Événement, répétition, annulation dans les Mémoires de Blaise Cendrars
p. 95-106
Texte intégral
1À l’époque où il écrit ses Mémoires, sous l’occupation et dans l’immédiat après-guerre, Cendrars se trouve confronté à un événement historique irrémédiable, l’entrée de l’humanité dans l’ère atomique avec les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki (les 6 et 9 août 1945). C’est un pas de plus franchi dans l’horreur et on peut se demander comment l’écriture autobiographique de Cendrars se saisit de cette période charnière de l’Histoire, comment un écrivain qui a été engagé volontaire dans la Légion étrangère en 1914 et a perdu un bras durant la Première Guerre mondiale perçoit et vit les événements tragiques de 1939-1945. Nous évoquerons ici les quatre tomes des Mémoires (qui, selon les dires de Cendrars, sont des Mémoires sans être des Mémoires et ont donc un rapport particulier à l’Histoire) : il s’agit de L’Homme foudroyé, de La Main coupée, de Bourlinguer et du Lotissement du ciel, auxquels nous joindrons La Banlieue de Paris qui par bien des aspects s’apparente à la « série ». Dans ces textes écrits entre 1943 et 1949, Cendrars dérive peu à peu vers une réflexion métaphysique et eschatologique qui nie la perspective singulière de l’événement historique et qui inscrit le récit du déroulement du temps et de sa propre vie dans le cadre d’un Éternel Retour de la guerre, de la souffrance et d’une froide violence inscrite dans l’inconscient des peuples et des dirigeants. C’est à travers plusieurs faits marquants, que Cendrars a retenus de la Seconde Guerre mondiale et qui balisent le cours non-chronologique de ses Mémoires, que nous aborderons cette écriture spécifique de l’Histoire et de l’événement, en les confrontant à la culture chrétienne d’une part et à la philosophie de Nietzsche d’autre part, qui implicitement sous-tendent la réflexion de l’écrivain. L’événement, et on s’accorde généralement sur cette définition, est « un fait notable ayant de l’importance pour un groupe humain, notamment pour le déroulement de l’Histoire1 ». C’est donc ce qui crée une rupture, ce qui incite à relire différemment ce qui précède et configure autrement ce qui suit. C’est, selon les mots de Sartre, ce qui « dépasse les prévisions, [déçoit] les attentes, [bouleverse] les projets et [fait] tomber un jour nouveau sur les années écoulées2 ». Chez Cendrars, son irruption vient modifier le cours du texte mais la réflexion philosophique et l’utilisation des modèles religieux en brouillent le sens. Et c’est ce qui retiendra ici notre attention, la manière toute particulière qu’a Cendrars dans ses Mémoires, d’utiliser et de détourner la littérature chrétienne pour affirmer l’événement comme fait et en même temps l’annuler, au profit du mythe, de la répétition, de la dénégation du sens historique.
2Le premier des événements que nous envisageons dans les Mémoires est la débâcle du printemps 1940. Après l’offensive allemande et l’invasion massive du Nord de la France, on assiste à un exode des populations et à la fuite du gouvernement à Bordeaux qui tente d’organiser, sans succès, la contre-offensive. Cendrars a vu ces populations jetées sur les routes et a vécu les événements de l’intérieur en tant que reporter (il écrit à l’époque une série d’articles restés inédits, destinés originellement à Paris Soir et intitulés Choses vues dans la tourmente). Il revient sur cet épisode traumatisant au moment de l’écriture de ses Mémoires. Dans L'Homme foudroyé, tout d’abord où il apparaît comme le témoin privilégié, impliqué dans le cours de l’Histoire et relatant des faits auxquels il a été mêlé :
En mai 1940, subissant la fortune des armées, je suivais le GHQ britannique d’Arras à Louvain, à Bruxelles, à Lille, à Amiens et, en juin, je suivais le sort des AASF-RAF-HQ (Forces Combattantes Avancées de l’Air de la Royale Air Force – Quartier général)3.
3Dans Le Lotissement du ciel ensuite, où il constate horrifié :
Ponts, chemins de fer, écluses sautaient, et sur les routes, les grandes armées alliées qui s’avançaient dans le chant des moteurs et le casque fleuri et qui devaient le soir même être couchées parmi les morts, les survivants en débandade, avaient déjà été disloquées par les flots des populations qui fuyaient terrorisées4.
4Il est frappant de constater comment Cendrars, par le rythme heurté de son écriture et le recours à la syncope, exprime le désordre général, la banqueroute totale ; et comment au passage, il renoue avec un topos de l’historiographie, celui du témoin oculaire. C’est l’événement vu par un témoin qu’il met en scène et le fait d’avoir été sur place lui confère une légitimité pour relater ce qui s’est passé, pour rendre compte de l’Histoire. Mais progressivement, son écriture s’éloigne du témoignage historique pour épouser une dimension plus vaste, qui est celle de la métaphysique. C’est ce qui apparaît tout d’abord dans la référence au peintre Goya et à la série de gravures intitulée Les Désastres de la guerre (1810-1814) : confronté à la bestialité aveugle, l’artiste pousse un cri de terreur, « Yo lo vi » (j’ai vu cela), devant la sauvagerie et la brutalité humaine5. Goya fut lui aussi le témoin d’un événement historique, témoin oculaire : l’effondrement de la Monarchie espagnole6. Cendrars reprend la formule, mais il inscrit le passage dans une dimension religieuse et eschatologique :
Une féerie de fin du monde. […] Vision biblique, sans parler des pleurs muets des petits enfants perdus dans la tourmente ou de ce corbillard abandonné à un croisement de routes, dont le mort, une très vieille femme, embouteillait à lui seul tout un carrefour. Comme dit Goya, « Yo lo vi », je l’ai vu, de mes yeux vu7.
5Cendrars fait dialoguer l’événement historique avec l’exode biblique et une vision religieuse de la fin du monde, ce qui ôte à l’événement sa valeur singulière ; il englobe d’un seul regard les deux extrémités de la vie (« des petits enfants » à la « très vieille femme ») et cherche dans ces vies en déroute l’embryon d’une réponse sur l’Au-delà. Cependant, dans la remémoration de cet univers en proie à la destruction, l’auteur réaffirme ses certitudes de non-croyant : « Si jamais j’avais eu la foi, c’est ce jour-là que j’aurais dû être touché par la grâce8. » L’atmosphère apocalyptique qu’il traduit si bien en accumulant les notations liées à la panique et au dérèglement généralisé, renvoie à un texte de jeunesse, La Fin du monde filmée par l’Ange N.-D. écrit en 1917, pendant la Première Guerre mondiale. L’intertextualité est très nette et la présence du corbillard accentue la perception de l’événement historique en tant que vision eschatologique. Les morts de la Seconde Guerre mondiale rejoignent ceux de la première dans une écriture dont l’orientation est clairement philosophique, niant les individus et l’événement dans leur dimension historique particulière. La défaite et l’exode de 1940 sont donc vécus par Cendrars comme une véritable catastrophe personnelle qui oriente l’écriture de soi vers la prise de conscience de l’horizon d’éternité sur lequel se détache toute vie. L’univers est « au point mort », « le soleil [est] arrêté », « tout se [détraque] » et Cendrars « se perd dans les dates9 ». Les références bibliques (à l’Exode et à l’Apocalypse), loin de constituer un réconfort, font dériver le récit concret de la débâcle vers un discours aux accents de déréliction. Elles s’inscrivent dans une perception personnelle de l’Histoire, en décalage avec la temporalité chrétienne, l’origine et la fin du monde se rejoignant pour former une boucle désespérante. L’écriture nietzschéenne de l’événement et les références à l’Éternel Retour entraînent donc Cendrars vers une annulation du sens historique et nous retrouvons d’ailleurs ceci dans l’évocation de la découverte, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, de l’existence des camps de concentration et de l’atroce entreprise de déportation et d’extermination systématique mise en œuvre par les Nazis.
6Ce deuxième événement n’est pas un fait ponctuel, délimité dans le temps et que Cendrars aurait vécu (comme la débâcle) mais une situation complexe, durable, progressivement révélée à l’humanité à mesure que les rescapés rentrent des camps et témoignent. Du coup, son apparition dans le texte est très différente : il n’est pas intégré dans la vie remémorée mais fait brusquement irruption dans le présent du mémorialiste qui écrit. La prise de parole est difficile sur ce thème et Cendrars ne l’aborde que de manière très allusive, en 1947 dans le volume Bourlinguer, au cours des chapitres « Gênes » et « Paris, Port-de-mer » :
Zuckor, Nathan, Kastanienbaum, Szmigelsky, Baranowitz, Himmelfarb, […] tous venus d’Allemagne et des pays limitrophes de l’Est-Europa, fuyant les bandes assermentées des nazis et Hitler qui se révélaient, tous disparus depuis dans la tourmente de juin 1940, en Amérique ou du côté d’Auschwitz ou de Buchenwald (le Iéna de Hegel, le Weimar de Goethe !), les malheureux10.
7Là encore, l’écriture de l’événement entraîne Cendrars dans une réflexion métaphysique qui dépasse et transcende la dimension idéologique de l’écriture de l’Histoire. C’est particulièrement vrai dans le chapitre « Gênes » où Cendrars invite à une lecture distanciée des faits, en les faisant surgir dans le contexte d’un examen de conscience centré sur la reprise et le détournement d’un texte chrétien, le Speculum de Cassien. Comme le préconise le modèle religieux11, l’écrivain passe en revue chacun des sept péchés capitaux, faisant mine de s’évaluer à l’aune de la perfection divine mais finit par concéder :
Personne ne sait plus prier, dans le monde entier, depuis juin 1940. […] Je n’ai pas été touché par la grâce… Je n’ai jamais su prier… BLACK OUT… NACHT UND NEBEL… LE RIDEAU DE FER… BIKINI… C’est une prière à rebours… Une litanie laïque12…
8On voit s’estomper ici les frontières entre analyse politique et réflexion métaphysique. En mettant en parallèle les premières expériences atomiques américaines dans l’archipel Marshall en 1946 (« BIKINI »), la constitution du bloc communiste (« LE RIDEAU DE FER ») et la déportation (« NACHT UND NEBEL13 »), Cendrars fait le constat désabusé d’une humanité dirigée par des instances cyniques, que ni la politique, ni la spiritualité ne peuvent sauver. Le Temps n’est pas celui, hégélien, d’un progrès ; on ne s’achemine pas non plus vers la béatitude de la Révélation. La reprise du speculum religieux donne lieu à la fois à une remise en cause des espérances chrétiennes et à un effacement de l’événement historique dans sa perspective singulière, comme en témoigne l’emploi du terme « litanie » qui accroît le sentiment d’un Éternel Retour des mêmes atrocités. La tristesse (c’est-à-dire le huitième péché capital, l’acédie) ne provient pas du sentiment effrayant d’une inaptitude à rejoindre l’Au-delà, mais de la claire vision que l’humanité œuvre sourdement à sa propre destruction, du sentiment nietzschéen que la cruauté fait partie intégrante d’une vie qui se prolonge indéfiniment au fond des choses, malgré le caractère changeant des phénomènes. Selon une très spécifique stratégie de la table rase et sous les auspices de Nietzsche, Cendrars dénie à la religion toute capacité à sauver l’humanité à la fin des temps. La vie est un perpétuel recommencement, une tension permanente entre forces de création et forces de destruction, une entité éternellement semblable à elle-même sous la variation des générations et l’histoire des peuples. Elle est indestructible, immorale, inexpugnable derrière toute civilisation et la guerre, les guerres (celle de 1914-1918 ; celle de 1939-1945), en sont les illustrations les plus terrifiantes. Du point de vue de l’écriture de l’événement, le recours au modèle religieux dans le contexte de l’écriture autobiographique crée donc un effet de décadrage tout à fait caractéristique, d’autant que Cendrars se livre à un véritable renversement des valeurs, en niant la valeur spirituelle et eschatologique du texte chrétien.
9La thématique de la Volonté de puissance, comme tension prodigieuse entre création et destruction, se trouve reprise et amplifiée à travers les notations sur les ruines et les décombres14 et surtout à travers l’effroi et le désespoir que suscite l’utilisation de l’arme atomique. C’est le troisième événement que nous analyserons ici. Cendrars le met en scène paradoxalement à propos de la remémoration de la mort de son chien Leone, comme une forme de retour au chaos :
La forteresse volante Enola-Gay du capitaine Paul W. Tibbets […] devait faire surgir, un quart de siècle plus tard, exactement le 6 août 1945, à 9 h 15 du matin, un champignon d’une monstrueuse réalité : éclair, nuages, fumées, vent, explosion, pluie diluvienne, flammèches, mort par désagrégation, radiation, irradiation, mort continue, mort lente, lèpre et chancres, plaies, brûlures, crevaison. Voilà à quoi me fait penser mon chien à cinquante ans de distance […] D’un seul coup 150 000 êtres humains volatilisés en une fraction de seconde. Pas le temps de dire Merde !… Et tout autour du point de chute, sur une vingtaine de kilomètres à la ronde, 150 000 autres, gisant comme des toupies sur le flanc. Pompéi, Hiroshima. Quel progrès15 !
10Cette longue citation montre bien dans quelle mesure l’écriture de l’Histoire et de l’événement a valeur spirituelle et philosophique dans les Mémoires. Cendrars fait le constat de l’échec de la civilisation et exprime les conceptions nietzschéennes d’un temps clos sur lui-même, régi par l’Éternel Retour de la mort et du même sous des oripeaux différents. Il considère la situation historique comme révélatrice d’un monde humain en perdition. Dans La Banlieue de Paris, ouvrage de commande qui suit immédiatement les Mémoires, Cendrars continue à évoquer la guerre, d’une part parce qu’en 1914 elle a été, pour lui et pour ceux de sa génération, une expérience atrocement traumatisante, et d’autre part, parce qu’en 1949 elle reste à ses yeux, et plus que jamais à la lumière du bombardement d’Hiroshima, le symbole d’une humanité condamnée à une mort certaine et désarmée face au sens dernier de l’univers. Dans une telle perspective, l’écriture autobiographique revêt les allures rhétoriques d’un commentaire scolastique. Elle singe les écrits théologaux qui se répètent à l’infini, proliférant sur les textes du passé à la recherche d’une logique sous-jacente, inscrite dans les faits et peut-être révélatrice de l’énigme du monde. C’est tout le sens du bilan implacable que dépose Cendrars sous nos yeux effarés :
32 millions de soldats ont été tués sur les champs de bataille./ 26 millions d’êtres humains furent assassinés dans les camps de concentration./ 15 à 20 millions de civils ont perdu la vie à la suite de raids aériens./ 10 à 12 millions d’individus ont disparu sans laisser de trace./ 1 million d’enfants n’ont plus de parents./ 1 million de parents ont perdu leurs enfants16 […].
11Cendrars poursuit l’atroce constat jusqu’à un terrible « Etc. » qui ouvre sur le vertige de l’infinie destruction. Ce passage peut être lu comme une imitation de l’amplification scolastique. La liste morbide et accablante établie dans La Banlieue de paris vient renforcer le commentaire de « Gênes » et fournir le détail sordide du bilan de la Seconde Guerre mondiale. La reprise et le détournement très nietzschéen des procédés de la littérature religieuse servent là encore à déployer une temporalité en opposition avec l’eschatologie chrétienne, ce qui a pour effet de réunir les morts des deux guerres, les morts de tous les temps, dans une dimension cyclique et éternelle qui occulte et nie la singularité de l’événement. Les faits historiques et les événements sont affirmés puis annulés par la répétition du même, par l’allusion à la philosophie de Nietzsche et le recours à un modèle religieux ironiquement détourné de sa perspective première. Les épisodes que Cendrars fait revivre et à propos desquels il s’indigne, légitimement, se découpent sur tout un arrière-plan métaphysique, l’écriture obéissant d’ailleurs pour l’essentiel à une finalité plus philosophique que réellement artistique. On mesure à quel point le mélange de l’événementiel et du religieux, du philosophique et de l’historique, permet l’effacement du sujet écrivant, qui exprime ainsi la conscience ironique de lui-même égaré dans un monde en proie à la destruction, dépourvu de sens, et duquel il est condamné à s’absenter pour toujours au moment de sa mort17.
12La Libération, quatrième événement que nous envisagerons dans les Mémoires, donne lieu à une écriture plus empreinte de spiritualité que marquée par des préoccupations d’ordre historique ou idéologique. Le Lotissement du ciel, quatrième tome des Mémoires, en offre un exemple tout à fait remarquable. Cendrars relate un moment très ancien de sa vie, datant de l’époque où il était apprenti joaillier à Saint-Pétersbourg, mais fait soudainement retour sur le temps de l’écriture des Mémoires :
Je m’étais absorbé dans la contemplation. [.] J’étais en plein irréel et jamais je n’ai été aussi heureux ni aussi accablé que ce jour-là, pas même quarante ans plus tard, le jour de la libération de la France, ce fameux dimanche de septembre 1944, quand je suivais d’Aix-en-Provence à la radio le Te Deum que l’on célébrait à Notre-Dame et que j’entendais sonner dans ma cuisine sans feu, où je m’étais tenu volontairement confiné durant quatre ans, écrasé par le poids du monde, les cloches de Paris, ivres de liberté18.
13Cet instant indicible de bonheur qui appartient à un passé révolu et que l’écrivain rapproche de la Libération, surgit alors que le jeune homme reconstitue à l’aide de pierres précieuses une miniature de Jean Fouquet, La Trinité dans sa gloire. Les pierres scintillent et réfléchissent la lumière des bougies. Mais elles reflètent aussi d’autres genres littéraires, d’autres textes et topoï de la culture religieuse. Cendrars convoque Le Latin mystique de Remy de Gourmont et à travers lui la symbolique chrétienne des pierres précieuses et le Lapidaire de Marbode. Toutefois le modèle religieux par lequel Cendrars fait passer le récit de sa vie est, comme bien souvent dans les Mémoires, détourné de sa perspective spirituelle initiale, soumis à une lecture nietzschéenne implicite et orienté vers l’expression d’un monde aux lois chaotiques et arbitraires (et promis à un futur peu conforme à la temporalité chrétienne). La poésie religieuse médiévale, pour laquelle tout est analogie (le monde devenant le miroir de la gloire de Dieu), est rendue inopérante par Cendrars qui contemplant « le doux et lointain scintillement » des pierres précieuses a la révélation du « vide de l’Univers », touché par « un rayon froid […] venant d’un si lointain passé pétrifié, […] annonciation, […] promesse, […] d’un futur contingent qui peut être ou n’être pas19 ».
14Cendrars se noie dans un miroir inapte à réfléchir l’image de Dieu et la figure du passé fusionne avec celle du présent qui interprète les événements historiques et politiques qu’il traverse à la lumière d’une réflexion métaphysique et eschatologique marquée par la hantise de sa propre mort et l’imminence d’un Jugement dernier qu’il récuse pourtant. On le voit bien, l’écriture de l’événement, même lorsqu’il s’agit de la Libération (c’est-à-dire du dénouement « heureux » de la Seconde Guerre mondiale, mais peut-on employer le terme « heureux » quand on garde en mémoire le bilan chiffré de l’hécatombe ?) passe chez Cendrars par le déploiement d’un espace imaginaire, spirituel, philosophique, tangent à celui de l’expérience concrète de l’écrivain, et qui se place comme en contrepoint de ce que le lecteur est en droit d’attendre : l’exégèse cendrarsienne détourne avec beaucoup d’ironie les textes religieux qui servent de modèle à sa réflexion spirituelle et de trame à son écriture autobiographique ; et surtout, à une époque, l’après-guerre, où les écrivains s’engagent volontiers politiquement et idéologiquement parlant, Cendrars propose de l’Histoire une lecture métaphysique, nietzschéenne, analysant les événements de 1939-1945 comme un Éternel Retour de la guerre. En un sens, on peut dire que la refonte des modèles religieux dans le cadre de l’écriture de soi est une manière de se saisir ironiquement de l’événement, de le repenser, de le déplacer, pour se peindre en clown métaphysique, plongé au cœur du monde, dans une temporalité archaïque et mythique, analogue à celle qu’instaure la pensée nietzschéenne.
15Cette vision du monde, de l’Histoire et des événements, culmine dans le récit des souvenirs de guerre de Cendrars, ceux de 1914-1915. Il est frappant de constater comment, à la lumière de la réflexion qu’il a nourrie durant l’occupation, Cendrars a choisi de revenir à contretemps sur son expérience de soldat, dans L’Homme foudroyé, La Main coupée et Le Lotissement du ciel (en 1945, 1946 et 1949). Tout se passe comme si les événements de 1939-1945 réveillaient des souvenirs plus anciens et en rendaient nécessaire le récit. La guerre, les guerres (celle de 1914-1918 ; celle de 1939-1945), accèdent à la dimension du symbole et sont révélatrices d’un monde sans espoir, régi par la Volonté de puissance :
Des générations de morts vivants en bordure du no man's land, peut-on concevoir un tableau synthétique plus absurde et plus logique de cette grande fadaise qu’est la vie humaine sur terre, une meilleure illustration du néant de la vie spirituelle de l’homme, une preuve plus manifeste de l’impuissance, de l’inutilité de son activité intellectuelle20 ?
16On ne sera pas étonné de constater que l’ensemble de La Main coupée, qui est construit en référence à la littérature hagiographique et aux premiers martyrologes chrétiens21, en nie la portée spirituelle pour faire des morts de la Première Guerre mondiale non pas des martyrs ni des héros mais des individus broyés dans le flux d’une vie sans fin. Les morts et les vivants se rejoignent dans cette vision désespérante de l’Histoire et l’avant-dernier chapitre de La Main coupée se referme sur cette remarque désabusée, « … La mort… La naissance… À quoi bon22 !… », accompagnée d’une citation extraite de l’Ancien Testament23. L’ensemble du recueil, qui sert de tombeau aux compagnons d’armes de Cendrars, conteste le sens historique des événements pour déboucher sur le constat de l’échec de la civilisation à endiguer la violence inscrite dans l’inconscient des peuples, des dirigeants et des individus :
Et quand l’heure sonne, tout s’écroule. Dévastation et ruines. C’est tout ce qu’il reste des civilisations. Le Fléau de Dieu les visite toutes, les unes après les autres. Pas une qui ne succombe à la guerre. Question du génie humain. Perversité. Phénomène de la nature de l’homme. L’homme poursuit sa propre destruction. C’est automatique24.
17Le modèle chrétien du martyrologe, que Cendrars utilise puis récuse25, niant dans la lignée de Nietzsche la valeur exemplaire (et annonciatrice de la Parousie) des morts au combat, devient l’instrument paradoxal d’une expression de l’Éternel Retour, forme extrême du nihilisme permettant la négation de l’individu et de l’événement dans leur singularité historique.
18Un passage du chapitre « Gênes », que nous évoquerons ici au terme de notre réflexion, résume à lui seul la manière toute particulière qu’a Cendrars de nier le sens historique des événements au profit du mythe de l’Éternel Retour et de placer les personnages historiques dans la dimension globale d’une temporalité tragique et eschatologique :
l’Italie se mit à glisser dans les bras de l’Allemagne, le Duce étreignant peureusement le Führer et l’entraînant dans le Néant, la Dynastie étranglée comme par une monstrueuse hernie, tous les personnages de la tragédie enlacés comme Laocoon et ses fils dans les anneaux, les nœuds du serpent26.
19Cette vision de la politique et de ses dirigeants, subissant les multiples soubresauts de l’Histoire, fatalement entraînés dans un temps indéterminé, a de quoi surprendre. Pourtant elle reflète assez bien les conceptions métaphysiques et ontologiques de Cendrars27. Dans une période où la littérature oscille entre une occultation de l’indicible (l’atrocité des camps de la mort) et une tendance très nette à l’engagement (les prises de position contre les idéologies fascistes), où tout le monde s’accorde en tout cas à analyser les événements récents comme la fin d’une époque et le début d’une autre, Cendrars opte pour une vision de l’Histoire qui, sans nier les conséquences terribles des conflits, est plus métaphysique que politique. L’écriture de soi, qui passe par une reprise et un détournement de la littérature religieuse dans la lignée de Nietzsche, se saisit de la petite et de la grande Histoire, des événements et des changements de son époque, pour en nier la portée politique et les orienter vers l’expression d’une conception particulière de la mort et de l’Au-delà. Vers la dimension personnelle d’une réflexion sur la Volonté de Puissance. Les formes chrétiennes de la réitération (scolastique, hagiographie), déformées par la lecture nietzschéenne que Cendrars en propose, inscrivent les événements sur un fond de permanence et appellent à une autre possibilité d’interprétation de l’Histoire28. L’indicible singulier, qu’il ait été vécu (la guerre de 1914-1918, les combats au corps à corps dans les tranchées, l’amputation), ou au contraire perçu à distance (la Shoah, l’explosion d’Hiroshima), est occulté par Cendrars qui adopte dans ses Mémoires une vision philosophique globale, reconnaissant l’événement comme fait, mais en en annulant ironiquement le sens. C’est donc dans une posture proche du cynisme nietzschéen, une posture eschatologique de non-croyant, qu’il se peint et se met en scène au fil de la remémoration, ce qui lui permet de renverser l’événement historique en éternelle prévision.
Notes de bas de page
1 Louis-Marie Morfaux, article « Événement », Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Armand Colin, 1980, p. 113.
2 Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?, Folio essais, n° 19, p. 212 pour l’édition consultée.
3 Blaise Cendrars, L'Homme foudroyé, « Rhapsodies gitanes », Denoël, 2002, Tout Autour d’Aujourd’hui n° 5, p. 342 pour l’édition consultée.
4 Blaise Cendrars, Le Lotissement du ciel, « Le nouveau Patron de l’aviation », Folio, n° 2795, p. 119 pour l’édition consultée.
5 Les Désastres de la guerre est une série conçue comme une véritable démythification des combats et des valeurs héroïques qu’ils véhiculent : « Une nouvelle crise, historique celle-là, renforce Goya dans son pessimisme. En 1808, la monarchie espagnole s’effondre. […] Napoléon impose à la péninsule l’autorité de son frère mais l’occupation française déclenche la révolte populaire. […] Il voit de ses yeux l’horreur sanglante dans laquelle est emporté le peuple. Il compose Les Désastres de la guerre, ensemble de planches où s’étale la férocité humaine » (Marcel Durliat, article « Goya », Encyclopaedia Universalis, 1996, tome X, p. 613-615 pour l’édition consultée).
6 « Plus qu’aucune autre série de gravures de Goya, Les Désastres sont soumis à une scrupuleuse observation d’une réalité rendue avec une épouvantable franchise. Le sujet en est si pressant qu’il semble trouver de lui-même sa forme d’expression immédiate, tout comme la panique trouve son exutoire dans un cri de terreur et non dans un ensemble de vocables cohérents. L’art de Goya repose sur une perception d’une sensibilité indomptable, qui fonctionne de façon indépendante même devant les plus répugnants amoncellements de corps mutilés. S’il est une devise qui convienne à la série toute entière, c’est la légende de la planche 44, « Yo lo vi » (j’ai vu cela) » (Fred Licht, Goya, Citadelles et Mazenod, 2001, coll. « Les Phares », pour l’édition française, p. 176-178).
7 Le Lotissement du ciel, op. cit., p. 119.
8 Ibidem.
9 Ibid.
10 Bourlinguer, chapitre XI « Paris, Port-de-Mer », Denoël, 2003, Tout Autour d’Aujourd’hui n° 9, pour l’édition consultée, p. 323-324.
11 « Cendrars emprunte à Cassien le speculum encyclopédique organisé selon les divisions topiques qui au Moyen Age, balisent le champ du connu et du connaissable, dont parmi d’autres, les sept vertus et les sept péchés capitaux. Ce miroir reflète à l’individu qui s’y mire ce en quoi il est conforme au modèle chrétien ou au contraire ce en quoi il s’en éloigne » (Anna Maibach, La Carissima, « Genèse et transformations », Cahiers Blaise Cendrars n° 5, Paris, Champion, 1996, p. 235) ; « Dans leur majeure partie, et même souvent dans leur totalité, les specula médiévaux traitent de l’homme et de sa place dans la Nature et dans le Plan divin. On comprend dès lors que leurs principales divisions – c’est le cas notamment chez Raoul Ardent – correspondent aux vertus et aux péchés. Théologiques, éthiques et « psychologiques », ces sommes décrivent des entités idéales exemplaires – les Vertus – ou bien, à l’inverse, des entités corrompues – Vices, péchés, folie – dont la peinture sert d’exemple a contrario, et par conséquent, de mise en garde » (Michel Beaujour, Miroirs d’encre, « Rhétorique de l’autoportrait », Seuil, 1980, coll. « Poétique », p. 32).
12 Bourlinguer, chapitre VIII « Gênes », op. cit., p. 222.
13 « Nuit et Brouillard, en allemand Nacht und Nebel, expression désignant le système créé en 1941 par les nazis pour faire disparaître leurs opposants sans laisser de traces ; la plupart furent déportés dans les camps de concentration » (Dictionnaire Larousse, 2000, p. 1559).
14 Le chapitre V de Bourlinguer, « Brest », commence par ces quelques lignes : « Brest est par terre aujourd’hui et j’ai peine à imaginer la masse énorme de ses décombres » (op. cit., p. 55) ; le chapitre X décrit la destruction de Hambourg en 1943 (chapitre X « Hambourg », op. cit., p. 289-315).
15 Bourlinguer, chapitre VIII « Gênes », op. cit., p. 123.
16 La Banlieue de Paris, chapitre « Nord », Denoël, 1964, Œuvres Complètes, tome VII, pour l’édition consultée, p. 181.
17 Une autre évocation de la bombe atomique est à lire dans « Paris, Port-de-mer » et d’une manière tout à fait significative, elle dialogue avec le détournement du Speculum de Cassien et la vision de l’au-delà qu’il sous-entend : « mais patientez, attendez les premières bombes atomiques qu’on nous promet et qui vous feront passer le rire en vous déchaussant les dents » (Bourlinguer, chapitre XI « Paris, Port-de-mer », op. cit., p. 339) ; « La Chose n’est pas la Foi et les Pratiques de la religion ne sont pas le Salut. Voyez les Dents. Vivantes, elles mastiquent – et mortes, elles se découvrent » (Bourlinguer, chapitre VIII « Gênes », op. cit., p. 215).
18 Le Lotissement du ciel, « La Tour Eiffel sidérale », chapitre X « La Chambre noire de l’imagination », op. cit., p. 420.
19 Ibidem, p. 418-419.
20 Le Lotissement du ciel, « La Tour Eiffel sidérale », chapitre VIII « Les Ombres dans le noir », op. cit., p. 333.
21 Pour la plupart, les chapitres de La Main coupée portent le nom des soldats qui ont défilé dans l’escouade de Cendrars, accompagné entre parenthèses du lieu et/ou des circonstances de leur mort. C’est le cas, par exemple pour le chapitre IV « Rossi (tué à Tilloloy) » ou le chapitre XII « Garnéro (tué à la crête de Vimy, enterré le même jour, et retrouvé dix ans plus tard, ressuscité !) ». Cendrars joue avec des formes très anciennes dont nous retrouvons la trace dans divers livres liturgiques de l’Antiquité et du Moyen Âge – synaxaires, ménologes, obituaires, nécrologes, martyrologes, calendriers, et même légendiers qui puisent dans les modèles précédemment cités pour leur propre constitution. Tous ces textes, qui appartiennent au genre hagiographique, avaient cours dans les monastères où l’on en faisait quotidiennement lecture. De forme plus ou moins développée – cela peut aller du simple catalogue à des notices ou éloges plus fournis –, ils suivent pour la plupart l’ordre du calendrier, per circulum anni, et célèbrent le saint du jour dont le récit de la vie, et surtout de la mort, sert à édifier les moines.
22 La Main coupée, chapitre XXIV « Maman ! Maman !. », Denoël, 2002, Tout Autour d’Aujourd’hui, n° 6, pour l’édition consultée, p. 286.
23 « Que ne suis-je mort dès la matrice ! Que ne suis-je expiré aussitôt que je suis sorti du ventre de ma mère ! » (Job, III, 11,12).
24 La Main coupée, chapitre IX « Mme Kupka », op. cit., p. 59.
25 « […] l’abominable, c’est de constater que si nous étions tous martyrs […], aucun de nous, […] aucun ne mérite une mention particulière » (La Main coupée, chapitre XXI « Les Phénomènes », op. cit., p. 272).
26 Bourlinguer, chapitre « Gênes », op. cit., p. 129.
27 Elle dialogue d’ailleurs avec le passage de La Main coupée cité précédemment : « La fortune des armes est un jeu de hasard. Et finalement, tous les grands capitaines sont couronnés par la défaite, de César à Napoléon, d’Hannibal à Hindenburg, sans parler de la guerre actuelle où de 1939 à 1945 – et ce n’est pas fini ! -, tout le monde aura été battu à tour de rôle » (La Main coupée, chapitre IX « Mme Kupka », op. cit., p. 59).
28 C’est précisément cette vision de l’Histoire et de la Littérature que rejette Sartre, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, dans un article paru dans Les Temps modernes : « Situation de l’écrivain en 1947 ». Enterrant la génération d’écrivains qui le précède et dont il déplore la tendance à l’analyse a posteriori de l’Histoire, il plaide en faveur d’une jeune littérature engagée, « située » historiquement et idéologiquement parlant : « Nous n’étions pas du côté de l’Histoire faite ; nous étions, je l’ai dit, situés […]. Les événements fondaient sur nous comme des voleurs et il fallait faire notre métier d’hommes en face de l’incompréhensible et de l’insoutenable, parier, conjecturer sans preuve, entreprendre dans l’incertitude. […] Les romans de nos aînés racontaient l’événement au passé, la succession chronologique laissait entrevoir les relations logiques et universelles, les vérités éternelles. […] Aucun art ne saurait être le nôtre s’il ne rendait à l’événement sa fraîcheur brutale, son ambiguïté, son imprévisibilité. […] Les circonstances nous imposaient de rompre avec nos prédécesseurs » (article repris dans Qu'est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 219 sq.)
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