Superflu ou nécessaire : comment certains artistes inscrivent ces notions dans leur pratique ?
p. 267-274
Texte intégral
Le nécessaire et le superflu
1Les artistes définissent les paramètres théoriques et pratiques de leur œuvre.
2Le superflu émane fréquemment et indirectement de la définition que donnent ces artistes, des principes en négatif, nécessaires à désigner la place qu’occupe cette œuvre, et ce qui la rend crédible et construite dans la relation qu’elle établit avec l’art, l’histoire, et le monde.
3Les différentes voies empruntées par l’art appellent une théorisation de l’œuvre.
4Elle trouve souvent sa forme à travers des textes référents écrits par les artistes eux-mêmes.
5Dans le Manifeste Dada, Tristan Tzara considère que l’on ne peut pas être Dada : « Si l’ont trouve futile et l’on ne perd son temps pour un mot qui ne signifie rien. »
L’objet issu de l’industrialisation rend superflue l’idée de la beauté
6L’exposition de l’Armory Show à New York présenta en 1917 Marcel Duchamp, il y montrait un urinoir, objet manufacturé/ready-made, qu’il nommait « fontaine ».
7Il rompait avec ce qu’il désignait comme le rétinien dans l’œuvre d’art.
8L’idée de la beauté était balayée, la relation idéaliste et platonicienne de l’art cédait la place à l’idée du Sens dans l’œuvre.
9Duchamp établissait que seul le lieu donne un statut à l’œuvre, un porte-bouteille exposé dans une galerie ou un musée subit une modification dans sa fonction et sa finalité.
10D’objet usuel et utile, il est soumis au regard d’un visiteur ou d’un collectionneur.
11En tant qu’œuvre il représente une image métaphorique de la société qui le fabrique et se regarde comme une sculpture.
Le regardeur
12La responsabilité du regard est posée, Duchamp nous dit que « le regardeur fait l’œuvre ».
13Cette donnée nouvelle va nourrir le débat, et orienter radicalement la recherche de nombreux artistes jusqu’à aujourd’hui ; de Rauschenberg qui assemble matériaux et images récupérés jusqu’aux installations de Cady Noland ou Haim Steinbach pour qui le shopping permet de choisir les constituants de l’œuvre dans les super-marchés et de donner la base d’objets en séries montrés dans une galerie ou un musée.
14Les pièces de Steinbach intègrent à chaque fois et de manière distincte du prix de vente à la galerie, sa valeur marchande d’objet manufacturé, sa valeur dans les réseaux de distributions est en effet nécessaire à établir sa cote artistique. Plus l’objet choisi par l’artiste a de valeur, plus l’œuvre coûtera à son acquéreur.
15Le ready-made introduit donc la question de l’objet/œuvre d’art.
16Depuis les années 1980 Jeff Koons et Ashley Bickerton font à l’aide de l’objet une lecture des attributs de l’héritage culturels de la classe moyenne américaine reprenant ainsi une voie déjà explorée par Andy Warhol.
17Les artistes de la nouvelle sculpture anglaise Bill Woodrow et Tony Cragg s’approprient dans les années 1980 des objets multiples, qu’ils assembleront, combineront et transformeront.
18Duchamp oppose l’objet manufacturé à une tradition à ses yeux révolue de la peinture ou de la sculpture. L’atelier de l’artiste fait les frais de cette évolution, il devient un lieu superflu dans lequel ne se fait plus qu’un art obsolète.
L’atelier superflu
19L’atelier met en scène les savoirs techniques et théoriques de l’artiste qui fort de son métier les organise en œuvres. Mais Il existe des alternatives à la fonction traditionnelle de l’atelier.
20Richard Serra crée dans son œuvre une situation qui met en perspective la caractéristique industrielle du lieu où se construisent ses œuvres monumentales ; dans l’atelier/studio où se conçoivent alors les maquettes. Il organise avec un ingénieur le travail d’une équipe spécialisée dans une usine métallurgique, en poussant par le choix des formats et des épaisseurs d’acier, les machines aux limites de leurs applications.
21Gordon Matta Clarck choisira l’intervention in-situ, à partir de l’architecture et de son recyclage. Le procédé photographique ou filmographique faisant foi de l’œuvre.
22Depuis le début du xxe siècle, la production d’une œuvre ne s’envisage plus uniquement alors sur un mode sensible. La main et la maîtrise habiles ne sont plus les critères utiles à la mise en forme d’une œuvre d’art.
23Sol Lewitt et Donald Judd en feront l’un des principes du Minimal Art. Dans son texte paru en 1965 et intitulé « De quelques objets spécifiques », Judd détermine que « les trois dimensions sont l’espace réel » il donne sa conception de « l’œuvre à trois dimensions » et estime superflu la possibilité de travailler encore la peinture sur toile ou la sculpture. Il les perçoit pour la première beaucoup moins forte que les couleurs industrielles sur les surfaces des matériaux « particulièrement lorsqu’ils sont utilisés en trois dimensions », et pour la seconde en tant qu’objet fixe, elle ne traite pas l’espace et est à son sens finie.
24Elles sont illusionnistes et limitées parce que réduites aux formats hérités de l’histoire. Judd propose des principes mathématiques de mise en œuvre comme la suite de Fibonacci. Ils peuvent remplacer l’intention et l’intuition du créateur.
La posture superflue d’un modèle de l’artiste
25Dada et Duchamp introduisent une donnée critique et politique qui ne cessera d’exister dans les œuvres par la suite, quitte à devenir un mode d’expression plastique. Les pratiques de protection et de rémunération qu’établissaient les artistes, cubistes par exemple, avec un certain ordre bourgeois, permettait selon Dada, à un capitalisme responsable de la barbarie et du désordre créés par le premier conflit mondial. de s’acheter une culture de façade La notion de propriété classique et unique appliquée aux grandes œuvres d’arts ainsi que la hiérarchie pratiquée entre ces œuvres étaient visées. Le « je » singularité de l’artiste est fustigé par les Dadaïstes, comme le symbole d’un auto-épanchement bourgeois et conservateur qui va à l’encontre du monde nouveau, collectif et révolutionnaire. Allan Mac Collum répond lui aussi à la valeur de distinction donnée à l’art par une classe sociale. La profusion d’un même objet dans l’espace de l’exposition lui retire sa valeur exclusive d’objet d’art.
L’expérience personnelle s’adresse à la collectivité
26Le « Je » se trouve cependant réintégré comme élément de la critique sociale avec Barbara Kruger, artiste Américaine, qui s’attaque sous forme de slogans typographiques et d’images chocs à la publicité et à la propagande.
27En 1983 elle présente au public à Time Square « je ne cherche pas à vous vendre des publicités lumineuses et des cours de la bourse en direct ». Cette occupation superflue d’espaces attribués à la communication économique choquera le public. Elle conçoit ensuite une affiche pour les droits de la femme, qui prévient les acteurs de cinéma que certains rôles sont superflus avec ce slogan : « Nous n’avons pas besoin de nouveaux héros. »
28Jenny Holzer utilise aussi le slogan au singulier pour évoquer le sexe, la mort et la guerre « protect me from what I want ».
29Tracey Emin défraiera la chronique du Turner Price de Londres en présentant une installation faisant citation à la difficile histoire de son adolescence. Le lit qu’elle présente au centre de l’installation ne fait l’économie d’aucun détail organique de ses expériences.
L’abstraction : utile socialement et culturellement
30La figuration est perçue comme réactionnaire, l’abstraction devient une avant-garde qui sera considérée par Malévitch et les Constructivistes Russes comme utilitaire dans sa façon d’intégrer l’art à la vie par le théâtre, l’architecture, l’urbanisme.
31Le groupe des Artistes Abstraits Américains fondé en 1936 se revendique de cette avant-garde et publie des textes théoriques sur l’art qui reprennent et développent les aspects d’utilité de l’art et de la culture : dans « L’Annuaire » 1938 les AAA écrivent que l’artiste : « doit, en un sens, travailler comme si l’art du passé n’avait jamais existé : comme si nous inventions l’art » « une œuvre d’art doit œuvrer ».
32En 1941, en Angleterre, Ben Nicholson membre de l’AAA publie ses réflexions sur l’art abstrait dans lesquelles il insiste sur l’utilité et les applications de l’abstraction dans la vie quotidienne : « Loin de se retirer de la réalité…, l’abstraction a redonné à l’art sa place dans la vie quotidienne et son influence se fait sentir dans de nombreuse facettes des activités contemporaines, l’architecture, l’aviation, la construction automobile, la typographie, la publicité, le design des frigidaires, des torches électriques et des tubes de rouge à lèvres. »
33Barbara Hepworth en 1937 place l’art abstrait dans un contexte social : « Le langage de la couleur et de la forme universelle, ce n’est pas celui d’une classe particulière (même si cela a pu être le cas dans le passé) – c’est une pensée qui donne la même vie, la même expansion, la même liberté universelle à chacun. » Comme chez Duchamp, il y a la volonté de rompre avec un art superflu, inféodé à une classe possédante pour lui opposer l’utilité d’un art en osmose avec la vie, la vie devenant elle-même totalement artistique.
34Ad Reinhart en 1962, rompt le lien de l’abstraction avec la vie, il évoque une approche de la peinture abstraite pure. Sous le titre de « l’art en tant que tel » il procède par élimination des superflus : « Ni lignes ni motifs, ni formes ni compositions ou ni représentation, ni vision ni sensations, ni impulsions, ni symboles, ni signes, ni empâtements, ni décorations ni couleur ni représentations, ni plaisir ni douleur, ni accidents ni ready-made, ni objets, ni idées, ni relations, ni attributs, ni qualités – rien qui ne soit de l’essence même de l’art. »
35Ce texte aura une influence importante sur les artistes américains dans les années 1960 par la radicalité de sa proposition.
Le Dandy
36Au xixe siècle, un Dandy voulant aider un riche financier à retrouver une pièce d’or tombée dans la pénombre enflamma un billet de banque pour l’éclairer. Le Dandy joue de l’absurde, de l’insolence, et de l’ironie grinçante du geste. En 1966, John Latham professeur à la Saint Martin School of Art de Londres, entreprend avec quelques étudiants une action nommée « Art et culture ». L’action consistait à mâcher les pages du livre Art et culture de Clément Greenberg, critique d’art dont les options étaient vécues par certains artistes comme hégémoniques sur les débats de l’art. John Latham retourna le livre sous forme de pâte à papier trempé dans un bac en verre rempli d’acide à la bibliothèque de l’école.
37Gilbert and Georges s’exposent en sculpture vivante et expliquent en 1986 dans « Ce que signifie notre art », comment ils s’adressent directement aux gens sans barrières de savoir, en réaction à l’art hermétique du xxe siècle. Ils adoptent un costume qui doit les éloigner de l’image habituelle de l’artiste, énoncent une volonté d’intégration au reste de la société avec une sophistication dans leurs mimes de postures statufiées qu’ils juxtaposent avec d’autres sujets photographiés de leur histoire personnelle.
38Matthew Barney adopte la figure d’un Dandy hybride face à la nature : « les formes ne prennent vraiment vie pour moi qu’une fois qu’elle ont été « digérés », passées au moulin de la construction narrative ». Son travail baroque se décline à travers fictions, dessins, sculptures, films, performances filmées.
Le kitsch
39Le kitsch est un mot d’origine allemande, il désigne une forme de sous-culture populaire de la reproduction issue de l’industrialisation.
40Avec le kitsch l’analyse est superflue, il se prend tel quel, au premier degré, il comble à bon marché une demande vers la culture et l’art de la classe populaire.
41Dans « Avant-garde et kitsch » Clément Greenberg en définit les paramètres dès 1939. Il le qualifie de phénomène de masse aux qualités diverses, urbain d’abord, il remplace petit à petit dans les campagnes les cultures populaires ne tenant compte ni des nations ni des frontières. Le kitsch oppose avec force le mauvais goût au bon goût. Cette culture abordable par tous de l’image et de l’objet en série Andy Wahrol, Lichtenstein, Oldenburg et Segal se la sont appropriée pour en faire le fond iconographique de leurs œuvres respectives. Les artistes du Pop Art se sont saisi des nouveaux matériaux composites (polyester, skaï), de la publicité, du packaging, des techniques de reproduction utilisées par l’industrie pour concevoir les paramètres d’une production artistique contemporaine et liée à l’American way of life. Les photographies de stars, les accidents du samedi, la chaise électrique ou les boîtes de soupes Campbell sont les sujets et les nouvelles icônes équivalentes d’un ordre de la consommation de biens et de culture faciles que Warhol reproduit en sérigraphie sur des supports multiples avec une qualité plastique tout autre.
42Paul Mac Carthy utilise dans ses performances et ses installations la violence de la société Américaine, le cinéma d’horreur et « la consanguinité de l’Amérique rurale ». Y passe l’image du patriarche incestueux à travers l’histoire de Heidi, le masque de Miss Piggy du Muppet show, la série B avec massacre à la tronçonneuse. Il considère que le banal et le kitsch sont issus de l’absurdité de l’industrialisation et sont un processus de destruction de l’humanité.
Le dictionnaire acteur d’un superflu essentiel
43Le dictionnaire va occuper à deux reprises un rôle clef. Au hasard le mot Dada fut extrait d’un dictionnaire pour devenir le nom d’un mouvement d’avant-garde du xxe siècle. Influencé par le Zen et le I ching livre des oracles Chinois dont il placera toutes les réponses sur ordinateur, John Cage décrète que puisque Mushroom se trouvait inscrit juste avant Music dans tous les dictionnaires, il était tenu par « discipline » de tout connaître de la mycologie jusqu’à devenir finaliste et vainqueur d’un jeu télévisé en 1958 sur la RAI italienne.
L’oreille musicale
44La publication en 1951 du livre de Robert Motherwell The Dada Painters and Poets, An Anthology influença beaucoup cette période.
45Cage prolongea l’idée de Duchamp jusqu’à l’utilisation de sons ready-made. En 1952 Cage réunit Raushenberg et Cunnigham au Black Mountain College et présente un spectacle avec les White Paintings (sept panneaux) qui étaient la base de 4’33’’ de silence.
46La Monte Young fait une lecture en 1960 et énonce que « la musique peut aussi se définir comme toute chose que quelqu’un écoute ». Il fait un concert à New-York en 1960 pour lequel il achète 30 cents d’haricots verts il les compte ensuite sur scène un par un. La monte Young propose des protocoles de concert dont un avec Robert Morris.
47Henry Flint participe en 1960 à un concert à Harvard, le postulat est que sa performance soit le plus d’avant-garde possible, il commente : « Ma participation fût une non-apparition à cause de l’insuffisance de nouveauté des autres participants. » Il exécuta le concert dans sa tête en se plaçant en compétition avec lui-même sur le plan de la nouveauté et décréta avoir gagné la compétition.
L’ego et la gaieté de la modestie
48 Fluxus d’après Georges Maciunas s’attelle à la reconstruction politique de la culture et doit garder la gaieté de la modestie. Ce mouvement anti-professionnel, contre les beaux-arts et l’objet d’art se veut agitateur et contre l’ego très européen de l’artiste.
49Le fait d’être artiste en Amérique se concevait alors à côté d’une autre activité professionnelle.
50L’emploi du temps de l’agitateur Fluxus consiste en : de 9 heures à 17 heures exercer un travail social constructif et utile de 17 heures à 22 heures faire la propagande sur sa façon de vivre auprès des artistes et des collectionneurs, tout en les combattant, de minuit à 8 heures du matin dormir.
Un art contemporain
51Maurizio Cattelan se fait dessiner des portraits par la police d’après des descriptions d’amis et de parents.
52Il convie un groupe de riches collectionneurs Américains à traverser l’atlantique en jet spécialement affrêté pour la Sicile.
53Au pied d’un volcan, sur un flan aride sont reproduites les lettres géantes « Hollywood » identiques à leur modèle Californien, rappelant dans un sens inversé les descriptions et observations d’Umberto Ecco dans « la guerre du faux ». Le coktail de vernissage convie les invités dans une décharge mal-odorante en contre bas de ces grandes lettres.
54Il présenta aussi chez Saatchi à Londres la statue du pape en cire couchée au sol, coincé sous la météorite qui venait de le frapper d’une divine colère. Les réactions indignées ne se firent pas attendre. La colère récente et fleurie du ministre de la culture britannique s’est tout récemment exprimée à l’adresse des choix de la Tate Modern de Londres. Le musée de Brooklyn a aussi subi les foudres de l’ancien maire de New York. L’aspect économique d’un superflu payé par le contribuable devient un argument, une réserve convenable de la censure. Certains élus veulent s’établir en commissaires esthétiques et forts d’un « bon sens » annoncé, interviennent dans le contenu de ce qui est présenté à leurs administrés, décidant par là même, de leur maturité et capacité à comprendre ce qui est présenté.
55L’art contemporain provoque régulièrement des assauts ironiques, indignés, consternés qui peuvent aller jusqu’à une censure. Perçu comme une forme superflue pour la société, décideurs et médias s’offusquent et raillent cet élitisme snob, tout en surmontrant la vie très mondaine des stars. Superflu est un pléonasme quant à la programmation d’émissions de télévision présentant des artistes dont il faudrait en plus écouter les mots et les idées.
56Le critique Pierre Restany envisage l’artiste en ingénieur socio-culturel du temps libre du siècle naissant. Fonctions et limites sont régulièrement préconisées pour l’art et les artistes. Robert Filliou disait que « l’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ».
57Paul Mac Carthy pense que « l’art pourrait être forme hybride de la vie, une synthèse ». Être le Designer de sa vie est une tendance à présent évoquée, se faisant écho de « l’event » de Fluxus.
58Voici de toutes les manières un patrimoine non superflu de positions définies depuis Duchamp par les artistes et leur temps. Elle doivent être connues et assimilées pour mieux établir les nouveaux superflus, comme les nouvelles nécessités de l’expression artistique.
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Le superflu
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