Rhétorique et esthétique du superflu chez Burton : de la copie à l’original
p. 57-71
Texte intégral
1Au xviie siècle, l’élimination du superflu est le combat victorieux mené par l’économie classique contre l’esthétique baroque, qui revendique l’abondance jusqu’à l’excès. Aux yeux de Marc Fumaroli2, cette confrontation logique et esthétique est le nerf de la guerre rhétorique qui, au fil du siècle, imposa l’atticisme, écriture simple et dépouillée issue du style coupé de Sénèque, aux dépens de l’asianisme, inspiré de l’art oratoire cicéronien, qui cherchait à plaire à un public parfois moins érudit en accumulant les ornements. Il fallait simplifier l’expression pléthorique en ramenant le multiple à l’un pour en finir avec la redondance. La persistance du superflu trahit alors un manque de rigueur dans le style, le relâchement d’un écrivain qui ne maîtrise pas assez son art ; rien ne la justifie moins que la création de l’Académie française, garante du classicisme.
2L’esthétique du xviie siècle s’est donc en bonne partie définie pour ou contre le superflu. Pas plus que les autres littératures européennes, la littérature anglaise ne pouvait éviter cette oscillation entre pléthore et laconisme, nécessaire pour préciser la conception moderne du livre, issue du passage définitif de la copie à l’œuvre originale. Jusqu’à la fin du Moyen Âge, en effet, la plupart des livres étaient des compilations anonymes de citations que l’on recopiait en complétant les collections. Tant que la copie demeurait le double fidèle de son original, l’un des deux faisait double emploi ; le seul intérêt était de multiplier le nombre d’exemplaires en circulation. Cependant, à force d’ajouts, de gloses et de paraphrases, parfois polémiques (c’est l’apport de la disputatio scolastique), la copie finit bientôt par se distinguer franchement du modèle pour devenir une œuvre originale, à la manière de l’élève qui dépasse le maître. Une fois doublée, dépassée par sa copie enrichie, la source en paraissait-elle aussitôt appauvrie au point de devoir disparaître sans laisser de trace ? C’est le dilemme stylistique du superflu : garder visible la présence des sources et de toutes les influences reçues, soit incorporées à un texte bientôt redondant, soit rejetées dans un abondant système de références, ou bien, au contraire, l’éradiquer, en passant sous silence une culture tenue pour acquise, par volonté de clarté, de simplicité et d’unicité ? Souvent gêné par les ellipses qui s’ensuivent (mais qui le renvoient avant tout à ses propres lacunes), le lecteur critique entre alors dans ce jeu entre explicite et implicite, à la recherche de cette partie occultée du texte où fut relégué le superflu. Excès ou défaut ? Cette alternative est le reflet exact de l’esthétique de la copie, terme dont le sens, depuis la Renaissance, s’est inversé de la richesse (la corne d’abondance littéraire que symbolise une profusion de références et de citations) à l’indigence, lorsqu’il ne désigne plus que la simple répétition à plusieurs exemplaires, sans variante originale3. Or, abondance et superflu sont deux synonymes, témoins d’un trop-plein lorsque le style se laisse submerger par un flot de mots ou d’images. À vouloir endiguer le superflu, n’a-t-on pas alors pris le risque de transformer l’excès en défaut, et d’appauvrir une littérature qui parlait d’abondance en coulant de source ?
3Robert Burton (1577-1640) est la figure anglaise de cette difficulté d’écrire. Son unique livre, The Anatomy of Melancholy (1621), évoque tout à la fois Rabelais, Montaigne, ou encore Cervantès. Entre scolastique et baroque, cette somme satirique reflète l’antagonisme constant qui oppose, d’une part, la volonté scientifique qui anime l’anatomiste d’établir une classification claire et distincte, et, d’autre part, l’exubérance de son écriture, érudite à l’excès. La bataille rhétorique et esthétique du superflu montre comment un écrivain du xviie siècle copie ses sources anciennes pour créer son livre original, d’où il tire une autorité inédite.
4Ainsi compris, le superflu devient indissociable du livre, dont les composantes se fixaient sous l’influence de l’imprimerie. Variante littéraire de la notion nouvelle d’individu, l’identité de l’auteur s’affirmait à mesure que le livre se détachait des compilations, des anthologies, des florilèges, ou de toute forme de collection. Pourtant, le modèle médiéval des specula persistait, lorsqu’il s’agissait de rassembler la somme des connaissances dont on disposait sur un sujet précis4, à partir de sentences garanties par l’autorité de la Bible ou des anciens5. Ces recueils impliquaient plusieurs auteurs, dont l’identité propre s’effaçait devant l’unité thématique ; c’est pourquoi certaines références, surtout si elles renvoyaient à un auteur isolé, étaient superflues. Ainsi se constituèrent des recueils de sagesse populaire foisonnant de sentences latines, d’adages, de dictons qui, comme le dit ce dernier terme, perdaient la signature de leur auteur en devenant lieux communs. Ces manuels d’instruction morale, hérités des Nuits attiques d’Aulu Gelle et des Adages d’Érasme, servaient encore à apprendre la rhétorique au xviie siècle ; leur influence était toujours sensible.
5La démarche naturelle de Burton prolonge celle de ces compilateurs, auteurs d’emprunts qui se heurteraient aujourd’hui à la définition de la propriété intellectuelle. Cette notion demeure cependant étrangère à la fin de la Renaissance, et Burton se contente d’un aveu qui rappelle Montaigne, avec qui apparaissent tant d’affinités : « I have read many books, but to little purpose, for want of good method, I have confusedly tumbled over divers authors in our libraries with small profit, for want of art, order, memory, judgement6. » Cette confusion des livres les uns avec les autres, dont l’enjeu est la fusion naturelle, est le travail non seulement du copiste, mais encore du satiriste, qui mélange les genres et les provenances. C’est un tissage de la bigarrure qui se réalise, sur le modèle des Stromates de Clément d’Alexandrie, et des « farcissures7 » qui étoffent les Essais de Montaigne.
6Une fois son recueil achevé, cependant, le collectionneur de citations n’est-il pas appelé à disparaître ? Il peut, en effet, se rendre superflu de deux façons : soit que sa compilation garde son autonomie sans qu’il lui impose sa marque, ce qui prouve son inutilité (comme ces premiers compilateurs, antiquaires anonymes, qui s’interdisaient d’intervenir par respect pour les anciens qu’ils citaient), soit qu’il finisse par faire double emploi avec la collection qu’il a constituée à son image, à tel point que la collection demeure le seul portrait autorisé du collectionneur d’antiquités, même lorsque ce portrait n’exclut pas les contrastes de la disputatio. C’est tout le problème de la copie qui est posé, cette fois de la répétition à l’enrichissement. Critique ou non, ce tissage de mots, qui s’appelle un texte, invite toujours le lecteur à y chercher la figure, et l’identité, de l’auteur.
7Ce dernier remplace le compilateur dès qu’il parvient à unifier ces fragments qu’il a rassemblés en les subordonnant à la fin qu’il s’est assignée. La citation s’étoffe de développements annexes : de la paraphrase succinte au commentaire plus substantiel, par où la marque originale de l’auteur moderne s’imprime dans son recueil, comme en filigrane8. Ainsi se prolonge la glose interlinéaire du scribe médiéval, qui intercalait sa propre interprétation, plus ou moins proche de la paraphrase, entre les lignes du manuscrit qu’il copiait9. À présent, le commentaire prend le pas sur le texte d’origine.
8Le livre moderne émerge de cette rhétorique de l’amplification, qui distingue peu à peu la copie de l’original. Or, ces ajouts ne sont pas toujours signes d’excès, mais souvent de défaut, car l’écriture oscille entre trop et trop peu : Burton évoque « all faults omitted, harsh compositions, pleonasmes of words, tautological repetitions, (though Seneca bear me out, nunquam nimis dicitur, quod nunquam satis dicitur) » (p. 12). Pléonasme et tautologie sont bien deux formes peu enrichissantes de copie. S’il craint de faire ainsi double emploi, c’est que l’écrivain du xviie siècle ne peut encore concevoir de nouveauté radicale. Pour lui, on ne peut que recréer le savoir des anciens, qu’il faut copier pour le garder de l’oubli : « We weave the same web still, twist the same rope again and again ; or, if it be a new invention, ’tis but some baubble or toy which idle fellows write, for as idle fellows to read : and who so cannot invent ? », conclut Burton, sans illusion (p. 11)10. Ce recyclage permanent des idées et des autorités provoque de nouveaux mélanges et de nouvelles combinaisons des mêmes données, qui assurent la vie et la mobilité de la littérature.
9Les œuvres y gagnent en cohérence, car la densité variable de l’entrecroisement de ces voix d’auteurs est bien la marque de fabrique de leur auteur moderne. Si la citation ne se distingue pas toujours de la récitation, c’est bien qu’il la connaît par cœur, et que cette connaissance était encore assez partagée pour rendre superflue l’identification individuelle des sources11.
10L’emprunt d’une citation et son intégration au discours de l’auteur étaient alors d’autant plus légitimes que ce processus indiquait leur assimilation, intellectuelle ou spirituelle. Par cette incorporation se constituait, jusqu’au sens organique que gardait cette métaphore, un corpus, dont le nouvel auteur gérait l’économie en l’unifiant en un tout vivant et mobile : « The matter is theirs most part, and yet mine […] which nature doth with the aliment of our bodies, incorporate, digest, assimilate […] the method onely is my own », reconnaît Burton12. Le prolongement de la métaphore culinaire, du mélange de la satire jusqu’à la digestion13, révèle les progrès de cette incorporation littéraire de la « farcissure », qui rend superflu l’usage régulier des guillemets et des italiques. C’est la survivance de la rhétorique des citations héritée des anciens. Même lorsque sa mobilité se heurte à la résistance de l’imprimerie, le processus ne cesse pas pour autant. En témoignent les nombreuses éditions d’une même œuvre, à commencer par les cinq versions successives de The Anatomy of Melancholy, qui ne sont pas de simples rééditions, mais des éditions toutes revues et augmentées par l’auteur14. Burton retranche très peu, mais continue d’ajouter références et exemples15, signe de l’enrichissement de sa propre érudition. C’est un cas exemplaire d’incorporation des anciens aux modernes, jusqu’à la figure même de l’auteur.
11Le cas de Burton s’enrichit encore d’un élément original : en écrivant sous le pseudonyme de Democritus Junior, il s’associe d’emblée à un auteur ancien, l’Abdéritain Démocrite, le philosophe du rire mélancolique. Les affinités sont donc assez profondes entre l’ancien et le moderne pour que ce dernier ait repris le nom du premier afin de se situer dans sa lignée. Dans ce dédoublement, l’un des deux Démocrite paraît superflu ; lequel ? Le moderne ne juge pas superflu de s’en expliquer : « I will presume to answer with Erasmus, in like case, ’Tis not I, but Democritus : Democritus dixit : you must consider what it is to speak in ones own or anothers person, an assumed habit and name… and what liberty those old satyrists have had : it is a cento collected from others : not I, but they, say it16. » À en juger par le nom, c’est le moderne, Burton, qui s’est effacé devant l’ancien ; mais c’est bien Burton qui tient la plume, et jamais l’ambiguïté n’est levée, comme le montre cette phrase qui brouille les pistes en faisant intervenir, comme à l’accoutumée, une autorité extérieure (Érasme17), là où toute forme de dissimulation paraissait pourtant superflue. Qui parle ?
12Au contraire, l’identité de l’auteur demeure masquée jusqu’à la fin de l’édition de 1621, où Burton doit ajouter « The Conclusion of the Author to the Reader » pour en finir avec ce travestissement littéraire : « The last Section shall be mine, to cut the strings of Democritus visor, to unmaske and shew him as he is18. » « Why doth the Author end, and act the Epilogue in his own name ? », demande Burton (ibid.), après avoir fait parler Démocrite dans un long prologue qui s’ouvrait sur la métaphore baroque de la comédie humaine : « Gentle reader, I presume thou wilt be very inquisitive to know what antick or personate actor this is, that so insolently intrudes, upon this common theatre, to the worlds view, arrogating another man’s name19. » Le pseudonyme peut sembler d’autant plus superflu que Burton ne va pas jusqu’à effacer la portée autobiographique de son livre, destiné aussi à guérir sa propre mélancolie : « I have laid my selfe open (I know it) in this Treatise20 » (ibid.). Pourtant, la solution hybride de l’auteur masqué derrière son autorité n’est pas une mascarade superflue. Burton le prouve en soulignant que l’état dans lequel Démocrite l’Ancien avait laissé son œuvre justifiait la relève d’un Démocrite moderne : « Which good intent of his… Democritus Junior is therefore bold to imitate, and, because he left it imperfect, and it is now lost, quasi succenturiator Democriti, to revive again, prosecute, and finish in this treatise » (p. 5).
13Le système de références adopté par Burton aide à comprendre quels éléments lui paraissent superflus pour établir l’autorité littéraire. Il récapitule ainsi sa démarche : « My translations are sometimes rather Paraphrases, and that onely taken which was to my purpose ; quotations are often inserted in the Text, which make the Style more harsh, or in the Margine, as it hapned21. » Cette phrase de la conclusion de 1621 est reprise mot pour mot de l’avertissement initial de Democritus Junior au lecteur ; c’est un bel exemple de collage de textes copiés, que Burton a jugé superflu de signaler, car cette auto-citation n’est pas avouée. Au lecteur, donc, de faire le recoupement, et de repérer la répétition ; peut-être en conclura-t-il que cet effet d’insistance n’était pas superflu aux yeux de Burton. L’intérêt principal de cette analyse est qu’ici, Burton revendique le rôle du vrai commentateur, avec une autorité nouvelle, qui n’est plus celle du compilateur effacé devant ses sources. C’est le vrai visage de Burton, c’est-à-dire de Democritus Junior, qui ne cesse de dialoguer avec les autorités qu’il cite, sans cacher qu’il fait de toutes ses références une sélection orientée. Au milieu de la mosaïque qu’il compose22, c’est sa propre voix qui s’élève pour en façonner l’unité. L’incorporation se fait naturellement (« quotations are often inserted in the Text ») ; ainsi procède la satire de Burton, qui aboutit à un vrai tissage, de plus en plus étoffé : « As a good housewife out of divers fleeces weaves one piece of cloth, a bee gathers wax and honey out of many flowers and makes a new bundle of all, Floriferis ut apes in saltibus omnia libant, I have laboriously collected this cento out of divers writers, and that sine injuria23 » (p. 11). Dans ce cas, les références complètes deviennent superflues, car Burton et elles parlent d’une même voix : celle, composite et satirique, de Democritus Junior, qui choisit d’appeler son livre « cento ». Ce terme anglais, déjà employé, désigne bien la satire abondante qui est en train de se tisser.
14Or, par contraste, cette voix nouvelle affirme son autorité aussi en coupant court au superflu, comme par volonté d’économie. Ainsi, pour éviter le pléonasme, de nombreux « etc. » ponctuent les énumérations, au risque de rendre le ton désinvolte vis-à-vis du lecteur, parfois privé de précisions utiles, comme dans cette phrase de conclusion : « I intended at first to have concealed my selfe, but secundae cogitationes etc. for some reasons I have altered mine intent » (p. 469). Ici, l’expression latine n’est même pas intégrée à la syntaxe de la phrase de Burton : elle demeure au nominatif, comme plaquée sur la phrase anglaise. Son pendant anglais, « for some reasons » reprend sans rien expliciter, et laisse supposer même une vaste ellipse, alors que Burton ne s’est pas toujours montré aussi avare de détails, voire de redondances24. Il incline presque au style laconique, celui de la densité et de la brièveté. L’auteur moderne juge ce qui est superflu, au risque de paraître arbitraire : « But I am over-tedious : I proceed25. » Ainsi s’affirme l’initiative unique qui donne son unité à l’écriture. Son oscillation entre surcharge et réticence est le mouvement perpétuel d’une œuvre dont la vie se prolonge même au-delà de celle de son auteur (1640), jusqu’à l’édition posthume de 1651, qui incorpore les ajouts manuscrits depuis l’édition précédente (1638).
15La pensée de Democritus Junior, l’ancien modernisé, est le résultat de cette hybridation littéraire d’où émerge le corpus de l’œuvre de Burton, qui a pris la précaution, non superflue, de reconnaître ses dettes : « I have wronged no authors, but given every man his owne… I cite and quote mine authors26. » Au vu des références (ou de leur absence), le lecteur appréciera. Il faut donc se reporter à ces données que Burton a jugé superflu d’incorporer à son tissage d’autorités ; selon les cas, c’est soit la référence à un titre d’œuvre, soit la citation, qui est reléguée en marge du texte imprimé, preuve que celui-ci a désormais acquis une autonomie qui rend ses supports littéraires moins nécessaires. Ces marginalia constituent le résidu du processus, presque physique, d’incorporation qui façonne le corps du texte.
16C’est surtout sur ces zones marginales que doit travailler le critique, s’il veut reconstituer le superflu, qui se signale désormais par défaut. Cette exégèse des sources est d’autant plus difficile que le nombre d’autorités ici invoquées est vertigineux, et que, souvent, Burton se contente d’indiquer seulement un nom d’auteur ou d’œuvre, comme s’il citait de mémoire, récitant avec approximation des lieux communs de son érudition ; il compte sur le lecteur pour compléter la référence, comme s’il avait conclu avec lui un pacte implicite. Ainsi se constitue sa bibliothèque, collection d’autorités littéraires bien trop exhaustive27 pour tenir dans un index ou dans des annexes bibliographiques, qui n’avaient pas leur place dans l’architecture du livre de Burton28. Cette bibliothèque se confond avec le corps même de son livre, qu’elle envahit et qu’elle anime tout entier, en créant des échanges permanents entre ces différentes voix que fait jouer Burton. Son écriture propre en est la glose critique, l’explication qui déploie sa collection dans tout l’espace littéraire de The Anatomy of Melancholy. Au gré de cette rhétorique des citation, le lecteur est donc convié à une visite métaphorique de cette bibliothèque d’érudit sous la conduite de son maître, Burton, qui choisit d’en léguer une partie à la Bodléienne d’Oxford, dont il fut ainsi l’un des mécènes fondateurs29.
17Les progrès de l’insertion de chaque nouveau venu à l’ensemble se mesurent encore à la fusion syntaxique qui s’élabore : Burton intègre les citations à ses propres phrases, à moins, après tout, que ce ne soit l’inverse. Même dès le début, il n’est pas rare qu’une seule phrase soit polyphonique : « Besides, it hath been alwayes an ordinary custom, as Gellius observes, for later writers and impostors, to broach many absurd and insolent fictions, under the name of so noble a philosopher as Democritus30 » : la subordonnée est imprimée en italiques, car c’est la traduction de l’original latin, Aulu Gelle, qui apparaît en note (avec référence), et la fin de la phrase, elle, fait intervenir le latin directement dans la phrase (sans autre renvoi). L’identification de chaque emprunt serait non seulement superflue, mais même contraire à la synthèse des voix, car, si la copie est réussie, le texte définitif doit parler d’une seule voix.
18Cette savante confusion attire alors l’attention du critique sur l’utilité de certains signes typographiques, surtout sur l’omniprésence des italiques, de rigueur pour indiquer une citation31. Le xviie siècle avait compris tout ce que ce procédé d’imprimerie rendait superflu dans le discours. Les italiques sont le dernier vestige des références lacunaires ; ils signalent le nom de l’auteur cité, mais sont rarement suivis d’un titre32. Les références les plus complètes renvoient à la Bible ; dans ce cas, c’est même la citation qui devient superflue, car chaque lecteur peut se la réciter par cœur, et la référence suffit à sa mémoire33.
19La confusion entre original et copie est encore entretenue par l’inévitable question de la langue utilisée pour citer les anciens, qui se ramène au latin ; telle était la convention de l’époque34. Malgré son érudition, il faut donc un intermédiaire entre un auteur grec et Burton, qui s’en remet à une traduction, ou à une glose, latine. Celle-ci peut aussitôt être doublée de la paraphrase anglaise de Burton, qui rappelait modestement dans sa conclusion : « My translations are sometimes rather Paraphrases » (p. 473). La limite s’efface donc peu à peu entre l’ancien et le moderne, à mesure que la traduction évolue vers la glose. Ce sont ces petits ajouts du copiste commentateur qui justifient qu’il n’élimine pas l’original une fois qu’il l’a copié, car il l’a aussi illustré, ou enjolivé, à sa manière ; il poursuit ainsi l’œuvre de l’enlumineur, dont le dessin glosait le discours du scribe dans les marges du manuscrit. Les deux versions ne font donc pas tout à fait double emploi, contrairement à ce que l’on pourrait penser à première vue ; la paraphrase ne revient pas toujours à la tautologie. Si le pléonasme n’est pas complet, rien n’est vraiment superflu. Au contraire, c’est le point de départ indispensable pour étoffer le texte originel par des développements successifs, jusqu’à ce que ces amplifications acquièrent leur autonomie, une fois que l’auteur originel sera à jamais enfoui et méconnaissable. Le risque inhérent à cette prolifération critique est la digression, détour rhétorique qui prendra toute son ampleur excentrique dans le Tristram Shandy de Sterne, qui a une dette avouée envers Burton.
20Chez Burton, ce long processus ressemble à une dérive baroque de l’érudition, de plus en plus éloignée de son ambition scolastique de se concentrer sur la classification analytique des causes, des effets et des perspectives de la mélancolie. Cependant, l’empreinte de la rhétorique scolastique demeure dans l’alternance de la manifestatio, lorsque Burton recourt à la citation pour étayer son point de vue, et de la disputatio, lorsqu’il engage un débat contradictoire avec ses citations, qui perdent donc leur autorité : « Zanchius reduceth such Infidels to foure chief sects, but I will insist and follow mine own intended method », maintient Burton en se démarquant de son modèle35. Or, trois phrases plus loin, il n’hésite pas à lui donner raison : « For, as Zanchy well distinguisheth, and al the world knowes…, or as Zanchy defines it » (ibid.).
21Même la distinction entre des genres bien différents devient superflue, car il est dans la nature de la satire de les mélanger. La citation se fond dans le corps du texte et les guillemets disparaissent, la traduction glisse vers la paraphrase enrichie qui évolue, à son tour, vers le commentaire, et la prose de The Anatomy of Melancholy se rapproche d’une longue homélie. C’est presque une conversation, à bâtons de plus en plus rompus, qu’engage Burton d’un côté avec ses autorités, et, de l’autre, avec son lecteur : il l’apostrophe à propos d’un point de départ qui lui fournit la trame de son argumentation, mais qui se diversifie comme la satire. C’est bien ainsi, à l’époque de Burton, que l’on discourait aussi sur les saintes Écritures. L’ecclésiastique Burton le savait, bien qu’il ne fût pas prédicateur, contrairement à Donne, expert dans cet art de prendre un passage de la Bible imposé par le calendrier liturgique, et d’en analyser chaque phrase. Cette anatomie stylistique développe la citation d’origine dans une glose qui s’enrichit de l’apport d’autorités variées : citations scripturaires ou patristiques.
22Cette technique n’alla d’ailleurs pas sans critique : dès le milieu du xviie siècle se dessina une réaction stylistique, orchestrée par des prédicateurs, anglicans ou puritains36, qui prônaient le retour à la simplicité et à la clarté, car la glose homilétique était surtout devenue, à leurs yeux, le moyen de mettre en valeur l’érudition de l’orateur37. Il fallait purifier cette prose de tout le superflu rhétorique qui l’encombrait ; ce mouvement revient au combat de l’atticisme contre l’asianisme. En Angleterre, cette réaction, à l’opposé des conceits métaphysiques, émana de la Royal Society38, fondée à Londres en 1662. L’on ne s’étonnera donc pas de trouver ce style nouveau du côté des modernes, désormais au bord du conflit avec les anciens. Pour montrer que l’autorité de leurs précurseurs leur paraît superflue, leurs écrits sont aussi dépourvus de citations que ceux de Burton en foisonnent39.
23Cependant, Burton lui-même suffit à illustrer cette tension rhétorique. Sa classification méthodique se heurte à l’exubérance de son écriture polyphonique, dans une disputatio interne qui n’a, quant à elle, rien de superflu : elle constitue le vrai corps de son œuvre, sa matière, son sujet. « I have no pattern to followe as in some of the rest, no man to imitate », prévient Burton en ouvrant sa troisième partie (p. 330). On sait, à présent, combien ces précautions oratoires sont à la fois nécessaires et superflues.
24Finalement, comme le clamait Voltaire40, le superflu est « chose très nécessaires » pour dégager une définition moderne du livre, d’où émerge un sujet pensant et organisateur qui fait figure d’auteur. Le copiste s’est s’affranchi des citations qu’il collectionnait, en les subordonnant à son propos par un dialogue volontiers critique. Ces autorités deviennent de simples sources ; elles mettent en valeur le rôle de maître d’œuvre de l’auteur, dont le nom est maintenant prêt à apparaître sur la page de titre de ses livres41. Ainsi se fixe la forme nouvelle du livre imprimé, qui met en lumière la charnière que représente le xviie siècle entre les anciens et les modernes, jusqu’à leur dernière querelle, qui pourrait bien être celle du superflu. Celui-ci n’existe que tant que la copie coexiste avec l’œuvre originelle qu’elle double, car il est dans sa nature de s’éliminer : lorsque la copie est assez empreinte du style de son nouvel auteur pour devenir un écrit nouveau et inédit, elle devient indépendante de son modèle, qu’elle double aussi en le dépassant. La copie et l’original ne font plus double emploi ; bien plus encore, c’est la copie qui devient un texte original.
25Si la suppression du superflu a rendu le texte laconique, ou même lacunaire, cette réticence justifie le travail d’exégèse littéraire. C’est cette tension entre excès et défaut qui fait toute la force de la satire de Burton. C’est un bel exemple de l’esthétique de la copie : comment multiplier les citations sans se répéter ? Comment en supprimer sans s’appauvrir42 ? C’est l’apparition d’une économie classique du style qui se joue dans ces oscillations que l’on retrouvera plus tard, poussées presque à l’extrême, sous la plume satirique de Sterne.
26Dans son nécessaire travail d’édition scientifique43, l’éditeur (aux sens anglais et français) doit encore régler la question de l’unité et de sa fragmentation44. Comme tout lecteur, il découvre la liberté de parcourir un livre à sa guise, et même, de trouver un ordre de lecture qui n’appartient qu’à lui. Son rôle le rapproche à nouveau du compilateur ancien, qui collectionne les fragments qui l’intéressent. Peut-être ce colleur de citations deviendra-t-il à son tour auteur, s’il ne juge pas superflu d’ajouter au volume imprimé ses propres marginalia, sa glose personnelle dotée de son système d’annotations et de renvois45. Ce lecteur peut d’ailleurs être l’auteur lui-même, lorsqu’il corrige ses épreuves, ou qu’il enrichit son texte, comme le fit Burton. Ainsi, par un curieux retour des pratiques anciennes dans les temps modernes, la glose manuscrite se mêle à nouveau au texte imprimé. C’est pourquoi tant d’écrivains ont surchargé les marges de leurs livres, preuve qu’ils avaient leur texte littéralement bien en main, et que celui-ci continuait à vivre. Pas plus qu’entre l’auteur et ses sources, le dialogue entre le lecteur et le livre n’est donc superflu. Loin d’en présenter une copie appauvrissante, le superflu est utile à l’enrichissement de la littérature.
Notes de bas de page
2 Voir Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res litteraria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, (Genève, Droz, 1980).
3 Contrairement à la nature, capable de proliférer sans se répéter, grâce à sa varietas, source inépui de plaisir pour le lecteur de la Renaissance.
4 L’idéal d’une encyclopédie des connaissances apparaît en pleine lumière dans la pratique des bibliographies universelles ab ovo, régulièrement mises à jour, sans solution de continuité : c’était souvent l’œuvre d’ecclésiastiques, qui reprenaient un catalogue plus ancien, établi ailleurs. Ce n’est qu’à la fin du xviie siècle que ces sommes bibliographiques tombèrent en désuétude, devant la prolifération éclectique des ouvrages imprimés ; c’est le reflet de l’éclatement du savoir qui caractérisa cette transition entre les Anciens et les Modernes. Devant tant de richesse se développe la méthode des notes, qui ne garderont que la quintessence de ce savoir : ainsi du Dictionarium de l’Italien Calepino. Alors se multiplient les Cornucopiae et les Thesaurus, à garder à portée de la main. Quintilien avait introduit cette métaphore d’un trésor de citations à amasser par l’orateur. C’est bien ainsi que composent les humanistes, Montaigne le premier, qui puisa dans les richesses des Lectionum Antiquarum Libri Triginta (1542) de Coelius Rhodiginus.
5 L’inspiration remonte au livre des Proverbes de la Bible, qui en fonde l’autorité. Comme le montrent ensuite les Adages d’Érasme (1500), les proverbes jouent un rôle important dans l’élaboration de florilèges, toujours issus d’un travail de copie.
6 Robert Burton, The Anatomy of Melancholy, Eds. Thomas C. Faulkner, Nicolas K. Kiessling & Rhonda L. Blair (Oxford, Clarendon, 1994) ; Democritus Junior to the Reader, vol. I, p. 3. Cette captatio benevolentiae rejoint Montaigne : « Qu’on voye, en ce que j’emprunte, si j’ay sçeu choisir de quoy rehausser mon propos. Car je fay dire aux autres ce que je ne puis si bien dire, tantost par foiblesse de mon langage, tantost par foiblesse de mon sens. Je ne compte pas mes emprunts, je les poise. Et si je les eusse voulu faire valoir par nombre, je n’en fusse chargé deux fois autant » (Essais, Livre II, chapitre X, p. 447).
7 Montaigne, Essais, Livre III, chap. IX, p. 1115.
8 La recherche de l’auteur devient même une obligation, lorsqu’il s’agit du lien qui se noue entre l’homme et Dieu. Il est alors fréquent qu’une voix anonyme se mêle à la voix humaine, qui a pour modèle celle des Psaumes de David. Le métaphysique Herbert consacre « Jordan (II) » à cette difficulté que ressent le poète à trouver les mots et le style justes pour dire son exultation devant ce que lui révèle la religion. Sa première tentation le porte à une exubérance proche de l’asianisme : « I sought out quaint words, and trim invention ;/My thoughts began to burnish, sprout, and swell,/Curling with metaphors a plain intention » (George Herbert, The English Poems of George Herbert, Ed. C. A. Patrides (1974, Londres, Dent, 1991) p. 116, v. 3-5. La tentation baroque mène à la redondance et à l’excès. Cependant, cette esthétique ne lui apporte pas la satisfaction espérée, car rien ne lui paraît à la hauteur de son idéal, et la surenchère stylistique se fait palimpseste : « I often blotted what I had begunne » (v. 9). Il faut attendre les derniers vers de ce court poème pour trouver le renversement salutaire, qui prouve au poète que tout son art est superflu face à la vérité, que lui rappelle une voix qui garde un anonymat tout amical : « I might heare a friend/Whisper » (v. 15). Le propos sans réplique que lui tient cette voix venue d’ailleurs est imprimé en italiques, sans autre indication, et c’est sur ces mots que s’achève le poème : « How wide is all this long pretence !/There is in love a sweetnesse readie penn’d :/Copie out onely that, and save expense » (v. 16-18). L’exercice littéraire de la copie est aussi un devoir spirituel.
9 C’est l’apparition de l’imprimerie qui rejeta ce texte parallèle dans les marges, alors que le texte imprimé occupait le centre de la page. Ce « paratexte » (terme emprunté à Gérard Genette) était parfois critique (la disputatio) ; il remplaçait aussi les enluminures, et consacrait la dissociation définitive du texte et de l’image.
10 Le rejet de la nouveauté est conforme au jugement négatif qui prévaut au xviie siècle : l’imagination créatrice est encore suspecte d’illusion et de contamination par le démon, qui introduit dans l’esprit un vide néfaste, ici évoqué à travers la chimère et l’oisiveté. Ce vide mène droit à la mélancolie, l’ennemie de Burton. L’on ne peut concevoir l’invention qu’au sens où l’on parle encore aujourd’hui de l’invention de reliques : c’est la mise au jour de ce qui échappait encore à la connaissance humaine.
11 Ainsi se développe la mode de la paraphrase et de l’imitation des Psaumes, grand classique des exercices de style chez les catholiques et chez les protestants. Toute explicitation était superflue, et même les guillemets. Au confluent de l’érudition profane et de la connaissance de la Bible se trouvent les recueils d’emblèmes, qui intègrent citations bibliques et proverbes ou épigrammes, à la manière d’Érasme.
12 Robert Burton, Democritus Junior to the Reader, vol. I, p. 11.
13 À rapprocher de l’anglais « digest », autre variante de l’anthologie et du florilège, cette fois sous forme de résumé. Burton tiendra aussi ce rôle du lecteur critique de ses propres écrits, qui sait les réduire à l’essentiel sous la forme utilitaire de tableaux synoptiques.
14 Toutes (1621, l’édition princeps, et 1624, 1632, 1638), sauf celle de 1651, posthume. Voir aussi le cas exemplaire des très nombreuses rééditions de The Temple de Herbert, bientôt publié dans un petit format de poche pour accompagner le parcours spirituel du lecteur : 1633, 1634, 1635, 1641, 1656, 1660, 1667, 1674, 1678, 1679, 1695, 1703, 1709. À la différence de The Anatomy of Melancholy, toutes les éditions de Herbert sont posthumes (même celle de 1633), ce qui oriente vers la question des éventuelles décisions prises par l’éditeur, surtout en l’absence de volonté claire de l’auteur sur une publication (Herbert, lui, avait dicté ses volontés à son ami Nicholas Ferrar). Sur l’aspect technique de ces questions, voir Arthur F. Marotti, Manuscript, Print and the English Renaissance Lyric (Ithaca, Cornell UP, 1995).
15 Là encore, voir Montaigne : « Je n’ai point d’autre sergent de bande à ranger mes pièces que la fortune. À mesure que mes resveries se presentent, je les entasse ; tantost elles se pressent en foule, tantost elles se trainent à la file. Je veux qu’on voye mon pas naturel et ordinaire, ainsin detraqué qu’il est. Je me laisse aller comme je me trouve » (Essais, livre II, chapitre X, p. 449).
16 Robert Burton, Democritus Junior to the Reader, vol. I, p. 73. Noter l’emploi de « cento », qui décrit précisément cette incorporation satirique.
17 L’insertion de ce nom est d’autant plus appropriée qu’Érasme était l’un des derniers maîtres de cette rhétorique des citations, qu’il pratiqua, notamment, dans ses Adages (1500). Burton ouvre ainsi des abîmes sans fond, où le nombre d’auteurs ne cesse de se multiplier.
18 Robert Burton, Conclusion, vol. III, p. 469.
19 Robert Burton, Democritus Junior to the Reader, vol. I, p. 3.
20 Voir Montaigne : « Ce n’est pas la leçon d’autrui, c’est la mienne » (Essais. Livre II, chap. VI « De l’Exercitation »).
21 Robert Burton, Conclusion, vol. III, p. 469.
22 Cet art en relief s’approfondit dans les emblèmes, où s’inscrit en creux tout un système de références et de lieux communs, avec de nombreuses citations scripturaires, qu’il est superflu d’expliciter.
23 L’image de l’abeille qui butine est un cliché des recueils d’emblèmes pour suggérer la sélection critique qui aboutit au florilège. La fin de cette phrase évoque la possible blessure (sine injuria) lors du prélèvement à la source, dont la contrepartie est cet art de la ligature satirique que développe Burton dans sa magistrale leçon d’anatomie littéraire. À rapprocher de Montaigne : « Je tords bien plus volontiers une bonne sentence pour la coudre sur moi, que je ne tords mon fil pour l’aller quérir… Je n’aime point de tissure où les liaisons et les coutures paraissent » (Essais, Livre I, chap. XXVI « De l’Institution des enfants », p. 207). Pareille dextérité est plus remarquable encore lorsque l’auteur est adepte du style coupé à la manière de Sénèque, qui coupe les articulations syntaxiques pour réduire l’ampleur du style. Montaigne est de ceux-là.
24 Autre exemple, où « etc. » laisse davantage de place au superflu, avant de couper court arbitrairement, et non sans humour : « I might have haply printed a sermon at Pauls Cross, a sermom in St Maries Oxon, a sermon in Christ Church, or a sermon before the right honourable, right reverend, a sermon before the right worshipful, a sermon in Latine, in English, a sermon with a name, a sermon without, a sermon, etc. But I have been ever desirous to suppress my labours in this kind, as others have been to press and publish theirs » (Democritus Junior to the Reader, vol. I, p. 36).
25 Robert Burton, Democritus Junior to the Reader, vol. I, p. 37.
26 Ibid., p. 11.
27 C’est toujours le reflet de cet idéal encyclopédique de faire le tour et la somme des connaissances. Or, Burton est aussitôt confronté à l’accroissement indéfini de son propre savoir, qui rend son entreprise à peu près impossible (voir ses ajouts successifs, d’édition en édition). Puisque, néanmoins, son livre prit une forme achevée, il devenait possible de faire l’inventaire critique de sa bibliothèque. Voir Nicolas K. Kiessling, The Library of Robert Burton, (Oxford, the Oxford Bibliographical Society, 1988), ouvrage qui répertorie 1738 des livres qui appartinrent à Burton.
28 En revanche, Burton s’était préoccupé de réaliser une « analyse », sorte de tableau synoptique, ou de sommaire détaillé, ainsi qu’une « table », dès l’édition de 1624 ; cet index thématique était rendu indispensable par les nombreux ajouts qui enrichirent l’œuvre à partir de cette date. C’est la marque de sa formation scolastique, qui le poussa à hiérarchiser son analyse en regroupant ses remarques sous diverses têtes de chapitre. Répétées à différents niveaux, ces synthèses forment la récapitulation de sa pensée, tout en dessinant sa propre version d’une figure bien connue : l’arbre de la connaissance. Cependant, c’est une arborescence si foisonnante que Burton demeure très loin de la densité sommaire vers laquelle il tend (voir l’arbre de Marion Heilmann qui figure Le Rêve de Nabuchodonozor dans la peinture retenue pour l’affiche de ce colloque). Comme le montrait déjà la question de la bibliothèque de Burton, son cas pose le problème central auquel fut confrontée l’esthétique baroque : celui de l’infini, de l’impossibilité de finir (de conclure une quelconque entreprise), car la conception de la perfection était en train d’évoluer « du monde clos à l’univers infini », ou, en d’autres termes, du fini aristotélicien à l’infini, qui s’identifie au Dieu des chrétiens. Ramenée au niveau littéraire, cette dialectique justifie la nécessité de l’œuvre ouverte, toujours susceptible d’enrichissement.
29 Une autre partie fut destinée à Christ Church College, où Burton vécut de 1599 à 1640 ; c’est là qu’il écrivit son seul livre.
30 Robert Burton, Democritus Junior to the Reader, vol. I, p. 3. Aulu Gelle est l’un des modèles de cette rhétorique des citations.
31 Voir l’usage analogue des italiques dans les Sermons de Donne.
32 Cependant, voir, chez Burton, cet exemple de référence complète : « There was a great plague in Athens (as Thucydides lib. 2 relates) » (p. 400). Les noms propres apparaissent en italiques, y compris pour les lieux et les personnages (historiques, bibliques…). Ces italiques réalisent finalement une incorporation, au moins partielle, de l’index, ce qui peut rendre superflue la récapitulation en annexe, bien que rien, aux yeux du lecteur, ne remplace la commodité du classement alphabétique. Comme Montaigne, Burton avoue ce que sa méthode doit au hasard : « in repetition of Authors names, not according to Chronologie, (I have) rancked them per accidens ; sometimes Neoterickes, before Ancients, as my memory suggested » (vol. III, p. 473) ; encore une fois, citation et récitation finissent par se confondre, et il serait superflu de chercher à les distinguer plus avant.
33 Voir la fin de cette phrase : « a spiritual physician at least, as our Saviour calls himself, and was indeed, Mat. 4.23. Luke 5.18. Luke 7.8 » (Democritus Junior to the Reader, vol. I, p. 37).
34 Burton se justifie ainsi : « Greeke Authors, Plato, Plutarch, Athenaeus, etc. I have cited out of their interpreters, because the originall was not so ready etc. » (vol. III p. 473). L’on sait que Burton aurait souhaité publier son œuvre en latin, mais ce fut la volonté des éditeurs qui l’emporta. Ainsi vont les textes, de traduction en tradition ; cette circulation entre anciens et modernes est bien la meilleure preuve qu’ils restent en vie, et que ce mouvement est bien au cœur de l’écri baroque (Voir aussi Jean Starobinski, Montaigne en mouvement [Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1982]).
35 Robert Burton, Conclusion, vol. III, p. 338.
36 Voir John Wilkins, Ecclesiastes (1646), James Arderne, Directions concerning the Matter and Style of Sermons (1671), Herbert Croft, The Naked Truth (1675).
37 À rapprocher de cette remarque de La Bruyère : « Le discours chrétien est devenu un spectacle », qui ouvre le chapitre XV, « De la Chaire », de ses Caractères (1688). Composé à la fin du xviie siècle, l’ensemble de ce chapitre est consacré à la même critique de la confusion entre éloquence profane et éloquence sacrée. L’un des homologues anglais de L a Bruyère dans la mode des caractères, l’évêque Joseph Hall, fut l’un des premiers illustrateurs du style attique au xviie siècle.
38 Plusieurs des ecclésiastiques cités ci-dessus (note 36s) avaient partie liée avec cette société.
39 À Burton pourrait être opposé, par exemple, Thomas Browne, l’auteur de Religio Medici, dont la prose est, en effet, dénuée de citations ; cependant, il faut bien ajouter que, malgré son idéal de simplicité, Browne ne peut se dispenser non plus de nombreuses références érudites, qui nécessitent des marginalia.
40 Voltaire, « Le Mondain », (1736) v. 22.
41 L’apparition de la page de titre tient au développement de l’imprimerie. Elle remonte à la fin du xve siècle, où l’ensemble de la page était occupé par un très long titre, assorti d’une sorte de sommaire de l’ouvrage, d’où le nom de l’auteur se dégageait mal. On doit à l’humanisme d’avoir clarifié la présentation, malgré la place envahissante que prit ensuite l’illustration, avec la possibilité de frontispices foisonnants. Cependant, le cas complexe de Burton résista longtemps à cette recherche de la simplification, qui rejoint la volonté moderne d’éliminer le superflu. En effet, après l’édition de 1621, Burton supprima sa conclusion, où il révélait son identité d’auteur, pour en intégrer la plupart du contenu (surtout ce qui reflétait l’assouplissement de ses positions théologiques) dans les amplifications de son texte. Le flou qui revint sur l’auteur explique que, même dans une réédition de 1838 (voir celle de B. Blake, éditeur à Londres, « printed from the authorized copy of 1651, with the Author’s last corrections, additions, etc. etc. »), la page de titre soit surchargée d’indications, certes utiles, mais que nulle part n’apparaisse le nom de Burton, et que cet ouvrage soit encore enregistré dans les fichiers de nos bibliothèques sous le nom de Democritus Junior. On lit : « The Anatomy of Melancholy… by Democritus Junior. To which is prefixed, a satyricall preface, conducing to the following discourse. » Qui est l’auteur ?
42 Voir le titre choisi par Thomas Johnson pour son propre recueil d’adages, rassemblés et recopiés dans la tradition des specula : Cornucopia, or Divers Secrets… newlie drawen fout of divers Latin authors (1595). Voir le modèle d’Érasme : De Duplici Copia Verborum ac Rerum (1511), où sont abordés toutes les questions de redondance et le problème stylistique de l’élimination du superflu. Ce traité de rhétorique était toujours pratiqué en Angleterre au xviie siècle.
43 Voir le « caractère » du critique, et son art de la ligature, d’après John Earle : « A Criticke […] is the Surgeon of old Authors, and heales the wounds of dust and ignorance […] His own Phrase is a Miscellany of old words […] He is one that makes all Bookes sell dearer, whilst he swels them into Folio’s with his Comments. » John Earle, Micro-Cosmographie (1628 ; English Reprints n° 12, 1868) 35 : « A Criticke », p. 56-57.
44 Le cas s’impose pour les publications posthumes, notamment si l’auteur n’a pas laissé d’instructions. Par exemple, dans quel ordre publier des poèmes séparés ? Faut-il donner un titre à ceux qui n’en ont pas reçu ? Le problème se posa à la mort de Donne, en 1631 : dans la première édi de sa poésie, en 1633, il fut décidé de reléguer dans une dernière section ses poèmes profanes sur l’amour, pour ne pas nuire à sa dernière image de grand homme d’Eglise. La même difficulté se présenta, la même année, pour la poésie de Herbert (bien que ce dernier ait désigné un exécuteur testamentaire), et surtout pour Traherne, dont plusieurs manuscrits, longtemps ignorés, ne furent retrouvés que par le plus grand des hasards, au début du xxe siècle seulement.
45 Au xviie siècle, toutes les méthodes d’exercices spirituels y incitent ; la Bible devient ainsi un manuel.
Auteur
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