Du paradoxe dandyesque dans la littérature britannique du xixe siècle : de l’inconvénient d’en avoir plus ou de l’avantage d’en avoir trop ?
p. 208-215
Texte intégral
1Au début du xixe siècle, la lecture de romans se place dans la catégorie des activités de divertissement peu dignes et souvent réservées aux seules femmes. Certes, une dimension édifiante marque d’habitude des œuvres de fiction qui transcrivent dans un idiome accessible les préceptes fondateurs de l’ordre social. Vices et péchés y sont stigmatisés, la malhonnêteté y est punie, alors même que, faveur du narrateur, le personnage vertueux se gagne toutes sortes de récompenses à l’inté de l’intrigue. Le chemin conduisant inéluctablement le héros vers une issue acceptable est pavé de bien des pierres d’achoppement, autant d’éléments qui semblent reprendre le catalogue des tares irrémissibles. Le texte suit un schéma général souvent formalisable en tant qu’exposé de la nature humaine telle qu’elle est débouchant sur l’image de la nature humaine telle qu’elle devrait être, épurée, rendue à une essence, débarrassée des innombrables ajouts qui en gâtent le dess (e) in. Il aura fallu rapporter, afin de mieux les mettre à l’index, les folies dont l’homme est toujours capable, les mille séductions qui le détournent de sa destination la plus haute, la seule qui soit désignée comme admissible. Ici, la littérature se donne comme caisse de résonance offerte à l’Establishment, et fonctionne en tant que système de crible au travers duquel les actions humaines sont passées, puis jugées avec la plus grande partialité. D’abord, certaines caractéristiques sont intégrées à la description, alors que d’autres demeurent exclues de la scène de la représentation, parce qu’elles sont jugées insignifiantes. Cette problématique du superflu opère encore à l’intérieur de la narration, soumise à une double hiérarchie du superflu et du nécessaire, d’une part, et du mal et du bien, d’autre part, les deux axiologies se renforçant mutuellement, puisque l’intrigue conduit au royaume du bien et du vrai, sinon du beau.
2Cependant, c’est le cheminement narratif qui retient l’attention davantage que l’issue convenue, voire concessive. D’ailleurs, la macrostructure édifiante de l’œuvre et le projet pédagogique qui l’innerve dissimulent assez mal le souci de satisfaire chez lecteurs et lectrices un besoin d’investir les lieux interdits et de s’échapper ainsi de la sphère androcentrique, dans le but de séjourner au sein d’une culture alternative où ce que la société des Pères tient pour superflu et négligeable se voit attribuer une place centrale.
3Ainsi, la quasi-école littéraire des fashionable novels (active dans la première moitié du xixe siècle) peut se consacrer à la peinture des mœurs de jeunes gens élégants, qui vouent un véritable culte aux vêtements, aux soins de la personne, aux bibelots, détails traditionnellement abandonnés à l’attention des femmes, dans cette société industrieuse marquée par l’éthique protestante puritaine. Ces textes aux titres souvent évocateurs, on le verra, semblent contrebalancer les excès dus à l’élaboration de modèles virils spécifiques par une nation se construisant en empire. C’est à ce point que se retrouve la figure du dandy. Personnage qui s’illustre sur la scène sociale dès la fin du xviiie siècle, il ne tarde pas à trouver sa place dans la fiction, en tant qu’élément du réel qu’un souci de réalisme, entre autres déterminations, engageait à intégrer aux œuvres d’art. Naissance qui lui assure des moyens financiers interdits au plus grand nombre, apparence physique particulièrement intéressante et manières raffinées à l’extrême : tout en lui renvoie à une logique du plus, de la profusion, avantages qui le désignent à l’admiration de son entourage et du lectorat. C’est qu’il y a du panache, de la superbe, chez celui qui évolue dans des sphères éthérées placées au-dessus des contraintes de la nécessité. Le personnage dandyesque est emporté par le tourbillon de la vie élégante, charmé par les dernières modes, actif sur la scène de la séduction policée, comme l’indique le choix de titres de roman tels Almack’s, œuvre anonyme, ou Almack’s Revisited, de Charles White, faisant allusion au célèbre bal londonien. La vie est rythmée par les événements mondains de la Saison, bals, dîners en ville, visites aux clubs, aux fournisseurs. On reste très près de l’idéal du courtisan, ornement de la Cour qui s’épuise dans la parade et l’auto-représentation. Evolution historiquement explicable par la période de relative tranquillité qui suit les guerres napoléoniennes : on rompt avec le modèle masculin classique du guerrier, fruste et laconique, faisant la démonstration de sa valeur sur le champ de bataille. En apparence donc, et sur un mode mineur, ce type de roman conteste les hiérarchies dominantes héritées, met en fiction manuels d’étiquette et guides du comportement, et célèbre la mode sous ses formes les plus diverses. On tente de renégocier les catégories qui rendent lisible la vie en société et qui orientent la construction des identités sexuelles, tout autant qu’on diffuse un nouveau modèle d’idéal masculin, le dandy. La littérature mondaine se fait chronique d’une vie fondée sur l’exploration de ce que la conscience commune tient pour superflu. Elle semble louer l’idéal aristocratique d’une vie de consommation ostentatoire où chacun jouit sans état d’âme des plaisirs disponibles, car là est bien l’enjeu : exprimer, réprimer ou gérer la capacité à jouir des délices de l’incarnation. L’image de l’homme idéal qui se dégage est celle d’un être refusant de se compromettre dans les activités et l’éthique bourgeoises ; il réside dans un univers délicat où tout renvoie à un horizon de culture hédoniste désengagée des réseaux classiques de production de richesses. De façon significative, la montre devient avant tout objet esthétique, ou mieux, permet de s’assurer que l’on est bien en retard, par refus d’obtempérer, comme c’est le cas pour Herbert Milton et sa superbe Bréguet, dans Almack’s Revisited (I, 7, p. 180).
4Néanmoins, les fashionable novels semblent clairs : ce surcroît de qualités, ces caractères hors du commun gâtent la personnalité d’un jeune homme prometteur, et cet héritier qui se trouve dégagé de la nécessité de faire face aux exigences de la vie, se livre entier à de vaines activités, compromettant ses chances d’atteindre à l’excellence, pour laquelle tout le prédisposait. En réalité, c’est davantage le procès de l’oisiveté irresponsable et de l’immaturité satisfaite que le texte instruit, par exemple dans Ennui de Maria Edgeworth, mettant au premier rang des accusés l’élégant qui, rendu indépendant par le produit de la rente, placé au sommet de la société, passe son temps à dilapider ce surplus de moyens et à mettre en scène un statut hérité, au cœur d’une grande foire aux vanités. Parce que la fin des romans marque généralement une rupture avec ce type d’existence, d’habitude au moment où le jeune homme se marie et s’apprête à prendre en mains la destinée de sa maison, voire de son pays, le silver fork novel, comme l’appelle William Hazlitt (voir « The Dandy School », The Examiner, 18 nov. 1827) s’apparente à un roman d’éducation. Le dandy est conduit sur le chemin de la raison et de la masculinité (deux notions souvent inséparables, à l’époque), une fois dépassée cette période d’adolescence insouciante. L’abondance de moyens joue en tant qu’obstacle sur la voie de la réalisation de soi et empêche le dégagement des caractères purement virils : le discours se moralise implicitement et les mille folies désormais identifiables à des errements dont sa jeune personnalité se rend coupable sont nécessaires en ce qu’elles préparent en négatif l’irruption d’un modèle masculin positif à l’issue du texte. Pire encore : si l’on oublie de marquer la métamorphose finale assez clairement, il semble parfois nécessaire de composer une suite au premier roman. Ainsi, après Cecil ; or, the Adventures of a Coxcomb, Catherine Gore rédige Cecil, a Peer, qui permet à Cecil d’accomplir dans la fiction son destin d’homme, destin parfaitement résumé dans les propos du petit sucré, qui déclare triomphalement, dès la première page de Cecil, a Peer : « I was then a wit among lords, as I am now a lord among wits » (I, 1, p. 1). Il n’est en général question de brosser le panorama de la vie dandyesque que dans le but d’en démontrer l’aspect transitoire, incomplet, illusoire, au regard de la destinée qui attend le héros, une fois accueilli dans la société patriarcale. D’habitude, cette promotion prend vraiment corps dans un hors-texte, qui réassigne la littérayutr dans la sphère de la vacuité élégante, ce qui n’empêche pas le roman de fonctionner en tant qu’itinéraire d’une rédemption tardive. On demeure dans une logique édifiante, normative, et le discours rend compte d’une réalité avant d’établir une grille d’interprétation du dandy, sorte de grand prématuré placé dans la couveuse du parcours narratif. Démonstration à l’appui, on prouve qu’il serait erroné de calquer sur ces êtres désignés comme ambigus, falots et creux, un comportement pleinement masculin. Le dandy est d’ailleurs décrit comme un narcisse à la sexualité peu marquée. Il n’est pas anodin que, dès les premières lignes, Cecil soit présenté très jeune, face à une glace, immergé dans l’univers féminin des appartements de sa mère, dispositif qui le conduit à prendre la décision solennelle de devenir un dandy. Pris dans une période de quasi-latence, prisonnier d’une pose au miroir contre-nature, le dandy ne pourra se réaliser qu’en se reniant et en se résignant à se confronter à autrui, lorsqu’il accepte le modèle hétérosexuel régulé par l’institution du mariage. Dans cette perspective, le titre d’un roman de Charlotte Bury, A Marriage in High Life, est sans ambiguïté, concernant ce rituel au cours duquel est enfin défini le sexe de l’ange, pour ainsi dire. Jeunesse dorée, les élégants s’attachent à la sphère du superflu parce qu’ils ne trouvent aucun combat à livrer, mais leur réponse à une situation existentielle donnée trahit un manque de maturité, et la dissipation de ces victimes de la société, comme Margaret Blessington les nomme (The Victims of Society, 1837), peut s’interpréter comme consommation ostentatoire de soi doublée d’incapacité à devenir adulte. Le roman fashionable dresse le constat d’une impasse, d’un gaspillage, et en fait, dans l’institution du texte, le superflu n’opère que sur le mode du sursis.
5Plus radicale encore sera l’attitude de certains auteurs, qui vont introduire le personnage dandyesque afin de l’utiliser comme repoussoir et faire-valoir du héros masculin. Immédiatement disqualifié, le dandy est englué dans des activités sans substance, son existence reste sans objet, sans projet, condamnation que la narration rend transparente par le jeu d’amalgames et de rapprochements résultants de l’adoption d’un point de vue résolument critique. Ainsi, le Robert Ferrars de Jane Austen devient l’objet d’une petite scène de Sense and Sensibility (II, 11), où il choisit un étui à cure-dents avec le soin méticuleux de qui porte un souci esthétique à tout ce qui l’entoure. La couleur, la forme, la nature des matériaux sont discutés avec l’orfèvre-bijoutier, sous les yeux des demoiselles Dashwood, choquées par l’attitude de ce personnage hautain. Voilà le dandy surpris dans l’acte anormal d’attachement quasi pathologique à des babioles et à des colifichets, s’efforçant de faire briller jusqu’aux éléments les moins dignes, au détriment de ses devoirs sociaux, à l’exclusion de l’expression de sa masculinité agressive et conquérante. La sanction auctoriale le frappe lorsqu’il est pour ainsi dire tenu aux marges du récit, n’offrant qu’un prétexte à promouvoir, par contraste, les qualités de son frère Edward. Une quarantaine d’années plus tard, l’opposition s’intériorise au travers de Daniel Deronda, héros éponyme éliotien qui est présenté dans un haut lieu du jeu, promenant un regard supérieur sur l’assistance. Il y a là annonce d’une topique dandyesque, mais le jeune homme est aussitôt ressaisi par la narration et révèle la personnalité d’un sage et d’un intellectuel – son destin fictionnel est connu. De façon plus classique, George Eliot réserve un sort peu enviable à Torry, personnage de The Mill on the Floss. Prétendant crédible au titre de jeune élégant de St Ogg, il fait montre d’une superficialité radicale qui l’empêche de tenir une position véritablement humaine lors de la déchéance de Maggie Tulliver. Alors que chez Austen, Robert se voit sanctionné, en recevant la très vaniteuse Lucy Steele comme épouse, Torry ne trouve pas même le réconfort d’une compagne. Une autre variation à ce schéma se présente avec le personnage de Stephen Guest, toujours dans The Mill on the Floss, démontrant la prégnance de cette thématique chez l’auteur. Venu tard au monde fictionnel, au Livre 6, il se voit lui aussi privé d’une destinée virile pleine, puisque l’auteur refuse de sceller son union avec la sensuelle Maggie, mais lui réserve Lucy (encore) Deane, jeune fille inconsistante, immature et caricaturalement fragile. Il est vrai que le refus de voir Stephen incarner un héros masculin et positif est annoncé dès qu’il apparaît, en parfait dandy, occupé à couper quelque fleur, badinant avec Lucy, pour qui il ne vibre guère. On le voit, ces élégants ne se conforment pas aux normes prescriptives de la masculinité telles que le texte les énonce implicitement. En conséquence, il leur faut errer dans le purgatoire de l’indétermination, dans l’enfer de l’inexistence ou de l’échec.
6Bien sûr, la faillite existentielle de ces personnages est proportionnelle au degré de réalisation du dandysme en chacun d’eux, ce qui sauve Stephen du naufrage. Cependant, face au traitement narratif de ce modèle masculin, il semble possible de parler de castration symbolique, chez des romanciers bourgeois, tous sexes confondus, qui démembrent des systèmes de signes qu’ils assimilent à des vestiges d’un code de représentation archaïque et peu conforme. Cette détermination se double de la volonté de donner au roman ses lettres de noblesse, pour ainsi dire, en ne traitant que de drames humains dont les acteurs doivent s’élever à l’exemplarité classique et renvoyer, par la pesanteur de leur formule identitaire, à la lourdeur du système référentiel qui organise le texte.
7Il appartient à d’autres auteurs d’avoir redynamisé cette notion de superflu dans le cadre définitoire des identités sexuelles. A la fin du xixe siècle, par exemple, Oscar Wilde contribue à l’élaboration d’un modèle masculin alternatif dont le fonctionnement prend à rebours le régime conventionnel d’attribution des genres. Dans cette perspective, il se livre à une opération d’essentialisation afin d’invalider l’opposition binaire du superflu et du nécessaire. Le paradoxe est connu : le superflu est nécessaire à l’épanouissement d’un moi pleinement humain, plus complexe. C’est le cas dans The Picture of Dorian Gray. Certes, le héros éponyme partage avec ses devanciers du roman fashionable d’être superlativement jeune, beau, riche, cultivé et raffiné. Cette fois, pourtant, sous couvert d’une objectivité quasi scientifique (mise en abyme au travers de la caractérisation de Lord Henry Wotton), la posture narrative adoptée marque en fait une fascination pour ce spécimen unique : le récit multiplie les parenthèses dans le déroulement de l’histoire, qui sont autant d’hommages rendus à Dorian Gray, dont la personnalité s’affirme aux détours d’un parcours sinueux gouverné par le souci esthétique. L’intérêt répété qu’il porte à ses multiples collections, à ses éditions précieuses de livres rares, aux réceptions mondaines et aux événements de la vie élégante lui est une source intarissable de sensations, d’émotions. Programmatiquement inscrit dans le chapitre 11, cette déambulation construite selon une logique du fragment vient contester l’ordre vectorisé du discours traditionnel qui lui fait fond et qui inscrit une emprise hégémonique du principe masculin sur le réel. Fondateur d’une masculinité jusqu’alors séquestrée par les instances régulatrices dominantes, le projet littéraire vise donc à définir un homme nouveau bâti sur les ruines des modèles conventionnels. Il devient apparent que l’expérience de ces je-ne-sais-quoi et de ces presque-riens procure à Dorian l’occasion de creuser son être même, et c’est dans la sphère communément négligée des sens et dans l’univers de la culture artistique qu’il élabore sa posture et affine son identité : non seulement le superflu se voit attribuer une valeur heuristique, mais les caractéristiques communément valorisées se trouvent dévaluées par le peu d’importance qu’elles prennent dans sa formule identitaire ou dans les réseaux sémantiques du roman. En raison de ce renversement des axiologies, le parcours du dandy marque un itinéraire singulier, tout en assurant la promotion d’un modèle inédit, inouï, insu.
8Sans ambitions socialement admises, incarnant la profusion, Dorian s’est laissé corrompre en se montrant oublieux des normes qui régissent l’existence de l’homme en société. Pourtant, son anormalité ne le damne pas et bien des lecteurs trouvent en lui l’étalon d’une masculinité authentique, voient le projet militant d’identification aboutir à la validation d’une sensibilité alternative. Le souci esthétique n’entame pas sa virilité, son séjour dans l’univers du beau et du charmant ne lui ferme pas les portes de l’activité sexuelle, son intérêt pour les prétendues petites choses de la vie ne le rend ni inconsistant ni incohérent, et il montre au contraire une gravité grandissante. En réalité, il incarne un point de fusion entre souci des détails propres à l’expérience personnelle du monde, et conscience des grandes catégories de l’entendement, la finitude et le beau, par exemple. Il dessine dans la culture victorienne de la fin du xixe siècle les contours d’une mascu apparemment paradoxale, dont les débordements charment infiniment, inscrivant un horizon qui orientera bien des générations de jeunes gens. En outre, il rappelle que toute norme est relative et idéologique, et que le réel peut être posé comme fond dans lequel sont puisés les éléments de l’auto-détermination. Incompris par autrui, rejeté par ses pairs, hanté par ses qualités mêmes, Dorian, le maudit formidable, ouvre de nouvelles voies, et sa position surplombante l’apparente davantage à un surhomme, dégagé du pré-pensé, du préjugé, du préétabli. Il tire de chaque situation, même apparemment banale, un élément essentiel de son identité, conçue en tant que résultat d’une démarche auto-fondatrice.
9Il en va différemment des jeunes gens qui s’illustrent dans The Importance of Being Earnest, même si la situation initiale varie peu par rapport à celles qui ont déjà été évoquées. En effet, deux élégants dispensés de devoir gagner leur vie occupent, eux aussi, leur existence en exécutant différents rituels mondains. Algernon Moncrieff, le dandy de la pièce, prospère au sein de la société des Pères, malgré une désinvolture qui semble lui être consubstantielle. Lui aussi reçoit finalement une caution de sa masculinité, puisqu’il se marie avec Cecily Cardew, mais l’image masculine qu’il véhicule semble pourtant difficilement réconciliable avec le modèle du gentleman victorien, et l’on doit sans doute attribuer ce don d’une épouse à une intervention auctoriale partisane. Wilde, au travers de son héros, effectue le travail inverse de celui qu’il entreprend dans The Picture of Dorian Gray : ici, il mène à son terme un processus de désessentialisation systématique. Algernon habite le monde androcentrique en poète doublé d’un clown, et tout, y compris les anciens repères, est abordé avec une légèreté qui tourne en dérision l’esprit de sérieux fondateur de l’ordre bourgeois. Les catégories sont mises en crise dès qu’il laisse libre cours à sa verve ; ses bons mots et ses poses esthétisantes déconstruisent les valeurs que ses congénères tiennent pour sacrées : filiation, dénomination, honneur, amour, moralité et propriété sont autant de terrains où le mâle traditionnel peut symboliquement faire la démonstration de sa virilité, et où Algernon peut revendiquer sa différence. C’est dire si ce jeune-homme-gâté-par-la-vie utilise les avantages dont il jouit dans le but de pervertir l’ordre social en toute impunité : une masculinité iconoclaste s’affirme dans cette capacité à aborder l’existence en société sur le mode parodique, dans un geste qui embrasse l’absurdité du monde, de ses catégories et de ses normes, afin d’affirmer le pouvoir insolent de se tenir dans une position excentrée, voire excentrique.
10Par ses paradoxes, ses non-sens et ses plaisanteries, Algernon découpe le profil d’un homme efféminé, raffiné, hédoniste, inconstant à l’extrême, manipulant codes, conventions et langage. Il vit dans la société comme un tricheur, protégé par son statut d’homme et de représentant des classes supérieures, mis à l’abri du besoin. Plus exactement, c’est en joueur qu’il habite l’univers, jonglant avec les valeurs, les gens et les identités. Il impose sa vision et prouve qu’il suffit parfois de prétendre s’appeler Ernest ou Constant pour être officiellement rebaptisé. La sphère du relatif, du trivial, de l’inconséquent s’étend jusqu’aux frontières du réel, et frappe d’inconsistance tout ce qu’elle touche. Le sens se dérobe puisque ses attaches ne sont plus assurées et les essences se dissolvent dans le jeu de rôles géné du spectacle de la société. En fait, les parasites comme Algernon, lui qui dévore tout au long de la pièce sans jamais rien produire, ne sont pas plus superflus que les structures cognitives rigides dont l’homme se dote, et dont le caractère arbitraire, relatif et négociable interdit l’accès à un quelconque absolu. Ce sur-homme qui, sur le mode ludique, se recompose à volonté, trace plutôt l’ébauche fondée sur des effets de langage d’un homme (post-) moderne, voué à l’errance par sa position de décentrement, et la détermination à faire chanter l’absurdité de la condition humaine lui donne son régime propre d’apparition sur la scène sociale.
11Aujourd’hui, on pourrait qualifier Algernon de camp, terme laudatif anglais qui désigne ce qui est théâtral, parodique, et typiquement homosexuel. Le texte wildien ne renonce pourtant pas au cadre référentiel de l’hétérosexualité. Néanmoins, les torsions que l’auteur lui fait subir explique combien son œuvre et sa personnalité demeurent fondatrices d’une culture gay, qui s’épanouit vraiment quelque soixante-dix ans après sa mort. Il reste cependant à déterminer si cette évolution ne correspond pas à une nouvelle confiscation de caractéristiques qui sont assignées à une communauté fermée se définissant par ses choix de pratiques sexuelles.
12Finalement, et pour répondre à la question initiale du titre de cette intervention, peut-être doit-on conclure que chercher à poser une hiérarchie entre ceux qui n’en ont pas, ceux qui en ont plus et ceux qui en ont trop marque une entre génératrice de discrimination, d’exclusion, d’oppression, voire de répression, et doit être tenu pour superflu à tout le moins. D’un autre point de vue, l’existence de tabous, de préjugés, d’interdits, de normes et d’échelles de valeurs constitue un obstacle stimulant probablement indispensable à l’émergence de nouvelles identités. Il serait alors dommage de s’en priver. Les vieux paradoxes ont décidément la vie dure, et le superflu demeure nécessaire, comme bord, comme site et comme horizon.
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Bibliographie
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