who lost none of them because he could not remember his sister but only the loss of her5 […]. »
10La perception de l’espace manque pareillement de perspective. Temporellement et spatialement, Benjy ne perçoit que l’immédiatement proche. Seuls les objets qui passent devant ses yeux atteignent soudain à la réalité : « Versh’s hand came with the spoon, into the bowl. The spoon came up to my mouth. The steam tickled into my mouth6. »
11La vision de Benjy se réduit à une succession de gros-plans que souligne la construction paratactique. Chaque plan est isolé, privé de cohérence spatiale et logique. Il y manque à la fois une largeur panoramique et une profondeur de champ.
12Cela a souvent été dit, la première section du roman est une magnifique impossibilité narrative : Benjy ne parle pas. Il est pourtant le narrateur à la première personne du récit, un récit qui consiste en une étonnante entreprise de récupération de fragments sensoriels épars, un sauvetage de concrétions de passé et de présent qui s’entrechoquent comme du bois flotté dans les remous de l’écriture. Ces reliefs sauvés des eaux de l’idiotie finissent par faire sens, mais loin de celui qui les porte à notre vue.
13Le monde de Benjy est un monde d’objets, de choses sans corrélation. Le détail objectal menace à chaque instant de l’aspirer tout entier, de l’incorporer à sa facticité sans conscience : « He put my hands into my pockets. I could hear him rattling in the leaves. I could smell the cold. The gate was cold7 » et « I could hear Queenie’s feet and the bright shapes went smooth and steady on both sides,the shadows of them flowing across Queenie’s back. They went on like the bright tops of wheels. Then those on one side stopped at the tall white post where the soldier was. But on the other side they went on smooth and steady, but a little slower8. »
14Synesthésie, modalité de la perception, parataxe, répétition concourent à dépersonnaliser le personnage focal. Celui-ci n’existe plus que dans et par la vision photographique (« détourée », le mot est d’André Bleikasten9) dans laquelle il s’abîme.
15Les personnages faulknériens sont la proie d’un processus de dépersonnalisation qui est conduit dans The Sound and the Fury selon deux principes majeurs. Benjy est la figure allégorique de la dépossession, matérielle et symbolique ; mais surtout, n’accédant pas au langage, il n’accède pas à la conscience de soi. Son impersonnalité tient en cette absence de regard réflexif et identifiant. Quentin, quant à lui, est sans doute celui des personnages qui est le plus profondément immergé dans la langue et dans la pensée consciente, trop consciente. La pensée et la parole de Quentin s’essouflent (le jeu typographique dans la troisième section figure la logorrhée, le hoquet, le bégaiement). Quentin s’incarnait dans des attachements qui n’ont plus désormais de raison d’être : Caddy a disparu, la dynastie Compson s’effondre et la tradition du Sud est moribonde. Quand l’identité est tout entière héritage, elle fait un beau boulet avec quoi se noyer.
Bergounioux : un monde de choses
16Chez Bergounioux comme chez Faulkner, le monde est un monde de choses dont la matérialité même offusque la vue et menace la personne. Dans Miette, le narrateur est revenu sur les hauteurs granitiques du Limousin. La parentèle est réduite. L’oncle Adrien, quatre-vingt-trois ans, est le seul survivant d’un âge en passe de disparaître avec lui : « J’imagine les regrets, l’animosité que pouvait lui inspirer ma présence en ce lieu où il avait vu, vivants, ceux qui, depuis trois millénaires, en étaient l’âme et dont il perpétua, seul, dix années durant, l’esprit, les traits, la voix10. »
17Le plain-pied du présent et du passé est installé dès les premiers paragraphes. On pressent dès l’abord que les hommes ont partie liée avec la terre qui les a vus naître et dont, de génération en génération, ils ont tiré leur subsistance. Dans ce monde rural, les premières « choses » rencontrées (le mot apparaît pour la première fois au troisième paragraphe) sont celles du travail des hommes. Mais pour être les produits de la technique humaine, elles n’en demeurent pas moins mystérieuses : « De ses mains étaient sorties mille choses dont j’avais encore l’usage, la meule surlaquelle j’affûtais ciseaux et burins […] c’est à lui que je dois d’en connaître l’usage primitif et le nom : le pique-pré, la scie à foin, la pince à taureau […]. Il avait manié, jadis, les houes […] les clefs de serrage […] les bigots […] les coutres11. […] »
18C’est qu’ici, les hommes conquièrent de haute lutte leur droit à la vie, et qu’il faut des outils à la taille du combat engagé avec la nature. Le narrateur a bien du mal à empoigner ces outils d’un autre âge :
Il faut ce poids, cette épaisseur de fer pour entamer le sol coriace sous son pelage de bruyère et d’ajonc, arracher de la chair, des copeaux comme du blanc de poulet, à l’arbre téméraire que les bois, dont le règne arrive, ont lancé sur les murs, en éclaireur. À peine, en vérité, suffisent-ils. C’est trois fois plus de métal, un manche gros comme la cuisse qui seraient nécessaires pour donner à la partie un tour moins inégal. Or, ils n’avaient pas la stature des ours, la force surhumaine que semblent exiger les outils mangés de vers et de rouille dans les granges assiégées par les essences pionnières, le frêne, l’alisier, le sureau12.
19Le combat exige une violence, une sauvagerie presque, qui portent les combattants dans le règne des choses qu’ils affrontent :
Les choses sont là, obstinées dans leur nature de choses, corsetées de leurs attributs, rétives, dures, inexorables. Elles ne livrent leur utilité qu’à regret. Elles réclament toute la substance des vies qu’elles soutiennent. Encore le temps dont celles-ci sont faites ne suffit-il pas toujours. Il faut y verser quelque fureur. C’est à ce prix qu’on demeure13.
20Dans la prose autobiographique ou romanesque de Bergounioux, ce sont les choses qui portent la première atteinte au caractère personnel des acteurs. Malgré l’indétermination du mot, on comprend vite ce qu’elles sont : tout ce qui n’est pas l’homme, sa volonté, son désir. Les choses sont tout ce qui détermine et contraint les êtres : la nature, l’histoire familiale, l’histoire nationale, le lieu enfin.
21L’appartenance, pour ne pas dire détermination, est double, historique et spatiale, relevant pour partie de la généalogie14, pour partie du lieu dont les personnages semblent être les émanations : « Il était le fils de sa mère. Il appartenait à l’endroit. Il fut l’endroit fait homme, comme elle avait été la femme qu’il avait fallu, à un moment donné, à cet endroit15 » et « il est vrai que les choses obtenaient d’eux ce qu’elles voulaient. Ils étaient les choses mêmes16 ». (M. 45)
22Les choses et le lieu se conjuguent alors pour composer un déterminisme irrévocable. Dans ces récits qui ont pour toile de fond les terres les plus ensauvagées encore, ou déshéritées, du Limousin et un temps qui, s’il n’est pas le passé, y ressemble singulièrement, l’existence est un combat, le courage un reniement. Comme tous et toutes, Miette doit se rendre à l’intransigeance des choses ; elle doit se plier aux exigences de la réalité :
Elle ne fut admirable que pour l’avoir acceptée après avoir, d’abord, refusé. La détermination qu’elle opposa aux forces qui écrasaient sa volonté, elle l’employa au service des mêmes forces parce qu’il y a une chose que ce monde, le sien, ne souffrait point et qu’elle n’aurait jamais conçue : de vouloir encore à l’encontre des faits, de préférer le possible anéanti à ce qui s’était réalisé17.
Vers une épistémologie de l’inconnaissance ?
23Les récits font apparaître un déterminisme qui ne relève pas de l’atavisme prisé par les naturalistes (Bergounioux n’aime pas beaucoup Zola), mais d’une situation inhérente à toute existence humaine. On est d’un lieu et d’un temps. Depuis trois mille ans, le granit du Limousin modèle les générations d’hommes qui s’y sont succédé : « Les jeux étaient faits depuis que les sables avaient déposé, durci, dans la lagune permo-carbonifère où Brive, deux cents millions d’années plus tard, serait bâtie18. »
24C’est seulement après la Deuxième Guerre mondiale, dans les années soixante et soixante-dix, que le grand dialogue historique entre la terre et les hommes semble trouver son terme : avec la fin d’une économie rurale vieille de plusieurs siècles, l’exode jette les hommes vers les villes19. Ce voyage fut aussi celui de Bergounioux :
Des forces qui se moquent bien que nous en ayons conscience se sont opposées à cet instant précis à ce que nous reproduisions à l’identique nos devanciers immédiats. Cela s’explique en dernier recours par la disparition de la France agraire, par la dévalorisation et le retour à la friche de ce que les économistes appelaient les plus mauvaises terres. Les gens de ma génération sont sortis en masse, par dizaines de milliers, de cet arrière pays ombreux, retardataire, anachronique pour se transporter à la ville. La ville, c’est l’endroit où l’heure présente indique le moment de l’histoire. Mon parcours ne se déduit pas d’un projet de liberté que j’aurais formé dans un premier temps, mais de l’histoire économique au sens large20.
25Comme le Quentin de Faulkner, le narrateur de Miette et du Premier Mot, arrive après. Et dans cette postériorité se sont glissés, à son insu, les désirs, culpabilités, ambitions, échecs de ceux qui le précédèrent. Il y a dans les textes de Bergounioux l’idée insistante que l’homme est indéfectiblement séparé de la compréhension, et plus encore, de la maîtrise des choses, à commencer par celle-là même qui lui tient lieu de vie :
Ce qui se passe, parfois, nous dépasse infiniment. On ne comprend rien au rôle qu’on va jouer. On n’a aucune idée de ce qu’on atteint, sollicite ou qui, à notre insu, nous meut, dirige les actes téméraires qu’on se surprend à esquisser, enchaîner sans qu’il semble qu’on y ait part. […] On ne comprendra peut-être jamais. On n’a pas l’âge ou le temps. Ce n’est pas le moment. Il n’est pas très important que nous sachions. Il vaut peut-être mieux ne pas21.
26Selon les deux essais La Cécité d’Homère et Jusqu’à Faulkner, c’est à Faulkner que revient le mérite insigne d’avoir ouvert un nouveau chapitre dans l’histoire de la littérature occidentale commencée avec Homère. À quoi Bergounioux a-t-il été sensible ? Sans doute aux déterminations géographiques, historiques, familiales qui œuvrent à la dépossession d’eux-mêmes des personnages faulknériens. Ce processus sous-tend également les destinées des personnages, fictifs ou réels, qui apparaissent dans les récits de Bergounioux. Chez les deux auteurs, les acteurs sont le produit d’une histoire familiale qui les détermine avant même qu’ils aient seulement conscience qu’il y a une famille, une histoire.
27Par ailleurs, comme la première section du roman de Faulkner, les textes de Bergounioux sont pleins de la matérialité des choses, celles en particulier de la nature22. Le commerce avec la nature ne révèle pourtant aucun sens, même s’il occasionne souvent chez les protagonistes des émotions intenses. Comme chez Faulkner, les personnages ne sont guère en mesure de donner un sens aux caprices de la vie. Ce sont parfois des brutes qui semblent ressortir au règne minéral ou végétal, comme les deux frères, Antoine et Robert C., dans Catherine ; ou bien c’est le tourbillon furieux de l’histoire (les deux Guerres mondiales souvent) qui les entraîne ; à moins que ce ne soit, simplement, l’urgence et la confusion du moment qui leur interdisent de s’y arrêter, de prendre du recul.
28Dans un ouvrage de 1994 consacré aux romans de William Gaddis, The Ethics ofIndeterminacy in the Novels of William Gaddis, Gregory Comnes suggérait que le fourmillement, l’excès, le labyrinthisme qui caractérisent The Recognitions, JR ou Carpenter’s Gothic, sont l’expression mimétique d’un réel chaotique, contradictoire, sans direction ni Absolu. En donnant à ses fictions cette opacité déroutante, Gaddis, selon Comnes, disqualifie les pratiques de lecture habituelles où le lecteur est accompagné par nombre de repères, chronologiques, spatiaux et par la présence d’un narrateur-ordonnateur. En récusant cette forme narrative traditionnelle, Gaddis rend au lecteur son autonomie et sa liberté. Il les lui restitue comme un cadeau empoisonné, celui d’une liberté et d’une responsabilité face au texte. Pour Comnes, les romans de Gaddis ont une vertu presque pédagogique (« the texts become teacher ») : ils exigent du lecteur qu’il apprenne à s’orienter dans les fictions pour ensuite être à même de s’orienter dans le chaos du réel, etpeut-être de recomposer une éthique de l’existence. Comnes qualifiait d’épis- témologique la rupture voulue par l’indétermination fondamentale des romans William Gaddis :
[…] the reader of Gaddis confronts a work that actively and self-consciously promotes its ideology of essential indeterminacy. The reader becomes the primary ethical agent engaged in […] reading the novels as events, unfolding experientially an understanding of what sort of procedures are necessary « to live deliberately ». In so doing the reader learns to enact an agapistic ethics of indeterminacy in a postmodern landscape and to recover through hermeneutic exploration and risk and dialogical transactions a redemption that necessarily remains open to further risk-taking23.
29Faut-il voir dans l’opacité des romans faulknériens, dans la confusion psychique des personnages et dans le chaos volontaire de la narration une visée épistémologique, une thématisation des modalités de la connaissance, ou des conditions de l’expérience ? On a peine à voir en Faulkner un philosophe et un pédagogue. Pour Bergounioux, du reste, « il ne s’agit pas d’une métaphysique mais d’une physique, de cette énergétique qui exclut toute espèce de considération excédant le cercle étroit, immédiat, de son application, le laps de temps infinitésimal sur lequel oscillent, avant de basculer, de se figer, le sens d’une vie, la figure d’un destin24 ».
30C’est pourtant à l’endroit du rapport entre la représentation et l’expérience que Bergounioux voit la contribution majeure de Faulkner. Pour la première fois dans l’histoire de la littérature, la représentation se réapproprie la situation, avec ce qu’elle comporte d’inconnaissance ; elle réintroduit l’idée qu’on se fait de la réalité quand on est « en situation », et non pas derrière un bureau, à faire métier d’écrire. Faulkner est le premier, selon Bergounioux, à consentir à ce que la chose informe, sans nom, la réalité, menace de dislocation les structures narratives :
Il restait à conquérir l’épaisseur, les lenteurs de la vie, à déployer la grande prose dans le domaine de l’existence ordinaire qui, jusqu’en 1929, n’avait encore livré qu’une partie de son sens. Il s’agissait, en changeant de lieu, d’heure – d’être – de se remémorer celui qu’on a été ailleurs ou avant, et qui l’a oublié, d’introduire la réalité du dehors, les pensées de l’extérieur, qui s’ignorent comme pensées, dans l’espace protégé, aux heures sereines, où l’on peut réfléchir25.
31Avec Faulkner, c’est le primat de la représentation – du discours « monologique », dirait Mikhaïl Bakhtine – qui disparaît. Sont récusées la posture dissertative, la neutralité affective du narrateur, qui n’a pas à choisir (n’est pas en situation), ainsi que certaines des marques formelles de la littérarité26. La représentation se laisse visiter par la situation, en restitue l’ontologique incertitude, la confusion, la vitesse. Bergounioux remarque dans l’œuvre faulknérienne « l’intrusion, dansle récit, du temps vécu, agi », « ces traits constants […] que sont l’approximation et l’obscurité et qui lui confèrent sa très haute perfection ». Or ces traits que Bergounioux relève chez Faulkner, « les sautes dans la coulée », « les lacunes dans la surface », « les choses qu’on ne voit ni n’entend » sont ceux-là mêmes que l’on distingue dans les récits de Bergounioux. Jean-Pierre Richard y décèle une inclination à l’ellipse, l’analepse et à l’absence de nomination identifiante. On pourrait ajouter la synecdoque et, très souvent, la vision fragmentée : « Il commençait à saisir des visages. Des nez se flanquaient d’yeux, des oreilles poussaient dans les boucles blondes. Autour de ces linéaments, des bouches, des fronts essayaient divers assemblages27. »
32On discerne dans cette stratégie d’écriture un principe faulknérien consistant à renoncer à ce que Bergounioux appelle « le privilège du bureau ». Et l’appréciation que Bergounioux porte sur Faulkner pourrait s’appliquer à lui-même : « Il abdique la royauté de papier, la hauteur facile, imaginaire, des parleurs pour revenir, en pensée, dans le monde dont ils se sont absentés, et le dire tel qu’il est, heurté, dérangeant, autre, pour qui s’y trouve pris28. »
33Les conséquences d’une telle poétique sont, selon Bergounioux, « incalculables » : « Ce sont les versants opposés de la vie, les termes antagonistes de notre condition, sa dualité qui, subitement, se trouvent réunis dans le seul registre où leur incompatibilité puisse trouver une résolution : celui de la littérature29. »
34Ou pour le dire autrement : « Avec Faulkner, pour la première fois, on dispose d’une vision stéréoscopique, totale, adéquate de notre condition. Ce que nous ne pouvons vivre qu’alternativement, comme moments opposés, contradictoires d’une dualité ontologique nous est donné dans l’unité supérieure dont la littérature – et sans doute elle seule – est l’instrument et le siège30. »
35Là serait donc la vertu insigne de la littérature moderne qui, en 1929, entre en réalité. Vertu mais non pas visée, car la littérature n’est pas le lieu de la philosophie, même si en toute littérature l’on peut sans doute discerner, mais après coup, les affleurements d’une morale ou d’une métaphysique31. En ce sens ni Faulkner, ni Bergounioux ne font œuvre de théoricien. Sylviane Coyault-Dublanchet rappelle d’ailleurs la réticence de Bergounioux à l’endroit des œuvres qui incluent leur propre théorie32. Paraphrasant Longin, l’on pourrait dire que « la théorie paraît être la meilleure quand ceci demeure caché : le fait qu’il y a théorie33 ». La littérature et sa réception sont affaire d’artifice et de sensibilité. Bergounioux, à la suite de Kant, définit le plaisir esthétique du lecteur comme produit de la combinaison de l’entendement et de la sensibilité. Le récit naît d’une friction entre réalité et représentation, représentation et expérience. Chez les deux auteurs, l’expérience des personnages est souvent celle d’une dépossession ou d’une non-possession.maîtrise matérielle des choses qui les entourent, la maîtrise symbolique de leur histoire par quoi leur caractère personnel s’affirmerait, semblent refluer. Les choses – le lieu, la famille, l’histoire – conspirent à leur dépersonnalisation. Et c’est à la grande prose qu’il revient de dire le nuage d’inconnaissance qui entoure ces vies puisque c’est le grand privilège de celle-ci que de pouvoir reconcilier la situation et l’idée qu’on s’en fait, l’être et le connaître.
Notes de bas de page
1 Faulkner W., The Sound and the Fury, ed. Minter D., New York, Norton, 1994 (1929), p. 415.
2 Bleikasten A., The Ink of Melancholy, Bloomington, Indiana UP, 1990, p. 84-85.
3 Dans son article célèbre sur la temporalité chez Faulkner (1947), Jean-Paul Sartre notait : « la plupart des grands auteurs contemporains, Proust, Joyce, Dos Passos, Faulkner, Gide, V. Woolf, chacun à sa manière, ont tenté de mutiler le temps. Les uns l’ont privé de passé et d’avenir pour le réduire à l’intuition pure de l’instant ; d’autres, comme Dos Passos, en font une mémoire morte et close. Proust et Faulkner l’ont simplement décapité, ils lui ont ôté son avenir, c’est-à-dire la dimension des actes et de la liberté. » (77)
4 Faulkner W., op. cit., p. 11.
5 Ibid., p. 213.
6 Ibid., p. 16.
7 Ibid., p. 4.
8 Ibid., p. 8.
9 André dit à propos de The Sound and the Fury et As I Lay Dying : « Les personnages-parleurs de ces deux romans ne sont narrateurs que par à-coups et presque par accident, et leur discours même sont discours de fortune, échoués sur la page on ne sait ni quand ni comment, s’enlevant sur un fond indéterminé, comme des photographies détourées. » Bleiskasten A., « Lire The Sound and the Fury : la part de l’indécidable », Études Anglaises, n° 55, 2002, p. 4.
10 Bergounioux P., Miette, Paris, Gallimard, 1995, p. 10.
11 Ibid., p. 10-11.
12 Ibid., p. 13.
13 Ibid., p. 26.
14 À propos des romans de Bergounioux, Jean-Pierre Richard note que « […] le plus étrange est souvent aussi le plus proche, le plus familier, voire le plus familial. Ce dehors si intime ne peut que nourrir alors l’affrontement ». Richard J.-P., L’État des choses, Paris, Gallimard, 1990, p. 108.
15 Ibid., p. 44.
16 Ibid., p. 45.
17 Ibid., p. 40.
18 Bergounioux P., Le Premier Mot, Paris, Gallimard, 2001, p. 52.
19 Pierre Michon a fait le portrait de quelques-unes de ces « vies minuscules », appartenant au passé et à la terre, que l’histoire achemine un beau jour, vers la ville, la modernité, et peut-être, en la personne du narrateur, vers l’écriture. (Michon P., Vies minuscules, Paris, Gallimard, 1984.)
20 Entretien paru dans Le Matricule des anges, n° 74, juin 2006, p. 30-33.
21 Bergounioux P., Miette, op. cit., p. 47-48.
22 La fréquence des notations sensorielles font dire à Jean-Pierre Richard : « Voici une œuvre où l’on regarde, touche, respire, écoute comme nulle part ailleurs, peut-être, dans la littérature d’aujourd’hui ». Richard, J.-P, op. cit., p. 112.
23 Comnes G., The Ethics of Indeterminacy in the Novels of William Gaddis, Gainesville, UP of Florida, 1994, p. 10-11.
24 Bergounioux P., La Cécité d’Homère, Strasbourg, Circé, 1995, p. 62.
25 Bergounioux P., Jusqu’à Faulkner, Paris, Gallimard, 2002, p. 127.
26 Les études faulknériennes ne se sont cependant pas trompées sur le caractère éminemment littéraire de l’écriture de Faulkner. Florence Leaver relevait dans « The World as Principle and Power » les marques d’une stylistique spécifique : ampleur de la période, combinaison des registres prosaïque et élevé, vocabulaire abstrait, lexique de l’intensité (« negative ultimates »), répétition, hyperbole, autant de procédés par lesquels la voix semble hisser le récit au niveau du mythe. Leaver F., « The World as Principle and Power », William Faulkner : Three Decades of Criticism, Ed. Hoffman F. J. & Vickeryo W., East Lansing, Michigan State UP, 1960, p. 209.
27 Bergounioux P., La Cécité d’Homère, op. cit., p. 32-33.
28 Bergounioux P., Jusquà Faulkner, op. cit., p. 127-128.
29 Bergounioux P., La Cécité d’Homère, op. cit., p. 60.
30 Ibid., p. 68.
31 À propos de la temporalité chez Faulkner, Sartre dit encore : « une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du romancier ». Sartre J.-P., « À propos de Le Bruit et la fureur, la temporalité chez Faulkner, » Situations I, Paris, Gallimard, 1947, p. 71. Le littéraire tiendrait alors en la forme de ce « renvoi ». (C’est un point sur lequel Bergounioux s’oppose à Sartre. Pour Bergounioux, c’est la métaphysique faulknérienne du temps qui s’exprime immédiatement dans le verbe de The Sound and the Fury, et l’on n’est pas fondé à voir dans l’œuvre faulknérien ce qui serait d’une part une forme et d’autre part une métaphysique.)
32 Coyault-Dublanchet S., La Province en héritage, Genève, Droz, 2002, p. 145.
33 Longin dit exactement : « C’est pourquoi la figure paraît être la meilleure quand ceci même demeure caché : le fait qu’il y a figure. » Du sublime. Traduction, présentation et notes de Pigeaud J., Paris, Rivages poche, 1993, [1991], p. 87.
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