Épilogue rire versus lyrisme
p. 291-314
Texte intégral
Baudelaire, le rire et la modernité
1Au terme de cette étude sur le rire baudelairien, il faut revenir, une dernière fois, à la formule fondamentale qui ouvre Mon cœur mis à nu et constitue la clé de voûte des Fleurs du Mal – de la paradoxale rhétorique du recueil, de son assise esthétique et de sa poétique concrète – : « De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là » [I, p. 676]. Tout est là, en effet, dans cet entrelacement de deux dynamiques qui devraient se neutraliser en principe. D’une part, l’expansion surnaturaliste de l’imagination qui permet au moi de se vaporiser hyperesthésiquement dans le monde sensoriel, au point d’éprouver le vertige même de l’infini ; d’autre part, la contraction artistique et ironique qui resserre dans l’« infini diminutif » du poème cette expérience immensément émouvante de l’abîme intérieur.
2On a passé en revue, dans les premiers chapitres, les fondements ou les pro métaphysiques, politiques, religieux de cette double postulation, pour en comprendre et en mesurer la portée véritable. Mais, indépendamment de ses implications philosophiques et psychiques, l’alliance extraordinaire de ces deux for antagonistes fait de Baudelaire le concepteur et le réalisateur d’une authentique invention poétique, dont l’histoire littéraire offre exceptionnellement l’exemple. Jamais, avant Les Fleurs du Mal, le vers n’avait été animé d’une telle puissance d’expression et de signification. Et, puisque le vers est pour Baudelaire (comme pour Hugo) un concentré artistique de prose, ce qui est vrai du vers l’est de la littérature en général : en fait, Baudelaire est le premier écrivain français à avoir su poétiquement empêcher la dilution de la pensée ou du sentiment dans la parole, à avoir soumis à la contrainte formelle l’écoulement informe du discours – sans recourir aux mystères de la communication ésotérique, aux élégances frustrantes de l’ellipse classique ou aux sous-entendus spirituels du bavardage aristocratique.
3Ainsi, jamais aussi nettement qu’avec Baudelaire le lecteur ne perçoit que l’his littéraire est faite, quoique à de très rares occasions, d’inventions effectives, concrètes, précisément explicables dans les termes de l’art. À nouveau, s’imposent ici à l’esprit les intuitions lumineuses de Jules Romains, sur la « densité incompara » ou l’« intensité admirable » du poème baudelairien : sur cette force du vers à laquelle tout concourt (le mètre, la phrase, les sons, les mots) et qui, étrangement, donne tant à rêver malgré sa compacité ou plutôt grâce à elle. De ce point de vue, tous les poètes modernes qui cherchent dans un art toujours évolutif de la briè les mêmes ressources d’émotion et d’imagination doivent l’essentiel à cette invention baudelairienne, qui change radicalement le faire poétique et dont, après Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé (avec quelques autres) achèveront de mettre au point les formules principales.
4Or, de cette invention inaugurale des temps modernes, Baudelaire a choisi de dévoiler lui-même le secret – ou d’en prendre note dans ses carnets – : il tient tout entier dans une esthétique du rire, simultanément surnaturaliste et ironique, dont la nouveauté réside d’ailleurs seulement dans le radicalisme de son application et que le traité De l’essence du rire prend soin de renvoyer à ses fondements anthro. Mais le succès de l’opération magique du rire, qui doit unifier dans un seul acte artistique les forces contraires de la vaporisation et de la centralisation, Baudelaire le paie d’un prix très lourd : l’exclusion, absolue et systématique, de toute forme accomplie de lyrisme. Si l’on peut définir le lyrisme, dans son essence, comme cette sorte de poésie où le « je » dit à la fois la présence authentique d’un homme singulier (l’auteur) et sa vocation à l’absolue universalité et assure ainsi une communication idéale, intime et pourtant publique, entre soi et le monde, Baudelaire ne peut en aucune manière être lyrique. C’est au contraire parce que le « je » baudelairien ne peut ni ne veut assurer cette fonction de médiation entre les hommes qu’il revient au rire (donc au vers mesuré qui en est la manifestation formelle) de transformer en œuvre d’art une incommunicabilité tranquillement assumée mais poétiquement transfigurée. Et c’est parce que la contradiction n’est nullement réduite que le poème a le pouvoir extraordinaire de concentrer et de figer en lui une force de déflagration pourtant toujours menaçante – comme le calme qui précède les tempêtes.
5Baudelaire est donc ce singulier romantique pour qui le rire (contenu et latent, plutôt que sonore et éclatant) joue le rôle qui est celui de la voix lyrique chez les autres poètes. Le poète romantique façon Lamartine ou Hugo se voulait prêtre, prophète ou messie. Il y a aussi, au sens chrétien du terme, une vraie Passion du rire chez Baudelaire : à la fois sujet rieur et objet de dérision, Baudelaire s’offre comme victime sacrificielle au public, pour lui faire partager ses extases d’imagination à travers la surface ironique de ses images versifiées. Plutôt que le poète moderne ou post-moderne qui utilisera l’art baudelairien de la brièveté pour renouveler la pratique romantique de la confidence intime, le poète des Fleurs du Mal préfigure l’humoriste qui, face à son public, communie avec lui par le rire qu’il déclenche et dont il est la première cible. Or l’humour professionnel est une création du xixe siècle finissant, née dans les parages du Chat noir et des cabarets montmar, à l’initiative de poètes passés directement du baudelairisme spleenétique au satanisme tout aussi baudelairien du rire.
6L’invention poétique dont Les Fleurs du Mal constituent l’aboutissement tex en cache ainsi une seconde, même si elle intéresse encore plus notre culture contemporaine du spectacle que la littérature : Baudelaire est le premier artiste à avoir fait du rire le médium privilégié de la communication lyrique. Le rire est en effet un instrument d’une puissance inouïe, puisqu’il fait immédiatement comprendre et partager, avec le minimum de mots et par la seule force des images incongrues qui le suscitent, une vision du monde personnelle et complexe : de là viennent la connivence et l’émotion qui rapprochent de leur public les plus grands humoristes, et dont l’intensité ne se retrouve sans doute dans aucune autre forme d’art. Mais le rire de l’humoriste est aussi un mode de communication fragile, où le rieur a très vite la tentation de parler sérieusement en son nom ou, au contraire, de s’absenter totalement en se fiant à sa technique éprouvée : c’est pourquoi, pour les grands comiques, le moment du vrai triomphe est le plus souvent bref, soit qu’ils se tournent vers l’expression dramatique, soit que les ficelles du métier finissent par estomper totalement l’émotion lyrique du partage.
7Or cette fragilité du rieur est aussi bien, et même davantage, celle de Baudelaire. Si la poésie baudelairienne exclut constitutivement le lyrisme (de même que l’hu ne saurait admettre professionnellement le sérieux), l’authentique émotion lyrique reste l’horizon, toujours désirable mais jamais atteignable, du poème. Sans elle, il ne subsisterait que le charlatanisme de l’ironiste, les trucs éprouvés et froi manipulés : les bizarreries burlesques de l’image, les insistances du son et de la syntaxe, les préciosités du style – toutes ces choses où Vallès, puisqu’il était insensible au lyrisme latent, ne pouvait voir que l’affectation d’un « cabotin1 ». Mais le franc abandon au lyrisme profond aurait été encore plus pernicieux que le cabotinage, car il aurait remis en cause le principe artistique même de l’œuvre, donc sa raison d’être esthétique. Baudelaire se devait donc, pour son recueil plu que pour lui-même, de se raidir derrière son masque d’ironiste impassible et imaginatif, en espérant pourtant que le murmure presque subliminal d’une parole émue et sincère s’en échappe. On devine que l’engagement n’était pas toujours facile ni agréable à respecter, l’obligeant à rester pour toujours, malgré qu’il en ait peut-être, l’« un de ces grands abandonnés/Au rire éternel condamnés,/Et qui ne peuvent plus sourire ! » [« L’Héautontimoroumenos », v. 26-28] : mais il faut comprendre que l’empêchement est ici artistique, non existentiel.
8De ce point de vue, l’un des plus magnifiques symboles de la poésie baude, parmi tous ceux qui se succèdent dans Les Fleurs du Mal, est l’image développée dans les sept quatrains du « Flacon » [XLVIII]. Bien sûr, le poème est d’abord, au fil d’une comparaison malicieusement développée jusqu’à la conclu, l’une de ces provocations ironiques et insultantes à l’égard de la femme comme il en abonde dans le recueil. Il commence donc par la description émue d’un flacon vide mais encore imprégné de son parfum, d’« un vieux flacon qui se souvient,/D’où jaillit toute vide une âme qui revient » [v. 7-8] – et avec elle, un essaim lumineux de pensées colorées :
Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,
Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres,
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,
Teintés d’azur, glacés de rose, lamés d’or. [v. 9-12]
9Mais, après l’émotion apparente du souvenir, la chute illustre littéralement l’expression latine in cauda venenum en passant du comparant au comparé ; le vieux flacon est le poète lui-même (ou plutôt la poésie), gardant la mémoire de celle à laquelle il s’adresse finalement à la deuxième personne et qu’il qualifie d’« aimable pestilence » et de « poison » :
Je serai ton cercueil, aimable pestilence !
Le témoin de ta force et de ta virulence,
Cher poison préparé par les anges ! liqueur
Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur ! [v. 25-28]
10Le détournement de la rhétorique amoureuse, qui rappelle le renversement final d’« Une charogne », ne laisse aucun doute sur l’intention agressive du poème. Cependant, le symbole du parfum (empoisonné et pourtant « enivrant ») enfermé dans le « vieux flacon désolé » [v. 23] allégorise aussi clairement la poésie de Baudelaire lui-même, qui se voudrait une pure forme matérielle, mais imprégnée d’émotion, d’une émotion rémanente qui serait capable d’accorder à l’objet oublié, un semblant d’éternité : « Il est de forts parfums pour qui toute matière/Est poreuse. On dirait qu’ils pénètrent le verre » [v. 1-2]. Emblématique surtout ce quatrain central (le quatrième de sept) où l’émanation du parfum hors du flacon-poème est pour ainsi dire formellement signifiée par l’accumulation des enjambements internes et externes, qui donne le sentiment que l’image (par ailleurs extraordinairement évocatrice) s’échappe doucement des limites du vers, et presque rendue audible (grâce au jeu des correspondances sensorielles) avec la succession remarquable des labio-dentales/v/et/f/ :
Voilà le souVenir eniVrant qui Voltige
Dans l’air troublé ; les yeux se Ferment ; le Vertige
Saisit l’âme Vaincue et la pousse à deux mains
Vers un gouFFre obscurci de miasmes humains […]. [v. 13-16]
11C’est d’ailleurs précisément cette image du poison, peut-être mortel et pourtant paradoxalement salutaire, que Mallarmé reprendra pour caractériser la postérité des Fleurs du Mal dans son « Tombeau de Charles Baudelaire » – dans un sonnet qui, avec l’extraordinaire précision de son auteur, dit à peu près tout en quator vers et s’oppose déjà, avec une ironie lapidaire, au dévoiement mystique ou à la récupération morale de Baudelaire :
Le temple enseveli divulgue par la bouche
Sépulcrale d’égout bavant boue et rubis
Abominablement quelque idole Anubis
Tout le museau flambé comme un aboi farouche
Ou que le gaz récent torde la mèche louche
Essuyeuse on le sait des opprobres subis
Il allume hagard un immortel pubis
Dont le vol selon le réverbère découche
Quel feuillage séché dans les cités sans soir
Votif pourra bénir comme elle se rasseoir
Contre le marbre vainement de Baudelaire
Au voile qui la ceint absente avec frissons
Celle son ombre même un poison tutélaire
Toujours à respirer si nous en périssons.
12Il serait hors de propos de se livrer ici à un long exercice d’exégèse mallarméenne2. On retiendra seulement trois leçons capitales de l’oracle hermétique. En premier lieu, le mystère baudelairien réside bien dans la commune profération poétique de la beauté et de la saleté (« bavant boue et rubis ») et, concrètement, dans la place faite à l’obscénité ; comme si le Paris désormais éclairé au gaz avait encore les réverbères à mèche du Second Empire (« ou que » suivi du subjonctif équivaut à un « comme si », par analogie avec le velut latin), la poésie scandaleuse des Fleurs du Mal continue à allumer un pubis, qu’on imagine burlesquement gigantesque à la manière d’un animal fabuleux et qui est comme un oiseau à moitié sauvage encore (« hagard », dans le vocabulaire technique de la fauconnerie), s’envolant chaque nuit pour son obscure besogne. En second lieu, aucun « feuillage séché » (une branche de buis, par exemple) ne pourra bénir l’ombre de Baudelaire, pas plus qu’elle ne pourrait s’asseoir contre le marbre de son tombeau, puisqu’elle y est absente et qu’il n’y a pas lieu d’imaginer un au-delà chrétien des âmes : Mallarmé interdit ainsi formellement toute interprétation religieuse du poète génialement scandaleux, au moment où elle commence à prendre corps et racine dans la tradition critique. Enfin, la géniale poésie des Fleurs du Mal est bien un « poison tutélaire », qu’il faut « toujours respi » « même […] si nous en périssons » : la référence au « Flacon » de Baudelaire, significativement placée dans la chute, est à peu près explicite.
Vestiges lyriques
13Cependant, alors que le tombeau mallarméen sert à monumentaliser et à immor la gloire de Baudelaire, même dans le rôle du poison, on semble nettement percevoir, derrière la description du vieux flacon méprisé – « décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé » [v. 24] –, un semblant de lassitude et de regret. Tout se passe comme si le poète ironiste, pour signifier l’intensité de l’effort consenti pour parvenir au raidissement artistique et à la concentration hyperesthésique, choisissait de se montrer gagné par la fatigue, par la simple envie de s’arrêter, d’oublier, de se reposer (le temps d’une nuit ou pour de bon) ; d’avoir le droit, comme les buveurs heureux jalousés dans « Le Tonneau de la haine » [LXXIII], de « s’endormir sous la table » [v. 14]. C’est encore cet obscur désir de renoncer, cet intime délitement de l’émotion et de la volonté, qu’allégorise et scénarise le troisième des quatre « Spleen » [LXXVII] :
Je suis comme le roi d’un pays pluvieux,
Riche mais impuissant, jeune et pourtant très vieux,
Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes,
S’ennuie avec ses chiens comme avec d’autres bêtes.
Rien ne peut l’égayer, ni gibier, ni faucon,
Ni son peuple mourant en face du balcon.
Du bouffon favori la grotesque ballade
Ne distrait plus le front de ce cruel malade ;
Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau,
Et les dames d’atour, pour qui tout prince est beau,
Ne savent plus trouver d’impudique toilette
Pour tirer un souris de ce jeune squelette.
Le savant qui lui fait de l’or n’a jamais pu
De son être extirper l’élément corrompu,
Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent,
Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent,
Il n’a su réchauffer ce cadavre hébété
Où coule au lieu de sang l’eau verte du Léthé.
14On retrouve sans surprise la puissance de suggestion et de figuration des autres « Spleen » : la spatialisation de la mélancolie en « pays pluvieux », l’allégorisation filée du premier au dernier vers. L’ironie est aussi elliptiquement présente dans les « autres bêtes » du quatrième vers, qui s’appliquent évidemment au « gibier » et au « faucon », mais qu’on étendrait aussi naturellement au « peuple mourant », au « bouffon favori », aux « dames d’atour » et au « savant ». Dans ce poème marqué par l’abattement et la lassitude nés d’un incommensurable ennui, la succession des vers obéit de plus en plus à la logique élémentaire de l’accumulation et de l’énumération, comme si le poète n’avait plus l’énergie d’obéir à sa loi d’airain : ordonner rhétoriquement en fonction de la fin et en application d’une progression savamment ménagée. On avait déjà d’ailleurs relevé cette forme énumérative et apparemment brouillonne dans le « Spleen » précédent [LXXVI], où le « je » passait par une suite de métamorphoses mobilières ou monumentales, du « gros meuble à tiroirs » au « vieux sphinx oublié ». Mais la similitude des structures n’en met que mieux en valeur le chiasme parfait constitué par les deux poèmes successifs qui semblent ainsi se faire écho. Le premier commençait par ce seul vers isolé par un blanc : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. » Le deuxième, au contraire, se termine par l’évocation douloureuse de la maladie mortelle de l’oubli, imagée par « l’eau verte du Léthé ».
15Or cette inversion, qui permet au passage de préciser le mode de concaténation entre les deux textes, semble indiquer un nouveau progrès du mal qui ronge le « je ». Le Léthé est, selon la tradition mythologique, la source apportant l’apaise de l’Oubli aux morts près d’entrer aux Enfers : cette représentation eupho du Léthé est aussi celle que développe Baudelaire dans le poème du même nom, condamné en 1857. Au contraire, la mémoire indéfectible, qui encombre l’esprit et hante les trop longues existences, est le tourment infligé au spleenétique : c’est d’elle encore que naît l’hyperesthésie temporelle consubstantielle au matérialisme baudelairien. Mais le roi mélancolique du poème LXXVII est tellement pétri d’ennui, si anesthésié par son interminable mal de vivre, qu’il en a même perdu le goût de se souvenir et qu’il est réduit à l’existence végétative d’un cadavre vivant « où coule au lieu de sang l’eau verte du Léthé ». Avec la sensation du temps, l’esprit du poète a perdu du même coup sa capacité d’invention artistique. « Morne », « vaincu » et « fourbu » comme un « vieux cheval dont le pied à chaque obstacle bute », il n’a plus rien à espérer qu’un « sommeil de brute » et « le goût du néant » [LXXX].
16Terrible constatation : le Temps n’est pas toujours l’instrument de torture grâce auquel l’écrivain peut espérer du moins transmuer la souffrance vécue en objet d’art. L’art lui-même risque de se dénaturer et se défaire par l’action délétère du temps, comme le racontent en quatre épisodes les lugubres sonnets d’« Un fan » [XXXVIII]. Le premier [« Les Ténèbres »] suggère seulement l’apparition d’un spectre lumineux, aux yeux d’un peintre « qu’un Dieu moqueur/Condamne à peindre, hélas ! sur les ténèbres ». Le deuxième et le troisième [« Le Parfum » et « Le Cadre »] préparent la description à venir de la femme, d’abord en laissant planer « un parfum de fourrure » puis en traçant le cadre où devra prendre place le tableau lui-même. Hélas, lorsque le moment est venu de peindre « le portrait » dans le quatrième sonnet qui fait office de chute, il faut se rendre à l’évidence. L’ancienne maîtresse n’est plus que l’ombre d’elle-même, un « dessin fort pâle, à trois crayons » tient lieu de la peinture colorée qu’on attendait et le Temps, « noir assassin de la Vie et de l’Art », a achevé son œuvre en détruisant, non seulement la beauté sensuelle de la femme vieillie, mais la capacité artistique du portraitiste :
[…] Que reste-t-il ? C’est affreux, ô mon âme !
Rien qu’un dessin fort pâle, aux trois crayons,
Qui comme moi, meurt dans la solitude,
Et que le Temps, injurieux vieillard,
Chaque jour frotte avec son aile rude…
Noir assassin de la Vie et de l’Art,
Tu ne tueras jamais dans ma mémoire,
Celle qui fut mon plaisir et ma gloire ! [v. 7-14]
17Ces deux derniers vers, qui font office de chute dans la chute, inversent la morale d’« Une charogne ». Ce n’est plus l’artiste, lui-même trop affaibli, qui saura garder la « forme éternelle de [s] es amours décomposés », mais seulement l’homme sensible et ému, qui promet de garder le souvenir intime de celle qu’il a aimée. Car, si l’angoisse du Temps semble bien avoir perdu ses vertus esthétiques, l’émotion sentimentale est très sincère et perceptible, dans ce poème qui est l’un des derniers du recueil de 1861 que Baudelaire ait composés. Avant le cri de tristesse final, le sonnet du « Parfum », reprenant la thématique du « Flacon » cette fois sans aucune connota dysphorique, constitue en particulier l’un des plus parfaits alliages de nostalgie affective et de tendresse érotique qu’ait offerts la poésie lyrique française :
Lecteur, as-tu quelquefois respiré
Avec ivresse et lente gourmandise
Ce grain d’encens qui remplit une église,
Ou d’un sachet le musc invétéré ?
Charme profond, magique, dont nous grise
Dans le présent le passé restauré !
Ainsi l’amant sur un corps adoré
Du souvenir cueille la fleur exquise.
De ses cheveux élastiques et lourds,
Vivant sachet, encensoir de l’alcôve,
Une senteur montait, sauvage et fauve,
Et des habits, mousseline ou velours,
Tout imprégnés de sa jeunesse pure,
Se dégageait un parfum de fourrure.
18Il faut en effet incontestablement parler d’évocation lyrique pour ces notes inti d’« Un fantôme », solennisées par la vieillesse ou, du moins, le délabrement physique qui en accentue chez Baudelaire l’approche. Et s’il s’impose comme le plus remarquable, il n’est qu’un des nombreux vestiges du lyrisme qui affleure à la surface du recueil, composant avec le rire le couple fondamental qui polarise l’univers des Fleurs du Mal et lui donne toute sa force de « vibrativité » poétique [II, p. 658] : on se contentera ici de relever brièvement les traces lyriques les plus visibles ou les plus significatives.
19Deux d’entre elles gardent la mémoire nostalgique des bonheurs enfantins, les poèmes XCIX [« Je n’ai pas oublié, voisine de la ville »] et C [« La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse »]. Le premier, volontairement réduit à une évocation seulement esquissée, comme si Baudelaire se refusait, contre tous ses principes, à mettre en forme le poème et voulait rendre l’émotion à l’état brut et sous sa forme naïve. L’innocence heureuse de l’image finale, où le soleil du soir, « grand œil ouvert dans le ciel curieux » [v. 7], contemple de la fenêtre les « dîners longs et silencieux » [8], semble reprendre de façon enfantine le motif ironiquement développé dans la « Ballade à la lune » de Musset, où la lune indiscrète observait par la fenêtre les ébats sexuels d’un couple ridicule. Le poème C développe lui aussi sérieusement – et même avec gravité – le motif, traité ailleurs sur le mode comique, du remords posthume ; cependant il s’agit d’un remords authentique (non de la morsure de la vermine), et ressenti non par une morte, mais par un vivant songeant à sa servante morte. Là encore, le poème, fait de deux ensembles de poèmes respectivement de quatorze et de huit vers, joue ostensiblement le jeu de la simplicité, et l’évocation d’outre-tombe qui, en d’autres circonstances, aurait donné lieu à une exacerbation cruelle et surnaturaliste du macabre tourne ici à une description presque tendre et élégiaque de la décomposition cadavérique, qui s’achève par un extraordinaire zeugma [en italiques] :
Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs,
Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,
Son vent mélancolique à l’entour des vieux marbres,
Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,
À dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,
Tandis que, dévorés de noires songeries,
Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,
Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,
Ils sentent s’égoutter les neiges de l’hiver
Et le siècle couler, sans qu’amis ni famille
Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille. [v. 4-14]
20La tonalité lyrique peut aussi naître, non du souvenir de l’enfance, mais d’une évocation sentimentale, où Baudelaire renonce provisoirement à son éloge paradoxal du sadisme sexuel et de la prostitution impassible pour mettre en scène des moments exceptionnels de complicité affective. Dans « Confession » [XLV], une femme qu’on devine une brillante courtisane, « claire et joyeuse ainsi qu’une fanfare » [v. 17] fait ainsi entendre, au milieu d’une promenade au clair de lune, une « note criarde » [v. 25] d’« enfant chétive, horrible, sombre, immonde » [v. 21] :
Pauvre ange, elle chantait, votre note criarde :
« Que rien ici-bas n’est certain,
Et que toujours, avec quelque soin qu’il se farde,
Se trahit l’égoïsme humain ;
Que c’est un dur métier que d’être belle femme,
Et que c’est le travail banal
De la danseuse folle et froide qui se pâme
Dans un sourire machinal ;
Que bâtir sur les cœurs est une chose sotte ;
Que tout craque, amour et beauté,
Jusqu’à ce que l’Oubli les jette dans sa hotte
Pour les rendre à l’Éternité ! »
J’ai souvent évoqué cette lune enchantée,
Ce silence et cette langueur,
Et cette confidence horrible chuchotée
Au confessionnal du cœur. [v. 25-40]
21La bizarrerie typographique saute aux yeux : Baudelaire met à dessein entre guillemets un discours pourtant rapporté au style indirect, introduit par la conjonction « que » répétée à six reprises. Or l’anomalie ne fait que refléter une incertitude énonciative systématiquement entretenue. Non seulement la belle inconnue, qui se contente d’enfiler les énoncés de vérité générale (« rien ici-bas n’est certain », etc.), profère tout sauf une « confidence horrible », mais encore le style qui lui est prêté convient le moins du monde au langage d’une lionne parisienne. Il faut donc supposer que les passages au style indirect mais entre guillemets donnent à lire le résumé, assumé par le « je » du poème et dans ses propres termes, de la « confession » sans doute beaucoup plus brutale faite par la femme, comme si les deux voix, qui correspon à deux niveaux temporels et discursifs distincts, se confondaient pour ne faire qu’une seule parole. Cet entrelacement énonciatif – où l’on peut voir le comble du lyrisme, même s’il n’est pas interdit de penser que Baudelaire en entretienne l’illusion avec une intention ironique – donne même au poème l’apparence envoûtante d’un canon choral à deux voix, dans la pièce « Mœsta et errabunda » [LXII] où la forme strophique du repetend ajoute un effet d’écho presque musical :
Dis-moi, ton cœur parfois s’envole-t-il, Agathe,
Loin du noir océan de l’immonde cité,
Vers un autre océan où la splendeur éclate,
Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité ?
Dis-moi, ton cœur parfois s’envole-t-il, Agathe ?
La mer, la vaste mer, console nos labeurs !
Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse
Qu’accompagne l’immense orgue des vents grondeurs,
De cette fonction sublime de berceuse ?
La mer, la vaste mer, console nos labeurs !
Emporte-moi, wagon ! enlève-moi, frégate !
Loin ! loin ! ici la boue est faite de nos pleurs !
– Est-il vrai que parfois le triste cœur d’Agathe
Dise : Loin des remords, des crimes, des douleurs,
Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate ?
Comme vous êtes loin, paradis parfumé,
Où sous un clair azur tout n’est qu’amour et joie,
Où tout ce que l’on aime est digne d’être aimé,
Où dans la volupté pure le cœur se noie !
Comme vous êtes loin, paradis parfumé !
Mais le vert paradis des amours enfantines,
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,
Les violons vibrant derrière les collines
Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,
– Mais le vert paradis des amours enfantines,
L’innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l’Inde et que la Chine ?
Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,
Et l’animer encor d’une voix argentine,
L’innocent paradis plein de plaisirs furtifs ?
22Comme dans le poème précédent – et ainsi qu’on a eu plusieurs fois déjà l’oc de le noter –, la ponctuation joue un rôle primordial dans la signalétique énonciative. Le texte commence donc par une apostrophe compatissante à « Aga », logiquement à la deuxième personne. Le deuxième quintil, à la première personne du pluriel, associe plus étroitement le couple formé par le « je » et Agathe, et il semble, au début de la troisième strophe, que le « je », qui parle désormais à la première personne du singulier, se soit totalement identifié à « Agathe », dont il se constituerait en quelque sorte le porte-parole. En revanche, le tiret du treizième vers introduit un changement de plan énonciatif : c’est désormais Agathe qui parle, comme le prouve la formule introductive « est-il vrai que parfois le triste cœur d’Agathe/dise […] ». Il faut donc imaginer que le quinzième vers (« emporte-moi, wagon ! enlève-moi frégate ») fait écho au onzième, à ceci près que la parole est passée du « je » à « Agathe3 ». Le phénomène s’inverse à l’avant-dernière strophe : du quatorzième au dix-neuvième vers, c’est Agathe qui est censée s’exprimer, jusqu’au moment, signalé par le deuxième tiret, où le « je » l’interrompt pour continuer à sa place la phrase commencée, en répétant « Mais le vert paradis des amours enfantines » : outre le tiret, le changement de locuteur est révélé à retardement par le commentaire de la dernière strophe, porté, en forme de double question, sur l’intonation et la voix d’Agathe : « [l’innocent paradis] Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,/Et l’animer encore d’une voix argentine […] ? » Et le poème se termine sur cette interrogation, comme si, à son tour, le lecteur était invité à se joindre au duo plaintif formé par Agathe et « je ».
23Cette tendre sollicitude à l’égard de la pauvre prostituée de la ville rejoint la forme majeure, toujours présente mais refoulée, du lyrisme baudelairien : le lyrisme, politique et social, du peuple, dont l’éloge enthousiaste des chansons de Pierre Dupont révèle à quel point il tenait à cœur à l’auteur des Fleurs du Mal. C’est dans ce registre que Baudelaire atteint par moments à un nouvel épique – moderne, citadin et socialisant –, par lequel le poète ne rend pas généreusement grâce au peuple pour ses vertus méprisées et froissées comme font Victor Hugo et l’idéalisme républicain, mais trouve au contraire les mots justes pour dire la fraternelle compréhension de ses laideurs et de ses vices, faits à la triste mesure du monde de souffrance et de violence dans lequel il n’a pas choisi de vivre. À cette inspiration appartiennent les exceptionnelles évocations des deux Crépuscules ; et, singulièrement, du « Crépuscule du soir », où l’allégorisation de la « Prostitution », monstre nocturne allant se frayer « un occulte chemin » « au sein de la cité de fange » [v. 17 et 19] alors que l’homme « se change en bête fauve » [v. 4], fait à la fois songer à l’entrée terrifiante des Djinns dans Les Orientales de Victor Hugo, à l’envol fantastique du Pubis dans le « Tombeau » mallarméen, à la poésie unanimiste de Jules Romains, ainsi qu’à l’expressionnisme cinématographique du Nosferatu le vampire de Murnau. Le poème esquisse en effet un récit proprement fantastique. Une description panoramique offre d’abord l’image d’une ville horriblement défigurée sous l’emprise du monstre qui s’éveille en elle. Puis l’histoire se resserre autour du « je » qui, avant le Docteur Jekyll de la nouvelle de Stevenson, tente de résister à la tentation animale et à ce « rugissement » de la ville pour compatir aux plaintes et aux soupirs des mourants – on notera au passage l’usage toujours ciblé de l’enjambement – :
Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment,
Et ferme ton oreille à ce rugissement.
C’est l’heure où les douleurs des malades s’aigrissent !
La sombre nuit les prend à la gorge ; ils finissent
Leur destinée et vont vers le gouffre commun ;
L’hôpital se remplit de leurs soupirs. – plus d’un
Ne viendra plus chercher la soupe parfumée,
Au coin du feu, le soir, auprès d’une âme aimée. [v. 29-36]
24Et l’on devine, après cette apostrophe à « [s] on âme », que le « je » du poème s’inclut dans le « la plupart » vague de la chute, et termine ainsi son texte par une plainte et un regret auxquels il ne manque que la première personne pour être tout à fait déclarés :
Encore la plupart n’ont-ils jamais connu
La douceur du foyer et n’ont jamais vécu ! [v. 37-38]
25Enfin, deux poèmes de la section du « Vin » colorent d’une teinte religieuse et politiquement subversive ce lyrisme du peuple souffrant. Dans « L’Âme du vin » [CIV], le titre même affiche d’emblée l’intention sacrilège. Le vin – qui n’est pourtant pas le sang du Christ mais le produit de la vigne, fait « de peine, de sueur et de soleil cuisant » [v. 6] – est généreusement doté d’une âme, et tout le poème poursuit cette confusion ironique entre la bouteille de vin et le calice sacré. C’est lui, et non l’eucharistie, qui fait « retentir les refrains du dimanche » et « gazouille [r] » ( !) l’espoir et que l’homme « glorifi [e] » [v. 13-16]. C’est lui encore, selon la chute, qui tombe en l’homme,
Grain précieux jeté par l’éternel Semeur,
Pour que de notre amour naisse la poésie
Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur ! [v. 22-24]
26On devine que l’élan de cette fleur de poésie est un défi à Dieu plutôt qu’un hommage. L’idée est encore plus clairement exprimée dans « Le Vin des chiffon » [CV], où un chiffonnier, vieux soldat du Premier Empire réduit à fouiller les détritus du Second, trouve dans le vin l’audace de proclamer pour le peuple la liberté, le bonheur et la gloire :
On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,
Butant, et se cognant aux murs comme un poète,
Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,
Épanche tout son cœur en glorieux projets.
Il prête des serments, dicte des lois sublimes,
Terrasse les méchants, relève les victimes,
Et sous le firmament comme un dais suspendu
S’enivre des splendeurs de sa propre vertu. [v. 5-12]
27La comparaison avec le poète n’est bien sûr pas insignifiante. Le chiffonnier comme le poète titubent non pas tant d’ivresse alcoolique que du vertige provo par l’énergie de leur rêve et leur violent refus de la réalité (matérialisée par les murs contre lesquels ils butent). Cette allusion au poète fait d’ailleurs songer au « Soleil ». En effet, poésie, vin et soleil sont unis dans un même combat, à la fois contre la puissance insolente des riches, le pouvoir usurpé des rois et la lâche tutelle de Dieu, ainsi que le résument les deux magnifiques quatrains conclusifs :
C’est ainsi qu’à travers l’Humanité frivole
Le vin roule de l’or, éblouissant Pactole ;
Par le gosier de l’homme il chante ses exploits
Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois.
Pour noyer la rancœur et bercer l’indolence
De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,
Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil ;
L’Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil ! [v. 25-32]
28Il est d’ailleurs très révélateur que cet ultime quatrain, qui fait de Dieu un suborneur du peuple à la fois hypocrite et honteux et laisse, face à lui, le seul beau rôle à l’Homme, n’a pris sa forme définitive qu’en 1857, alors qu’une version précédente, publiée en 1854 dans Jean Raisin, revue joyeuse et vinicole, donnait à lire une profession de foi bien plus consensuelle :
Pour apaiser le cœur et calmer la souffrance
De tous ces innocents qui meurent en silence,
Dieu leur avait déjà donné le doux sommeil :
Il ajouta le vin, fils sacré du soleil.
29C’est que ce « peuple ivre d’amour » [v. 24], de gloire et de liberté est le peuple du Paris laborieux, « labyrinthe fangeux/Où l’humanité grouille en ferments ora » [v. 3-4], et que, autour de 1857 et à la faveur des travaux haussmanniens qui commencent alors à transformer visiblement la capitale, se fait jour une véritable renaissance du lyrisme dont Paris est le foyer rayonnant et qui, par sa puissance nouvelle, est cette fois capable de bouleverser l’esthétique des Fleurs du Mal.
Le vrai spleen de Paris
30À la suite du manuscrit des « Sept Vieillards » (encore intitulés « Fantômes parisiens ») qu’il envoyait pour publication à Jean Morel, directeur de la Revue contemporaine, Baudelaire ajoutait dans sa lettre : « […] c’est le premier numéro d’une nouvelle série que je veux tenter, et je crains bien d’avoir simplement réussi à dépasser les limites assignées à la Poésie4. » Mais quelles sont ces limites que Baudelaire affirme avoir dépassées ? Un bref retour aux « Sept Vieillards » en donne une première idée. On se rappelle que la vision fantastique du fantôme multiplié sept fois dissimulait, hors de toute logique métaphorique ou allégorique, la silhouette de Napoléon III, à laquelle on ne pouvait accéder que par le repérage d’une série d’inductions et d’allusions indirectes. À la logique de la figuration ironique reposant sur l’hyperesthésie sensorielle, se substituait ainsi une autre, où les mécanismes de cryptage obligent au contraire le lecteur à oublier les apparences trompeuses de l’image pour reconstituer la chaîne des indices permettant de remonter à un sens désormais caché, qui se rattache au décor du poème par un lien analogique seulement lâche et aléatoire.
31Or, il n’est pas étonnant que l’évocation du Paris impérial (dans la section « Tableaux parisiens » qui contient « Les Sept Vieillards ») soit l’occasion de cette rupture et de ce dépassement. Comme il est dit dans le deuxième quatrain du « Cygne », « le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville/Change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel) » [v. 7-8] : le Paris visible n’a donc plus de rapport avec le seul vrai Paris (celui dont Baudelaire garde le souvenir), et toute forme de symbolisation est condamnée à être déceptive. Mais cette disparition matérielle du Paris de la jeunesse permet paradoxalement à la ville capitale de cristalliser toutes les formes résiduelles du lyrisme baudelairien : l’émotion de la nostalgie et de la disparition (puisque Paris est habitée par le fantôme de la ville qu’elle n’est plus), le sentiment amoureux (ce parfum de fourrure et de tendresse prostituée qui hante les rues et les carrefours), la douce émotion de la fraternité républicaine. Trois thèmes qu’on retrouve orchestrés et réunis dans « Le Cygne » de 1861, dédié à Victor Hugo et légitimement considéré comme l’un des sommets du recueil :
I
Andromaque, je pense à vous ! Ce petit fleuve,
Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
L’immense majesté de vos douleurs de veuve,
Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,
A fécondé soudain ma mémoire fertile,
Comme je traversais le nouveau Carrousel.
Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel) ;
Je ne vois qu’en esprit tout ce camp de baraques,
Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,
Les herbes, les gros blocs verdis par l’eau des flaques,
Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.
Là s’étalait jadis une ménagerie ;
Là je vis, un matin, à l’heure où sous les cieux
Froids et clairs le Travail s’éveille, où la voirie
Pousse un sombre ouragan dans l’air silencieux,
Un cygne qui s’était évadé de sa cage,
Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur un sol raboteux traînait son blanc plumage.
Près d’un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec
Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
Et disait, le cœur plein de son beau lac natal :
« Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ? »
Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,
Vers le ciel quelquefois, comme l’homme d’Ovide,
Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
Comme s’il adressait des reproches à Dieu !
II
Paris change ! mais rien dans ma mélancolie
N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.
Aussi devant ce Louvre une image m’opprime :
Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,
Comme les exilés, ridicule et sublime,
Et rongé d’un désir sans trêve ! et puis à vous,
Andromaque, des bras d’un grand époux tombée,
Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,
Auprès d’un tombeau vide en extase courbée ;
Veuve d’Hector, hélas ! et femme d’Hélénus !
Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique,
Piétinant dans la boue, et cherchant, l’œil hagard,
Les cocotiers absents de la superbe Afrique
Derrière la muraille immense du brouillard ;
À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
Jamais, jamais ! à ceux qui s’abreuvent de pleurs
Et tètent la Douleur comme une bonne louve !
Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs !
Ainsi dans la forêt où mon esprit s’exile
Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor !
Je pense aux matelots oubliés dans une île,
Aux captifs, aux vaincus !... à bien d’autres encor !
32Commençons, dans cet écheveau dense et complexe d’images, d’allusions et de pensées, par suivre les fils les plus visibles. Le poème, partant de l’évocation nostalgique de la destruction de l’impasse du Doyenné chère à la bohème et de l’achèvement du Louvre monumental, est d’abord le prétexte à une méditation politique sur le pouvoir impérial et son insupportable illégitimité, à peine dissimulée derrière l’allégorie du cygne, affectueusement ironique. Car ce « grand cygne, avec ses gestes fous,/Comme les exilés, ridicule et sublime, Et rongé d’un désir sans trêve », c’est évidemment le dédicataire du poème : Victor Hugo, le grand exilé, qui vient justement de refuser, au grand soulagement de Baudelaire, la trêve de l’amnistie offerte par Napoléon III. Cette équivalence entre le cygne et Hugo éclaire l’image développée dans la première partie du poème. La cage d’où l’oiseau s’est échappé est le Paris impérial. S’il trouve le ciel si « cruellement bleu », c’est qu’il désespère du calme factice et égoïste dont se contentent tous ceux qui ont pactisé avec le régime né du coup d’État : à cette paix honteuse, il préfèrerait encore la pluie et le tonnerre des franches disputes politiques, sous le ciel libre et tourmenté de la République. Le « beau lac natal » dont il éprouve la nostalgie n’est donc pas un autre lieu, mais un autre temps : celui du Paris disparu de la monarchie de Juillet puis de la Seconde République et de son « bric-à-brac confus ».
33Il n’empêche que le cygne (l’animal, cette fois !), dans sa ménagerie parisienne, semble regretter son lac exotique, alors que Hugo, lui, en exil dans son île, a toutes les raisons d’aspirer à retrouver Paris. Cette inversion spatiale est décisive, dans la mesure où elle permet de faire de Hugo, non seulement le porte-parole des seuls bannis politiques, mais le symbole de toute femme et de tout homme auquel la vie a injustement arraché ce qui lui est le plus cher : à ce compte, le plus malheureux n’est sans doute pas le glorieux exilé dans son île, mais la « négresse » se tuant à se prostituer sur les trottoirs parisiens, voire « quiconque a perdu ce qui ne se retrouve/Jamais, jamais » : c’est-à-dire tout homme peut-être, et à coup sûr Baudelaire lui-même, sans doute convaincu que l’exil intérieur du mélancolique, isolé dans son « désert d’hommes », est infiniment plus tragique que le dialo continué avec l’océan. On comprend alors la subtile indétermination de la chute : il est impossible de savoir si le vague du « à bien d’autres encor » désigne implicitement un Hugo qui ne serait pas nommément désigné mais qu’on devine dans les allusions au « cor » (d’Hernani ?) et aux « matelots oubliés dans une île (Guernesey ?) ou, au contraire, Baudelaire lui-même, qui ne pourrait cependant pas décemment révéler sa présence de façon plus explicite.
34Il ne faut pas oublier, néanmoins, que tout est parti de la figure d’Androma : « Andromaque, je pense à vous. » Or, si l’on admet aisément que le thème de l’exil amène naturellement à la figure d’Andromaque, il est plus difficile de concevoir l’inverse, et de comprendre pourquoi l’image de la veuve troyenne, au moment même de la traversée du nouveau Carrousel, a fécondé la mémoire du « je ». Tout se joue pourtant en ce point précis du texte. Le « nouveau car » est le « Simoïs menteur » de Paris. De même qu’Andromaque se donne l’illusion d’être toujours à Troie, auprès de son héros Hector, en édifiant pour lui un faux tombeau de substitution, le nouveau Carrousel, achevant les travaux monumentaux programmés par Napoléon Ier, veut donner l’illusion de l’Empire. Le « grand époux » d’Andromaque, c’est donc l’Empereur de 1804, tout comme le « tombeau vide » peut désigner le char laissé vide mais qui aurait dû accueillir une statue de l’empereur, au sommet de l’arc de triomphe du Carrousel. L’allégorie politique se complète alors facilement. Pyrrhus, dédoublé en Hélénus, représente Napoléon III ; Andromaque, « Veuve d’Hector, hélas ! et femme d’Hélénus », symbolise le peuple de Paris, portant le deuil de ses rêves de gloire impériale aussi bien que de république triomphante, dans une confusion que ne renierait pas Victor Hugo. Quant à Baudelaire, c’est parce que l’idée d’Andromaque a suscité en lui toutes ces émotions qu’il est, lui aussi, capable de faire revivre dans son cœur le vrai Paris – le Paris du passé, tué par les travaux haussman. La question politique est donc directement présente derrière la nostalgie architecturale, selon une équivalence suggérée par le détour mythologique : il n’est d’ailleurs pas interdit – mais pas plus nécessaire – d’imaginer que l’apos initiale à Andromaque est une allusion ironique à la légende de l’origine troyenne de Paris.
35Enfin, cette persistance d’une présence malgré le deuil et la disparition constitue la révélation poétique du « Cygne », résumée par le célèbre quatrain :
Paris change ! mais rien dans mélancolie
N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. [v. 29-32]
36Voilà que l’ordre des choses se trouve bouleversé : alors que, en principe, c’est l’idée qui sert à allégoriser le réel, la matérialité brute des blocs et des échafau semble ici s’estomper et s’évanouir, pour jouer le rôle de simples allégories renvoyant aux souvenirs de ce qui n’est plus. On s’explique maintenant pourquoi, dans « Paysage », le « je » pouvait tourner le dos au Paris actuel, puisque la réalité vivante est passée du côté du passé recréé en imagination. Du même coup, le spleen baudelairien voit aussi ses valeurs extrêmes totalement inversées. Le Baudelaire de « Spleen et Idéal » était un mort-vivant, cadavre perdu au milieu de la vie. Au contraire, le Paris impérial des « Tableaux parisiens » – ceux, du moins composés entre 1857 et 1861 – est un espace marqué par la mort, et c’est le « je », toujours mélancolique mais voluptueusement perdu dans ses souvenirs nostalgiques, qui est source de vie : de là ce nouveau et vrai spleen de Paris, où le malheur vient de la ville tandis que le poète, déjà parti à la recherche de son temps perdu, retrouve le goût lyrique du passé.
37Cette omniprésence de la mort dans le Paris nouveau donne aux poèmes qui font suite au « Cygne » leur cohérence, qu’on peut maintenant expliciter totalement. Les sept vieillards apparaissent, au cœur de la « fourmillante cité », comme des « spectre [s] » sortis tout droit de l’enfer. Ils font ainsi contraste avec « Les Petites Vieilles » [XCI] qui, rescapées du passé, témoignent par leurs rides et leurs gro déformations de la vie d’avant, glorieuses malgré le mépris qui les accable – et, pour cette raison, vraies parentes par le cœur du poète et les plus vivantes de toutes malgré la mort prochaine qui menace :
Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères !
Je vous fais chaque soir un solennel adieu !
Où serez-vous demain, Èves octogénaires,
Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu ? [v. 81-84]
38Quant aux contemporains du poète, s’ils ne sont pas tout à fait des morts vivants, ils apparaissent du moins comme des « Aveugles » [XCII] qui, tournant absurdement leurs yeux éteints vers le Ciel vide, ne savent même pas, comme faisait le « je » du « Cygne », « vers les pavés/Pencher rêveusement leur tête appe » [v. 7-8]. Surtout, cette vision macabre du Paris impérial explique la place et la valeur de deux poèmes qui semblaient bien mineurs ou incongrus. Le coup de foudre sentimental d’« À une passante » [XCIII] peut ainsi délivrer son vrai message politique :
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un éclair… Puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?
Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !
39Banale rencontre amoureuse, s’il n’y avait ce détail inattendu : la femme est « en grand deuil », au beau milieu de « la rue assourdissante ». Or l’image du deuil attire irrésistiblement celle d’Andromaque, proche encore à l’esprit : cette femme « majestueuse » « avec sa jambe de statue » est l’allégorie du peuple républicain, dont le regard résigné laisse cependant passer un éclair, promesse d’un « ouragan » possible. Pour terminer, la chute n’a plus qu’à évoquer, avec tristesse et regret, le rendez-vous manqué entre Baudelaire et l’espérance républicaine : « Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais5 ! » Mais l’éclair de vie et d’amour est passé : Paris est retombée dans l’obscurité de la mort qu’elle porte en elle ; ses habitants, condamnés à se survivre à eux-mêmes, sont semblables au « Squelette laboureur » [XCIV] rencontré dans de quelconques « planches d’anatomie », sur des « quais poudreux », et on soupçonne que, peut-être, le « pays inconnu » évoqué par la chute du poème n’est pas l’au-delà mystérieux des religions, mais le banal néant du monde à venir :
Voulez-vous (d’un destin trop dur
Épouvantable et clair emblème !)
Montrer que dans la fosse même
Le sommeil promis n’est pas sûr ;
Qu’envers nous le Néant est traître ;
Que tout, même la Mort, nous ment,
Et que sempiternellement,
Hélas ! il nous faudra peut-être
Dans quelque pays inconnu Écorcher la terre revêche
Et pousser une lourde bêche
Sous notre pied sanglant et nu ? [v. 21-32]
Conclusion
40Baudelaire opposait son rire d’artiste, lesté du poids énorme d’une émotion qui ne voulait plus se dire comme telle, à un monde qui se croyait encore bêtement lyrique. Mais voilà que le monde (celui des « Tableaux parisiens ») porte désormais la mort en lui et sur sa face, et qu’il revient au contraire au poète, par la grâce presque proustienne du souvenir et du temps retrouvé, de livrer le témoignage, sérieux et déjà nostalgique, du vieux fonds lyrique.
41Pourquoi d’ailleurs, dans ces conditions, rester à Paris ? On s’est beaucoup interrogé sur le départ, presque la fuite, pour Bruxelles et la Belgique, où tout prouvera tragiquement qu’il n’avait plus rien à faire, sinon à se préparer à mourir. Mais Les Fleurs du Mal de 1861 montrent assez que Baudelaire avait fait depuis longtemps le deuil de son Paris, et que l’exil était déjà une sorte de suicide différé et déplacé dans l’ordre de l’espace. Le début de gloire dont il jouit désormais auprès des jeunes poètes et le semblant d’apaisement qui en découle ne doivent pas non plus dissimuler l’amertume très profonde et le sentiment de solitude incomprise que trahit la correspondance. On peut aussi soupçonner que le recours de plus en plus irrépressible à l’invective, les éructations de haine et de violence – dans les écrits intimes et les notes pour Pauvre Belgique !, enfin dans ce pathétique et bourru « crénom ! » que Baudelaire parvient seulement à articuler après l’ictus hémiplégique du 30 mars 1866 – sont autant de manières (inconscientes, viscérales, vitales) de s’endurcir contre le chagrin et l’attendrissement de la tristesse.
42Revenons à l’œuvre. Le rire, à la fois anti-lyrique et paradoxalement lyrique, était, redisons-le, la condition sine qua non de l’esthétique baudelairienne du vers et de sa condensation artistique. La recrudescence du lyrisme sérieux, hors de toute conjecture biographique ou psychologique, met le poète face à une situation nouvelle et artistiquement insurmontable. À mesure que le lyrisme revient à visage découvert et que le rire est pour ainsi dire contraint de s’en accommoder, du jeu s’introduit dans l’orfèvrerie poétique, défait les rouages, « les fards, les poulies, les chaînes » [I, p. 185], toute cette subtile et laborieuse mécanique qui résultait d’un quart de siècle de versification. En un mot, la prose s’insinue irrésistiblement dans le poème, l’envahit, en chasse enfin le vers. Car la prose, précisément celle qui s’impose au xixe siècle et succède à l’éloquence périodique du style classi-que, est formellement faite pour l’expression des états intermédiaires et pour le clair-obscur des pensées indécises – pour cet entre-deux du rire et des larmes du mélancolique moderne.
43Ici réside d’ailleurs la principale différence entre Baudelaire et Flaubert. Parce qu’il est un prosateur, le rire ironique et désabusé de Flaubert s’est spontanément ouvert, ou plutôt voué avec délectation à l’expression de l’émotion lyrique. Le jeune Gustave l’écrivait déjà à son ami Alfred Le Poittevin le 2 avril 1845, au plus fort du satanisme mystificateur de Charles : « Quelle plate bêtise de toujours vanter le mensonge et de dire : la poésie vit d’illusions : comme si la désillusion n’était pas cent fois plus poétique par elle-même ! » C’est pourquoi la lecture des romans de Flaubert est si brutalement émouvante et suscite un si immédiat d’empathie mélancolique. Le rire de Baudelaire lui, ne pouvait laisser une si belle place au sérieux du sentiment ; non qu’il ne l’éprouvât pas, bien au contraire, mais parce qu’il signifiait la ruine de son art.
44De là sans doute l’extraordinaire puissance qui émane des pièces majeures des « Tableaux parisiens ». Jamais l’émotion de l’homme n’entre aussi visiblement en contact et en conflit avec la méthode de l’artiste ; jamais le surnaturalisme de l’imagination n’atteint une telle ampleur, toujours conjuguée à la parfaite maîtrise de la versification. Mais on sent que ces chefs-d’œuvre sont aussi les chants du cygne d’une poétique de plus en plus incapable d’endiguer un lyrisme qui risque de lui échapper définitivement. Il faut donc se dépêcher de se taire, d’accepter la mort poétique, comme le martèle le terrible poème de « L’Horloge » [LXXXV], ajouté en 1861 pour conclure « Spleen et Idéal ». L’artiste vieilli y fait son dernier tour, dans la chute discrètement parodique du quatrain final :
Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard,
Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le repentir même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira : « Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! » [v. 21-24]
45Les similitudes avec la conclusion du « Lac » de Lamartine sont trop nettes pour être fortuites :
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire,
Tout dise : Ils ont aimé ! [« Le Lac », v. 61-64]
46Lamartine, qui venait de demander au temps de suspendre son vol, décidait de consacrer ce sursis à l’interminable déroulement de son éloquente poésie romantique (dans ses trois variantes : sentimentale, métaphysique ou politique). Au contraire Baudelaire, opposant pour lui-même à la vaine supplique lamarti l’impérieux et répétitif « Souviens-toi » de l’horloge, s’interdit formelle toute échappatoire en ordonnant au poète (plutôt qu’à l’homme lui-même) : « Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! » Fidèle à cet engagement, le versificateur se taira en effet très vite et laissera la place à la prose du Spleen de Paris.
47C’est précisément dans cette confrontation de l’émotion et du rire que se joue, sur le deuxième versant du xixe siècle, le sort du vers français. On observe d’ailleurs chez Rimbaud une évolution exactement identique à celle de Baude : sa poésie la plus forte, la plus dense, la plus énergiquement drôle, violente et voyante est celle des pièces régulières (« Les Poètes de sept ans », « Les Premiè communions », « Le Bateau ivre »…), où le versificateur prodige pousse à ses dernières limites les possibilités expressives de la poétique baudelairienne du vers. Puis Rimbaud passera naturellement à la prose lorsqu’il en viendra à réenchanter le monde et à délivrer, moins stoïque de Baudelaire, ses « quelques petites lâchetés en retard », selon la formule d’Une saison en enfer, qui fait curieusement mais sans doute involontairement écho au « vieux lâche ! » de « L’Horloge6 ». Mallarmé qui restera, avant et contre tout, un très subtil ironiste, ne cessera au contraire jamais, malgré l’expérience ponctuelle du Coup de dés, de proclamer sa fidélité d’artiste à l’égard du vers.
48Mais prose ou vers, qu’importe ? Il est évident que le lyrisme, quelque forme qu’il adopte, est radicalement métamorphosé par l’intrusion, définitive et irré, du rire dans son champ d’expression : le crédit de ce séisme artistique, dont nous ne cessons depuis de vivre les répliques, revient encore à Baudelaire. Dans Les Fleurs du Mal, il a poursuivi, par son travail acharné et méthodique du vers, l’expérience poétique la plus extraordinaire et la plus incontestablement créatrice, en révolutionnant à la fois l’art du rire et, avec lui, le meilleur de la culture moderne, du romantisme à nos jours. Et c’est parce que cette expérience était pleinement réussie, accomplie et indépassable, qu’elle n’avait aucune raison de ne pas être unique et solitaire. De telle sorte que Baudelaire reste, seul de son espèce et par excellence, le poète comique de la littérature française.
Notes de bas de page
1 Voir supra, p. 27-28.
2 Pour une étude complète du « Tombeau de Baudelaire », voir Alain Vaillant, La Crise de la littérature. Romantisme et modernité, Grenoble, Ellug, « Bibliothèque stendhalienne et romantique », 2005, p. 361-382 (chap. 18 : « Mallarmé ou la boîte de Pandore »).
3 On pourrait aussi en conclure que le changement de locuteur est survenu dès le début de la troisième strophe et l’introduction de la première personne du singulier, qui devrait logique se rapporter à Agathe. Mais cette interprétation, qui atténue l’effet de fusion lyrique entre les deux voix, a surtout l’inconvénient d’enlever au tiret toute signification précise.
4 Charles Baudelaire, Corr., t. I, p. 583.
5 Cette interprétation reprend et précise celle de Dolf Oehler (voir « Les ressources de l’allé : “À une passante” », dans S. Murphy dir., Lectures des Fleurs du Mal, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 57-68).
6 Sur Rimbaud et le sens poétique de ces « lâchetés », voir Alain Vaillant, La Crise de la littérature, op. cit. (en particulier le chapitre 7, « Verba hermetica »).
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