Superflu et « dépense improductive » dans A spy in the house of love d’Anaïs Nin
p. 43-53
Texte intégral
1Est superflu, selon la définition générale du terme, ce « [q]ui est en plus de ce qui est nécessaire, qui n’est pas strictement nécessaire. Biens superflus. V. Superfétatoire, surabondant1 ». Or, si l’on vérifie tour à tour les définitions de ces deux derniers mots, on tombe, respectivement, pour « superfétatoire », sur : « Littéraire : qui s’ajoute inutilement (à une chose utile) » et, pour « surabondant », sur : « [q] ui existe en quantité plus grande que nécessaire. V. excessif2 ».
2Ces deux sous-définitions nous permettent d’accéder à deux régimes de sens du superflu :
31 – Superflu, c’est d’abord ce qui vient ou ce qui est en trop et donc qu’il faut supprimer, par exemple « les poils sous les aisselles chez les femmes » (c’est le dictionnaire qui cite cet exemple qui peut paraître sexiste mais, pour rétablir l’équilibre entre les sexes, on pourrait trouver un autre exemple en pensant au superflu d’une ceinture abdominale chez les hommes à partir de quarante-cinq, quarante ans). En ce sens, est superflu ce qui apparaît comme venant en trop, comme inutile, et qu’il conviendrait donc d’enlever. On a ici la définition négative du terme, ou définition « par défaut » (au sens de faute), celle qui envoie de façon à peine oblique le message qu’il est socialement mal vu de ne pas supprimer ce qui peut l’être afin de se conformer à des critères esthétiques ou moraux en vigueur, et partant, que ce qui peut être supprimé doit l’être. Le dictionnaire associe les synonymes suivants à ce premier volet, pourtant le volet dominant de la définition : « inutile, donc oiseux, vain, redondant ».
42 – Mais, second versant de la définition, le superflu est également, dans le sens de « surabondant » (on a là la définition par excès), ce qui n’apparaissant pas immédiatement comme nécessaire peut pourtant se révéler comme plus que nécessaire. En fait, en tant que dépense d’énergie en plus, comme vital, essentiel. Nous vivons une époque dans laquelle, sans doute plus que jamais, pour le plus grand nombre (pour le « commun des mortels »), les arts, la littérature apparaissent de plus en plus comme des représentations plaquées, ennuyeuses dont on pourrait se dédouaner facilement, et donc par là inutiles. Pourtant nous savons bien qu’« au-delà de l’utile », c’est-à-dire de l’utilité immédiate, fonctionnelle ou fonctionnaliste, et au-delà des effets de mode conjoncturels, ces représentations touchent en nous une part irréductible qui se surajoute au domaine de l’utile pour mettre en valeur quelque chose qui nous met en jeu pour toucher à notre intimité la plus profonde, à ce qu’il y a de plus sacré en nous. Quelque chose relevant d’un état d’urgence, d’un élan irrépressible, difficile à transmuter en objets clairement identifiée, en nombres, en argent ou en n’importe quels mots, et qui pourtant, en ce qu’il ne l’est pas et malgré qu’il ne le soit pas, ne saurait cependant être supprimé facilement car il ressortirait d’une telle suppression que le manque à gagner serait infiniment plus grand que la perte sèche occasionnée par la suppression pure et simple de ce manque.
5« Le superflu, chose très nécessaire », disait déjà Voltaire. « Chose » (il faut mettre ce mot entre guillemets car, comme nous venons de le suggérer, ce n’est pas à proprement parler une chose aisée à définir, ou a chiffrer) anodine, fugace ou évanescente, mais dont la transgression de l’inutilité apparente à laquelle elle procède est susceptible de réveiller/révéler en nous, un domaine de forces incontrôlables, de haines et de passions retournant de cette part maudite, mais sacrée, extatique, capable de nous faire éprouver des joies et des peines sans commune mesure avec celles éprouvées dans l’univers dans lequel nous évoluons d’habitude. « Chose » trompeuse et potentiellement dangereuse car susceptible, indirectement, de nous mettre en position de nous faire nous remettre radicalement en question, allant même jusqu’à faire voler en éclats la société homogène qui nous entoure, et toutes les contraintes que celle-ci fait peser sur nous.
6« Dépense », « au-delà de l’utile », « sacré », « transgression », « part maudite », « homogène » : on aura reconnu des expressions et des notions empruntées à Georges Bataille. Il est vrai qu’à partir des années trente et jusqu’aux années soixante, cet écrivain-philosophe souvent mal connu et décrié s’est avancé bien au-delà de simples condamnations politiques et culturelles pour théoriser de façon exemplaire ce mouvement de sortie selon lui nécessaire hors des limites de l’homogénéité de base qui tend en permanence à réduire cette part en nous soi-disant superflue pour nous réduire à des fonctions productives. Dès avant la seconde guerre mondiale, Bataille parlait de l’extrême nécessité qu’il y a à remettre au centre de nos sociétés modernes qui dans une large mesure les excluent ce qu’il appelait les dépenses improductives.
7Dès 1933, dans « La notion de dépense3 », il délimitait un premier domaine, celui des dépenses « productives », comprenant les dépenses d’énergie clairement définies, chiffrables et quantifiables que nous effectuons en temps normal, dépenses qui débouchent sur des accomplissements maîtrisés et calculés. C’est là le monde des projets, et du travail nécessaire à leur réalisation, essentiellement le monde de la raison instrumentale constitutive de l’existence homogène. Ici l’homme se désigne des objectifs concrets qu’il réalise grâce à un savoir-faire ordonné, rationnel, et une fois réalisés, ces objectifs donnent lieu à des résultats tangibles. Or Bataille « définit4 » les dépenses improductives non pas comme le contraire, mais à l’exclusion des « dépenses productives », en tant qu’énergies dépensées à fonds perdus, en pure perte. Les « dépenses improductives » s’apparentent à des dons exercés pour eux-mêmes, sans contrepartie, c’est-à-dire accomplis sans aucun souci ou calcul prospectif du résultat ou du profit ultérieur que l’on pourrait en tirer. Bataille range sous ces dernières une certaine forme de rire (un rire littéralement « fou », tragique, nietzschéen), les dépenses qui touchent à l’activité sexuelle, et en particulier à l’érotisme, et également celles mises en jeu dans une certaine pratique de la poésie. Rire, érotisme, « poésie », il définit ces trois expériences comme fortement hétérogènes, l’équivalent de sacrifices, réels et symboliques, de cette société rationnelle, monocéphale, monocorde qui régit nos comportements les plus acquis (I, 302-320).
8En effet au rire et à l’érotisme correspondent des réactions corporelles évidentes, mais si on analyse ces phénomènes de l’intérieur, ce qu’il nous invite à faire, elles sont déjà des sacrifices symboliques. Dans le rire le rieur évacue par des spasmes les tensions accumulées à la vue d’un événement envisagé a priori comme tragique ou déprimant, lorsqu’il réalise soudain que ce qu’il avait vécu comme déprimant ne l’est en fait pas. Rire, c’est déjà prendre un plaisir immodéré à sacrifier le monde du tragique, du sérieux, et les convulsions sont à la mesure du degré de gravité que peut revêtir a priori un événement précis. Dans l’expérience érotique, les amants connaissent également des joies excessives, et prolongées, comme dans un rire plus profondément intériorisé, mais cette fois redoublé à souhait, à sacrifier en l’autre et en eux-mêmes, en l’autre pour mieux sacrifier en eux-mêmes, les êtres réglés et policés qu’ils sont d’habitude. Or Bataille envisage la poésie en tant qu’une pratique sacrificielle au même titre que le rire ou l’érotisme. Il s’agit bien ici, plus directement, de sacrifier des symboles. Mais ces symboles sont si profondément intériorisés par nous que par le sacrifice symbolique dont nous parle Bataille, il faut entendre ici beaucoup moins des symboles sacrifiés à froid ou après coup, que la transgression à chaud et en profondeur des supposés bienfaits et des valeurs sur lesquels s’articulent de la façon la plus instinctive et compulsive, la plus péremptoire, les discours dominants que la société homogène met en exergue en permanence afin de contribuer à un endormissement général. La poésie telle que l’entend Bataille est, tout comme l’érotisme et seulement de façon plus lucide que l’érotisme, une expérience qui « engage la vie même de celui qui l’assume » (I, 307). Au sens de « création au moyen de la perte » (ibid.),elle n’est que le « résidu » actif, mais à réactiver par le langage qui les désactive en permanence, de ces moments privilégiés au cours desquels les êtres ont éprouvé les joies les plus intenses, tout en s’exposant aux déconvenues les plus grandes – ont en tout cas franchi le pas, connaissant l’extase de sacrifier en eux-mêmes leurs êtres rationnels et productifs. Dépense pour la dépense, aux aguets d’une déconstruction des concepts stables qui musèlent l’existence, elle porte très loin le degré de conscience et d’exigence sacrificielle.
9 A Spy in te House of Love, sorte de conte introspectif en boucle dont la première édition date de 1954, met en avant le mouvement « très nécessaire », non seulement pour l’auteur narrateur, mais ici la narratrice-« actrice », puisque celle-ci se définit à plusieurs reprises comme une actrice non professionnelle, de ce superflu-dépense improductive que nous venons d’évoquer.
10Anaïs Nin (1903-1977) était contemporaine de Bataille 1897-1962). Comme ce dernier et la plupart des écrivains de cette génération, elle est très influencée par la psychanalyse freudienne. Mais Anaïs a aussi lu Jung et fréquenté Otto Rank. Le roman est placé sous l’angle analytique et en tout cas confessionnel, mais d’une confession qui, chez Sabina, le personnage central (une anagramme d’A. Nin), a du mal à se dispenser. Il s’ouvre sur la voix de celle-ci, une voix décrite comme étant celle d’une « adolescente » dont la narratrice nous dit qu’il était « impossible de discerner ce qui l’altérait : l’alcool, la drogue, l’angoisse, la peur5 » [« He could not distinguish what altered it : alcohol, drugs, anxiety or fear6 » (5)]. Le personnage mystérieux auquel cette voix hésite à se confesser est une sorte de mauvaise conscience ambulante qui la poursuit partout, le « détecteur de mensonge » [« the lie detector »].
11Un tel début de roman n’est pas sans évoquer le Madame Edwarda de Bataille, écrit à peine quelques années avant (1941). Dans les deux textes, l’héroïne apparaît pour la première fois au beau milieu d’une ambiance de beuverie, défaite, et déchirée par l’angoisse. L’ayant pistée jusqu’à un cabaret, le détecteur de conscience la décrit comme suit : « Impatient… watchful, as if in dread of being attacked, restless and keen, she drank hurriedly » (7). Traquée, coupable « behav(ing) like someone who had all the symptoms of guilt » (8), Sabina évoque également les « catastrophes » (17) et les « incendies » (ibid.) : « The first time he looked at her he felt : Everything will burn ! (7 ; souligné par l’auteur).
12Sabina détonne, d’abord parce qu’elle est un mélange détonnant. Concentré de haut et de bas, d’« attraction » et de « répulsion7 » suivant l’expression, chère à Bataille, qui caractérise l’existence hétérogène, Sabina inquiète et fascine en même temps ; elle est associée à la fois (dans un de ses délires) aux prostituées marocaines qui « font bénir leur Khôl à la mosquée » (19), et aux poètes :
Out of the red and silver [elle portait des vêtements de ces couleurs-là] the long cry of alarm to the poet who survives in all human beings, as the child survives in him ; to this poet she threw an unexpected ladder in the middle of the city and ordained, ‘Climb !’ (7).
13Sabina apparaît au départ aussi fortement hétérogène que la prostituée de Bataille, une sorte d’accélérateur de l’existence. Elle est tout aussi déchirée et angoissée, et effectivement, le lecteur sent qu’en sa présence, tout peut arriver, le meilleur comme le pire. Pour être plus précis, force est de constater qu’elle est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins qu’une simple prostituée. Beaucoup moins parce que, contrairement à Edwarda, il devient vite évident qu’elle n’est pas une professionnelle du sexe. D’autre part elle n’a pas la vulgarité d’Edwarda qui exhibe impudiquement son sexe à la vue du narrateur interloqué. L’ambiance est ici plus… feutrée. Et pourtant elle est beaucoup plus qu’une prostituée parce que, comme Edwarda, elle sort abruptement du cadre restreint de la prostituée moyenne. Ce « climb » qu’elle lance au poète lui confère la dimension d’une sorte de catalyseur poétique, elle-même étant décrite en outre comme affublée d’une imagination débordante et comme possédant le talent de passer, sans coup férir, d’un récit à l’autre, ou de se « métamorphoser » (20) d’un personnage à l’autre tout en brouillant les pistes. Enfin, comme les poètes, et encore une fois comme Madame Edwarda, elle est agie par un besoin de vérité dont ne s’encombrerait pas la prostituée moyenne, qui le considèrerait comme superflu. Si Edwarda affirme qu’elle « est Dieu », ce qui aboutit à une déconstruction en règle du méta-concept Dieu8, Sabina est « dévorée par une fièvre de confession » (20), ce qui l’auréole également d’une sorte de grandeur divine. Sabina n’est en outre pas exempte d’aspects religieux (le « font bénir leur Khôl à la mosquée »), voire teintée d’une religiosité athée, avide de vie.
14Se confesser, mais de quoi ? Le lecteur, ballotté entre ce désir de confession et la tendance compulsive qu’elle a de sublimer par toujours plus de mots superflus l’actuelle ex-pression de cette confession, met un moment à l’apprendre. Sabina est coupable de tromper son mari Alan, une figure affable et qu’on devine érudite et qui lui fait absolument confiance, comme si là se trouvait en fait le vrai psychanalyste ; en tout cas une figure paternelle qui l’adore et qu’elle-même admire et respecte, et que d’une certaine manière elle aime (37, 38) car il est toujours là pour la rassurer lorsqu’elle a besoin de l’être, mais que pourtant elle ne peut s’empêcher de tromper. Dans le roman Sabina admet à plusieurs reprises qu’elle voudrait tout lui dire de ses liaisons, mais chaque fois elle réalise qu’elle ne le peut, ce qui accroît encore sa culpabilité, en la forçant à s’enfoncer et à s’enfermer dans la tromperie et le mensonge. En fait Sabina est déchirée entre le besoin de se confesser et la peur de le faire. Le personnage répond à une problématique assez retorse : régulièrement, quand elle pense être allée trop loin dans la tromperie, elle éprouve le besoin de se rassurer et de se ressourcer en allant retrouver Allan. Ses tromperies lui apparaissent alors comme superflues et c’est avec un plaisir mêlé de honte et de repentance qu’elle réintègre le cocon familial en même temps qu’elle revêt l’habit – qu’elle « remplit » le rôle – de la parfaite épouse :
The pain of division and dislocation abated, the shame dissolved as Sabina passed into Alan’s mood of contentment… At this moment she feels impelled by a force outside of herself to be the woman he demands, desires and creates. Whatever he says of her, about her, she will fulfil (21-22).
15Mais en même temps le fait d’avoir ramené son désir « à la maison » équivaut pour elle, au bout de quelques jours, à regarder l’objet de ce désir (Alan) et son désir pour ce dernier superflus par rapport à l’excitation causée par ses aventures extra-maritales. Car malheureusement Alan est un être trop lisse, trop parfait :
In moments of desire even, he did not have the wildness of the eyes, disordered hair of others. He would never grow almost delirious with pleasure, or utter sounds not quite human, from the jungle of man’s earlier animalism (24-25).
16Le superflu est donc chez Sabina le jeu dangereux entre le désir de ne pas tromper son mari (créateur de réconfort lorsqu’elle le « re-trouve ») et le non-désir de ne pouvoir que le tromper (créateur d’angoisse). C’est le jeu subtil de cette vacance du désir entre le désir mis « à la maison » et le fait de ne pouvoir l’y contenir intact sans le mettre en demeure d’en sortir afin d’accéder à une maison plus vaste. Il est cette « petite » chose en plus (en plus d’Alan, mais aussi en plus de chacun des amants successifs de Sabina, comme nous allons le voir), chose superflue en apparence, mais encore une fois « très nécessaire » car seule capable de déclencher à nouveau le désir d’un nouveau désir, – et déjà à chaque fois le désir figé par la fixité et la stabilité de l’habitude, le désir qui déjà retombe en non-désir, et donc, après coup, le « désir » considéré comme dérisoire (au sens d’inutile : on rejoint ici le premier sens – restreint – du mot « superflu » : quelque chose que l’on doit supprimer), et qui exige précisément alors la mise en demeure de déconstruire ce déjà-ancien-désir-figé-qui-n’en-est-plus-un. Cette dernière expression de mise en demeure peut être assez parlante surtout assortie à celle de mise à demeure. En effet il y a bien une tension tragique et assez fortement érotique, dans cette conscience déchirée entre la mise à demeure du désir de Sabina dans la prison dorée d’Alan, et la mise en demeure d’en sortir afin d’intégrer la maison plus large de l’amour passion, mais sans pour autant pouvoir demeurer dans aucune des maisons successives de ses amants successifs ; tension entre le flétrissement de l’amour et le besoin incessant de rajeunissement de l’amour flétri par l’amour-passion.
17À l’évidence chacun de ses amants a quelque chose en plus, par rapport au trop sage Alan ; Sabina ne « sort » pas avec n’importe qui : Tous ses amants ont, comme elle, quelque chose d’artiste, d’exceptionnel :
181 – Philip le chanteur d’opéra-don juan, à la grande beauté pétrie de classe qui fait pour elle une exception en acceptant de la revoir deux fois de suite et encore plusieurs fois après (en pensant aux classifications bataillennes9, on pourrait qualifier ce dernier d’hétérogène par en haut).
192 – Mambo le noir-tenancier de boîte de nuit-artiste-excellent danseur-compositeur qui éveille chez elle une forte attraction sexuelle mais qui ne lui fait pas confiance car il est convaincu qu’en devenant sa maîtresse elle n’a fait que succomber au charme de sa race. Sabina lui succombe entièrement, mais pourtant elle se ravise un peu plus tard pour regarder cette union comme un feu de paille :
20 Yet if she said : ‘I will stay here to live with Mambo for ever’, it was like the children she had seen trying to stand under the showers of sparks from the fireworks lasting one instant and covering them with ashes (55-56).
213 – John l’aviateur rebelle, fortement hétérogène lui aussi (il ne peut carrément plus supporter la platitude de la vie terrestre, de la vie « civile », lui le pilote de chasse intrépide, une sorte de miraculé des airs pendant la deuxième guerre maintenant déposé sur terre). A son contact Sabina s’enfonce dans une hétérogénéité accrue : on la voit de plus en plus décalée, marginalisée par rapport à cette société monolithique de « mollusques humains » (102) [« human barnacles » (70)] omniprésents à Long Island. À propos de Long Island, elle déclare, et ceci n’est qu’un exemple parmi d’autres :
22 But this new town at the beach was infinitely more static and more disintegrated than the ancient ruins. The clouds of monotony, uniformity which hung over the new, neat mansions, the impeccable lawns, and the dustless garden furniture. The men and women at the beach, all in one dimension, without any magnetism to bring them together, zombies of civilization, in elegant dress with dead eyes (66).
23John est pour Sabina une sorte de frère jumeau incestueux avec qui elle se voit forcée de transgresser la société de ces gens-là. Mais, très paradoxalement, John, qu’on n’imaginait pas aussi puritain, ne peut s’empêcher de voir en elle l’incarnation du mal après avoir fait l’amour. Ceci dit il la borde dans son lit le soir avant de la quitter, ce qui fait dire à Sabina, touchée par une telle attention : « On ne borde pas une femme de mauvaise vie » [« One does not tuck in a bad woman » (110/77)].
244 – Donald et ses talents d’imitateur, ses enfantillages, sa façon de se confiner dans un monde évanescent et superflu (on touche avec lui à une sorte de sommet du superflu) ; Mais Donald et sa fragilité, et Donald et sa réelle incapacité à devenir adulte, et charnel, finissent par faire affluer chez elle des flots de tendresse, et éveille en elle le désir de l’aimer comme une mère. Il y a d’ailleurs dans chacun de ses amants un côté homme-enfant ou adolescent qui séduit Sabina…
25Il demeure qu’aussi excentriques, aussi hétérogènes que puissent être Philip, Mambo, John, ou Donald, aucun ne lui suffit vraiment :
26 This was the blight she inflicted upon each room when she asked herself : ‘Am I to live here for ever ?’ This was the blight, the application of the irrevocable, the endless fixation upon a place or relationship. It aged it prematurely, it accelerated the process of decay by staleness (60).
27Et il suffit qu’au détour d’une de ses aventures elle ait peur d’être découverte pour réaliser qu’« Alan était le cœur de sa vie. Le reste, les moments de fièvre n’étaient que des nuages sans consistance, évanouis à peine nés » (84 : des moments donc superflus) :
As if she were about to die, she summarized her existence : the heightened moments of passion dissolved as unimportant in the face of the loss of Alan as if this love was at the core of her existence (56).
28Petit à petit cependant le lecteur sent bien qu’Alan compte de moins en moins pour elle :
She had only been away five days but because of all the emotions and experiences that had taken place… Sabina felt that she had been away for many years. Alan’s image had receded far into the past. Five days containing so many changes within her body and feelings lengthened the period of absence, added unmeasurable mileage to her separation from Alan (47).
29Comme suggéré plus haut, parfois c’est Alan qui est superflu, et parfois ce sont les amants successifs. Jusqu’au bout Sabina reste dans l’ambiguïté et une telle ambiguïté ne peut être levée à la fin que par l’ambiguïté de la poésie. Finalement, la maison de l’amour coïncide avec la maison de la poésie, car seule la poésie est ce surplus de dépense improductive qui ne peut s’investir totalement ni dans Alan, ni dans aucun autre de ses amants. La maison de la poésie est l’approfondissement de ce superflu nécessaire, en tant que transgression active du premier sens du mot superflu, l’équivalent d’inutile et de superfétatoire, par l’expérience privilégiée qui consiste à pousser toujours plus avant l’expérience de cette transgression, jusqu’à atteindre le second sens du mot : surabondant. Or ce surplus est-il la force résiduelle, déconstructive, qui « sacrifie » les concepts de la façon la plus perverse et la plus radicale qu’évoque Bataille dans « La notion de dépense » ? Il est permis d’en douter.
30À la fin du roman, trois personnages, Jay, un artiste-peintre de retour de Paris en qui la critique vit la personnification d’Henry Miller, Djuna, une danseuse de cabaret que Sabina avait également côtoyée à Paris, qu’elle retrouve dans le cabaret de Mambo, et le détecteur de conscience lui-même, avec qui elle dialogue finalement au même endroit, la convainquent qu’elle « doit continuer à chercher l’Amour unique, celui qui crée l’unité dans la continuité, au-delà même de l’amour qu’il transcende10 ». Témoin les phrases suivantes, issues du tout dernier dialogue avec Djuna :
‘Sabina…’ But no words came as one of Beethoven’s quartets began to tell Sabina as Djuna could not, of what they both knew for absolute certainty : the continuity of existence and of the chain of summits, of elevations by which such continuity is reached. By elevation the consciousness reached a perpetual movement, transcending death, and in the same manner attained the continuity of love by seizing upon its impersonal essence, which was a summation of all the alchemies producing life and birth, a child, a work of art, a work of science, a heroic act, an act of love (123).
31Ces mots présentent tous les symptômes d’un glissement du superflu-dépense improductive (deuxième sens du mot) vers le superflu-chose en plus qu’il faudrait supprimer (premier sens). C’est-à-dire d’un rétrécissement du sens, ou encore, en tout cas, d’une régression, par Sabina, d’une concentration d’énergie qu’elle-même annonce au départ comme remise en question permanente de la pensée, ouverture sans contrepartie à l’autre (des amants) mais aussi à l’Autre (du langage) génératrice d’érotisme et de littérature érotique, – vers des actes et des concepts beaucoup plus accumulatifs, plus prosaïques. Si le superflu-dépense improductive équivaut, chez Bataille au moins, à un décentrement en profondeur et à des sorties irruptives hors des poncifs éculés de la poésie et de la philosophie traditionnelles, capables de libérer des surplus d’énergie aptes à donner à l’écriture force de poésie, il en est ici comme si Sabina, à force de culpabilité mal assumée, faisait finalement amende honorable, et comme si à travers elle Anaïs, dans un réflexe d’auto conservation assez décevant, interrompait l’élan initial qui agit son écriture pour faire celle-ci se figer et se confiner dans la superfluidité du langage, pour retomber dans quelques lieux communs de la poésie et de l’abstraction philosophique tels que l’« Amour [avec un grand A] unique » synonyme de « continuité », ou ces « essences impersonnelles » dont elle vante les mérites avant même de les préciser. L’ambiguïté dans laquelle Anaïs reste prisonnière fait ressortir au fond une frilosité, voire une impuissance à aller jusqu’au bout du langage (au bout de l’amour ?) pour le faire lui-même se transcender en se transgresser lui-même, le réactivant en poésie. De cette contradiction elle n’arrive pas à se dépêtrer, sauf à coup de volte-faces ou de dérobades, y compris dans la musique. On pense finalement ici à la pirouette qui conclut le roman. Sabina réalise qu’à passer d’amant en amant, elle s’est confinée dans la superficialité de l’amour et est passée à côté de l’Amour avec un grand « A », de celui qui aurait consisté à découvrir les autres faces, les faces cachées, peut-être moins attrayantes, d’Alan et de ses amants successifs. Émue par la musique de Beethoven, elle se met alors à sangloter :
There was a complete dissolution of the eyes, features, as if she was losing her essence. The lie detector held out his hands as if to rescue her, in a light gesture, as if this were a graceful dance of sorrow rather than the sorrow itself, and said : ‘In homeopathy there is a remedy called pulsatile for those who weep in music’ (124 ; nous soulignons).
32Malgré toute sa détresse, Avec Anaïs c’est la méthode douce qui l’emporte à la fin, et ces larmes qui décomposent son essence, bien malin serait celui qui pourrait dire si elles furent au bout du compte nécessaires ou superflues…
Notes de bas de page
1 Le Petit Robert, éd. de 1991.
2 Ibid.
3 Georges Bataille, Œuvres complètes, Gallimard, 1970-1988 (douze volumes, désignés ici par les chiffres romains).
4 Les guillemets s’imposent ici car il s’agit d’une définition qui n’en est pas une au sens traditionnel du terme, mais d’une définition par défaut, ou par excès, comme nous allons le voir à l’instant.
5 Anaïs Nin, Une espionne dans la maison de l’amour, traduit de l’américain par Anne Laurel, Stock, 1998.
6 Anaïs Nin, A Spy in the House of Love, Penguin Books, 1973.
7 Georges Bataille, dans Denis Hollier, Le Collège de Sociologie, Gallimard/Folio/Essais, 1995, p. 120-142.
8 Voir ici mon Georges Bataille, l’érotisme et l’écriture. Applications au domaine anglo-saxon, Descartes & Cie, 2003, le chapitre consacré à Madame Edwarda, p. 121-153.
9 Voir « La structure psychologique du fascisme » (I).
10 Voir l’« Avant-propos » d’Une espionne dans la maison de l’amour, p. 11.
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