Les romans de Paul Auster : la fiction aux sentiers qui bifurquent
p. 73-79
Texte intégral
1J’ai intitulé cette étude « les romans de Paul Auster : la fiction aux sentiers qui bifurquent », j’aurais pu l’appeler « De Borges à Chateaubriand ». En effet l’œuvre austérienne, depuis l’autobiographique Invention de la solitude de 1979 (publiée en 1982) jusqu’au Livre des illusions, paru en 2002, donne souvent l’impression d’un trop-plein de matériau fictionnel. Les récits sont fondés, à l’instar des labyrinthiques énigmes de Borges, sur des jeux de symétries et de perspectives, des glissements métaphysiques, sur le motif du texte comme métonyme de la vie. Les trajectoires individuelles sont l’objet de mutations radicales, de mises en orbite irréversibles. J’utiliserai pour rendre compte de cette caractéristique le terme de « bifurcation » pour ce qu’il suggère de soudaineté, d’inconnaissance, de progression labyrinthique. Cette complexification sur l’axe biographique est soulignée par l’exergue du Livre des illusions, tirée des Mémoires d’outre-tombe : « L’homme n’a pas une seule et même vie ; il en a plusieurs mises bout à bout, et c’est sa misère » (Livre III, chap. XVI). (« Man has not one and the same life. He has many lives, placed end to end, and that is the cause of his misery. ») Mais à cette multiplicité de surface s’ajoute aussi une combinatoire qui ressortit davantage au projet des Fictions de Borges, à celui en tout cas de Ts’ui Pên, l’écrivain-philosophe qui, dans la nouvelle intitulée « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », construit un livre-labyrinthe :
Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l’homme en adopte une et élimine les autres ; dans la fiction du presque inextri Ts’ui Pên, il les adopte toutes simultanément. Il crée ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent2.
2Répétitions, doubles et coïncidences forment chez Auster une géométrie de l’aléatoire et de la confusion. L’intrigue comme l’écriture préfèrent la saturation et l’instabilité à l’épurement et la fixité. Ces efflorescences, qu’on pourrait dire baroques, sont-elles superflues ? Épaisseur et bifurcation sont-elles nécessairement synonymes de superfluité ? C’est la question à laquelle cette étude se propose de répondre.
3Le premier type de bifurcation que l’on remarque est celui qui se manifeste sur l’axe linéaire de la biographie ou simplement de la géographie. Dans La Musique du hasard (The Music of Chance), le lexique du hasard, les stratégies de la bifurcation et de la coïncidence sont à l’honneur. La figure de la bifurcation y prend une dimension spatiale. Elle est le point de non-retour après lequel l’action – mais aussi le destin des personnages – prend une trajectoire irréversible. Ce moment névralgique n’est pas le produit d’un choix délibéré ; il est le plus souvent l’effet d’un hasard ou d’un caprice soudain, comme dans le cas de Jim Nashe, héros du roman :
He had told them he was planning to go back to Massachusetts, but as it happened, he soon found himself traveling in the opposite direction. That was because he missed the ramp to the freeway – a common enough mistake – but instead of driving the extra twenty miles that would have put him back on course, he impulsively went up the next ramp, knowing full well that he had just committed himself to the wrong road. It was a sudden, unpremeditated decision. (6)
4La réalité de Moon Palace oscille également entre déterminisme classique et hasard. Certains rapports de causalité sont identifiables et identifiés par les personnages. D’autres ne sont identifiables que par le lecteur. Mais il est des rapports que ni les personnages ni le lecteur ne sont en mesure d’établir ou d’expliquer. Il en va ainsi des coïncidences que les romans de Auster font apparaître comme la partie émergée d’une structure historique profonde. Le chaos naît à ce moment précis où la raison ne parvient plus à saisir la diversité du réel. Les actes apparemment les plus anodins déterminent des orbites imprévues et irrévocables. Ces changements de cap sont souvent dits en termes astronomiques. Fogg, héros et narrateur, se souvient : « I spun out of orbit. » Ces hasards sont à chaque fois extraordinaires, « exorbitants ».
5Dans la galerie des « misfits », des clochards (plus ou moins) célestes et des illuminés des romans de Paul Auster, William Gurevitch, héros de Tombouctou (Timbuktu), l’avant-dernier roman, tient une place de choix. Durant ses années d’étudiant à Columbia, il devient schizophrène. La crise laisse des traces indélébiles : c’est une chose de se prendre pour la réincarnation de François Villon, c’en est une autre de s’adonner à toutes les formes de drogue qui circulent sur le campus à la fin des années soixante. C’est en décembre 1969 qu’a lieu pour William Gurevitch l’événement qui bouleverse sa vie :
Willy had the vision that changed everything, the mystical encounter with blessedness that turned him inside out and set his life on an entirely different course. (17)
6En effet William rencontre le père Noël. Non pas un ectoplasme, mais le vrai père Noël avec barbe blanche et costume rouge, Old Santa Claus qui s’adresse à lui depuis le poste de télévision. C’est le moment de révélation et de conversion pour William qui prend la ferme résolution de mener une vie sainte et de faire le bien autour de lui. William devient Willy G. Christmas et se fait tatouer un père Noël sur le bras, au grand dam de sa mère qui a échappé aux camps de concentration et pour qui l’idée de tatouage prend une tout autre signification. Le changement de nom, comme souvent chez Auster, annonce la bifurcation dans le destin du héros qui entame son errance américaine. Willy G. Christmas devient le barde-vagabond, flanqué de son compagnon de voyage, un chien répondant au nom de Mr. Bones. Mr. Bones reçoit lui aussi trois noms différents lors de ses mésaventures picaresques, chaque nom étant lié à un chapitre de son histoire et aux maîtres successifs qu’il rencontre. Cette multiplication patronymique apparaît également dans le dernier roman avec le personnage de Hector Mann, alias Chaim Mandelbaum, alias Hector Spelling, alias Herman Loesser.
7Mais la bifurcation ne s’exprime pas seulement sur le plan géographique ou linéaire de la biographie. Elle se lit également dans l’abondance des possibles que l’écriture romanesque fait naître. Deux exemples, tirés de Cité de verre (City of Glass) et Revenants (Ghosts), serviront à illustrer cette caractéristique. Détective par erreur et par usurpation, Daniel Quinn guette l’arrivée de l’homme qu’il doit filer à la gare de Grand Central. Quinn repère l’homme en question, mais appa soudain au milieu des voyageurs un deuxième homme, l’exact portrait du pre. Les sens de Quinn lui font-ils défaut ? Est-ce une illusion ? L’histoire par à ce point de bifurcation qui laisse le personnage – et le lecteur – dans la perplexité la plus grande.
Whatever choice he made – and he had to make a choice – would be arbitrary, a submission to chance. Uncertainty would haunt him to the end. (56)
8Au thème du double est alors associé celui du choix. Aucun retour en arrière n’est possible après la bifurcation, et pas plus que Quinn, le lecteur n’est sûr que c’est le « bon » choix qui a été fait.
9Comme Quinn, qui ne sait lequel des deux hommes il doit suivre à Grand Central, Blue, héros de Revenants, s’interroge sur l’identité d’une femme qui apparaît dans la fiction de manière apparemment fortuite. Sa fonction sera-t-elle cruciale dans le déroulement de l’affaire ? Ce n’est que quelques paragraphes plus loin que le suspense est levé.
The woman never meant anything. She was just a diversion. (156)
10Le terme en soi est un aveu, la marque de la métafiction. Diversion ou bifurcation, Blue, et le lecteur avec lui, sont un temps dirigés dans une mauvaise direction. Le récit s’engage temporairement dans une impasse. Mais seul le lecteur se rend compte qu’elle est délibérée. Peut-être a-t-il également le sentiment confus que cette amorce aussi fait partie de l’histoire, et que, comme tous les possibles non réalisés, elle est là, de l’autre côté de la bifurcation, prête à être actualisée. Moon Palace fait référence, on s’en souvient, à La Monadologie, essai dans lequel Leibniz pose comme nécessaire l’intervention de la volonté divine pour que soit actualisé le meilleur des mondes possibles. C’est à cette nécessité du choix dans le travail de création que Paul Auster faisait allusion dans un entretien récent :
Lorsqu’on écrit un roman, il faut prendre des décisions à chaque page, sur ce que l’on jette, sur ce que l’on garde. J’en sais beaucoup plus que vous, je connais toutes les histoires de tous les personnages de ce livre [Le Livre des illusions]. Si j’ai jeté beaucoup d’informations, c’est que je ne voulais pas écrire un roman de neuf cents pages3.
11Dans Moon Palace, non seulement les trajectoires individuelles se ressemblent, mais elles se croisent. Les destins de personnages fictifs comme de personnes réelles convergent. Le narrateur se plaît à supposer les circonstances de ces improbables rencontres (245-247). Ces intersections ont un caractère hypothétique, presque expérimental, comme si Auster montrait là des amorces d’histoires finalement abandonnées. Ces conjectures sont comme autant de développements diégétiques non réalisés ; elles signalent toutes les bifurcations souterraines que le texte n’a pas suivies. Derrière certains commentaires où la fiction semble se déliter, ce n’est plus le narrateur que l’on entend, c’est l’auteur que l’on perçoit à fleur de texte.
The possibilities for such scenes are limitless, but I generally try to keep them as modest as I can – brief and silent interactions : a smile, a tip of the hat, a mumbled apology. (246)
12L’histoire de Moon Palace est précisément faite de ces suppositions, de ces incertitudes, de ces conjectures. À mesure que les recoupements sont établis, Moon Palace s’apparente à un jeu de construction, fait de fragments épars qui viennent s’emboîter les uns dans les autres. Sous le désordre apparemment superfétatoire des répétitions, des parallélismes, des convergences, une géométrique se fait jour, qui structure la fiction et lui donne sa dynamique.
13Dans Tombouctou, c’est au travers des impressions et réflexions de Mr. Bones, personnage focal, que l’histoire est relatée. Par ses rêves également : quatre rêves viennent apporter au récit un supplément de fiction, le premier rêve constituant un métarécit. Mr. Bones s’endort aux pieds de son maître sur un trottoir de Baltimore. Mais le rêve, au lieu de transporter en un autre temps et un autre lieu, commence là même où la vie éveillée de Mr. Bones vient de s’interrompre, sur cette même rue déserte de Baltimore. L’épisode rêvé est en fait prémonitoire. On l’apprend plus tard, lorsqu’à nouveau éveillés, le chien et son maître vivent les événements décrits dans le rêve, événements qui conduisent à la mort de Willy. Les deux compagnons doivent se séparer et c’est désormais le chien que la narration suit, alors qu’à l’arrière-plan pour ainsi dire, Willy est laissé à son destin déjà scellé.
As Mr. Bones trotted along the sidewalk, listening to a siren approach the area he had just left, he understood that the last part of the story was about to begin. But it wasn’t his story anymore, and whatever happened to Willy from this point on would have nothing to do with him. (87-88)
14Complexification non plus linéaire de la narration, mais superposition ici de deux fragments contemporains. La même fonction caractérise les rêves suivants qui constituent un surplus de matériau fictionnel que le récit n’a pas choisi d’utiliser, mais qui néanmoins est suggéré : « even if none of it had really happened » [124]. La plume austérienne ne manque pas d’accompagner ces passages des nota métafictionnelles habituelles, associant à la notion du rêve celle de « make-believe ». Le dernier rêve prend davantage la forme d’un souvenir. « Had any of this really happened ? » [179]. Le rêve et la mémoire semblent fusionner. On se souvient de la conception austérienne de la mémoire, présente depuis L’Invention de la solitude jusqu’au Livre des illusions : « memory is a place ». Ici le rêve – ou le souvient, on ne sait plus très bien – est un voyage, le dernier voyage de Mr. Bones.
15Comme Moon Palace qui emprunte au roman picaresque son caractère épisodique, Le Livre des illusions fait également apparaître une juxtaposition d’épisodes. La complexification diégétique est liée aux coups du sort qui vont encore une fois déterminer d’improbables destinées, celle en particulier du héros, Hector Mann. Comme l’épisode « western » de Moon Palace, qui fait un long retour analeptique sur le passé de Julian Barber, les copieux chapitres 5 et 6 du Livre des illusions ressuscitent un passé oublié. La biographe du disparu révèle, telle une Schéhérazade, les avatars de l’existence anonyme et souvent calamiteuse du héros. Ces fragments de vie, cependant, sont liés entre eux par de nombreuses correspondances. Le lecteur s’aperçoit bientôt que le passé ressurgit dans le présent, que le scénario écrit par tel personnage rappelle curieusement la vie de tel autre. À la juxtaposition s’ajoute la superposition lorsque le narrateur s’attache à raconter les films de Hector Mann. Les scénarios ont ici les mêmes fonctions que les récits enchâssés de Moon Palace ou de Léviathan. Ils fonctionnent comme contrepoint thématique, surcharge baroque qui sature l’espace de la fiction, voire la fait déborder d’elle-même lorsque ce superflu devient l’indice d’une distance métafictionnelle. La réflexion de Chateaubriand qui porte sur le cours de la vie est relayée par l’axe, verticalisé chez Auster, de la mémoire :
My skin had become a palimpsest of fleeting sensations, and each layer brought the imprint of who I was. (227)
16Ce que Le Livre des illusions entend dire, ce faisant ainsi l’écho de L’Invention de la solitude, c’est qu’au commencement de la fiction, tout est déjà là, que le récit dans sa linéarité n’est que l’expression d’une incapacité temporaire à déchiffrer l’intrigue du réel. C’est la force des labyrinthes romanesques de Auster que de révéler sous les accidents de surface, la simultanéité, le déjà-là de la vie.
17Pour revenir, en conclusion, à Borges, le projet de labyrinthe de « l’inextricable Ts’ui Pên » révèle un souci autre que celui de la confusion spatiale. Son labyrinthe, c’est son livre, illisible et infini, « un labyrinthe de symboles », dit le texte, « un invisible labyrinthe de temps ». Le projet n’est donc pas d’architecte, mais de métaphysicien. Il est motivé par la croyance en un temps non linéaire :
Il croyait à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent pendant des siècles embrasse toutes les possibilités4.
18Chez Auster, la stratégie de la saturation biographique, l’insistance des hasards nécessaires, les coïncidences, les éternels retours, le voyage immobile dans la mémoire suggèrent également une métaphysique de la pluralité des possibles, du dépli infini de la réalité, de la fiction en tout cas. L’épaisseur et la bifurcation ne sont pas superflues, elles sont au contraire la matière même de l’œuvre austérienne. Elles signalent cette « pluralité des mondes » qui affleure, sans jamais toutefois se révéler entièrement. Les textes s’adonnent volontiers à la conjecture (mot récurrent que Borges et Auster ont en commun), et si l’on a pu dire que les romans de la Trilogie s’apparentaient plus à des fictions métaphysiques qu’à des romans policiers, c’est peut-être, entre autres, parce qu’ils interrogent la question du choix. Dans le dernier roman, le narrateur pose une fois de plus la question :
Eleven years later I still wonder what would have happened if I had stopped and turned around before we reached the door. (221)
19L’intrigue du Livre des illusions, comme celles des romans qui le précèdent, est faite d’une accumulation d’hypothèses, d’énigmes dont la résolution est retardée le plus longtemps possible. Le roman s’achève, du reste, sur une dernière conjecture qui restera celle-là sans réponse. Elle appartient à l’ordre des possibles borgésiens, à ce surplus de matière dans lequel la fiction austérienne feint de ne savoir choisir.
Bibliographie
Bibliographie
Auster Paul, The Invention of Solitude, Londres, Faber and Faber, 1982.
—, The New York Trilogy, Londres, Faber and Faber, 1985, 1986, 1987.
(City of Glass, Ghosts, The Locked Room)
—, In the Country of Last Things, Londres, Faber and Faber, 1987.
—, Moon Palace, Londres, Faber and Faber, 1989.
—, The Music of Chance, Londres, Faber and Faber, 1990.
—, Leviathan, Londres, Faber and Faber, 1992.
—, Timbuktu, Londres, Faber and Faber, 1999.
—, The Book of Illusions, Londres, Faber and Faber, 2002.
Borges Jorge Luis, Fictions, Buenos Aires, Emecé, 1956, [Paris, Gallimard, 1957].
Chateaubriand François René de, Mémoires d’outre-tombe, Paris, NRF, Bibliothèque de La Pléiade, M. Levaillant, G. Moulinier (éd.), 1957.
Leibniz Gottfried Wilhelm, La Monadologie, Paris, Grasset, 1990, [Le Livre de poche, 1991].
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