Improvisations et écritures du jazz : entre harmonie, bruit et silence
p. 253-265
Texte intégral
1S’il est une chose dont on ne peut accuser Thomas Pynchon à la lecture de son introduction au recueil Slow Learner, c’est bien de complaisance. Le regard rétrospectif de l’auteur sur sa nouvelle d’apprentissage intitulée « Entropy » est très sévère lorsqu’il évoque – sur quatre pages ! (Slow Learner, Introduction, 12-16) – la tentation de céder aux facilités d’une virtuosité gratuite et obscure à laquelle, comme beaucoup de jeunes écrivains faisant leurs gammes, il a succombé :
It is simply wrong to begin with a theme, symbol or other abstract unifying agent, and then try to force characters and events to conform to it. (Slow Learner, Introduction, p. 12)
2Pynchon estime donc que le concept d’entropie qui, en bon prétexte, n’aurait dû être qu’un élément parmi d’autres, au service de la narration, parasite les personnages au point de les étouffer :
Get too conceptual, too cute and remote, and your characters die on the page. (Slow Learner, Introduction, p. 13)
3La difficulté à laquelle il s’est trouvé confronté – et qu’à l’époque il n’a su résoudre, affirme-t-il – tient en une formule simple : comment distinguer le superflu du nécessaire ? De fait, l’association de thèmes a priori aussi éloignés que la théorie scientifique, le jazz et la musique savante peut paraître superfétatoire, voire contre-productive.
4Cependant la délectation un peu morose avec laquelle il revient sur ses œuvres de jeunesse semble excessive pour une nouvelle qui n’aurait aucun intérêt. On serait tenté d’écrire que le motif de la musique, tout autant que la notion d’entropie, donne du souffle à ses personnages et à son récit. C’est tout d’abord la forme contrapuntique structurant « Entropy » qui attire notre attention. Conformément au principe de superposition mélodique qui définit le contre-point1, après l’exposition du thème dans la citation d’Henry Miller mise en exergue, le premier paragraphe débute par l’adverbe « Downstairs » (p. 81) et toute l’action a lieu dans deux appartements situés l’un au-dessus de l’autre. Callisto est réveillé par les dernières notes de « La Porte des héros de Kiev » du compositeur russe Moussorgski et la fin de la nouvelle est calquée sur un finale musical (cinquième degré, premier degré, puis le silence) (p. 98) : « […] and the hovering, curious dominant of their lives should resolve into a tonic of darkness and the final absence of all motion2 ». En contrepoint de la musique savante, avec de nombreux termes musicaux – par exemple « stretto3 » (p. 83), « fugally » (p. 92), et la citation d’un air fameux du Don Giovanni de Mozart « Purché porti la gonnella, voi sapete quel che fa » (acte II, scène 5) – on trouve une œuvre d’un autre Russe, Stravinski, qui incorpore dans son Histoire du Soldat un chapitre intitulé « Ragtime » et donc l’un des éléments fondateurs du jazz (p. 93). Cette composition rythme les pensées de Callisto lorsqu’il cherche des correspondances entre la mort thermique – « heat-death » – en train de se dessiner et son passé. Le jazz est également présent, bien sûr, avec des citations de standards comme « Spring will be a little late this year » (p. 82) ainsi que des allusions explicites à des musiciens comme le saxophoniste baryton Gerry Mulligan et le saxophone – alto, celui-là – d’Earl Bostic dont les éclats ponctuent les faibles battements de cœur du petit oiseau que tient Callisto (p. 88). On note d’ailleurs dans ces éléments deux allusions où histoire du jazz et fiction se superposent : le cœur de l’oiseau évoque à la fois Earl Bostic, frappé sur scène d’un infarctus et qui décède deux jours plus tard (Carles et al., entrée « Bostic, Earl »), ainsi qu’un autre saxophoniste alto, l’immense Charlie Parker, que l’on surnommait Bird.
5Ensuite, Pynchon fait appel à un concept pour le moins aride – l’entropie – qui appartient à la théorie thermodynamique et à la théorie de l’information pour un travail de fiction. Ce concept peut être envisagé comme un code, éclairant et obscurcissant tout à la fois son texte, ou mieux, comme une grille permettant de le déchiffrer, de façon tout à fait explicite lorsque le personnage de Callisto, alors qu’il dicte l’histoire de sa vie, envisage l’entropie comme une métaphore des phénomènes sociaux :
Nevertheless […] he found in entropy or the measure of disorganization for a closed system an adequate metaphor to apply to certain phenomena in his own world. (p. 88)
6Si Pynchon utilise comme prétextes The Human Use of Human Beings de Norbert Wiener et surtout The Education of Henry Adams (Slow Learner, Introduction, p. 13) peut-être pouvons-nous partir de sa nouvelle pour aborder quelques aspects du jazz, et plus particulièrement les rapports qui régissent les traditions écrite et orale dans cet idiome musical.
7Il est difficile pour les jazzmen de concilier des ambitions de composition et le caractère improvisé fondamental du jazz. Ornette Coleman met au point un ensemble de principes qu’il regroupe sous le vocable « harmolodie ». Cette théorie a certes valeur de manifeste, mais de manifeste obscur – voire fantaisiste, pour beaucoup de critiques – jamais publié, que Coleman laisse le soin à ses compagnons d’aventures libres d’expliciter. Dans cette théorie, le musicien dispose de possibilités infinies pour s’exprimer. Le trompettiste Don Cherry explique : « Si je joue un do et considère mentalement qu’il s’agit de la tonique, il le devient », ce qui implique de « connaître parfaitement la structure d’un accord, tous les intervalles possibles4 » pour s’approcher du développement perpétuel de la ligne mélodique et du morceau. Coleman écrit de la musique depuis le début des années 1960, et doit constamment, encore à ce jour, se défendre contre les accusations de ceux qui pensent qu’il prend son saxophone et joue tout ce qui lui passe par la tête. Sa méthode de travail compte quatre étapes : il compose, joue le morceau avec ses musiciens, leur distribue la partition et leur demande de lui montrer ce qu’ils ont trouvé, comment ils se sont approprié leur partie et ce qu’ils y ont apporté (Jousse). Coleman a donc trouvé un moyen terme entre le compositeur de tradition européenne qui, comme l’écrit justement André Hodeir, « pense sa phrase dans l’absolu et s’efforce ensuite de la plier aux exigences d’un instrument donné » (Hodeir, p. 143), et les contraintes du musicien de jazz improvisateur, qui « ne crée qu’en fonction de l’instrument dont il joue » (Hodeir, p. 143).
8Charles Mingus a lui aussi tenté d’allier ces deux approches. Il balançait entre improvisation et composition écrite, ce qui l’amena à remettre en cause l’usage des partitions pour l’élaboration de l’album Pithecanthropus Erectus en 1955. Il se contentait alors de jouer à ses musiciens leurs parties au piano, afin d’approcher un idéal de composition collective et spontanée. Dans les années 1970, en revanche, il revint à l’usage des partitions (Béthune, p. 107), mais, toujours, chercha cet idéal où compositions spontanées, écrites et orales pourraient cohabiter.
9Écriture et oralité s’appellent et se répondent dès les débuts de la musique que l’on appellera jazz. Au fur et à mesure de son évolution, la musique écrite devient de plus en plus souvent un pré-texte. Les musiciens de jazz introduisent des rapports nouveaux entre le matériau musical prédéterminé, l’exécution et l’élaboration d’idées nouvelles dans le cadre de la performance. La création instantanée de lignes mélodiques devient un gage de qualité et de valeur artistique dans le rapport entre formes culturelles dominantes, du domaine de l’écrit, et productions musicales non-sérieuses apparentées à la culture orale. Au cours des années et des évolutions stylistiques du jazz, les jazzmen se contentent de moins en moins de lire ou de réciter le texte que leur fournit un compositeur, et s’efforcent, en écrivant leur propre partition, d’imprimer leur marque sur des palimpsestes jazzistiques.
10Si l’on considère La Nouvelle-Orléans comme un « lieu de naissance exemplaire du jazz » (Carles et al., entrée « Nouvelle-Orléans », p. 874), c’est en grande partie à cause de l’institution de la ségrégation dans le Sud après la Reconstruction. À cette époque, en effet, les Créoles de couleur, à la formation classique aux fondations européennes – apprentissage de la lecture, timbre orthodoxe des instruments à vent – perdent leurs relatifs privilèges et doivent cotoyer les Noirs uptown jouant d’oreille une musique aux accents et timbres nettement moins académiques. Louis Armstrong, à partir des célèbres enregistrements de ses Hot Five et Hot Seven des années 1925-1927, change la donne de l’improvisation jazz. Avec lui débute l’ère du soliste, qui occupe le devant de la scène soutenu par la section rythmique. L’improvisateur réinterprète une mélodie préexistante, soit en se contentant de l’accentuer de manière différente5, soit en la paraphrasant. De plus en plus d’improvisateurs quittent les rivages assez sûrs de ce qu’Hodeir appelle la « paraphrase-chorus » pour tenter de substituer leur propre mélodie à celle du thème, dont ils changent et enrichissent les harmonies originales. Les musiciens du jazz dit moderne, à partir de la fin des années 1930, élargissent leur vocabulaire. Ils surajoutent aux accords des neuvièmes, onzièmes ou treizièmes, ou des accords secondaires d’une autre tonalité, et introduisent des accords de passage dans la progression harmonique du morceau.
11À partir du be-bop, les jazzmen se servent d’intervalles utilisés auparavant dans la seule musique sérieuse, comme la fameuse quinte diminuée, appelée également triton6 ou diabolus in musica, longtemps interdite dans les écoles de musique du fait de sa dissonance, puis exhumée dans la musique européenne par des compositeurs comme Bartok, Stravinski ou Milhaud. Les boppers altèrent donc leurs accords et leurs gammes, mais effectuent également un travail de recomposition des thèmes, en conservant la structure AABA des standards qu’ils exécutent – exposition du thème principal sur huit mesures, une première fois puis une deuxième, passage à une nouvelle idée, appelée pont, sur huit autres mesures puis retour au thème sur les huit dernières mesures – mais en changeant les harmonies de ces canevas au point de les rendre méconnaissables. Ainsi la structure du morceau de Gershwin I Got Rhythm, amputé de ses deux dernières mesures, sert-elle d’ossature à des standards comme A Dizzy Atmosphere ou Anthropology. Dizzy Gillespie transcrit également de manière très précise les progressions et les enchaînements harmoniques mis au point à l’occasion de jam sessions. Nous sommes donc en présence de thèmes écrits qui sont transcrits dans un processus de collaboration orale qui à son tour occasionne un passage par l’écrit pour conserver ces nouvelles progressions.
12Nous retrouvons cette problématique dans la nouvelle de Thomas Pynchon. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le Duke di Angelis Quartet n’est pas composé d’instrumentistes très au point. Même si les musiciens présentent tous les signes extérieurs de la hipness jazzistique – ils portent des lunettes noires à monture d’écaille et leurs cigarettes ont une forme bizarre (p. 81) – leurs expérimentations sont un peu laborieuses. Dans la session muette du quartet, Duke joue le standard « I’ll Remember April » alors que le combo répète « These Foolish Things ». Duke évoque l’arrangement « oral » (head arrangement, c’est-à-dire « une suite de conventions (unissons, riffs, etc.) trouvées par les musiciens, qu’ils mémorisent sans avoir recours à l’écriture… » (Carles et al., entrée « Arrangement », p. 39), mais qu’il a transcrit la nuit précédente (p. 95). Entre initiés, les standards ne sont pas, dans un premier temps en tout cas, évoqués par leur titre, mais en récitant les paroles de l’air de variétés original (« A cigarette that bears a liptick’s traces, an airline ticket to romantic places », p. 95-96) servant de terrain d’interprétation et d’expression commun. Lorsque Duke demande à Meatball Mulligan s’il se souvient de son glorieux homonyme Gerry, Meatball répond : « No […] I’ll remember April, if that’s any help » (p. 94), citant une composition d’une comédie musicale western, a priori assez éloignée du jazz, intitulée Ride’em, Cowboy.
13Néanmoins, l’histoire, à force de la répéter, finit par lasser. C’est peut-être John Coltrane qui, le mieux, incarne l’exploration des musiciens de jazz des différents matériaux pour exposer leurs idées. Il enregistre, dans le sextet de Miles Davis, « So What » et « Flamenco Sketches » en mars et avril 1959 sur l’album Kind of Blue, qui marque le début du jazz modal. Le 5 mai de cette même année, Coltrane pousse le jazz tonal dans ses derniers retranchements avec « Giant Steps », puis, en 1960, retourne à la modalité et grave My Favorite Things7.
14Sur Kind of Blue, les improvisateurs, dans « So What », se servent du seul mode dorien sur une structure AABA minimaliste, où le mouvement harmonique entre le segment A et B est réduit à sa plus simple expression – de ré à mi bémol. Dans « Flamenco Sketches », les solistes suivent un cycle de modes – do ionien, la bémol ionien, si bémol ionien, ré phrygien et sol éolien – qu’ils parcourent aussi longtemps qu’ils le souhaitent, et non plus sur un nombre de mesures prédéfini. Dans « Giant Steps », Coltrane retourne à une conception verticale de l’improvisation. Chaque séquence d’accords est strictement délimitée, sur un tempo très soutenu ; les changements d’accord ont lieu tous les deux temps, avec des pauses maximales d’une mesure entière dans la progression harmonique. Avec « My Favorite Things », le saxophoniste revient à la modalité. La construction des improvisations ne se conforme pas à l’habituelle structure en chorus : Coltrane choisit d’ignorer les changements d’accords, et de se concentrer sur deux gammes – mi majeur après la deuxième exposition du thème, puis mi mineur – qui structurent le morceau, et pour écarter les menaces de monotonie, recourt à certaines notes étrangères à la gamme adoptée comme éléments de tension.
15Revenons à la fête de Meatball Mulligan. Une fois que les musiciens du Duke di Angelis Quartet tombent d’accord sur le standard qu’ils doivent jouer, Pynchon nous dit qu’ils repartent en orbite (p. 95), « far out » comme le disent les musiciens de jazz dans les années 1940 pour définir une bonne improvisation8. N’ont-ils pas choisi le titre évocateur « Songs of Outer Space » (p. 81) pour leur album ? Pynchon connaît le jazz. Dans sa nouvelle, il a bien écouté – voire senti – les changements radicaux dans l’air à la toute fin des années 1950, lorsque de nouvelles conceptions du jazz s’épanouissent ou s’annoncent, pour partie inspirées de développements antérieurs dans les arts picturaux. On pourrait dire que dans « Entropy » le contrepoint touche parfois à la synesthésie. Toutes les sensations d’Aubade trouvent une traduction sonore et, parfois, musicale :
[…] She lived on her own curious and lonely planet, where the clouds and the odor of poincianas, the bitterness of wine and the accidental fingers at the small of her backor feathery against her breasts came to her inevitably to the terms of sound : of music, which emerged at intervals from a howling darkness of discordancy. (p. 84)
16Dans l’appartement au-dessous, le Don Juan Sandor salive littéralement à l’écoute d’une voix de contralto ou lorsqu’il perçoit la fragrance du parfum « Arpège » (p. 87). Les jazzmen de Pynchon écoutent, nous l’avons vu, « La Porte des héros de Kiev », dernier des Tableaux d’une exposition composés en 1874 par Moussorgski après une exposition posthume d’œuvres picturales de l’architecte Victor Hartmann.
17Les innovations et les influences artistiques s’entrecroisent aussi entre jazzmen et peintres. En 1938, Max Ernst assiste au concert Spirituals to Swing, et décèle, dans la musique noire qu’il n’avait jusque-là associée qu’à la danse, la douleur des rejetés, des bannis, qui incarnent sa propre souffrance dans l’exil (Hadler, p. 254). Le jazz l’inspire, comme dans son tableau Riff, de 1946, fait de répétitions de lignes verticales avec de légères variations (Hadler, p. 257). Au début des années 1940, il donne « une petite leçon » à un jeune peintre d’avant-garde – Jackson Pollock, qu’il ne nomme pas (Schamoni)9 – afin de lui montrer comment peindre avec un pot de peinture percé accroché à trois fils qu’on laisse se balancer au-dessus de la toile. Cette technique correspond à une idée du dessin que l’on retrouve dans l’art du Japon, où les étudiants des beaux-arts apprennent à dessiner avec le seul mouvement de la main, puis du coude, et de l’épaule pour ensuite allier les différentes parties du bras tout entier dans leur technique picturale. En 1959, le sextet de Miles Davis enregistre Kind of Blue. Le pianiste Bill Evans rédige les notes de pochette, qu’il intitule « Improvisation in Jazz ». Il compare l’approche d’artistes japonais qui doivent laisser leur inspiration s’exprimer sans que la délibération n’interfère dans l’expression directe par leur main de l’idée, et sans pouvoir corriger ou retoucher leur dessin, à celle des musiciens de jazz, qui dans un cadre donné – le temps – jouent, improvisent et fixent sur la bande magnétique leur premier et unique jet.
18À la fin des années 1950 arrive sur la scène jazz Ornette Coleman. Il sort en 1958 un album intitulé Something Else !!!! où, déjà, le free jazz s’annonce. Un titre comme « Invisible » s’appelle ainsi parce qu’il est difficile, à l’écoute, de trouver la tonalité du morceau, en ré bémol. Les lignes mélodiques sont assez libres, de l’aveu même de Coleman (Henthoff). Alors que sur Something Else l’orchestre de Coleman compte un pianiste, l’année suivante, dans Tomorrow is the Question ! le quintet devient quartet et le piano disparaît de la section rythmique, comme dans le premier quartet (version 1952) de Gerry Mulligan qu’inspire Duke di Angelis dans ses réflexions sur le jazz, même s’il se défend d’être un théoricien comme le contrebassiste Charles Mingus ou la tête pensante du Modern Jazz Quartet John Lewis (p. 95).
19Le raisonnement du quartet de Pynchon rappelle étrangement le modus operandi des musiciens de free jazz :
‘What he is trying to say’, Duke said, ‘is no root chords. Nothing to listen to while you blow a horizontal line. What one does in such a case, one thinks the roots.’(p. 95)
20On retrouve presque la tentative d’explication de l’harmolodie que Don Cherry présente dans une interview de… 1980. L’étape suivante consiste, pour le Duke di Angelis Quartet, à tout penser, y compris les fondamentales et les lignes mélodiques (« Entropy », p. 95). C’est en 1960, année de la parution de la nouvelle de Pynchon, que Coleman sort l’album qui donnera son nom au free jazz : Free Jazz A Collective Improvisation By The Ornette Coleman Double Quartet10. Sur la pochette figure une reproduction de White Light (1949) de Jackson Pollock, Pollock qui, on le sait, aimait beaucoup le jazz et qui, selon son épouse Lee Krasner, considérait cette musique – avec la peinture – comme l’une des deux seules formes artistiques réellement créatives aux États-Unis (O’Meally, p. 178-179). Au début des années 1960, la démonstration en acte de la liberté individuelle du chef de file des peintres gestuels trouve sa correspondance musicale avec le free jazz. À compter de ce moment, rien ne sera plus comme avant.
21Toute une série de tabous sont levés par une génération de musiciens séduits par une esthétique du brisé et du trop plein, de liberté et de bruit. Les free jazzmen voient des éléments comme le thème, le tempo régulier et la pulsation commune comme des données parasitant leur libre expression. Revenons un instant à la nouvelle de Pynchon. Le personnage de Saul, après une discussion orageuse avec son épouse, explique à Meatball Mulligan que le langage n’est qu’une perte d’informations – « a leakage » (p. 90) – et que le verbe « to love » dans une phrase aussi simple qu’« I love you », loin d’éclaircir les propos du locuteur qui la prononce, ne fait qu’ajouter ambiguïté et redondance, et perturbe la compréhension du sujet : « All this is noise. Noise screws up your signal, makes for disorganization in the circuit. » Mulligan lui objecte alors : « […] most of the things we say, I guess, are mostly noise » (p. 91).
22Quand Saul déplore la polysémie du langage et les modifications – ce que l’on appelle le bruit, dans la théorie de l’information (Dion, p. 77) – qu’il subit entre son émission et sa réception, les free jazzmen renversent le problème. Pour eux, la musique n’est pas un système fermé, autonome, asémique dans lequel l’expression communautaire – pour les Afro-Américains, en particulier – et la parole individuelle, contestataire ou mystique, n’ont pas droit de cité. Au contraire, les free jazzmen tentent de remettre en cause l’ordre musical établi en laissant entrer des éléments qu’habituellement les musiciens gardent soigneusement à distance.
23La portée de leur démarche s’éclaire tout particulièrement si l’on rappelle que la tonalité accompagne la rationalisation croissante de la société occidentale. L’échelle pythagoricienne, fondée sur la division de l’octave en quintes montantes et en quartes descendantes, constitue la base d’un système – le tempérament – reposant tout entier sur l’équilibre, la rationalité et le nombre. Si la musique d’Ornette Coleman est insupportable pour certains auditeurs et musiciens, c’est parce qu’elle s’écarte de la gamme tempérée pour restituer l’intonation de la voix humaine et renoue avec les racines du blues et du sud que de nombreux Afro-Américains veulent oublier (Davis, p. 137). Le jeu de Coleman donne aux auditeurs habitués au tempérament une impression de fausseté, comme les quarts de ton que les Noirs du sud utilisaient dans leur blues, contrairement à ceux du nord (Sidran, p. 181).
24En jouant sur les timbres, en explorant l’inouï, en déconstruisant la linéarité du tempo, ou encore en s’écartant du tempérament et en invitant le cri, on pourrait dire que les musiciens free tentent de mener à son terme l’évolution de leur art, à savoir un état désordonné d’équilibre entre l’art et la vie, entre musique et parole, entre son et bruit. Peut-être est-il temps de rappeler les deux principes thermodynamiques dont s’est inspiré Pynchon pour sa nouvelle. Le premier énonce que « dans un système isolé, il y a conservation de l’énergie » (Dion, p. 102). C’est ce principe que figurent Callisto et Aubade qui, jusqu’à la fin, tentent de préserver un milieu artificiel, chimérique et hermétiquement clos, où règnent stabilité et régularité (« Entropy », p. 83). Le second introduit la notion d’entropie, c’est-à-dire une propriété d’évolution irréversible et « naturelle » – comprendre qui ne nécessite pas d’apport d’énergie extérieure – vers « l’identique, l’égal, l’homogène » (Dion, p. 102). Emmanuel Dion (p. 102) donne l’exemple d’un réfrigérateur contenant de l’air froid : si on le débranche puis que l’on ouvre sa porte, l’air chaud de la pièce et l’air froid du réfrigérateur vont se mélanger automatiquement, sans apport d’énergie, pour produire de l’air tiède, cela de manière irréversible : on ne pourra revenir à l’état antérieur sans consommation d’énergie. L’entropie est donc la mesure physique d’un mélange11 : « Plus elle est petite et plus les particules physiques sont bien séparées, comme “ordonnées” […]. Plus elle est grande et plus il y a mélange homogène ». L’appartement de Meatball Mulligan, où la fête bat son plein et des marins côtoient des musiciens de jazz écoutant à plein volume de la musique dite classique (« Entropy », p. 81), illustre ce principe.
25Les musiciens free poussent au maximum le mélange art/vie, et l’expression existentielle se retrouve à parité avec l’expression artistique ; les free jazzmen affirment et consacrent l’inouï en s’écartant volontairement, à des degrés plus ou moins prononcés, du déjà-entendu. Ils déchiffrent dans l’instant ce que Jacques Siron appelle leur « partition intérieure » : le contrepoint tourne au mélange confus de la cacophonie, la mélodie se fait cri, et la contrainte cède aux assauts de l’affranchissement. L’énergie prime, et le bruit n’est plus un « ensemble de sons divers sans périodicité régulière » (Souriau, entrée « Bruit », p. 274), ni, pour reprendre la typologie de Robert Murray Schafer, le son non désiré, le son non musical, le son de forte puissance et la perturbation dans tout signal (Schafer, p. 372-373), ou encore, si l’on se réfère à la définition de l’anglais noise que donne le dictionnaire Webster’s, tout son non désiré ou qui gène l’écoute12.
26L’étape ultime de l’entropie consiste donc en un « état de certitude indiffé » (Dion, p. 109), un état désordonné d’équilibre dans lequel tout peut être son et/ou musique. Le quartet de Duke di Angelis pousse son raisonnement le plus loin possible et conquiert la liberté suprême, pour le compositeur et l’exécutant, de concevoir une musique idéale. Les musiciens n’ont alors plus besoin de jouer quoi que ce soit : l’exécution de la musique devient superflue. Il est également fort probable que Pynchon avait en tête l’expérience de John Cage qui, en 1952, propose une pièce de silence intitulée 4’3313, précisément pour prouver que le silence n’existe pas : pour Cage, en effet, nous sommes en permanence entourés de sons aussi utiles et dignes d’attention d’un point de vue esthétique que les structures strictement musicales14.
27Le free jazz a, quant à lui, souffert de ce paradoxe. L’abolition des limites entre musique et bruit, entre composition et performance a nécessité une rupture esthétique très nette avec le jazz traditionnel. Les auditeurs ont dû apprendre de nouveaux codes, ou plutôt furent confrontés à des codes du jazz poussés jusqu’à leur plus extrême logique, au point que beaucoup ne se retrouvèrent plus dans les tentatives, chez les musiciens, de mettre en musique un principe de plaisir trop brut. La remarque que formule Adorno à propos de la musique de Schönberg s’applique bien aux musiciens de l’avant-garde du jazz :
Tandis que dans la nouvelle musique la surface déconcerte un public coupé de la production, les phénomènes les plus représentatifs sont précisément déterminés par les conditions sociales et anthropologiques qui sont aussi celles des auditeurs. Les dissonances, qui effraient ceux-ci, leur parlent de leur propre condition ; c’est uniquement pour cela qu’elles leur sont insupportables. (Adorno, p. 19)
28Cet « airless void » dont parle Duke (p. 96), ce splendide isolement des créateurs serait-il donc inéluctable ? La logique artistique poussée à l’extrême doit-elle obligatoirement produire des créations difficilement intelligibles parce que trop déstabilisantes ? « L’entropie informationnelle, ou néguentropie, a le signe contraire de l’entropie physique » (Dion, p. 109), c’est-à-dire qu’elle ne peut que diminuer, tout au moins dans un système clos. Dans un contexte fortement néguentropique, où de nombreux développements musicaux sont possibles, un apport d’informations se révèle nécessaire pour réduire l’incertitude de l’auditeur. En effet, s’il convient de ne pas négliger la part de créativité des musiciens lorsqu’ils prennent de nouvelles directions musicales, force est de constater que les nouveautés, pour être acceptées, doivent correspondre à un certain format : les terres qu’abordent les artistes ne peuvent être complètement inconnues de leur public. Jean-Louis Chautemps rejoint les conclusions d’Abraham Moles dans son ouvrage Théorie de l’information et perception esthétique et affirme fort justement que l’auditeur doit être en mesure de prévoir approximativement la moitié des événements musicaux qu’on lui présente pour véritablement « ressentir une émotion », mais dans des proportions limitées, car « si l’auditeur est capable de prévoir plus de 60 % des énoncés, alors il commence à s’ennuyer… Si, en revanche, il prévoit moins de 40 %, il en arrive vite à être submergé et se désintéresse peu à peu de l’œuvre » (Chautemps, p. 19).
29Des repères créent donc une harmonie entre inouï et déjà-entendu. Même s’ils peuvent sembler redondants, ils ne sont pas superflus pour autant et ouvrent souvent d’autres pistes. En effet, le jazz n’est pas un système clos. On pourrait dire qu’il correspond bien à l’étymologie du vocable « superflu », à savoir le verbe latin superfluere, et donc qu’il déborde des limites d’un champ que l’on serait tenté de circonscrire trop facilement. Peut-être une grande partie de son intérêt tient-elle à cette faculté à contaminer d’autres formes – ici la littérature – tout en s’en appropriant d’autres.
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—, Something Else ! ! ! ! – The Music Of Ornette Coleman, Contemporary S 7551, (Enregistrement, 1958).
—, Tomorrow is the Question ! The New Music of Ornette Coleman !, Contemporary C 3569, (Enregistrement, 1959).
Coltrane John, A Love Supreme, A-77, MCA Records, (Enregistrement, 1964).
—, Giant Steps. Atlantic Jazz 7567-81337-2, (Enregistrement, 1959).
—, My Favorite Things, Atlantic, WE 835, (Enregistrement, 1960).
Davis Miles, Kind of Blue, Columbia Legacy CK64935, 1997, (Enregistrement, 1959). MINGUS Charles, Mingus Ah Um, CBS 450436 4, (Enregistrement : 1959).
—, Pithecanhropus Erectus, Atlantic Jazz 7567-81456-2, 1981, (Enregistrement, 1956).
Notes de bas de page
1 Marengo, entrée « Contrepoint ».
2 C’est nous qui soulignons.
3 C’est-à-dire la partie finale d’une fugue où les reprises des sujets et contre-sujets s’enchaînent (Marengo, entrée « Strette »).
4 Interview donnée à Down Beat, juin 1980 ; cité dans Carles et al., entrée « Théorie Harmolodique », p. 1164.
5 Voir les analyses de « Jeepers Creepers » et des deux versions d’« I can’t give you anything but love » d’Hodeir dans Hodeir, 1981, chap. 10.
6 La quinte juste contient trois tons et demi, la quinte diminuée trois tons.
7 On s’accorde à voir dans sa suite A Love Supreme, enregistrée en 1964, une synthèse de ces deux approches.
8 Voir à ce sujet Such.
9 Ernst affirme : « Je crois être en droit de dire que de l’enseignement que j’ai donné à ce jeune homme est né un certain style artistique que l’on nomme maintenant action painting. »
10 On retrouve d’ailleurs dans V toute une série d’allusions au jazz, et plus particulièrement à Thelonious Monk, Earl Bostic, Charlie Parker et Ornette Coleman à la fin du chapitre 2. Le patronyme du saxophoniste McClintic Sphere fait référence à Bostic, bien sûr, mais aussi à Thelonious Sphere Monk et son côté « hip », sphere pouvant être compris comme l’antithèse de square, c’est-à-dire « ringard » ; son quartet se produit au V-Note, en référence au club new-yorkais appelé The Five Spot, dont Coleman fait l’ouverture à l’automne 1959 ; le groupe de Sphere, comme celui de Coleman, ne compte pas de pianiste dans ses rangs, et la réception du public et des critiques est, dans la réalité comme dans la fiction pynchonienne, plus que mitigée (V, p. 58-60).
11 Ce terme est plus clair que celui consacré par l’épistémologie, c’est-à-dire le désordre (Dion, p. 103).
12 « Any sound that is undesired or interferes with one’s hearing of something. » On notera que le vocable anglais noise vient du vieux français noise, un terme dont l’origine est le latin nausea. Source : Webster’s Collegiate Dictionary.
13 Sur la partition figure dans les trois sections la seule mention tacet, indiquant que le musicien ne doit pas intervenir.
14 Cage ira même plus loin en abolissant toute dimension temporelle dans 0’00 (1962) (Mussat, p. 92).
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