Éloge du superflu dans la pensée économique anglaise
p. 153-176
Texte intégral
1De Locke à Marshall, le courant dominant de l’économie politique anglaise exalte les valeurs de l’épargne. À cette tradition s’oppose un courant hétérodoxe qui, loin de stigmatiser les dépenses « superflues », cherche à mettre en évidence leur fonctionnalité macroéconomique. Malthus et Keynes sont deux figures-clés de cette hétérodoxie. Si les deux auteurs partagent une même opposition à la loi de Say, deux points distinguent fondamentalement le second du premier : une théorie élaborée de la demande effective faisant appel aux notions de préférence pour la liquidité et d’incertitude radicale, et un projet politique visant à réconcilier les logiques de l’efficacité économique et de la solidarité sociale.
Introduction
2En 1932, l’économiste britannique Lionel Robbins donnait une définition de la science économique devenue aujourd’hui classique. Selon celle-ci :
L’économie est la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usages alternatifs. (Robbins, 1932)
3La définition de Robbins caractérise bien une approche de l’économie politique qui s’est développée surtout à partir de la fin du xixe siècle, et s’est rapidement imposée comme le courant dominant de la discipline1. Cette approche dessine un programme de recherche dans lequel le problème fondamental à étudier est celui des choix rationnels de l’individu placé en situation de rareté, et les conséquences sociales de ces choix sont traitées sous forme de corollaires. Selon cette « vision du monde » construite par les économistes, le prototype de l’homo œconomicus est Robinson Crusoe, allouant au mieux de ses intérêts les ressources limitées qu’il a pu sauver du naufrage, celles que lui offre l’écosystème de l’île et celles qu’il tire de sa capacité de travail. Le chapitre II du manuel suggéré aux économistes par l’œuvre de Defoe a pour scénario l’arrivée de Vendredi, qui vient quelque peu compliquer les données initiales du problème en faisant de l’économie une science sociale.
4Une telle vision du monde ne fait pas bon ménage avec la notion de superflu, qu’elle a tendance à assimiler à des termes comme « gaspillage », ou « irrationalité » : il n’y a, par définition, pas de place pour des opérations superflues dans un programme efficace d’allocation des ressources rares. Lorsqu’ils pensent en avoir détecté une dans la réalité empirique, les économistes sont spontanément portés à l’interpréter, au moins en première analyse, comme la conséquence d’une irrationalité des règles du jeu social plutôt que des comportements individuels : l’excès chronique de navires de pêche par rapport aux possibilités d’exploitation durable qu’offrent les ressources halieutiques, par exemple, est vu comme le résultat d’une absence ou d’une définition insuffisante des droits individuels d’accès à la ressource (thème développé par Hardin dans sa « tragédie des communs »), aggravée par des politiques de subvention. Cependant, dans le cadre d’un programme de recherche fortement teinté d’individualisme méthodologique, opposer l’irrationalité du jeu social à la rationalité des comportements individuels présente une fragilité évidente. Aussi la théorie économique moderne s’efforce-t-elle de résorber cette dualité en endogénéisant le fonctionnement même des institutions, à travers des notions comme le marché politique, la recherche de rente ou les asymétries d’informations.
5L’opprobre jeté par les économistes sur le superflu a des racines anciennes. Si l’on peut les rechercher du côté de la vieille préoccupation mercantiliste pour le solde de la balance commerciale, on doit constater que la tradition classique inaugurée par Adam Smith à la fin du xviiie siècle a dignement repris le flambeau, nonobstant son aversion pour la plupart des idées mercantilistes. Elle le transmit ensuite, à travers la révolution marginaliste de la fin du xixe siècle, à l’école dite néoclassique, matrice doctrinale de la pensée économique aujourd’hui dominante. À cette forte tradition, qui allie au prestige de la rigueur intellectuelle celui de la rigueur morale, s’oppose pourtant, depuis longtemps, un courant de pensée hétérodoxe vantant l’utilité sociale du superflu.
6Cette opposition sera illustrée ici à travers trois moments de l’histoire sociale et intellectuelle de l’Angleterre : la période mercantiliste, à la charnière des XVIIe et xviiie siècles ; la révolution industrielle, au début du xixe siècle ; la crise de 1929 enfin. Chacun de ces trois moments voit se développer un débat autour de la question des vertus respectives de l’épargne et de la dépense. Le premier d’entre eux peut être illustré par deux fables, dues respectivement à Locke et à Mandeville. Le second oppose Malthus à Ricardo, et se cristallise autour de la question des corn laws. Le troisième oppose Keynes à Hayek quant à la nature de la crise de 1929 et aux moyens d’en sortir.
Deux fables
7Sur le plan de la pensée économique, la période moderne est caractérisée, en Angleterre comme sur le continent, par la domination de conceptions formant un ensemble plus ou moins cohérent, auquel Adam Smith donnera une identité en le qualifiant de « système mercantile », d’où est issu l’actuel vocable « mercantilisme ». Si l’économie politique commence à s’affirmer comme discipline autonome à cette époque (le terme même apparaît avec Montchrestien en 1616), les auteurs d’écrits économiques ne sont pas encore des spécialistes « à plein temps ». C’est notamment le cas du philosophe John Locke. Surtout passé à la postérité pour sa théorie du droit naturel et sa justification doctrinale du régime parlementaire issu de la révolution anglaise de 1688, Locke est également un économiste assez largement influencé par les idées mercantilistes de son temps. Typique de la pensée mercantiliste est la doctrine de la balance commerciale qu’il expose, en 1691, dans ses Considérations sur les conséquences de la baisse de l’intérêt et de la hausse de la valeur de la monnaie. Selon ce texte en forme de parabole,
un royaume devient riche ou pauvre comme un fermier le devient, et pas autrement,
8c’est-à-dire (selon Locke) en vendant régulièrement plus qu’il n’achète. La parabole relate l’histoire d’un fermier laborieux et frugal qui, chaque semaine, apporte au marché les produits de son exploitation. Il vend ceux-ci pour une valeur de mille livres, à la suite de quoi il effectue des emplettes pour une valeur de 900 livres, et ramène ainsi chez lui une somme de 100 livres qui vient progressivement arrondir son patrimoine. Au décès du fermier, poursuit la parabole,
son fils lui succède, jeune homme élégant, qui ne peut dîner sans champagne et sans bourgogne, ni dormir autrement que dans un lit damassé, dont l’épouse doit porter une longue traîne de brocart et les enfants être toujours vêtus d’habits de la dernière coupe et de la dernière étoffe françaises.
9Ce train de vie contraint le fils prodigue à dépenser chaque semaine 1100 livres, soit 100 livres de plus que ne lui rapportent les produits de son exploitation. Il s’ensuit une dilapidation progressive de l’héritage paternel, accélérée par les effets collatéraux de la prodigalité du fils sur la moralité domestique :
À ses dépenses supérieures à son revenu s’ajoutent la débauche, l’oisiveté et les querelles de ses domestiques, qui font que ses fabrications sont perturbées et ses affaires négligées [et mettent] un désordre général et une confusion générale dans toute sa ferme.
10Affirmant qu’« une ferme et un royaume sous ce rapport ne diffèrent que par l’étendue », Locke tire de sa fable la morale suivante :
Nous pouvons commercer et être actifs, et en devenir pauvres, à moins de modérer nos dépenses ; si de plus nous sommes oisifs, négligents, malhonnêtes, malveillants et si nous gênons sous quelque prétexte que ce soit ceux qui sont sérieux et industrieux dans leurs affaires, nous nous ruinerons encore plus rapidement.
11Et il conclut que
le seul moyen pour faire entrer l’argent en Angleterre est d’y dépenser moins en marchandises étrangères que ce que peuvent payer les produits que nous apportons au marché (Locke, op. cit.).
12Cette conclusion fait écho à de nombreux écrits de l’époque, tels ce mémoire adressé par Colbert à Louis XIV en 1670, où le commerce extérieur est décrit comme une « guerre d’argent » entre les puissances européennes (Clément, 1873). Dans l’univers mental du mercantilisme, l’objectif central de la politique économique est d’assurer un flux net d’entrée d’or dans le royaume (l’or étant considéré comme la base de la puissance politique et militaire du souverain), et le moyen est une balance commerciale excédentaire. Dans cette optique, les dépenses « superflues » sont dénoncées essentiellement pour leurs effets jugés néfastes en termes d’importations induites.
13Si la préoccupation pour le solde de la balance du commerce extérieur est une constante de la pensée mercantiliste, la situation est moins uniforme en ce qui concerne l’attitude vis-à-vis de l’épargne et de la dépense. Divers écrits mercantilistes manifestent en effet une sensibilité au problème de la demande effective2, et celle-ci peut se traduire par un éloge de comportements jugés frivoles par l’austère Locke. À la fable du fermier et de son fils que propose celui-ci en 1691, il est intéressant d’opposer une autre fable, publiée une première fois en 1705 sous l’intitulé « Les murmures de la ruche, ou : les fripons devenus honnêtes », et plus connue sous le titre qui lui fut donné lors de sa seconde édition en 1714 : « La Fable des abeilles, ou : vices privés, bien public. » L’auteur en est Bernard de Mandeville, sujet lui aussi de Sa Gracieuse Majesté en dépit de la consonance de son patronyme. Dans ce poème didactique, auquel Keynes se réfère de façon élogieuse au chapitre 23 de sa Théorie générale, l’auteur dépeint une société jadis prospère, qui se trouve frappée de marasme économique à la suite de la décision de ses membres de mener une vie vertueuse, ce qui les conduit à renoncer au luxe et à la puissance :
Aucun seigneur maintenant ne s’honore
De vivre aux dépens de ses créanciers.
Les livrées s’amassent chez les fripiers.
On abandonne à vil prix ses carosses,
On vend de magnifiques attelages,
Et des villas pour rembourser ses dettes ;
On fuit la dépense comme une faute ;
On n’entretient plus d’armée au dehors […].
14Ce nouveau comportement des membres de la ruche, sans doute honorable sur le plan privé, conduit à un résultat socialement désastreux :
Contemplez maintenant la Ruche illustre.
Comment s’accordent Commerce et Vertu ?
De son luxe, il ne reste plus de trace ;
Elle apparaît sous un aspect tout autre.
Car ceux qui faisaient de grosses dépenses
Ne sont pas les seuls qui doivent partir ;
Les multitudes qu’ils entretenaient
Sont forcées aussi chaque jour de fuir.
C’est en vain qu’on cherche un autre métier ;
Tous, ils sont également encombrés.
Le prix des terres et des maisons s’effondre.
Les palais enchantés, dont les murailles
Comme celles de Thèbes avaient été
Bâties dans la joie, sont abandonnés.
Dans la construction, l’arrêt est total ;
Les artisans ne trouvent plus d’emploi ;
La peinture n’illustre plus personne ;
On ne cite aucun sculpteur ni graveur.
15La morale tirée par Mandeville de sa fable est apparue suffisamment scandaleuse aux yeux de ses contemporains pour entraîner la condamnation de l’ouvrage par un tribunal en 1723 :
La vertu seule ne peut faire vivre
Les nations dans la Splendeur. Qui veut
Ramener l’âge d’or doit accueillir
Également le Vice et la Vertu.
(Mandeville, op. cit.,cité dans Keynes, 1936)
16Au-delà du caractère licencieux du propos, la Fable des abeilles constitue, sur le terrain économique, une réponse directe à la thèse développée par Locke en 1691, comme le fait clairement apparaître le passage suivant, extrait du com que Mandeville attache à son poème allégorique :
Une sage économie, que d’aucun appellent Épargne, est dans les familles privées le moyen le plus sûr d’augmenter les patrimoines. Certains estiment que dans l’ensemble d’un pays […], la même méthode peut être appliquée et doit produire le même effet. Ils pensent par exemple que les Anglais pourraient être beaucoup plus riches qu’ils le sont, s’ils étaient aussi économes que certains de leurs voisins. C’est à notre avis une erreur […]. Tout l’art de rendre une nation heureuse et florissante consiste à donner à chacun la possibilité d’être employé. Pour y parvenir, le premier souci d’un gouvernement doit être de favoriser tous les genres de manufactures, d’arts et de métiers que l’homme peut inventer ; le second d’encourager l’agriculture et la pêche afin que la nature tout entière soit, comme l’homme, mise à contribution. Car c’est par cette politique et non par une futile réglementation de la prodigalité et de l’économie que l’on peut accroître la grandeur et le bonheur des nations. (Ibid.)
17Si l’argumentation reste sommaire sur le plan de ce que Schumpeter appelle la « technique économique », l’opposition des deux fables pose bien les termes généraux d’un débat qui se manifestera de façon récurrente au cours des deux siècles suivants.
Le débat Ricardo-Malthus sur les Corn Laws
18De nombreux écrits mercantilistes, tels la fable de Locke, assimilent de façon plus ou moins explicite la richesse et la monnaie. Cette assimilation est vigoureusement dénoncée par Adam Smith dans son Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). Pour celui qui est généralement considéré comme le père de l’économie classique anglaise, ce sont les produits du travail qui constituent la richesse véritable d’une nation, et la monnaie n’est qu’une commodité technique destinée à faciliter leur circulation en supprimant les embarras du troc : confondre monnaie et richesse, c’est être victime de l’illusion du roi Midas, qui faillit périr d’avoir naïvement revendiqué le pouvoir de transformer en or tout ce qu’il touchait. Si cette position débouche sur un rejet des conceptions développées par Locke (et bien d’autres) en matière de commerce extérieur, Smith n’en prend pas moins le parti de cet auteur contre Mandeville dans le débat sur les mérites comparés de la frugalité et du luxe. En effet, explique-t-il, la croissance économique repose sur l’accumulation du capital3, et celle-ci est financée par l’épargne, c’est-à-dire par une décision de renoncer à la dépense :
Les capitaux augmentent par l’économie [parsimony], ils diminuent par la prodigalité et la mauvaise conduite. Tout ce qu’une personne épargne sur son revenu, elle l’ajoute à son capital et, soit elle l’emploie elle-même à entretenir un nombre additionnel de gens productifs, soit elle met une autre personne en état de le faire en lui prêtant ce capital moyennant un intérêt, c’est-à-dire une part des profits. Si le capital d’un individu ne peut augmenter que par l’épargne qu’il dégage sur son revenu annuel, le capital d’une société, qui n’est autre chose que celui de tous les individus qui la composent, ne peut augmenter que par la même voie. C’est l’économie [parsimony], et non l’industrie, qui est la cause immédiate de l’augmentation du capital. À la vérité, l’industrie fournit la matière qui est accumulée par l’épargne [parsimony]. Mais, quel que soit le produit que permette d’obtenir l’industrie, sans l’économie [parsimony] qui l’épargne et l’amasse, le capital ne peut jamais augmenter. L’économie [parsimony], en accroissant le fonds qui est destiné à l’entretien de la main d’œuvre productive, tend à accroître le nombre de ceux dont le travail ajoute de la valeur à l’objet auquel il est appliqué. Elle tend donc à accroître la valeur d’échange du produit annuel de la terre et du travail du pays. Elle met en activité une quantité additionnelle d’industrie, qui donne une valeur additionnelle au produit annuel. (Smith, op. cit.,livre II, chap. III)
19Au-delà de ses conséquences directes sur l’accumulation du capital, l’épargne engendre, selon Smith, des bienfaits indirects par l’état d’esprit qu’elle tend à répandre dans la population. À l’appui de cette thèse, Smith brosse un tableau des grandes villes européennes de son temps, dans lequel il s’efforce d’établir que la paresse et le caractère dissolu des mœurs du peuple varient en fonction directe de la présence des classes aristocratiques et de la consommation somptuaire qu’elles génèrent. Dans ce tableau, l’enfer est occupé par des villes comme Rome, Versailles, Compiègne et Fontainebleau. Pour ce qui est de sa propre patrie, Smith juge la position de Glasgow meilleure que celle d’Edimbourg, où cependant, écrit-il, la situation s’est améliorée depuis le transfert du Parlement à Londres (Ibid.).
20Chez Ricardo, disciple critique de Smith et figure centrale de l’économie classique anglaise, le préjugé en faveur de l’épargne se trouve renforcé par l’adhésion à la « loi des débouchés », proposition formulée en 1803 par le Français Jean-Baptiste Say dans les termes suivants :
Il est bon de remarquer qu’un produit créé offre, dès cet instant, un débouché à d’autres produits pour tout le montant de sa valeur. En effet, lorsque le dernier producteur a terminé un produit, son plus grand désir est de le vendre, pour que la valeur de ce produit ne chôme pas entre ses mains. Mais il n’est pas moins empressé de se défaire de l’argent que lui procure sa vente, pour que la valeur de l’argent ne chôme pas non plus. Or, on ne peut se défaire de son argent qu’en demandant à acheter un produit quelconque. On voit donc que le seul fait de la formation d’un produit ouvre, dès l’instant même, un débouché à d’autres produits. (Say, Traité d’économie politique, livre I chap. 15)
21S’appuyant sur la thèse smithienne selon laquelle la monnaie, simple intermédiaire de l’échange, ne saurait être désirée pour elle même, Say énonce que l’absence de tendance à la thésaurisation (c’est-à-dire au stockage de monnaie) garantit que les revenus issus de la production sont nécessairement dépensés, et par là même fournissent des débouchés d’une valeur équivalente à d’autres produits. D’ordinaire plutôt critique à l’égard de Say, Ricardo souscrit avec enthousiasme à cette proposition dans ses Principes de l’économie politique et de l’impôt, dont la première édition paraît en 1817 :
M. Say a montré de façon tout à fait satisfaisante qu’il ne peut exister de fraction de capital qui risque de se trouver sans emploi dans un pays. En effet la demande n’est limitée que par la production. Aucun homme ne produit si ce n’est dans le but de consommer ou de vendre, et il ne vend jamais si ce n ‘est dans l’intention d’acheter une autre marchandise, qui présente une utilité immédiate pour lui, ou contribue à une production future. Par suite, en produisant il devient nécessairement, soit le consommateur de ses propres produits, soit l’acheteur et le consommateur de produits fabriqués par une autre personne. (Ricardo, op. cit.,chap. 23).
22Il ne craint pas de tirer de cette analyse quelques résultats d’apparence paradoxale dans le contexte de l’Angleterre de la révolution industrielle. Le premier est qu’une crise de surproduction généralisée est chose impossible :
Les produits sont toujours achetés par des produits, ou par des services ; l’argent n’est que l’intermédiaire par lequel l’échange se réalise. Il peut arriver qu’il y ait surproduction d’une marchandise particulière, et que l’engorgement qui en résulte sur le marché rende impossible la couverture des dépenses engagées dans la production de cette marchandise ; mais cela ne peut être le cas pour l’ensemble des marchandises. (ibid.)
23De même, soutient-il, les débouchés offerts par l’exportation ne sont d’aucune utilité particulière pour l’économie nationale, car, s’ils venaient à disparaître, ils seraient remplacés « immédiatement » par des débouchés intérieurs (ibid.). Si Ricardo est un partisan résolu du libre-échange, ce n’est pas pour accroître les débouchés de l’industrie britannique (ce problème ne se pose pas dans l’univers mental ricardien), mais pour permettre l’approvisionnement à bon marché du consommateur anglais en céréales et, plus généralement, pour maximiser les avantages que chaque pays peut attendre de la division internationale du travail. Soucieux de voir ses idées mises en pratique, il participe en tant que parlementaire au combat pour l’abolition des corn laws.
24La position libre-échangiste de Ricardo est combattue par Malthus, qui milite en faveur du maintien des corn laws protégeant, en même temps que le blé anglais, la rente perçue par les propriétaires fonciers du royaume. La raison de ce soutien apporté au lobby agraire national peut sembler paradoxale de la part du théoricien de la surpopulation, rendu célèbre par sa terrible affirmation selon laquelle « il n’y a pas de place pour tous au grand banquet de la nature » (Malthus, Essai sur le principe de population, préface à la première édition, 1798) : Malthus considère en effet qu’il faut protéger les propriétaires fonciers essentiellement parce qu’ils ont le mérite d’être, avec les gens qu’ils entretiennent, des consommateurs improductifs. La clé du paradoxe réside dans l’opposition de Malthus à la loi de Say, qui le conduit à admettre, à l’encontre de Ricardo, la possibilité de crises de surproduction générale :
Quelques auteurs de beaucoup de mérite ont pensé que, quoiqu’il puisse y avoir aisément un engorgement partiel de certains produits, il est impossible qu’il y ait un engorgement de tous les produits en général ; car, d’après leur manière d’envisager le sujet, des produits s’échangeant contre d’autres produits, une moitié doit servir à acheter l’autre, et la production étant ainsi la seule source de la demande, la surabondance de l’approvisionnement d’un article prouverait seulement qu’il y a défaut d’approvisionnement de quelque autre produit, la surabondance générale de tous les produits étant regardée comme impossible. M. Say, dans son bel ouvrage sur l’économie politique, a même poussé la chose si loin, qu’il assure que la consommation d’une denrée, en l’enlevant du marché, diminue la demande et que la production d’une denrée augmente la demande dans la même proportion. Cependant cette doctrine, avec toute l’extension qu’on lui a donnée, me semble tout à fait fausse, et en contradiction manifeste avec les grands principes qui règlent l’offre et la demande. (Malthus, Principes d’économie politique, 1820, livre II chap. I)
25Un « engorgement général des marchés » (general glut) peut résulter d’une tendance excessive à l’épargne, dont le pasteur Malthus dépeint les fatales conséquences selon un scénario directement inspiré du sulfureux Mandeville :
Quant aux capitalistes eux mêmes, réunis aux propriétaires et aux autres personnes riches, on suppose qu’ils ont résolu d’être économes et, en se privant de leurs jouissances, de leur luxe ordinaire, d’épargner sur leurs revenus pour ajouter à leur capital. Je demanderai comment il est possible, dans de telles circonstances, de supposer que le surcroît de produits obtenus avec un plus grand nombre d’ouvriers productifs puisse trouver des acheteurs, sans qu’il y ait une telle diminution de prix, que la valeur des produits puisse tomber au-dessous des frais de production. (ibid.)
26Si le fait d’affirmer qu’une crise de surproduction généralisée appartient à l’univers du possible n’est, en soi, sans doute guère choquant pour un lecteur du xxie siècle, deux points méritent peut-être quelques éclaircissements : pourquoi Malthus, ayant reconnu cette possibilité, est-il par ailleurs un adversaire déclaré de toute forme de protection sociale (dont les poor laws représentent, à son époque, l’incarnation historique) ? Et pourquoi, pendant plus d’un siècle, la plupart des économistes ne l’ont-ils pas suivi dans sa dénonciation de la loi de Say ?
27La première question trouve sa réponse dans la théorie démographique que Malthus énonce, dès la fin du xviiie siècle, dans son Essai sur le principe de popu (1re édition en 1798). Cette théorie ne fait en réalité que systématiser des idées alors très répandues (c’est sur elles que repose la doctrine smithienne du « salaire naturel ») et largement appuyées sur l’expérience : le régime démographique qui prévaut en Europe à la veille de la révolution industrielle4 se caractérise par une fécondité proche du niveau naturel, et une mortalité infantile qui constitue la principale variable d’ajustement. Dans un tel régime, bien décrit par l’historien Le Roy-Ladurie dans sa thèse sur Les Paysans du Languedoc, l’augmentation du niveau de vie des classes populaires favorise la croissance démographique, d’où résulte, en l’absence de transformation technologique majeure, une pression qui finit par devenir intolérable sur les ressources alimentaires de la société. Soutenir le pouvoir d’achat des pauvres pour prévenir les crises de production, c’est donc pour Malthus un remède pire que le mal, car il conduit tout droit à la famine5. Aussi cet auteur est-il conduit à préconiser un remède aux effets collatéraux moins ravageurs, qui est de protéger, via les corn laws, la consommation « superflue » de la classe des propriétaires fonciers.
28La question du faible pouvoir de persuasion, chez les économistes, de la critique adressée par Malthus à la loi de Say renvoie directement aux insuffisances de cette critique. La thèse malthusienne repose en effet tout entière sur l’idée qu’il peut exister ce que nous appellerions, dans le langage économique moderne, un excès de la propension à épargner sur la volonté d’investir : en effet, si une augmentation du taux d’épargne est contrebalancée par une augmentation de l’investissement, il n’y aura pas de déséquilibre entre l’offre globale et la demande globale de biens, l’effet restrictif de la hausse du taux d’épargne6 sur la demande de biens de consommation étant compensé par une hausse des demandes de biens d’équipement qui forment l’investissement (il peut exister une inadéquation entre la structure de l’offre et celle de la demande, mais il s’agit là d’un phénomène parfaitement compatible avec la loi de Say, et qui se résout normalement par l’intermédiaire d’un changement de prix relatifs). Or la théorie classique a rapidement disposé d’un antidote efficace contre la thèse malthusienne du risque d’un excès d’épargne. À vrai dire, cet antidote avait été produit dès le siècle précédent, notamment par le Français Turgot qui, dans ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1766), expose avec une remarquable clarté ce qui sera par la suite considéré comme la théorie classique du taux d’intérêt. Selon cette théorie, le taux d’intérêt représente le « prix » permettant d’équilibrer les offres de financement issues de l’épargne, et les demandes de financement qu’implique l’investissement. Si donc une augmentation de la propension à l’épargne accroît le volume de l’offre de financement, le taux d’intérêt doit normalement baisser, ce qui stimule la demande et permet par ce biais de résorber le déséquilibre épargne-investissement. Il n’y a donc pas à redouter un excès d’épargne, affirmeront avec une belle constance les économistes du courant dominant en réponse à Malthus : une forte propension à l’épargne doit se traduire normalement par des taux d’intérêt faibles et, de ce fait, par un niveau élevé d’investissement. Ainsi, selon la formule imagée de Keynes, « Ricardo conquit l’Angleterre aussi complètement que la Sainte Inquisition avait conquis l’Espagne » (Keynes, 1936, chap. 3). Dans les faits, on sait que la controverse entre Malthus et Ricardo sur le libre-échange se conclut par la victoire (posthume) du second, avec l’abolition des corn laws en 1846.
La crise de 1929 et l’opposition Hayek-Keynes
29Si elle trouve son prolongement dans l’œuvre de John Stuart Mill (Principes d’économie politique, 1848), la théorie ricardienne est, dès le xixe siècle, remise en cause sur plusieurs points fondamentaux, et le renouvellement des idées qui en résulte s’accélère lors de l’épisode de la « révolution marginaliste » des années 1870, auquel participe le britannique William Stanley Jevons (Théorie de l’économie politique, 1871). C’est avant tout sur sa théorie de la valeur que Ricardo est attaqué : alors qu’il prétendait expliquer la valeur d’échange des marchandises à partir des quantités relatives de travail que nécessite leur production (théorie dite de la « valeur-travail » qui sera reprise par Marx), les marginalistes de la fin du xixe siècle pensent pouvoir résoudre le problème de la valeur à partir du concept nouveau « d’utilité marginale », désignant la variation de satisfaction qu’un individu tire de la consommation d’une unité supplémentaire d’un produit7. Le renouvellement des idées concernant la valeur des marchandises trouve sa contrepartie dans le domaine de la répartition des revenus : les marginalistes utilisent le concept de « productivité marginale » (supplément de production résultant de l’emploi d’une dose additionnelle d’un facteur de production, toutes choses égales par ailleurs) pour expliquer le niveau des revenus du travail, du capital et de la terre.
30Ces changements importants ont conduit à distinguer l’école « classique » stricto sensu de l’école dite « néoclassique8 » : au risque de schématiquer à l’excès, on peut dire que la première expression renvoie pour l’essentiel à l’économie politique ricardienne, alors que la seconde désigne la doctrine qui se développe à partir de la « révolution marginaliste », et constitue la source directe du courant dominant de la pensée économique contemporaine. La transition du paradigme classique au paradigme néoclassique n’a pas, dans un premier temps au moins, altéré de façon notable l’attitude majoritaire chez les économistes à l’égard des vertus de l’épargne – et de son corollaire, la dénonciation des dépenses « superflues » –. L’explication de cette permanence peut être trouvée dans le fait que la loi de Say a survécu à la révolution marginaliste, et a ainsi pu être transférée sans encombre d’un paradigme à l’autre9. La nouvelle approche de la théorie de la répartition, en termes de productivité marginale des facteurs de production, est révélatrice de cette permanence. Ainsi, Alfred Marshall, chef de file incontesté de l’économie néoclassique en Angleterre au début du xxe siècle10, traite l’intérêt comme la rémunération d’un facteur de production qu’il nomme « l’attente » (Principles of Economics, 8e édition 1920, livre IV, chapitre V) : savoir réfréner ses envies de consommation immédiate en consacrant une partie de son revenu à l’épargne (c’est-à-dire accepter de reporter à plus tard certaines dépenses de consommation), c’est, explique Marshall, permettre le financement de l’investissement et, par là, contribuer à la croissance économique (voir Smith !) ; l’intérêt perçu par l’épargnant constitue la rémunération de cette contribution, de même que le salaire et la rente foncière rémunèrent les contributions respectives du travail et de la terre à la production. À quelques nuances près, cette théorie de l’intérêt situe Marshall dans la filiation directe d’un auteur du milieu du xixe siècle, Nassau William Senior, qui, dans son Outline of the science of political economy (1836), voyait dans l’intérêt la rémunération de « l’abstinence ».
31L’exaltation des vertus ménagères de l’économie trouve son application, en matière de finances publiques, dans la règle de l’équilibre budgétaire : l’État, tel la bonne ménagère ou le bon père de famille, doit gérer sainement son budget en ajustant son « train de vie » à ses recettes. Prenant appui sur la loi de Say, Ricardo soutenait qu’un déficit budgétaire est néfaste au fonctionnement de la sphère privée de l’économie (c’est la base de ce qu’on nomme aujourd’hui « effet d’éviction »). Reprise par l’école néoclassique, cette thèse conduit généralement les économistes orthodoxes à préconiser, lors de la crise de 1929, une diminution des dépenses publiques pour tenter de résorber les déficits créés mécaniquement par l’effondrement des recettes fiscales. Une telle recommandation est vigoureusement combattue par John Maynard Keynes, pour qui la thérapeutique « classique » face à la crise présente la même efficacité que les saignées naguère pratiquées par les médecins sur des patients déjà affaiblis par la maladie : le malade a de bonnes chances de mourir guéri. Au-delà de la controverse sur la conduite de la politique économique, la position défendue par Keynes dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936) se recommande de la tradition hétérodoxe de Mandeville et Malthus, qu’elle renouvelle profondément.
32La cible explicite de l’ouvrage publié par Keynes en 1936 est la Théorie du chômage publiée trois ans plus tôt par le professeur Arthur Cecil Pigou, disciple et successeur à Cambridge de Marshall. Cependant, c’est sans doute à l’économiste autrichien Friedrich von Hayek11 que l’on doit l’exposé le plus original et le plus profond du point de vue « classique » sur la crise, développé dès 1931 lors de quatre conférences prononcées à la London School of Economics et éditées sous le titre Prix et production. Fort mal reçue par Keynes12, l’analyse de Hayek fut par la suite largement éclipsée par l’extraordinaire succès de la Théorie générale (ou plus exactement de sa vulgate diffusée par les manuels de macroéconomie de l’après-guerre). Elle a cependant bénéficié d’un regain d’intérêt notable depuis une trentaine d’années (ce dont témoigne l’attribution du Nobel en 1974), et l’on ne peut éviter de rapprocher ce phénomène de la perte d’influence enregistrée par la macroéconomie d’inspiration keynésienne après les « Trente glorieuses ». Dans la préface à la réédition en 1975 de ses conférences de 1931, Hayek13 savoure d’ailleurs, avec une évidente fausse modestie, ce qu’il considère comme une tardive reconnaissance par l’Histoire de la supériorité de ses vues sur celles de Keynes.
33De façon très classique, Hayek loue les bienfaits de l’épargne (sous réserve qu’elle soit « volontaire ») et dénonce les méfaits du « superflu ». L’originalité de son point de vue tient au fait que ce superflu, brutalement révélé par la crise, réside dans des investissements engagés en excès au regard des possibilités réelles de les faire fonctionner :
La situation serait semblable à celle de la population d’une île qui, après avoir construit une énorme machine capable de répondre à tous ses besoins, s’apercevrait qu’elle a épuisé toute son épargne et tout le capital libre disponible avant que la machine puisse fournir son produit. Elle n’aurait alors pas d’autre solution que de cesser provisoirement d’utiliser la nouvelle machine et de consacrer tout son travail à la production de la nourriture quotidienne sans le moindre capital. Ce n’est qu’après être parvenue à une situation où de nouvelles offres de nourriture seront disponibles qu’elle pourra enfin essayer de mettre en œuvre la nouvelle machine […]. À cet égard, comme à tant d’autres, nous sommes obligés d’admettre la vérité fondamentale, si souvent négligée aujourd’hui, que le mécanisme de production capitalistique ne fonctionnera régulièrement qu’aussi longtemps que nous accepterons de ne consommer que la partie de notre richesse totale qui, en fonction de l’organisation existante de la production, est destinée à la consommation courante […]. L’existence de capacités oisives n’est en aucune façon une preuve de l’existence d’un excès de capital et d’une insuffisance de la consommation ; au contraire, c’est un symptôme de notre incapacité à utiliser pleinement les équipements existants parce que la demande courante de biens de consommation est trop pressante pour nous permettre d’investir des services productifs dans des processus trop longs pour lesquels (en raison des « mauvaises affectations du capital ») nous disposons de l’équipement durable nécessaire. (Hayek, op. cit.,3e conférence)
34Fidèle à l’enseignement de son compatriote Böhm-Bawerk, Hayek considère le capital comme un « détour de production », c’est-à-dire un moyen d’augmenter la productivité du travail en contrepartie de l’allongement de la « période moyenne de production », terme désignant le délai moyen entre les dépenses de travail et les biens de consommation finale qu’elles permettent d’obtenir : concept central de la pensée économique autrichienne, ce trade-off entre travail et temps traduit le fait que, dans le cadre d’une production « capitalistique », du temps doit être consacré à la production des machines, mais aussi des biens intermédiaires et des services qu’elles utilisent (demi-produits, énergie, entretien…) avant que ne puissent être livrés les biens de consommation finale. Pour pouvoir rentabiliser des machines qui viennent d’être construites, il faut donc accepter de consacrer du temps à la production des biens et services intermédiaires qu’implique leur fonctionnement, ce qui suppose qu’un équilibre puisse s’établir avec les nécessités de la consommation immédiate : une fois les machines construites, nous dit Hayek, la société doit encore « patienter » avant que les biens de consommation finale lui soient livrés. En d’autres termes, il faut qu’elle accepte de consacrer une part suffisante de son revenu à l’épargne, en vue de financer non seulement la production des biens d’équipement, mais aussi celle des biens intermédiaires. La crise, telle que la comprend Hayek, est une situation dans laquelle la pression sociale en faveur de la consommation immédiate est suffisamment forte (ou, ce qui revient au même, la propension à l’épargne suffisamment faible) pour que les machines précédemment construites (ou en cours de construction) ne puissent être mises en fonctionnement dans des conditions économiquement rentables.
35Quel enchaînement de phénomènes peut produire une telle situation ? Le raisonnement de Hayek repose essentiellement sur deux points, qui sont l’incidence de la structure des prix relatifs sur le « détour de production », et la perturbation qu’introduit la création monétaire dans cette structure14.
36Pour Hayek, les changements dans la « période moyenne de production » sont commandés par le mouvement des prix relatifs : une augmentation des prix des biens d’équipement et des biens intermédiaires relativement aux prix des biens de consommation incite les entreprises à déplacer de la main d’œuvre de la production des seconds vers celle des premiers, et par là tend à allonger le détour de production. De façon imagée, Hayek compare ce phénomène à l’ouverture d’un accordéon, et le mouvement symétrique (en cas de baisse des prix des biens d’équipement et intermédiaires relativement aux biens de consommation) à la fermeture du même instrument. Ce qui le conduit à traiter la crise de « coup d’accordéon », épisode dans lequel un processus d’allongement du détour de production est brutalement remis en cause alors qu’il n’a pas eu le temps de produire ses effets en termes de production de biens de consommation.
37Le second point du raisonnement de Hayek concerne l’influence de la création monétaire sur la structure des prix relatifs. Dans des conditions normales, explique-t-il, les investissements sont financés par une épargne préalablement existante et « volontaire ». Mais, si cette épargne est jugée insuffisante, ils peuvent également être financés, sans épargne préalable, par recours au crédit bancaire, qui génère alors ex post une « épargne forcée15 » et implique une création de monnaie supplémentaire16. Dans un cas comme dans l’autre, une augmentation de l’investissement va de pair avec une modification de la structure des prix relatifs, les prix des biens d’équipement et intermédiaires augmentant relativement à ceux des biens de consommation, ce qui induit un transfert de main d’œuvre depuis le secteur fabriquant les biens de consommation vers celui des biens d’équipement et intermédiaires (allongement du détour de production). Il en résulte une raréfaction temporaire de l’offre de biens de consommation17, qui dure le temps nécessaire pour que l’allongement du détour de production produise ses effets. Dans le cas où les investissements ont été financés par un surcroît d’épargne volontaire, cette raréfaction est acceptée par les consommateurs, qui manifestent leur consentement à travers la décision d’élever leur taux d’épargne. En revanche, si le surcroît d’investissement a été financé par le biais d’une création de monnaie, la raréfaction temporaire des biens de consommation vient heurter le comportement des consommateurs, qui n’entendent pas renoncer, même temporairement, à une diminution de leur consommation courante. Le déséquilibre entre offre et demande qui en résulte sur le marché des biens de consommation ne tarde pas à faire monter les prix de ces biens, ce qui a pour conséquence de faire disparaître la déformation des prix relatifs à l’origine de l’allongement du détour de production, et d’enclencher un mouvement de retour à des méthodes de production moins « capitalistiques » : après s’être ouvert sous l’effet de la création de monnaie, l’accordéon se referme brutalement. La crise éclate alors, car beaucoup d’investissements en cours de réalisation ou juste réalisés apparaissent non rentables et doivent être abandonnés ou mis en sommeil. Selon Hayek, lorsqu’une crise s’est déclarée les pouvoirs publics ne peuvent guère en accélérer la fin, mais au moins devraient-ils s’abstenir de la provoquer par des politiques monétaires laxistes, ou d’allonger sa durée par des mesures de soutien à la consommation, totalement contreproductives dans la logique de son raisonnement.
38Tout autre est l’approche de Keynes. Sur le plan méthodologique tout d’abord, s’il est probablement excessif de faire de Keynes « l’inventeur » de la macroéconomie, il n’est en revanche pas abusif de voir en lui le principal promoteur de cette discipline abhorrée par Hayek, et caractérisée par un développement spectaculaire après la seconde guerre mondiale (le plus souvent sous l’influence très directe des idées de Keynes). Sur le fond également, l’écart est notable entre les deux économistes : contrairement à Hayek, Keynes situe l’origine de la crise et du chômage de masse qui l’accompagne dans l’excès, et non dans l’insuffisance de la propension à épargner par rapport à la volonté d’investir (d’où son fameux plaidoyer en faveur de « l’euthanasie des rentiers », expression qu’il convient évidemment de prendre au sens figuré). Contre la tradition classique, Keynes s’inscrit donc dans la filiation de Mandeville et Malthus, auxquels il rend un hommage appuyé au chapitre 23 de sa Théorie générale. Par rapport à Malthus, l’originalité de Keynes peut être résumée en deux points, l’un d’ordre analytique, l’autre plus politique. Sur le plan analytique, l’apport principal de Keynes est de proposer une critique efficace de la loi de Say, fondée sur une nouvelle théorie de l’intérêt et de la monnaie. Sur le plan politique, sa démarche se distingue fondamentalement de celle de Malthus en ce qu’elle ambitionne de réconcilier efficacité économique et protection sociale.
39Partageant le scepticisme de Malthus à l’égard de la loi des débouchés, Keynes voit bien que l’on ne peut mettre en cause celle-ci de façon convaincante si l’on ne s’attaque pas à la pièce-maîtresse qui la supporte, c’est-à-dire la théorie classique du taux d’intérêt, garante d’une autorégulation du couple épargne-investissement à niveau de revenu donné. La théorie alternative de l’intérêt que propose Keynes renvoie à une conception de la monnaie différente de celle des classiques, et le nouveau statut qu’acquière chez lui la monnaie est, lui-même, le produit d’une réflexion intégrant une dimension de l’action humaine non prise en compte par la vision classique du monde, l’incertitude radicale (notion très actuelle, puisqu’au cœur du débat sur le « principe de précaution »).
40Keynes s’écarte de la tradition classique en reliant directement l’intérêt à la monnaie : l’intérêt n’est pas, nous dit-il, la prime qu’il convient de verser aux agents économiques pour qu’ils acceptent d’épargner, c’est-à-dire de renoncer à la consommation immédiate (le « prix de l’abstinence » de Senior, ou le « prix de l’attente » de Marshall), mais la prime qu’on doit leur verser pour qu’ils acceptent de placer leur épargne, c’est-à-dire de renoncer à conserver celle-ci sous forme monétaire (thésaurisation). De ce fait, la fonction macroéconomique de l’intérêt n’est pas d’équilibrer l’épargne et l’investissement, mais l’offre et la demande de monnaie18. Contrairement à ce que pensent les classiques, il n’y a donc aucune garantie qu’une variation dans la propension à l’épargne (ou à l’investissement) induise une variation régulatrice du taux d’intérêt, permettant de rétablir l’équilibre du marché financier à niveau d’activité inchangé. Si par exemple la volonté d’investir s’effondre (cas de la crise de 1929), on ne peut affirmer que le relais sera pris par la consommation, sous l’effet d’une baisse du taux d’intérêt qui inciterait les ménages à épargner moins et donc à consommer plus. Au contraire, pense Keynes, la baisse de l’investissement a toute chances de voir ses effets négatifs amplifiés par une baisse induite de la consommation, par l’intermédiaire de la baisse du revenu distribué aux ménages (phénomène du multiplicateur d’investissement). La loi de Say est prise en défaut, puisqu’une baisse de la production peut résulter d’une baisse de la demande globale.
41L’approche keynésienne du taux d’intérêt implique que les agents économiques manifestent une certaine préférence pour la liquidité, c’est-à-dire soient réticents à échanger de la monnaie contre des actifs financiers non monétaires tels que des obligations (le rôle de l’intérêt est précisément de les inciter à surmonter cette réticence). Cette notion n’a pas sa place dans la vision classique du monde, selon laquelle la monnaie, simple intermédiaire des échanges, n’est pas recherchée pour elle-même mais uniquement pour les biens qu’elle permet d’acquérir : dans l’univers classique, il est absurde de devoir verser une prime à quelqu’un pour l’inciter à renoncer à la liquidité, car (exception faite de quelques excentriques comme Harpagon ou l’Oncle Picsou) la monnaie en tant que telle n’exerce aucune attractivité particulière. Dans l’univers réel en revanche, la préférence pour la liquidité est un fait d’expérience peu contestable. Selon Keynes, elle ne résulte pas d’une quelconque irrationalité des agents, mais simplement de l’incertitude dans laquelle ils sont quant à l’avenir, et qui les pousse à se méfier de leurs propres prévisions19 :
Pourquoi quiconque en dehors d’un asile de fous voudrait-il utiliser la monnaie comme réserve de richesse ? Parce que, sur des bases en partie raisonnables et en partie instinctives, notre désir de conserver de la monnaie comme réserve de richesse est un baromètre de notre degré de méfiance à l’égard de nos propres calculs et conventions concernant le futur. Même si ce sentiment vis-à-vis de la monnaie est lui-même conventionnel ou instinctif, il opère, pour ainsi dire, à un niveau plus profond de notre motivation. Il prend la relève dans les moments où les conventions plus superficielles, plus précaires, faiblissent. La possession de monnaie en tant que telle calme notre inquiétude ; et la prime que nous exigeons pour nous séparer de la monnaie est la mesure de notre degré d’inquiétude. La signification de cette caractéristique de la monnaie a généralement été négligée ; et, dans la mesure où elle a été remarquée, la nature essentielle du phénomène a été mal décrite. (Keynes, « The general theory of employment », QJE, février 1937)
42Spéculateur heureux, amateur de jeux de hasard et lui-même auteur d’un traité sur les probabilités, Keynes précise la nature de l’incertitude à laquelle se rattache selon lui le comportement de préférence pour la liquidité20 :
Par connaissance incertaine, je m’explique : je n’entends pas simplement distinguer ce que l’on sait de ce qui est simplement probable. Le jeu de la roulette n’est pas, dans ce sens, sujet à l’incertitude ; pas plus que la perspective qu’un bon de la victoire soit tiré au sort. Ou bien encore, l’espérance de vie n’est que légèrement incertaine. Même la météorologie n’est que modérément incertaine. Le sens dans lequel j’utilise le terme est celui dans lequel la perspective d’une guerre européenne est incertaine, ou le prix du cuivre et le taux d’intérêt à vingt ans d’ici, ou l’obsolescence d’une nouvelle invention, ou la situation des propriétaires privés de la richesse dans le système social en 1970. En ces matières il n’y a pas de bases scientifiques sur lesquelles fonder une quelconque probabilité calculable. Nous ne savons tout simplement pas. Néanmoins, la nécessité d’agir et de décider nous oblige en tant qu’hommes pragmatiques à faire de notre mieux pour oublier ce fait embarrassant, et à nous comporter exactement comme nous le ferions si nous avions derrière nous un bon calcul à la Bentham d’une série d’avantages et de désavantages éventuels, chacun multiplié par la probabilité qui lui aurait été affectée, et attendant d’être additionné. (ibid.)
43La prise en compte de l’incertitude radicale (i. e.non traitable à l’aide du calcul des probabilités) a donc des conséquences macroéconomiques majeures : elle justifie les comportements de préférence pour la liquidité, et par là même fonde une théorie monétaire de l’intérêt qui, en se substituant à l’ancienne théorie « réelle » des classiques, vient ruiner la loi des débouchés. Dans l’univers keynésien, c’est la demande qui détermine le niveau d’activité des entreprises (donc également l’emploi), et non l’inverse :
Une économie monétaire, résume Keynes dans la préface à la première édition de sa Théorie générale, est essentiellement… une économie où la variation des vues sur l’avenir peut influer sur le volume actuel de l’emploi, et non sur sa seule orientation.
44Selon cette perspective, l’origine de la crise est à rechercher dans un retournement du « climat des affaires » (état de la prévision des chefs d’entreprises, d’où découlent les anticipations de rentabilité des investissements) qui, associé à une augmentation de la préférence pour la liquidité, entraîne une chute de l’investissement, dont les effets macroéconomiques sont aggravés par l’effet « boule de neige » qu’elle suscite du côté de la consommation des ménages (multiplicateur). Des millions de personnes se retrouvent sans travail parce que la demande globale s’est effondrée. Il importe donc de ranimer celle-ci, fut-ce au prix de dépenses apparemment « superflues » (Keynes suggère ironiquement aux gouvernants, s’ils ne parviennent pas à trouver d’idées plus intelligentes, d’embaucher des chômeurs pour creuser des trous, et ensuite les reboucher)21.
45Si la critique de la loi de Say repose chez Keynes sur une argumentation économique sensiblement plus élaborée que chez Malthus, elle débouche également sur des conclusions politiques très différentes, voire opposées. La nécessité de promouvoir la demande solvable sans aggraver le péril de la surpopulation conduisait Malthus, comme on l’a vu, à recommander de soutenir la demande de consommation « superflue » des classes riches (défense des corn laws) plutôt que la demande de consommation « nécessaire » des classes populaires (condamnation des poor laws), ces dernières représentant l’essentiel du péril démographique du fait de leur importance numérique et de leur propension supposée à se reproduire à un rythme excessif. Jointe à la recommandation faite aux pauvres de pratiquer le mariage tardif et la chasteté hors mariage, cette proposition achève de donner au programme de Malthus une tonalité franchement réactionnaire, qui explique sans doute la solide allergie de Marx22 à son égard.
46À l’opposé, on peut définir comme typiquement social-démocrate le programme politique esquissé par Keynes dans le dernier chapitre de sa Théorie générale, intitulé « Notes finales sur la philosophie sociale à laquelle la théorie générale peut conduire ». Jointe au développement considérable de la productivité agricole, la transition démographique du xixe siècle (amorcée en France dès le siècle précédent) a rendu caduque l’objection malthusienne aux mesures de protection sociale. Outre la justification sociale de ce genre de mesures, il existe, aux yeux de Keynes, de très bonnes raisons économiques pour redistribuer une partie importante du revenu national en faveur des catégories les plus pauvres de la population23 :
Les deux vices marquants du monde économique où nous vivons sont, le premier, que le plein emploi n’y est pas assuré, le second, que la répartition de la fortune et du revenu y est arbitraire et manque d’équité. Le rapport entre la théorie qui précède et le premier de ces vices est évident. Mais il existe deux points impor où elle touche aussi le second.
Depuis la fin du xixe siècle, la taxation directe des revenus […] et des successions a permis de réaliser, surtout en Grande-Bretagne, de sérieux progrès dans la réduction des très grandes inégalités de fortune et de revenu. Certains souhaiteraient qu’on allât beaucoup plus loin dans cette voie, mais ils sont retenus par deux ordres de considérations. D’abord, ils craignent de rendre les évasions fiscales trop avantageuses, et ainsi d’affaiblir à l’excès le motif qui pousse à assumer des risques. Mais ce qui, à notre avis, les arrête surtout, c’est l’idée que la croissance du capital dépend de la force du motif qui pousse à l’épargne individuelle, et que cette croissance est en grande partie commandée par l’épargne que la classe riche retranche sur ses superfluités. Notre thèse est sans influence sur les premières considérations, mais elle conduit à envisager les secondes sous un jour bien différent. Nous avons vu en effet que, tant que le plein emploi n’est pas établi, une faible propension à consommer n’accélère nullement la croissance du capital, mais au contraire la ralentit, et que c’est seulement dans une situation de plein emploi qu’elle y est favorable. De plus, l’expérience indique que, dans les conditions actuelles, l’épargne issue des institutions et des fonds d’amortissement est plus que suffisante, et qu’une redistribution du revenu propre à accroître la propension à consommer pourrait favoriser de façon décisive la croissance du capital. […]
L’analyse qui précède nous amène donc à conclure que dans les conditions contemporaines, la croissance de la richesse, loin de dépendre de l’abstinence des milieux aisés, comme on le croit en général, a plus de chances d’être contrariée par elle. Ainsi disparaît une des principales justifications sociales des grandes inégalités de fortune. Ce n’est pas à dire que d’autres raisons indépendantes de notre théorie ne puissent justifier en certaines circonstances un certain degré d’inégalité des fortunes. […]
Pour notre part, nous pensons qu’on peut justifier par des raisons sociales et psychologie de notables inégalités dans les fortunes, mais non des disproportions aussi marquées qu’à l’heure actuelle. Il existe des activités humaines utiles qui, pour porter tous leurs fruits, exigent l’aiguillon du lucre et le cadre de la propriété privée. Bien plus, la possibilité de gagner de l’argent et de constituer une fortune peut canaliser certains penchants dangereux de la nature humaine dans une voie où ils sont relativement inoffensifs.[…] Il vaut mieux que l’homme exerce son despotisme sur son compte en banque que sur ses concitoyens ; et, bien que la première sorte de tyrannie soit souvent représentée comme un moyen d’arriver à la seconde, il arrive au moins dans certains cas qu’elle s’y substitue. Mais, pour stimuler ces activités et pour satisfaire ces penchants, il n’est pas nécessaire que la partie se joue à un taux aussi élevé qu’aujourd’hui. Des taux beaucoup plus bas seraient tout aussi efficaces dès lors que les joueurs y seraient habitués. (Keynes, op. cit.,chapitre 24, section I).
47Soutenir, par le biais de la redistribution des revenus, le pouvoir d’achat des catégories sociales les plus démunies est, selon Keynes, une opération macroéconomiquement efficace, car ces catégories ont une propension à consommer plus forte que les classes riches, ce qui permet de renforcer la demande globale et, par là, de soutenir l’activité des entreprises et l’emploi. Un bénéfice collatéral de l’opération, dont Keynes souligne l’importance dans le contexte des années 1930, est sa contribution à l’apaisement des antagonismes internationaux :
Les causes de la guerre sont multiples. Les dictateurs et leurs semblables, à qui la guerre procure, au moins en perspective, un stimulant délectable, n’ont pas de peine à exciter le sentiment belliqueux de leurs peuples. Mais il existe en outre des causes économiques de la guerre, qui leur facilitent l’entretien de la flamme populaire, à savoir : la poussée de la population et la compétition autour des débouchés. Cette dernière cause, qui a joué au xixe siècle et jouera peut-être encore un rôle prédominant, a un rapport étroit avec notre sujet. Nous avons signalé dans le chapitre précédent que, sous un régime de laissez-faire intérieur et d’étalon-or international, […] le seul moyen pour les gouvernements de soulager la détresse économique de leur pays était de lutter pour la conquête des marchés extérieurs. […] Or, si les nations pouvaient apprendre à maintenir le plein emploi au moyen de leur seule politique intérieure (et aussi, faut-il ajouter, si elles pouvaient atteindre un équilibre démographique), il ne devrait pas y avoir de force économique important propre à dresser les intérêts des divers pays les uns contre les autres. […] Le commerce international cesserait d’être ce qu’il est, c’est-à-dire un expédient désespéré pour préserver l’emploi intérieur des pays en stimulant les ventes et en restreignant les achats au-dehors ; moyen qui, lorsqu’il réussit, ne fait que transférer le problème du chômage au pays le moins bien placé dans la lutte. Il deviendrait un échange de marchandises et de services, réalisé librement et sans obstacle, en des conditions comportant des avantages réciproques. (ibid.)
48Par une ruse de l’histoire, Keynes est ainsi conduit à rejoindre Ricardo (contre Malthus) dans la célébration des bienfaits du libre-échange et de la division internationale du travail24. Le programme politique qu’il esquisse dans le dernier chapitre de son ouvrage de 1936 est assez précisément celui qui se concrétisera, dans les années d’après-guerre, à travers des mesures comme le Plan Marshall25, la sécurité sociale, la régulation conjoncturelle de la demande intérieure et le processus de désarmement douanier (à l’échelle internationale dans le cadre du GATT, ou à l’échelle régionale avec notamment le Traité de Rome). Ce programme, auquel le vieux continent doit quelques bénéfices parmi lesquels, probablement, la paix et trente ans d’exceptionnelle croissance économique et de quasi plein emploi, a paru atteindre ses limites à la fin des Trente glorieuses (1945-1974). Bien des économistes furent alors enclins à proposer qu’on extraie Keynes du mausolée où ils l’avaient installé pendant cette période faste, en vue de faire de la place pour Hayek, Friedman (que presque tout éloigne l’un de l’autre, hormis une commune aversion pour l’État-Providence), voire les plus jeunes théoriciens de la « nouvelle économie classique ». Quelques événements récents viennent cependant nous rappeler que l’incertitude radicale n’est pas soluble dans la théorie des anticipations rationnelles, et l’observation, dans les faits sinon dans les discours, des politiques budgétaire et monétaire pratiquées au cours des deux dernières décennies par l’économie la plus puissante de la planète suggère nettement que le fantôme de Keynes hante encore les couloirs.
Conclusion
49Que ce soit au nom des intérêts de la balance commerciale, de l’accumulation du capital ou (et) de la moralité des classes laborieuses, l’orthodoxie économique Outre-Manche s’est caractérisée, de Locke à Marshall, par une remarquable continuité dans l’éloge des vertus de « frugalité » (Locke), de « parcimonie » (Smith), « d’abstinence » (Senior) ou « d’attente » (Marshall). Nonobstant les points importants qui les séparent, tous ces auteurs convergent pour affirmer que la dépense superflue est l’ennemi du bien public. Il n’est sans doute guère difficile de leur trouver des émules dans la période récente, de part et d’autre de la Manche.
50Mais la Grande-Bretagne recèle également une longue tradition d’économistes dissidents qui, refusant de communier avec la science officielle et l’idéologie dominante dans la réprobation des dépenses dites superflues, s’efforcent au contraire de mettre en évidence leur fonctionnalité macroéconomique. On a voulu donner ici un aperçu de cette tradition, à travers une présentation des thèses développées par trois de ses représentants, et des arguments échangés avec leurs contradicteurs « orthodoxes ».
51Dans ce trio très inégal sous l’angle de l’importance des contributions à l’analyse économique, Malthus occupe une position particulière, et idéologiquement délicate : pasteur austère prêchant aux pauvres les vertus du labeur et du moral restraint, il se trouve conduit, par le jeu combiné de son « principe de population » et de son refus de la loi de Say, à recommander aux pouvoirs publics les mêmes égards pour les frivolités de l’aristocratie que ne le faisait, un siècle plus tôt, le libertin Mandeville dans sa Fable des abeilles. Un peu plus d’un siècle plus tard, la Théorie générale de Keynes permet de dénouer la contradiction et, ce faisant, apporte de substantiels arguments à la thèse selon laquelle c’est l’inégalité sociale qui, dans une large mesure, est devenue économiquement superflue.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 En dépit de quelques contestations radicales et parfois précoces, dont la plus marquante est sans doute celle que développe l’Américain Veblen dans sa Théorie de la classe de loisir (1899).
2 dont témoigne d’ailleurs, chez les plus perspicaces, l’intérêt pour le solde du commerce extérieur.
3 Qui représente pour lui la valeur du stock de moyens de production et de moyens de subsistance destinés à l’entretien des travailleurs productifs.
4 Sauf en France, où il a commencé à changer dès le xviiie siècle avec le développement de pratiques contraceptives.
5 Il convient peut-être de souligner qu’il n’est pas contradictoire de dénoncer à la fois le risque de la famine et celui de la surproduction : la famine caractérise la non satisfaction d’un besoin, alors que la crise de surproduction résulte d’une insuffisance de la demande solvable.
6 Part du revenu consacrée à l’épargne.
7 Le terme « utilité marginale » ne s’imposera qu’avec Alfred Marshall : Jevons parle quant à lui de « degré final d’utilité ». L’Autrichien Menger et le Français Walras, principaux protagonistes avec Jevons de la révolution marginaliste, utilisent respectivement les expressions « utilité-limite » (grenznuzen) et « rareté ».
8 Alors que l’expression « économie classique » a été introduite par Marx, le terme « néoclassique » est dû à Veblen.
9 Ce qui explique que Keynes englobe les deux paradigmes sous la même étiquette « classique » dans sa Théorie générale (1936).
10 Ses Principles of Economics, publiés pour la première fois en 1890, seront réédités sept fois jusqu’en 1920.
11 Hayek (1899-1992) résida en Angleterre de 1931 à 1950. Il reçut le Prix Nobel d’économie en 1974.
12 « Le plus horrible mélange que j’ai jamais lu », écrira-t-il à propos de Prix et production (Keynes, Collected writings, vol. XIII, cité par C. Schmidt dans sa préface à l’édition française de l’ouvrage de Hayek).
13 Qui bénéficia d’une longévité bien plus grande que son rival, décédé en 1946 à l’âge de 63 ans.
14 Si l’analyse des fluctuations économiques développée par Hayek présente certaines similitudes avec celle du Suédois Knut Wicksell (Intérêt et prix, 1898), notamment en ce qui concerne le rôle de la création monétaire, elle s’en distingue nettement par le refus catégorique, chez Hayek, de raisonner en termes macroéconomiques, c’est-à-dire de grandeurs agrégées. Chez Wicksell, les perturbations induites par la création monétaire transitent par la hausse du niveau général des prix. Hayek considère qu’une telle notion n’a aucune utilité pour la compréhension des phénomènes économiques, et que seuls importent les mouvements de prix relatifs.
15 Dans un système économique clos, il existe nécessairement une égalité ex post entre l’épargne et l’investissement.
16 Les banques, à la différence des autres agents économiques (particuliers, entreprises non financières), ont la particularité de créer la monnaie qu’elles prêtent lorsqu’elles accordent des crédits à leurs clients. Symétriquement, cette monnaie est détruite lors du remboursement des crédits ban. Il s’ensuit que, dans un système monétaire moderne, la masse monétaire (quantité de mon en circulation dans l’économie) évolue essentiellement en fonction de l’activité de crédit des banques. Cette activité constitue la principale variable de contrôle de la politique monétaire.
17 Hayek ne remet pas en cause la thèse classique selon laquelle l’économie fonctionne normale en situation de plein emploi (entendu comme absence de chômage « involontaire »).
18 L’offre de monnaie désigne la quantité de monnaie en circulation dans l’économie (la masse monétaire), la demande de monnaie le niveau d’encaisse que les agents économiques souhaitent détenir. Dans la tradition classique, la demande de monnaie se limite aux « encaisses-transaction », stock technique que les agents doivent détenir en moyenne pour pouvoir effectuer leurs transactions de façon régulière, compte tenu de la différence entre le rythme auquel ils perçoivent leurs revenus et celui auquel ils effectuent leurs dépenses (un salarié, par exemple, est payé une fois par mois, mais effectue en général des dépenses de façon quotidienne). Pour Keynes, la demande de monnaie ne se limite pas à ce besoin technique : elle comprend également un élément lié à la préférence pour la liquidité, qu’il appelle « encaisses-spéculation ».
19 Cette incertitude peut elle-même varier fortement au gré des événements, d’où l’instabilité de la préférence pour la liquidité, et, du même coup, du niveau de la prime qu’exigent les agents économiques pour renoncer à la liquidité. Une bonne partie des variations des cours de la bourse résulte de cette instabilité.
20 Keynes reprend à cette occasion une distinction opérée en 1921 par Frank Knight, qui distinguait le « risque » (appelé incertitude « modérée » par Keynes) de « l’incertitude » au sens strict (l’incertitude radicale de Keynes). La première notion renvoie aux phénomènes dont la probabilité d’occurrence est connue, soit a priori (par exemple l’issue d’un jeu de hasard) soit à partir d’observations statistiques (par exemple les accidents de la route), la seconde à ceux dont la probabilité est inconnue. La distinction entre « risque » et « incertitude » (stricto sensu)correspond à celle qui existe entre les phénomènes assurables et ceux qui ne le sont pas.
21 La principale catégorie de dépenses « superflues » qui, dans les années trente, permit à certains pays de faire reculer le chômage fut malheureusement celle des dépenses de guerre.
22 Pourtant adversaire, lui aussi, de la loi des débouchés et, par ailleurs, généralement plutôt élogieux à l’égard de Ricardo.
23 La Théorie générale de Keynes est, sur le plan économique, la source doctrinale directe du rapport Beveridge sur la sécurité sociale (1942).
24 Il est toujours délicat de faire parler les morts mais il paraît peu douteux qu’aujourd’hui, Keynes soutiendrait l’OMC et les pays du Tiers-Monde qui réclament le libre accès pour leurs produits aux marchés des pays riches, plutôt que les mouvements « anti-mondialisation » et José Bové.
25 Dont les résultats constituent une éclatante confirmation des thèses défendues en 1919 par Keynes dans son ouvrage sur Les conséquences économiques de la paix.
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