Indice et superflu dans les récits de détection doyliens
p. 197-206
Texte intégral
There is no essential incongruity between crime and culture.
Oscar Wilde, « Pen, Pencil, and Poison », 1889.
1L’indice est l’un des ressorts fondamentaux du récit de détection, voire son principe actif. En effet, que deviennent le détective, l’enquête, la poursuite du coupable et son éventuelle punition si l’on ôte au récit sa matière première ? Ce repérage de traces, de détails qui vont acquérir le statut d’indices puis de signes porteurs de sens pour qui sait les lire et les interpréter, fonde le récit de détection. Le rôle central de l’indice nous permet déjà de repérer deux facteurs primaires et nécessaires qui sous-tendent la construction du récit : une trace présente dans la réalité fictive et sa lecture opérée par le détective. Il y a là une première opération qu’il me semble nécessaire de souligner puisque l’intervention du détective change le statut de la trace qui devient indice et, par suite, un maillon opérant dans la chaîne du raisonnement.
2Ce qui avait été pris pour une quantité négligeable, ce rebut de la réalité, ce détail superflu, acquiert donc un sens et devient déterminant grâce à la perception aiguë du détective. Ce personnage joue en effet un rôle de premier plan puisque sa perception de la réalité qui l’entoure, ses facultés d’observation, construisent au fil de la narration le réel qu’occulte une réalité trompeuse en début de récit.
3Le récit de détection s’articule en trois étapes : la présence de traces, de détails négligeables et parfois invisibles que l’œil du détective rend bientôt lisible et vecteur de sens afin que se construise finalement une réalité représentée que le texte impose en clôture. Trace, détective et construction narrative, voici en quelque sorte les trois ingrédients de la recette policière, des ingrédients fondamentaux mais insipides à souhait sans le sel du superflu.
Trace, signe, indice, l’origine et le potentiel1
4La présence de traces, de détails apparemment vides de sens, est un facteur commun à tous les récits policiers. Dès les origines, la trace révélatrice s’impose comme un principe fondamental. Nous n’entrerons pas ici dans la querelle stérile sur la datation desdites origines car que nous nous reportions à l’histoire biblique de Daniel, à celle de Zadig ou aux récits pionniers de Poe, de Gaboriau ou de Wilkie Collins, le développement potentiel du récit repose sur la présence d’une ou de plusieurs traces.
5La trace a cependant un statut assez particulier puisqu’elle s’inscrit dans la réalité fictive comme un potentiel. Dans un premier temps narratif, elle est généralement ignorée. Elle n’est pas perçue comme un vecteur de sens, de sorte qu’elle est d’autant plus mise en valeur lorsqu’elle devient signe révélateur. Ainsi le jeu, et l’enjeu, de l’une des premières étapes du récit, lors de l’arrivée sur les lieux du forfait, consiste à présenter la scène, ce lieu circonscrit où tout s’est passé mais rien ne subsiste, cet espace clos qui a tout vu mais ne trahit rien, comme une page blanche vide de tout signe si ce n’est la présence d’une grosse tache informe qui ne signifie rien sauf l’inadmissible, le cadavre de la victime. Ce mort, point focal des deux récits qui composent la structure narrative policière, constitue une véritable case vide du récit qui matérialise à la fois la transgression métaphysique de l’acte criminel et, dans le même temps, la nécessité d’occulter ce corps par une explication, un coupable stigmatisé par le corps social.
6Pour prendre l’exemple des récits de Doyle, ce sont souvent les inspecteurs de la police officielle, ou bien Watson, qui jouent le rôle de celui qui ne voit pas, dont le regard glisse sur des détails non remarquables qui deviennent ensuite des forces vives dans l’élaboration du raisonnement.
We had all listened with the deepest interest to this sketch of the night’s doings, which Holmes had deduced from signs so subtle and minute, that even when he had pointed them out to us, we could scarcely follow him in his reasonings. « The Resident Patient »
7La trace reste une force inerte et vide de sens, une quantité considérée comme négligeable que le lecteur découvre dans un premier temps à travers une description absconse et superficielle du lieu du crime. Avec l’entrée en scène du détective, tout le potentiel de cette trace non encore révélée va apparaître. De force inerte, la trace devient force vive, élément fondamental par l’orientation potentielle qu’elle va donner à l’enquête.
8Cette trace, totalement superflue dans un premier temps, au point de ne même pas être remarquée, devient fondamentale car elle opère une structuration du récit et créé une dynamique temporelle par son changement de fonction. En effet, elle détermine l’orientation de l’enquête du fait même qu’elle trahit des événements passés. Toutefois, pour que cette trace révèle une réalité passée, il faut qu’elle ait été reconnue comme détail fondamental, et non trace superflue, par le détective et c’est précisément à ce moment qu’elle change de statut et devient indice.
9Dans la métamorphose de cette trace en indice, dans ce passage de force inerte à force vive, nous voyons aussi apparaître l’idée d’une nécessaire liaison entre passé et futur. Le texte semble vouloir imposer une dynamique selon laquelle toute trace révélatrice d’un passé doit nécessairement être compensée par une progression, une construction de sens qui nous entraîne vers l’achèvement du récit. Une telle dynamique ne peut être superflue et s’explique aisément par les peurs qui hantent le tournant du xixe siècle. La découverte des origines de l’humanité, révélées par les découvertes archéologiques, géologiques et anthropologiques de la seconde moitié du xixe siècle, a ouvert un gouffre vertigineux qui trouve une forme de compensation dans cette dynamique du récit de détection. Le texte part effectivement de la trace révélatrice du passé, mais le simple fait de lui reconnaître le statut de trace implique déjà qu’elle va devenir indice et, de ce fait, nous faire irrévocablement basculer vers une orientation, une progression vers la solution. En ce sens, le récit policier affirme l’évolution par un retour qui n’est que rhétorique vers l’origine.
10Cette métamorphose du détail ou de la trace en indice induit l’idée d’une potentialité que le détective va nécessairement transformer en signe révélateur, mais qui implique toutefois aussi une non-réalisation possible. La certitude d’acquérir un sens (j’entends par-là une signification aussi bien qu’une orientation) repose entièrement sur les épaules du détective, modus operandi de cette lecture de la réalité qui transforme un détail superflu en maillon fondamental dans l’élaboration de la chaîne de réflexion qui mène à la solution, clôture du récit.
Lecture scientifique ou esthétique : héritage et équilibre
11Tout est question de regard dans la lecture des traces qui vont permettre d’identifier le coupable. L’art du détective consiste à transformer le détail en indice, puis en signe s’insérant dans la reconstruction d’une réalité familière et non énigmatique. L’approche de la réalité qu’Holmes pratique est esthétique, les méthodes qu’il utilise pour parvenir à l’identification du coupable sont scientifiques. Comment deux facettes, apparemment si différentes, peuvent-elles cohabiter aussi harmonieusement ? En effet, l’une des caractéristiques de cette fin du xixe siècle est d’imposer une dichotomie radicale entre la démarche rationnelle, systématique et logique, perçue comme fondamentale, essentielle et incontournable, et l’approche esthétique qui relève de l’apparence, des sens et du subjectif.
12Avant d’aborder cette dimension apparemment paradoxale, il nous faut tenter d’expliquer cette dualité en rappelant que le personnage de Sherlock Holmes est l’héritier direct de deux autres grands détectives, tous deux français : le Chevalier Dupin et l’Inspecteur Lecoq, respectivement créés par Edgar Allan Poe et Emile Gaboriau. Conan Doyle reprend certains traits de ces ancêtres littéraires, en particulier leur sensibilité artistique, tout en adaptant le personnage aux pré qui taraudent les esprits en cette fin du xixe siècle.
13Dans le contexte idéologique et culturel très tendu qui fait suite à la révolution darwinienne, la question de la perception du monde et de son évolution est extrêmement sensible. Aussi Doyle fait-il de son détective un personnage double dont la démarche se veut totalement scientifique, mais dont l’approche de la réalité relève de l’esthétisme.
14On peut certes expliquer en partie cette facette artistique du détective, à la fois par l’héritage du Chevalier Dupin, et par l’influence d’Oscar Wilde, dont l’esthétisme flamboyant avait beaucoup impressionné Conan Doyle2, mais ces influences directes doivent être replacées dans un contexte plus large qui nous fait remonter au xviiie siècle.
15La proximité entre des notions apparemment aussi éloignées que l’esthétisme et le macabre peut sembler étonnante, et pourtant elle s’explique aisément par le contexte de la fin du XVIIIe et du début du xixe siècle. On sait l’influence qu’avaient alors les philosophes et hommes de lettres allemands, en particulier en Angleterre, avec les exemples de Coleridge ou du gothique terrifiant de Matthew Lewis. L’Allemagne est à l’époque pionnière dans la réflexion philosophique sur l’esthétisme et le jugement du beau3. Le terme « esthétisme » est alors utilisé en Allemagne depuis un siècle repris du grec aistheta (choses perceptibles), et Kant intronise ce domaine de réflexion dans sa Critique du jugement4. Cependant, comme toujours lorsqu’un penseur s’approprie un champ de réflexion, la notion d’esthétisme ne va pas passer les frontières de l’Angleterre sans quelques dommages. En effet, De Quincey écrit en 1827 une critique satirique de l’approche kantienne qui reposait sur le présupposé d’un lien non conflictuel entre éthique et esthétique. Pour Kant, le beau ne peut être que moralement irréprochable. Dans « On Murder Considered as One of the Fine Arts », De Quincey propose un renversement fondamental qui consiste à envisager le crime en dehors de toute considération morale. Il avance la possibilité d’une approche esthétique du crime qui repose sur la perception de l’acte criminel par le spectateur.
16La voie avait été ouverte par Edmund Burke en 1757 lorsqu’il s’était démarqué d’une tradition philosophique qui fondait l’expérience du sublime sur le plaisir. Dans Scienza Nuova, Vito5 avait introduit dès 1725 une nouvelle idée selon laquelle le sublime était lié à la peur, non pas la peur que d’autres pourraient faire naître en l’homme, mais la peur suscitée en l’homme par lui-même. C’est cette notion que Burke reprend dans An Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and the Beautiful lorsqu’il avance que la peur et la douleur sont des facteurs essentiels dans le sentiment du sublime et bien plus puissants que le plaisir et le bien être.
17Cette proximité entre le sentiment de peur ou de terreur et l’expérience du sublime se rencontre également chez d’autres penseurs et hommes de lettres. En France, Diderot associe le mal au sublime lorsqu’il écrit dans Le Neveu de Rameau, qu’il compose en 1761 :
S’il importe d’être sublime en quelque genre, c’est surtout en mal. On crache sur un petit filou ; mais on ne peut refuser une sorte de considération à un grand criminel. Son courage vous étonne. Son atrocité vous fait frémir6.
18Entre la parution du texte de Burke (1757) et celle du texte de De Quincey (1827), il faut rappeler que le mouvement romantique voit le jour avec la parution des Lyrical Ballads de Wordsworth et Coleridge en 1798. Avec les Romantiques, le champ d’exploration du jugement esthétique ne se limite plus à l’œuvre d’art, mais s’étend à la réalité ou à la nature. Il s’ensuit que si un phénomène naturel peut être perçu esthétiquement, un phénomène social, tel le crime, peut l’être également.
19Le mouvement romantique exerce également une influence notable sur l’accession de la littérature au statut de forme artistique. L’autonomie artistique de la littérature est affirmée, en particulier grâce à la seconde génération romantique. Le poète rebelle devient « the unacknowledged legislator of the world », selon les mots de Shelley.
20C’est aussi à cette période que l’intérêt pour l’acte criminel, déjà évident dans l’engouement pour le Newgate Calendar, fait son apparition dans le monde des lettres. Si on la replace dans le contexte littéraire et philosophique de l’époque, il est dès lors beaucoup plus compréhensible de voir surgir au début du xixe siècle cette association entre l’acte criminel et la perception esthétique d’un tel acte. La brèche entre critique esthétique et jugement moral introduite par De Quincey fut d’ailleurs par la suite approfondie par Nietzsche.
21Cependant, en Angleterre, la société bourgeoise occulte rapidement cette dissociation entre éthique et esthétique. On se détourne du noble bandit, du rebelle romantique pour introniser le détective réaliste qui fascine pourtant du fait de sa dangereuse proximité avec le criminel. Le frisson du crime est toujours présent, mais tenu à distance respectable :
Where romanticism had glorified the outlaw or outcast as a social rebel, the age of realism rationalized the criminal subject of literature as Reason in the figure of the detective 7 .
22La dualité de Sherlock Holmes témoigne donc des sentiments ambivalents qui animent la fin du xixe siècle. Ses méthodes sont sans conteste rationnelles et scientifiques et, en ce sens, il s’inscrit parfaitement dans la tradition positiviste et dans la reconnaissance de la suprématie de l’approche scientifique du monde qui caractérise son époque. Pourtant, cette science toute-puissante, qui impose en quelques décennies de nouvelles disciplines telles que la géologie ou l’archéologie pour ensuite étendre son objet d’étude à la psyché humaine, entraîne des bouleversements dans l’appréhension que l’homme a de lui-même aussi bien dans sa relation au monde que dans sa relation à autrui. Plus particulièrement la remise en question de dogmes fondamentaux telle la doxa chrétienne réduit à néant la part de mystère, d’inconnu et de sublime jusqu’alors inhérente aux croyances institutionnalisées8.
23Le personnage de Doyle pallie ce manque de deux manières. À travers son activité de détective amateur, les textes mettent en scène l’acte criminel en le tenant à distance respectable par l’entremise de la fiction, tout en insistant de façon compulsive sur la déviance criminelle. Le criminel est généralement puni et l’ordre rétabli, mais il n’en demeure pas moins que le crime hante à la fois les récits et la société dont ils sont contemporains. Les récits policiers présentent donc l’être humain comme un sujet potentiellement déviant sans introduire la moindre réflexion sur les questions ontologiques qui en découlent. Il est même incontestable que les récits holmesiens ont tendance à présenter des comportements de plus en plus violents et une contamination du crime qui s’étend à toutes les classes sociales, en particulier les classes supérieures.
24Si une certaine part de mystère entoure donc le comportement criminel dans les récits, il me paraît cependant beaucoup plus révélateur de souligner la proximité du détective et du criminel. Comme l’a remarqué Chesterton :
The criminal is the creative artist ; the detective only the critic 9 .
25Or, comme nous le savons tous, pour être un bon critique, il faut bien connaître l’œuvre. De fait, Holmes admet dans « Charles Augustus Milverton » :
You know, Watson, I don’t mind confessing to you that I have always had an idea that I would have made a highly efficient criminal. This is the chance of my lifetime in that direction. See here !
He took a neat little leather case out of a drawer, and opening it he exhibited a number of shining instruments. This is a first-class, up-to-date burgling kit, with nickelplated jemmy, diamond-tipped glass-cutter, adaptable keys, and every modern improvement which the march of civilisation demands. Here, too, is my dark lantern. Everything is in order. Have you a pair of silent shoes ?
26Au-delà de cette affinité affichée du détective avec le criminel, Holmes est avant tout un marginal, il ne fait pas partie de la police officielle, agit seul et applique des méthodes qui lui sont propres. Si ses méthodes de raisonnement l’inscrivent dans ce qui participe à l’époque d’une incontournable et fondamentale approche scientifique de la réalité, il n’en demeure pas moins l’héritier du rebelle romantique. Inutile de rappeler son goût prononcé pour la cocaïne, sa virtuosité au violon et autres habitudes bohèmes qui n’emportent pas toujours l’adhésion du conventionnel Watson. Pourtant, au-delà de ces touches qui rendent le personnage haut en couleur, sa perception de la réalité est unique et le rapproche du cou romantique. Cette perception est indéniablement un acte de création artistique qui échappe totalement à son biographe.
27Lorsque le détective arrive sur le lieu du crime il se livre à une activité qui relève à la fois de la perception esthétique et de la création. Sa sensibilité artistique lui rend les détails perceptibles, et c’est ensuite par l’intuition et l’imagination qu’il transforme ces détails en signes qui orientent le raisonnement vers l’identification du coupable, mais également vers la clôture du récit. Or, comme l’a démontré Denis Mellier10, les enquêtes de Holmes aboutissent à l’élaboration d’une fiction, qui respecte et se soumet aux exigences de la raison, mais qui n’est finalement que le produit d’une construction artistique du détective.
28Le détective reconnaît d’ailleurs qu’il a recours à ce qu’il appelle « the scientific use of imagination » réconciliant ainsi deux types d’approches du monde qui s’excluent à l’époque11. Sa démarche est donc toute rationnelle et la reconstruction qu’il opère à partir de traces pour remonter vers le temps passé et révolu de l’acte criminel se plie aux exigences de la nouvelles doxa scientifique, mais sa perception de ces mêmes traces et le déroulement narratif nous entraînent au contraire vers la construction d’une réalité représentée, d’une fiction qui affirme la subjectivité de l’artiste puisqu’elle est imposée en clôture de récit.
29La structure narrative que Doyle met en place avec le narrateur-biographe Watson est ici fondamentale. Watson est un homme de science et un pur produit de la bourgeoisie victorienne. Il décrit donc dans les récits une activité à la fois artistique et scientifique qu’il ne comprend jamais totalement, préservant ainsi le suspense et le désir de lire du lecteur. Récit après récit, le lecteur est entretenu dans cette illusion qu’il pourra peut-être parvenir à la solution avant le détective mais paradoxalement, plus Holmes résout d’énigmes plus le personnage devient une énigme pour le narrateur comme pour le lecteur12.
30Le véritable mystère, source d’un sentiment s’approchant du sublime autant que faire se peut dans un contexte idéologique dominé par la raison et la morale, n’est plus dans la contemplation de l’acte criminel tel que le proposait De Quincey au lecteur-voyeur dans son « Postcript » à l’essai « On Murder » en 1828. Il réside au contraire dans l’activité esthétique du détective qui déchiffre la réalité comme s’il était un critique d’art13 puis propose en fin de récit une fiction qui reconstruit une réalité représentée cohérente.
Récit policier et superflu
31Entre le xviiie et le xixe siècle, nous voyons donc s’opérer une inversion remarquable qui consiste à remplacer la persona du criminel-artiste par celle de l’artiste-criminel14. On trouve dans les récits de Doyle la trace de ce renversement, en particulier avec le personnage de Moriarty qui est décrit comme un artiste du crime dont l’œuvre est décrite par cette métaphore esthétique15 :
I know a Moriarty when I see one.
32Néanmoins, il me semble que le fantastique tout comme le récit policier approfondissent cette évolution en introduisant les variantes que sont le scientifique-criminel et le détective-artiste, le scientifique-criminel représentant une figure plus radicale et subversive qui met la raison au service des sens et du désir déviant.
33Le détective-artiste, et Holmes en particulier, est en revanche une figure de compromis. Nous pourrions dire que lorsque le détective arrive sur les lieux du crime, il est confronté à un manque résultant de l’acte criminel. Qu’une vie ait été ôtée, qu’un tableau ait disparu ou qu’un personnage soit introuvable, le principe est toujours celui de la disparition, du moins, de ce qui était et qui n’est plus, créant ainsi un déséquilibre plus ou moins profond et déstabilisateur. Confronté à cette situation de manque, le détective travaille alors sur le mode de l’excès, cherchant à redonner place et sens à des détails qui semblent négligeables à l’aulne du manque initialement constaté. Ainsi, l’œil du détective transforme le détail superflu en un surplus, un reste qui vient s’ajouter à la réalité. En passant du statut de quantité négligeable à celui de détail superflu, la trace déclenche deux forces, tout d’abord le fil du raisonnement, puis le flux narratif du récit, qui vont permettre au détective de combler, de remplir le vide initial du récit. L’élément superflu devient donc fondamental puisqu’il est à l’origine du texte, de l’énigme et de sa solution.
34Au terme du récit, le détective parvient à établir une situation d’équilibre où la crise et l’absence initiale de sens sont compensées par l’abondance des explication proposées en clôture. Mais le détective-artiste est aussi une figure de compromis par son approche à la fois scientifique et esthétique qui pose la question d’un antagonisme latent entre ces deux modes d’appréhension du monde. La science appliquée à l’être humain s’attache aux déviances humaines, aux couches inconnues et non contrôlables de la conscience, se proposant ainsi de baliser des terrains jusqu’alors mystérieux et préparant une révolution idéologique peut-être bien plus fondamentale que la révolution darwinienne. Face à cette science faustienne qui cherche à percer les mystères de la psyché, les récits mettant en scène Sherlock Holmes réaffirment l’impossibilité d’une approche herméneutique systématique de l’être humain. Holmes prône une démarche scientifique, mais le statut de mythe littéraire que ce personnage a acquis repose sur sa dualité.
35Est-ce à dire que la dimension scientifique participerait du fondamental et que l’approche esthétique serait superflue ? En réalité, par cet ancrage du personnage dans le fondamental et dans le superflu, dans la science et dans l’esthétisme, les récits réhabilitent le subjectif par une approche esthétique de la réalité reposant sur la lecture de traces superflues qui se révèlent les forces vives sous-tendant la construction diégétique et narrative. Finalement, les préoccupations esthétiques qui naissent avec les courants romantiques et gothiques et traversent tout le 19ème trouve un prolongement plus radical dans la figure du dandy qui prétend étendre l’approche esthétique de la réalité à sa propre personne.
Notes de bas de page
1 Le travail fondateur de Carlo Ginzburg est fondamental dans la réflexion sur le récit policier ses vingt dernières années. Voir C. Ginzburg, « Signes, traces, pistes, racines d’un paradigme de l’énigme », Le Débat, novembre 1980. Pour la version anglaise, voir Eco Sebeok (ed.), « Morelli, Freud and Sherlock Holmes : Clues and Scientific Method », The Sign of Three, 1983, p. 81-118.
2 Conan Doyle rencontre Oscar Wilde lors d’un dîner organisé par l’éditeur du Lippincot Magazine et qui devait donner lieu à la publication de The Picture of Dorian Gray et The Sign of Four.
3 Kant écrit ses Observations sur le sentiment du beau et du sublime en 1764.
4 1790-1793
5 The New Science of Giambattista Vico, Thomas Goddard Bergin and Max Harold Fisch (ed.), rev. ed., Ithaca, Cornell UP, 1984, [1948], p. 120.
6 En Allemagne, on peut aussi citer Schiller qui publie en 1802 ses « Reflections on the Use of the Vulgar and the Lowly in Works of Arts ».
7 Joel Black, The Aesthetics of Murder, Baltimore, The John Hopkins Press, 1991, p. 46.
8 Le regain d’intérêt pour l’occulte et le mystère qui caractérise également cette période est à ce titre révélateur et Doyle est sans conteste un exemple probant du phénomène puisqu’il deviendra le porte-parole du spiritisme à travers le monde après sa conversion en 1916.
9 G. K. Chesterton, « The Blue Cross », 1910.
10 Denis Mellier, « L’illusion logique », Philosophie du roman policier, Feuillets de l’ENS Fontenay-Saint-Cloud, 1995.
11 La part d’intuition et d’imagination opérant dans la démarche scientifique sera par la suite exposée par le théoricien des sciences Charles Popper.
12 Voir mon article « L’énigme Sherlock Holmes », La Licorne, à paraître.
13 Voir l’article de Carlo Ginzburg, « Signes, traces, pistes », op. cit.
14 « The apparent replacement of the criminal-hero by the detective-hero is a relatively superficial literary manifestation of the more significant sociocultural shift from the criminal-as-artist mode of representation to the artist-as-criminal mode » Joel Black, op. cit., p. 44.
15 On peut également citer le criminel de la nouvelle « The Retired Colourman ».
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007