La valeur de l’inutile : théories de l’art en Grande-Bretagne, de l’Art pour l’Art à « l’art pur »
p. 217-227
Texte intégral
1Penser un objet comme superflu, c’est le poser dans une double relation : d’une part le terme convoque l’idée inverse, d’un objet soit indispensable soit nécessaire ou simplement utile, d’autre part, le superflu et son contraire ne sont posés qu’en relation à une fin donnée. Ce qui vient en plus du nécessaire peut être un luxe bienvenu, ou, au contraire, un trop, nuisible à son objet. En tout état de cause, la qualification de superflu suppose toujours une visibilité de l’objet ainsi repéré, et peut sous-entendre un degré d’ostentation.
2Envisager l’art sous l’angle du superflu, c’est poser la question de son inscription dans un rapport utilitaire. Cette question peut avoir trait aux formes mises en jeu dans une œuvre d’art – qu’est-ce qui est nécessaire ou indispensable à un tableau pour qu’il puisse être considéré comme une œuvre d’art ; qu’est-ce qui ne l’est pas ? Elle peut aussi concerner les conditions de sa production ou de sa réception – l’artiste et l’objet d’art sont-ils au service de quelqu’un ou de quelque chose ? Elle peut enfin s’appliquer à l’art tout court – l’art a-t-il une utilité ; est-il nécessaire ou superflu, et ce, en relation à quoi ?
3En Grande-Bretagne, ce type de questionnement sur l’art, et tout particulièrement sur les arts plastiques – le sujet qui nous intéresse – est devenu courant pendant les trois dernières décennies du xixe siècle. Si toute théorisation des arts visuels antérieurement à cette période intègre une réflexion sur la forme de l’œuvre d’art – le terme de « forme » ne s’oppose pas ici au « contenu » – la question de l’utilité de l’art ne fut pas posée en tant que telle avant l’éclosion du courant de l’Art pour l’Art. Lorsque Ruskin, dans le troisième volume de Modern Painters (1856), intitule un chapitre « Of the use of pictures » la possibilité de leur inutilité n’entre pas dans son propos. La doctrine de l’Art pour l’Art, d’abord en France, puis en Angleterre, se fonde, elle, sur le postulat de l’inutilité de l’art – son inuti à la société. Cette doctrine s’inscrit à l’encontre de ce qui sert de fondement non seulement aux préceptes académiques, mais aussi à des manifestations artistiques et critiques elles-mêmes anti-académiques par essence, comme le mouvement préraphaélite ou la défense de Turner par Ruskin, à l’origine de Modern Painters. Elle récuse en effet l’idée d’une fonction édificatrice de l’art. De Reynolds à Ruskin, la théorisation de l’art pose ce dernier comme un moyen au service d’une fin : l’élévation morale du public. La proclamation de l’Art pour l’Art rejette cette visée morale, et le cadre qu’elle impose à l’artiste, tant dans le choix d’un sujet que dans la manière de le traiter. Elle vise à soustraire l’art à la position ancillaire qui lui était dévolue, en revendiquant pour l’artiste une inscription en marge de la société, gage d’indépendance, aussi bien vis-à-vis de ses préceptes moraux que ses injonctions naturalistes. Art et société sont représentés comme existant dans une relation de mutuelle inutilité.
4La théorisation moderniste des arts plastiques, qui, en Grande-Bretagne, voit le jour à la fin de la première décennie du vingtième siècle, reprend à son compte le principe de l’Art pour l’Art, en tant qu’affirmation de la séparation des sphères artistique et sociale et affranchissement de l’art vis-à-vis de toute obligation morale ou naturaliste. La continuité qui existe entre ces deux tendances de la création et de la critique dans le domaine des arts plastiques anglais a parfois été méconnue. L’examen des écrits de James McNeill Whistler et de Roger Fry permettra d’en réévaluer les modalités. Les deux hommes étaient peintres, mais Fry doit avant tout son renom à son travail de critique et de théoricien – il est plus particulièrement connu comme le théoricien du post-impressionnisme en Grande-Bretagne. Les positions de Fry et de Whistler sur l’inscription sociale de l’activité artistique présentent des similitudes. Pour autant, bien que l’autonomie formelle des œuvres soit au centre de leur discours, l’esthétique de l’Art pour l’Art et celle du modernisme diffèrent, et c’est dans un rapport de l’œuvre à la représentation qu’il faut en chercher l’explication. Un investissement différent de la personne de l’artiste est également en cause.
5À l’origine du mouvement de l’Art pour l’Art en Angleterre se trouve une double prise de position de l’artiste contre l’esprit bourgeois de son temps et contre l’autorité de la Royal Academy. Celle-ci, qui se veut garante d’une tradition d’excellence artistique, ne défend à ses yeux que des préceptes propres à étouffer toute vitalité créatrice. Il perçoit l’institution comme l’incarnation même des idéaux bourgeois et commerciaux de la société contemporaine. Les préceptes académiques du xixe siècle dérivent des Discours de Reynolds, dans lesquels le premier président de la Royal Academy préconisait le « grand style » ou style héroïque qui, appliqué à la peinture d’histoire, en faisait le genre pictural le plus noble. L’élévation des sentiments était demeurée un principe académique fondamental ; l’Antiquité continuait de fournir des modèles esthétiques et moraux, et, de manière générale, il existait un consensus entre le goût du public et l’académie sur une peinture narrative et sentimentale. L’opposition à l’académisme, à travers des figures comme Blake, les préraphaélites et Ruskin et Turner, avait emprunté les voies romantiques de l’imagination visionnaire, de la piété médiévalisante et de l’extase sublime devant la nature. Si elle remettait en cause l’esthétique néo-classique, elle acceptait la mission morale de l’artiste, bien que celle-ci ne se restreigne pas à l’idéologie bourgeoise dominante.
6Lorsque Whistler prononce son célèbre « Ten O’Clock Lecture1 » en 1885, c’est à cette mission morale qu’il s’en prend en tout premier lieu. Invoquant les grands artistes, Rembrandt, Tintoret, Véronèse, Vélasquez, il s’exclame : « No reformers were these great men – no improvers of the ways of others ! » et poursuit : « Humanity takes the place of Art, and God’s creations are excused by their usefulness. Beauty is confounded with virtue, and before a work of Art, it is asked : ‘What good shall it do2 ?’ » L’artiste, selon Whistler, n’a d’autre vocation que de créer le beau. L’art n’a aucune utilité morale, aucun devoir moral. Il trouve le beau sous toutes conditions, fréquentant le bouge aussi bien que les palais princiers, mais il fuit le quotidien bourgeois. Son caractère superflu est nécessaire à l’art ; l’utilité lui nuit. On songe inévitablement à Gautier s’exclamant, dans la célèbre préface de Mademoiselle de Maupin : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. – L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines3. »
7Le « Ten O’Clock » ne récuse pas seulement pour l’art toute idée d’utilité ou de devoir moral ; il s’élève contre l’idée que l’art consiste à imiter la nature « […] seldom does Nature succeed in producing a picture4. » L’œuvre d’art, au contraire, « dépass [e] la suggestion paresseuse de la nature5. » C’est à la musique, art non figuratif par excellence que la peinture est rapportée dans un célèbre passage : « Nature contains the elements, in colour and form, of all pictures, as the keyboard contains the notes of all music. But the artist is born to pick and choose, and group with science, these elements, that the result may be beautiful – as the musician gathers his notes, and forms his chords, until he bring forth from chaos glorious harmony. To say to the painter, that Nature is to be taken as she is, is to say to the player, that he may sit on the piano6. » Constante de l’Art pour l’Art, la référence à la musique fait écho à la remarque de Walter Pater, « All art constantly aspires to the condition of music7 ».
8Enfin, si la satisfaction du goût commun passe par les formes de la narration picturale ou de l’imitation la plus exacte de la nature, la réponse de Whistler consiste à isoler l’artiste de ses congénères. Malvenu le prédicateur et l’éducateur – c’est Ruskin qui est visé – l’artiste ne veut d’aucun pont entre son art et la masse : « The boundary line is clear. Far from me to propose to bridge it over – that the pestered people be pushed across8. » Le peuple – il faut entendre « l’élite, » culturelle ou sociale, (« the few »), aussi bien que « la masse » (« the many »), n’a pas voix au chapitre9. L’élitisme qui transpire de chacune des pages du « Ten O’Clock » se prétend autre que social et incrimine la figure du Philistin, qui a perverti le goût et qui incarne tout l’utilitarisme et le mercantilisme par lequel se caractérise la société10.
9Le goût philistin, dit Whistler, c’est celui du commerçant, celui d’une classe marchande ; « a new class, who discovered the cheap, and foresaw fortune in the facture of the sham […] The taste of the tradesman supplanted the science of the artist, and what was born of the million went back to them, and charmed them, for it was after their own heart11 ».
10Le mercantilisme et l’utilitarisme, cibles de toute critique de l’ordre social et culturel depuis le milieu du xixe siècle – on pense à Ruskin, à Matthew Arnold à William Morris, ou à Oscar Wilde, demeurent très présents dans la réflexion sur l’art de Roger Fry, au cours des trois premières décennies du xxe siècle. Dans une conférence de 1926 intitulée « Art and Commerce », Fry, soulignant que l’art n’est pas indispensable à la vie, et que « les académies sont des entreprises commerciales12 », s’emploie à dégager l’activité artistique de toute association utilitaire ou commerciale.
11Prenant appui sur l’ouvrage du sociologue américain Thorstein Veblen, Theory of the Leisure Class, qui, vingt-cinq ans après sa première publication, venait de paraître dans une édition anglaise, Fry s’interroge sur ce qui fait la valeur des objets d’art, et distingue deux classes d’objets : d’une part ceux dont la valeur tient uniquement à la gratification ostentatoire qu’ils confèrent à leurs possesseurs, et d’autre part ceux qui possèdent une valeur supplémentaire, ou différente. La première classe d’objets, répondant à une demande de rareté et donc de cherté, s’apparente au luxe, et répond à ce que Veblen appelle un besoin de « gaspillage ostentatoire. » Superflus au sens où ils n’ont pas d’utilité pratique ou morale, ils ont néanmoins une utilité honorifique – les objets de luxe inscrivent leur possesseur dans une position de domination sociale. Fry les consigne à une fonction de réclame et leur retire l’appellation « objets d’art » pour réserver celle-ci à des objets qui possèdent, par-delà ces qualités, la particularité « d’exprimer une émotion spécifique, que nous nommons l’émotion esthétique13 ». Superflus eux-aussi, ils se soustraient à l’utilité honorifique des premiers, ou la dépassent.
12L’émotion esthétique, sur laquelle Fry s’interrogea pendant toute sa carrière, est conçue par lui comme une émotion distincte de celles de la vie courante et liée à l’agencement formel mis en jeu par une œuvre d’art. En termes kantiens, c’est un état de désintéressement lié à la contemplation d’une finalité sans fin. La dépendance qu’instaure Fry, ici et ailleurs14, entre le statut d’objet d’art et l’expression de l’émotion esthétique, appelle plusieurs remarques : 1. La sphère esthétique est conçue comme distincte de celle de la vie courante : quelles que soient les références et émotions « associées » suscitées par une œuvre, sa qualité esthétique, ce qui lui donne le statut d’œuvre d’art, se situe sur un autre plan. 2. L’émotion esthétique est indépendante de l’objet représenté : elle est liée à un arrangement formel. 3. L’art est d’autant plus « pur » que le champ des émotions auxquelles il fait appel se restreint à l’« expérience esthétique » ; théoriquement, il est donc d’au plus pur qu’il s’éloigne de la figuration. 4. L’artiste poursuit son but – l’expression de l’émotion esthétique – indépendamment de toutes les injonctions ou appâts commerciaux qui se posent à lui. 5. La théorie de Fry repose sur un schéma idéal de la communication de l’émotion de l’artiste au spectateur par la forme. L’expression d’émotion est liée à la sensibilité de l’artiste et à celle du spectateur ; la forme doit être porteuse de cette sensibilité.
13Si l’on essaie de dégager de ce qui précède les points communs entre ce que nous avons appelé « théorie de l’art pur », pour désigner la théorisation de l’art par Fry, et l’Art pour l’Art, tel qu’il est exposé par Whistler, on voit que la réflexion de Fry, dans son refus de l’inscription utilitaire de l’activité artistique, se situe bel et bien dans la continuité de l’Art pour l’Art. Les deux discours posent la même dissociation entre la sphère esthétique et la morale ou le rapport à la nature. L’incrimination d’une société dont les valeurs sont essentiellement commerciales, la conviction de l’inutilité de l’art leur sont également communes. Enfin, les deux théories semblent ouvrir la voie à l’abstraction.
14Fry a conscience de l’apport de l’Art pour l’Art15. Pourtant, il ne se serait pas reconnu dans Whistler, et il existe entre eux des différences notables. Contrairement à Whistler, Fry ne fait aucune référence au « Beau, » mais parle d’« émotion esthétique » : on verra que l’esthétique qui découle de ces différentes prémisses s’incarne dans des formes très différentes. De plus, chez Fry, la figure de l’artiste a peu en commun avec l’Artiste de Whistler. Fry ne pose pas celui-ci comme l’élu des dieux. Sa théorie, qui a pour fondement un schéma de communication parfaite, met l’artiste et le spectateur sur un pied d’égalité. Whistler exalte l’égoïsme de l’Art ; Fry l’individualisme de l’artiste. La nuance vaut d’être examinée. Fry met sur le compte de cet « individualisme intolérant » de l’artiste, de sa « conscience de sa valeur personnelle16 », sa capacité à s’opposer à l’esprit de son temps et à exprimer l’émotion esthétique dans le contexte le plus philistin qui soit ; c’est ce qui explique la capacité de subversion et la « violence17 » dont peut être porteuse l’œuvre d’art. Whistler ne s’intéresse guère à cette question.
15Toutefois un aspect subversif de sa manière d’envisager l’art et le rôle de l’artiste concerne le rapport de ce dernier au travail, et c’est tout de même de violence qu’il est question. On peut peut-être rappeler que quelques années avant le « Ten O’Clock, » en 1878, Whistler intenta à Ruskin un procès en diffamation qu’il gagna, mais qui causa sa ruine financière car il n’obtint qu’un farthing symbolique de dommages et intérêts. Ruskin, courroucé à la vue d’un tableau intitulé Nocturne in Black and Gold avait écrit : « I have seen and heard much of cockney impudence before now, but never expected to hear a coxcomb ask 200 guineas for flinging a pot of paint in the public’s face18 » L’interrogatoire de Whistler lors du procès porta naturellement sur le travail qu’il avait fourni pour produire son Nocturne :
Did it take you much time to paint the ‘Nocturne in Black and Gold’, how soon did you knock it off ? (Laughter.) – I knocked it off possibly in a couple of days – one day to do the work, and another to finish it. And that was the labour for which you asked 200 guineas ? – No ; it was for the know-ledge gained through a lifetime. (Applause)19
16Qu’il eût passé deux jours ou davantage sur son tableau, l’occasion était trop belle de narguer le Philistin. Ce que Whistler entend par finish est exactement l’inverse de la conception académique du shop-finish. Comme il s’en explique dans un autre texte20, un tableau est « fini » quand toutes traces de labeur en sont effacées. Les tableaux de Whistler font peu de cas du détail naturaliste et peuvent avoir un caractère d’esquisse ; leur surface, bien qu’essentiellement lisse, compte des notations pour ainsi dire calligraphiques, qui rendent présent le geste du peintre. L’une des choses que Ruskin ne pouvait tolérer, c’était précisément le geste ostentatoire de l’artiste faisant montre de sa facilité. Il avait d’ailleurs analysé, dans le premier volume de Modern Painters, la force apparente de l’ébauche, plus impressionnante que celle de l’œuvre finie, pour mettre en garde le lecteur contre la tentation de ne se fier qu’à la gratification sensorielle sur laquelle elle reposait21. Comme on s’en rend compte à la lecture du « Ten O’Clock », Whistler n’avait peut-être pas lancé un pot de peinture à la face du public, mais il lui avait lancé la figure de l’Artiste, ce qui revient à peu près à la même chose : la critique de Ruskin pointe le geste.
17Fry est bien évidemment proche de Whistler dans son rejet moderne du shop-finish. Pour lui, le travail n’est pas une valeur en soi, et la qualité d’une œuvre est indépendante de l’effort mis en sa réalisation22. Surtout, dans sa théorisation de la peinture post-impressionniste, à partir de 1910, il défend les simplifications et déformations comme autant de valeurs expressives. Les aplats et contours épais, la toile restée visible par interstices, la touche énergique, participent de l’expressivité du tableau. L’émotion esthétique se trouve décuplée par le sentiment d’une communion avec l’état d’esprit de l’artiste, sensible dans la trace de son geste. Dans sa monographie sur Cézanne (1927), la touche de l’artiste donne lieu à des analyses stimulantes. La trace du geste du peintre est l’un des lieux où s’opère ce que Fry appelle la « transmutation » des données du visible par l’œuvre d’art. La critique de Fry est à son plus haut degré de suggestivité lorsqu’elle s’attache à retracer dans le geste le processus créatif.
18On conçoit que la sensibilité et la sincérité sont des qualités essentielles de la figure de l’artiste, telle que l’envisage Fry. Dans ses derniers écrits, la sensibilité s’objectivera d’ailleurs en propriété de l’objet d’art. Pour Fry, le peintre n’est pas, comme chez Whistler, tour à tour prophète, génie, élu des dieux, « fils et maître23 » de la Nature ; il travaille à donner naissance, selon le mot de Cézanne, à sa « petite sensation. » Inutile de préciser que le mouvement de l’Art pour l’Art ne fait pas grand cas de la sincérité de l’artiste.
19L’ostentation chez Whistler peut être soumise à une déconstruction à la Veblen. Lorsque Whistler adopte la pose du prophète et pose l’artiste en génie, la volonté d’effacement des traces du travail, le fait d’entretenir l’image de la facilité constituent bien une forme de participation au jeu du gaspillage ostentatoire par lequel se caractérise l’utilitarisme social qu’il se fait fort de dénoncer ; l’artiste aspire simplement à faire partie de l’aristocratie, pour qui tout labeur est superflu. En 1910, Fry fut lui aussi confronté à la question du travail lors de la première exposition qu’il organisa à Londres sur les peintres français post-impressionnistes. Fry répondit à leurs détracteurs, qui accusaient ces peintres d’être des charlatans, en soulignant notamment leur sincérité. L’ancrage évident des critiques dans les débats de la génération précédente fut rapidement dépassé, et par la suite, cette question du travail de l’artiste devint secondaire.
20On a vu ce qui sépare l’artiste de Whistler de celui de Fry. Pourtant, au plus proche, ce sont tous deux des « interprètes » de la nature. Des lecteurs modernes peuvent trouver surprenant que la nature demeure un point de référence alors que Whistler et Fry font tous deux de fréquents parallèles entre peinture et musique – les titres des tableaux de Whistler sont éloquents : Nocturne in Black and Gold ; Symphony in White n° 1 (1862) ; Harmony in Blue and Silver : Trouville (1865) ; Variations in Pink and Gray, Chelsea (1871-1872) etc. ; un portrait de sa mère est intitulé Arrangement in Grey and Black No 1 (1871)24. Les deux hommes conçoivent par ailleurs le tableau comme consistant avant tout en un assemblage de formes – Whistler, interrogé lors du procès contre Ruskin, définit ainsi le « Nocturne » comme « an arrangement of line, form, and colour first25 » ; Fry est pour sa part surtout connu comme critique formaliste. Néanmoins, pour tous deux, la figuration reste essentielle – cela vaut de leur peinture comme de l’interprétation du modernisme pictural par Fry. Celle-ci, qui a sa base dans l’Einfühlung – projection imaginée du corps de l’observateur dans le tableau – se nourrit de solidité, de valeurs architectoniques, et peine à les trouver ailleurs que dans la figuration. L’œuvre de Cézanne a pour Fry un caractère exemplaire par sa « transmutation » des formes naturelles en valeurs plastiques.
21De même que l’artiste, selon Whistler, fait des choix et « regroupe avec science26 » les éléments de la nature, Fry insiste sur le rôle du design comme lieu où l’intelligence organise la vision. Mais le rapport à la représentation est très différent de l’un à l’autre. L’artiste whistlerien choisit dans un souci d’harmonie, d’élégance, de création de beauté. Cette dernière, étant conçue comme l’opposé du banal, de l’utile, du quotidien, est associée à l’éphémère, au fragile, à l’exotique, au superflu. Le choix d’objets symbolisant ces qualités est privilégié – voilages et satins, surfaces diaphanes, fleurs délicates, vases, bibelots et éventails orientaux – tous ces objets sont les accessoires qui peuplent les portraits de Whistler. Dans les paysages, on pourrait parler d’une esthétique de la brume et de l’indifférencié. Le culte du beau passe ainsi par l’investissement d’objets fétiches. L’un de ceux-ci est le papillon, que Whistler adopte comme emblème et signature. « In the citron wing of the pale butterfly, with its dainty spots of orange, [the artist ] sees before him the stately halls of fair gold, with their slender saffron pillars27. » L’usage fait de cette signature décorative, apposée telle une estampille sur une gravure japonaise est l’une des nombreuses manières par lesquelles la tension entre espace figuré et surface du tableau se manifeste. La gratuité du geste en est une autre caractéristique.
22Pour Fry, Whistler était avant tout un « décorateur » – le terme ne préjuge pas de ses capacités artistiques, mais établit tout de même un lien entre travail de la surface et superficialité de l’entreprise. L’élégance n’est pas pour Fry une qualité primordiale. Les motifs décoratifs non plus, car ils risquent de n’avoir valeur que d’ornements superflus. C’est là une différence majeure dans leurs conceptions de la peinture. Tandis que Whistler figure symboliquement la superfluité de l’art au moyen des objets recherchés et délicats que nous avons évoqués, Fry voit dans la sobriété et la concentration de l’artiste sur le motif la condition de l’émotion esthétique. Fry ne se défie pas, comme Whistler, du quotidien, mais il se méfie de l’ostentation. Si la tension entre surface de la toile et profondeur de l’espace figuré est une caractéristique essentielle de la peinture post-impressionniste qu’il défend – comme de toute la peinture moderne depuis Manet – ce qui compte, c’est la réfé au corps que cette tension met en jeu. Corps du peintre, corps du spectateur, projetés dans le monde représenté et sans cesse rendus présents à eux-mêmes dans le moment de l’inscription et du déchiffrement ; communion de l’esprit rendue possible par la corporalité de la peinture. Fry, au contraire de Whistler, privilégie la solidité, la durabilité, la monumentalité, le sentiment de « monumental repos » que sait conférer Cézanne à la figure humaine28. Autant de formes que sa théorisation fera naître dans la peinture anglaise d’inspiration post-impressionniste.
23Si le discours de Fry, comme celui de Whistler, souligne le caractère superflu de l’art, c’est dans l’intention de le soustraire à une inscription utilitaire. Affirmer la superfluité de l’art pour proclamer son autonomie, c’est bien sûr croire à sa nécessité. Ainsi compris, l’art devient un emblème de la résistance à l’idéologie marchande dominante sans avoir été rallié à la bannière morale que Ruskin opposait à celle-ci.
24L’œuvre d’art gagne son autonomie en soulignant sa matérialité, par la visibilité réaffirmée du support et des pigments, la tension entre figuration en trois dimensions et planéité. Entre l’esthétique de l’Art pour l’Art, telle que la met en pratique Whistler, et les aspects du modernisme pictural que soutient Fry, la figuration symbolique du superflu s’estompe, tandis que s’affirme le pouvoir de l’artiste de susciter par la forme une interrogation sur le visible.
Notes de bas de page
1 Conférence donnée à Londres, Cambridge et Oxford en 1885 et publiée en 1888.
2 James McNeill Whistler, « The Ten O’Clock Lecture », Harrison, Wood, Gaiger, Art in Theory. 1815-1900, Oxford, Blackwell, 1998, p. 839.
3 Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, préface, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, [1835], p. 45.
4 J. M. Whistler, « The Ten O’Clock Lecture », op. cit., p. 841.
5 J. M. Whistler, « The Ten O’Clock Lecture », trad. par Mallarmé, dans Stéphane Mallarmé, Écrit sur l’Art, Paris, Garnier-Flammarion, 1998, p. 334. Toutes les citations de Whistler en français sont tirées de la traduction de Mallarmé.
6 Ibid., p. 841.
7 Walter Pater, « The School of Giorgione », The Renaissance, Londres, Jonathan Caper, 1928 [1873], p. 132.
8 J. M. Whistler, « The Ten O’Clock Lecture », op. cit., p. 844.
9 Ibid., p. 840, 844 et trad. de Mallarmé, op. cit., p. 342.
10 C’est ce même philistin qu’avait dénoncé Matthew Arnold dans Culture and Anarchy : « It is the mark of a barbarian – a philistine – that, having no sense of values, failing to discriminate between ends and means and between direct means and remote, he wants to know what is the use of art and speculation and pure science. » Matthew Arnold, Culture and Anarchy. An essay in Political and Social Criticism, Londres, Thomas Nelson & Sons, n. d. [1869], p. 87.
11 J. M. Whistler, « The Ten O’Clock Lecture, », op. cit., p. 840-841.
12 « We are nearly as much shocked when we realise that the academies are commercial undertakings as we are when it is forced up on us that many of the clergy are worldly-wise and self-seeking », Roger Fry, Art and Commerce, Londres, The Hogarth Press, 1926, p. 23.
13 Roger Fry, ibid., p. 7.
14 Voir en particulier « Some Questions in Esthetics », Roger Fry, Transformations, Londres, Chatto & Windus, 1926.
15 Fry soutient d’ailleurs, dans un autre essai paru en 1926, la théorie de A. C. Bradley : « Poetry for Poetry’s Sake » (1901), cf. « Some questions in Esthetics », op. cit., p. 8.
16 Roger Fry, Art and Commerce, op. cit., p. 9.
17 Ibid., p. 19.
18 « Cross-examination in the Trial of Ruskin for Libel », Harrison, Wood, Gaiger, op. cit., p. 834.
19 Ibid., p. 836.
20 « A picture is finished when all trace of the means used to bring about the end has disappeared. To say of a picture, as is often said in its praise, that it shows great and earnest labour, is to say that it is incomplete and unfit for view », Propositions n° 2, Denys Sutton, James McNeill Whistler, Londres, Phaidon, 1966, p. 57.
21 John Ruskin, Modern Painters (éd. David Barrie), Londres, Andre Deutsch, 1987, vol. 1, sect. II, chap. 1, p. 20.
22 Dans un passage à coloration très Whistlerienne, Fry écrit : « The beauty of the resulting work has nothing to do with the amount of effort it has cost. While no effort is vain that is needed to produce beauty, it is the beauty and not the effort, that avails », Roger Fry, « The Grafton Gallery – I », The Nation, 19 nov. 1910, p. 331-332.
23 J. M. Whistler, « Ten O’Clock Lecture », op. cit., p. 841.
24 Voir à ce sujet la défense de ses titres par Whistler dans le texte intitulé « The Red Rag », Denys Sutton, op. cit., p. 57.
25 « Cross-examination in the Trial of Ruskin for Libel », op. cit., p. 835.
26 J. M. Whistler, « The Ten O’Clock Lecture », traduction de Mallarmé, op. cit., p. 336.
27 Ibid., p. 842.
28 Roger Fry, Cézanne. A Study of his Development, Londres, Hogarth Press, 1927, p. 55.
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