La liberté du cyprès, ou le superflu chez H. D. Thoreau
p. 33-41
Texte intégral
1Une définition simple du superflu fait apparaître une idée d’excès, de surplus, de débordement hors d’un cadre normatif perçu comme territoire du nécessaire. Est superflu ce qui est en plus, ou en trop ; ce qui est non pas le contraire du nécessaire, mais une excroissance, une dérive qui éloigne de l’essentiel vers des marges vaines, inutiles et étymologiquement dispensables. Un critère quantitatif semble décider du qualitatif pour conduire à une évaluation largement négative.
2Ce choix du débord et de la lisière se retrouvent chez Thoreau, dans sa vie même, marginale et rebelle, dans son attitude discordante et ses positions critiques face à la société américaine de son temps. Walden, son texte majeur publié en 18541, exprime la pensée transcendantaliste – fondée sur un idéal de dépouillement et le rejet du matérialisme ambiant – qu’il contribua, avec Emerson, à propager auprès d’une poignée d’intellectuels de Nouvelle-Angleterre, dans les trois décennies précédant la guerre de Sécession. Selon l’idéalisme transcendantaliste, qui vise l’essentiel, le superflu constitue une cible privilégiée, une perversion que les principes moraux et philosophiques commandent à Thoreau de condamner. On trouve dans Walden une quinzaine d’occurrences du terme « superflu » et de ses synonymes, « unnecessary », « luxurious », « dissipation ». Mais paradoxalement, il s’agit aussi, chez lui, d’une quête fondamentale. Il faut passer par la reconnaissance du superflu pour trouver l’essentiel.
3Condamnation et réhabilitation du superflu, mais quel superflu ? C’est cette ambiguité que Walden nous donne à lire et que nous tenterons d’éclairer. Le procès que mène Thoreau sera examiné successivement en termes d’économie, de morale et d’esthétique. Quand le renversement des valeurs s’opère, la perspective est non plus sociale mais épistémologique. Le texte de Thoreau peut alors être lu, non seulement comme un jugement sur son monde et son temps, mais comme une interprétation du monde, une confrontation avec l’irréductibilité du réel.
4 Walden, en effet, peut être lu à plusieurs niveaux, mais fait d’abord sens par son contexte d’écriture. Sous des allures de récit autobiographique, c’est une longue méditation sur un idéal de vie (« life in the woods ») que Thoreau expérimenta de 1845 à 18472, une réflexion sur la place et le rôle de l’homme, et sur sa présence au monde.
5 Walden tient donc de trois genres littéraires : le journal (mais reconstruit après coup), le récit autobiographique (dans les premières lignes Thoreau annonce qu’il répond aux interrogations suscitées par son étrange mode de vie) et l’essai polémique, où le manifeste transcendantaliste rejoint la satire sociale. Le texte est marqué par l’implication franche de l’auteur dans un discours à la première personne, et par le but avoué en épigraphe de « réveiller » ses contemporains, c’est-à-dire d’éveiller leur conscience. C’est dire aussi que Thoreau prend le parti du concret, procède de façon empirique à partir d’observations et d’éléments vécus (« Je ne parlerais pas tant de moi-même s’il y avait quelqu’un d’autre que je connusse aussi bien », dit-il en première page). Il se démarque ainsi radicalement du maître à penser, Emerson, dont les abstractions et la rhétorique alambiquée rappellent plutôt le sermon, art dans lequel, par sa formation, il se devait d’exceller.
6Mise en pratique des théories transcendantalistes, l’expérience à Walden est un « acte philosophique3 » qui s’appuie, avec force chiffres, comptes, statistiques, par souci de crédibilité ou pour parodier les économistes, sur une « économie de vie ». « Economy » est le mot clé qui donne la tonalité des soixante premières pages, où se concentre la majorité des occurrences du superflu. Est présenté comme superflu tout ce qui se mesure en termes d’abondance, de vanité, d’inutilité et d’aliénation, non seulement les biens matériels et les éléments du confort domestique, mais aussi le travail à fournir pour leur acquisition, autant que les inventions technologiques couramment considérées comme progrès de la civilisation. Le texte de Thoreau contient les éléments d’une critique sociale, bien qu’en humaniste, il s’intéresse peu aux structures de classe et aux fondements économiques en tant que tels4, mais en appelle à la morale individuelle et à la responsabilité de chacun de construire librement son propre destin, comme il construit lui-même « délibérément » sa maison. Ainsi condamne-t-il de la propriété terrienne, non la terre, mais l’héritage (« unnecessary inherited encumbrance » [3]), qui enchaîne l’individu et l’incite à amasser vainement des richesses qui seront soit dérobées soit anéanties par le temps. Quand il s’attaque au travail, valeur fondamentale de la culture Yankee, c’est moins par paresse que par conscience de s’asservir à des besognes souvent mécaniques, presque forcées, toujours déshumanisantes (« super-fluously coarse labors of life » [3]), dont la civilisation urbaine industrialisée lui donne quantité d’exemples. La civilisation ne serait un réel progrès, selon lui, que si elle offrait des avantages sans excédent de prix, car il chiffre le coût de chaque chose en années de travail, c’est-à-dire en énergie vitale, en temps de vie (20). Par exemple, chaque espèce animale, dit-il, possède son abri : l’oiseau son nid, le renard son terrier ; dans la civilisation, le logement devient si cher que la plupart ne peuvent en posséder et doivent s’acquitter d’un loyer qui les enchaîne. Le sage sauvage n’aurait pas échangé son wigwam contre un palais dans ces conditions (21).
7Sa révolte n’est pas un geste gratuit ou passéiste, mais émane d’une prise de position dans le contexte social et économique, face à la faillite des marchands et des fermiers de Concord, faillite dont sa famille avait souffert. En dénonçant l’abondance, il mine les rouages d’une société de consommation fondée sur un système capitaliste de compétition. Il condamne, au nom du respect de l’homme d’abord, les conditions de travail des ouvriers dans les industries textiles ou dans les chemins de fer, mais aussi au nom de l’individualité de son pays (la maison Amérique), tant il lui apparaît que les schémas européens sont dangereusement reproduits : « The condition of the operatives is becoming every day more like that of the English », nous dit-il ; ou, en fustigeant au passage les frivolités de la mode et l’industrie qu’elle génère : « The head monkey at Paris puts on a traveller’s cap, and all the monkeys in America do the same » (17). Au travail répétitif et à la division des tâches, il oppose, par son exemple à Walden, le travail créatif, artisanal, complet, qui engage la responsabilité de son auteur sur toute la chaîne de réalisation. Au travail industriel, il oppose, en héritier de l’idéal pastoral jeffersonien, le travail de la terre, seul garant de vertu, et voit l’histoire du travail humain comme une chute. Aux valeurs marchandes, il oppose les valeurs humaines ; à l’économie de profit, l’économie de subsistance, à la mesure de ses seuls besoins ; à la richesse par capitalisation, le paradoxe d’une pauvreté apparente qui révèle la richesse de l’âme et ouvre la voie de la sagesse : « a man is rich in proportion to the number of things which he can afford to let alone » (55) ; « Most of the luxuries, and many of the so called comforts of life, are not only not indispensable, but positive hinderances to the elevation of mankind » (9). Il y a quelque chose chez lui de Caton l’Ancien, dans sa défense de la simplicité et dans son refus des progrès du luxe5.
8Le retour que prône Thoreau à la vie primitive, débarrassée du superflu, et qui inspira déjà en son temps des projets communautaires, suit un itinéraire d’apprentissage des besoins élémentaires. Si pour de nombreuses espèces, la nourriture seule, voire nourriture et abri, suffisent à assurer la survie, les besoins humains sous nos climats se sont accrus dès que les hommes se sont mis à construire des maisons, à se vêtir, à cuire leur nourriture. « Food, Shelter, Clothing » et « Fuel », sont donc les quatre rubriques dont il extrait des exemples de conforts superflus. Le premier luxe vient, dit-il, de la découverte de la chaleur du feu et du plaisir qu’elle procure, une seconde nature que les animaux, à notre contact, auraient acquise. On ne s’étonnera donc pas que le retour à la vraie nature, à Walden, soit d’ordre sensoriel plus que sensuel.
9S’il truffe son discours de références encyclopédiques, se plaçant sous l’autorité de biologistes, chimistes, naturalistes, historiens, philosophes, économistes, de tous âges et de tous horizons, de Confucius à Darwin, la validité de ses affirmations est souvent loin d’être incontestable, comme lorsqu’il prétend, pour donner la preuve que la civilisation n’a rien apporté, que nos squelettes ne sont pas différents de ceux de nos ancêtres (7), ou, pour défendre le régime végétalien, que l’imagination des peuples se mesure au volume de l’abdomen (143). Sa rhétorique se fonde à l’évidence davantage sur la formulation percutante, l’aphorisme, le style incisif, plus que sur le raisonnement imparable. Pour atteindre ses voisins qui vivent « a life of quiet desperation », il manie aussi bien le bon sens que la provocation.
10Ainsi, nous dit-il, puisqu’un vêtement nous sert premièrement à garder la chaleur vitale, secondement à couvrir notre nudité, avons-nous besoin d’une garde robe entière ? L’abondance nous prive du confort simple que procure le vêtement qui va et se fait au corps. Il n’y a pas de honte à porter un vêtement raccommodé, et pourtant, certains préfèrent avoir un vêtement neuf plutôt qu’une conscience claire, et choisiraient de clopiner jusqu’à la ville avec une jambe cassée plutôt qu’avec un pantalon déchiré (14). Autre exemple sous la rubrique « Shelter » (18) : depuis l’âge des cavernes, nous avons appris à nous abriter sous des toits de feuillage, d’écorce, de branchages, de chaume, de planches, d’ardoises, de pierres, de tuiles, mais nous ne savons plus vivre à l’air libre. « [And yet ] the house is still but a sort of porch at the entrance of a burrow » (30). Les Lapons, vêtus de fourrure, dorment encore dans la neige, alors que, corrompus par nos techniques de construction sophistiquées, nous substituons les agréments domestiques à la chaleur humaine du foyer. Et, faisant écho à Emerson, il déplore que nous ayons perdu la simplicité de l’enfant qui refait le monde dans la pluie et le froid, et s’invente un univers dans le creux d’un rocher. Enfin, voici des propos extraits d’un passage emblématique où l’apologie de la simplicité est poussée à la simplification extrême : « Our life is frittered away by detail. An honest man has hardly need to count more than his ten fingers, or in extreme cases he may add his ten toes, and lump the rest. […] let your affairs be as two or three, and not a hundred or a thousand ; instead of a million count half a dozen, and keep your accounts on your thumb nail . […] Instead of three meals a day, if it be necessary eat but one ; instead of a hundred dishes, five ; and reduce other things in proportion » (61-62). La réduction des besoins n’est pas affaire d’avarice ou de parcimonie, mais une parade à l’éparpillement et à la dissipation des énergies et des ressources : « Our inventions are wont to be pretty toys which distract our attention from serious things » (35). Au-delà de l’aspect matériel, l’élimination du superflu participe d’un projet moral et spirituel de perfectionnement de soi. Car l’économie de vie de Thoreau est immédiatement présentée en termes de morale : ainsi le tissage artisanal est-il qualifié de vertueux, et si Thoreau refuse de mettre un paillasson devant sa porte, c’est curieusement pour résister à la tentation du mal : « It is best to avoid the beginnings of evil » (45). Montaigne exprimait un semblable souci de morale et de droiture : « J’ayme l’ordre et la netteté, et cantharus et lanx ostendunt mihi me, au pris de l’abondance ; et regarde chez moi exactement à la nécessité, peu à la parade6. »
11La chasse au superflu est moins une chasse au gaspillage qu’un processus cathartique de régénération. C’est pourquoi, au lieu du conservatisme poussiéreux des ventes aux enchères des sociétés occidentales, Thoreau préconise l’exemple des rites de purification de certaines tribus aborigènes qui régulièrement brûlent leurs possessions matérielles au cours de cérémonies de jeûne et d’abstinence (46). L’idéal transcendantaliste de dépouillement pris au sens littéral permet que se révèle l’être dans sa nudité, sans masque ni détour. L’objectif de vérité est double, sincérité et honnêteté des actes et des comportements, authenticité de la relation de l’homme avec son environnement et avec la matière.
12C’est au plan moral qu’apparaît sous la plume de Thoreau une nouvelle définition du superflu, lorsqu’il rejette la philanthropie et la charité, qu’il qualifie de geste partial et passager cachant une multitude de vices, au profit d’une bonté naturelle et spontanée, définie comme « a constant superfluity » (52). En contradiction apparente avec les précédentes utilisations du terme, cet emploi étymologique, à connotation positive, fait glisser le superflu du domaine de l’avoir à celui de l’être, du socio-économique à la morale individuelle, du quantitatif au qualitatif. Reposant à la fois sur une conception rousseauiste de la bienveillance de la nature et sur l’esprit des Lumières et de la Révolution américaine qui croyaient en la perfectibilité de l’humain, l’être, chez Thoreau, coule, déborde, et exprime en signes extérieurs visibles la grâce divine intérieure. La reconnaissance de la relation intime de l’homme avec la nature est pour Thoreau la base du comportement moral et de la sagesse. La correspondance entre l’humain et la nature extérieure, assurant l’harmonie avec ce que les transcendantalistes appellent la Surâme cosmique, détermine, chez Emerson, une expérience mystique. Chez Thoreau, cette expérience, certes sacrée, est davantage d’ordre esthétique. La différence tient au paradoxe de l’implication de Thoreau, à la fois participant et observateur. Il est en symbiose avec la vie organique de la nature, par exemple, quand, en bûcheron, ami des arbres qu’il abat, il a les doigts poisseux d’une résine qui se mêle au morceau de pain de son repas (28) ; ou quand, en intelligence avec la terre, il se dit « partly leaves and vegetable mould » (93). Mais il continue de promener sur le monde qui l’entoure un regard attentif, avide des choses, gourmand du monde, réceptif à une réalité étymologiquement superflue et par essence profuse. Car le superflu est aussi affaire de perception, et révèle la nature dans sa beauté, sa plasticité, sa transparence.
13Le beau n’est pas dans les réalisations grandioses, signes de la vanité des peuples. Thoreau, qui croit en la suprémacie de la nature sur l’art, ne voit rien d’étonnant dans les pyramides, sinon que tant d’hommes ont passé leur vie à construire des tombeaux pour des fous ambitieux dont les corps auraient dû être jetés dans le Nil ou donnés aux chiens (39). Et il s’indigne que l’on se soucie moins des arbres que des statues corinthiennes. La veine environnementaliste de Walden, qui inspira les écologistes du xxe siècle, révèle avant tout une position esthétique. Le rejet des ornements de surface, artificiels et périssables, en architecture et en littérature, ressortit à une vision organiciste de l’art, propre aux romantiques. Pour Thoreau, comme pour Coleridge, la beauté coule « from within outward » (31). Le beau est dans ce qui transpire de vie dans la nature, et la nature transpire de beauté. Walden en est l’épitomé ; « The morning wind forever blows, the poem of creation is uninterruped ; but few are the ears that hear it. Olympus is but the outside of the earth every where » (57).
14La luxuriance de la nature, qu’il décrit avec abondance et précision, lui offre, hors des livres et des spectacles conventionnels, au fil des saisons et des espèces, une magie végétale sans cesse renouvelée. Nombreux sont les exemples du pouvoir métamorphique du réel : ainsi, la lente apparition des rides infimes sur le lac à mesure que les rubans de brume se déchirent au lever du soleil (58) ; le tracé sinueux du sentier, devenu invisible en été, et que les premières neiges redessinent (121) ; et le talus, au moment du dégel, lorsqu’apparaissent, comme de la lave, des coulées de sable mêlé d’argile, de diverses couleurs, qui suivent les courants souterrains de la végétation et produisent des formes hybrides – pattes d’oiseaux, de léopards, corail, entrailles – des formes grotesques, excrémentielles (201). On ne peut mieux exprimer que dans ces décharges, ces excroissances de matière, le superflu organique du réel, son débordement, son autofertilité, sa plasticité d’argile dans les mains du potier. Et si Walden renvoie explicitement à l’idée d’un Créateur, c’est aussi un hymne à la force vitale de la nature, à un processus de transformation, qui engage l’éveil et le regard actif de l’observateur.
15La superfluité est non seulement visuelle, elle est aussi acoustique, car le réel produit des formes et du langage. Ainsi, lorsque Thoreau évoque le son des cloches, répercuté par l’écho de la forêt, il ne s’agit plus d’une duplication du son, mais d’une production artistique nouvelle et originale, une réinterprétation par la voix de la forêt, résultant de l’intégration du son à laquelle s’ajoutent les vibrations des feuilles et des aiguilles de pin (83). Comme la forêt, la terre déborde de langage. Par le travail de la terre, le contact direct avec la matière, Thoreau fait s’accomplir la parole végétale : « The yellow soil expresses its summer thought in bean leaves and blossoms […] the earth say[s] beans instead of grass » (105), « the earth expresses itself outwardly in leaves » (202) – écho rural du Printemps allégorique de Botticelli, où Flore, la déesse de la Végétation, laisse échapper de sa bouche des rameaux.
16 Walden est habité par la fascination qu’exercent sur son auteur la profusion et l’extravagance du réel, ainsi que par la responsabilité exaltante de déchiffrer le message hiéroglyphique du monde. Le travail sur les mots, les sonorités, l’étymologie, la phonologie, les onomatopées, auquel se livre Thoreau, découle de cette volonté d’être en phase avec le flot créatif du réel. Son écriture n’est métaphorique (certes il utilise des images organiques pour décrire l’homme) ou fondée sur des effets sonores (pour suggérer les craquements de la glace ou le crépitement de la pluie par exemple) que pour autant que la métaphorisation soit inévitable dans le processus de représentation. En défendant la naturalisation du langage, selon laquelle c’est le réel qui forme et dicte les sons et la mélodie des mots, il produit une écriture qui dérive et délire, soumise à la même extravagance que le réel – d’où la prolifération paradoxale d’un texte qui revendique un idéal de simplifica. Mais surtout, il tente de résorber la métaphore, de parler comme la nature (« we are in danger of forgetting the language which all things and events speak without metaphor » [75]), et de réaliser le rêve du poète de parvenir à l’adéquation exacte du signifiant et du signifié.
17Avec sa prédilection pour les miroirs (les reflets sur la glace, l’eau du lac et du ciel), Walden nous donne à voir la transparence du réel. Que Thoreau s’allonge sur le lac gelé, et, par une petite fenêtre qu’il a creusée dans la glace, observe les fonds sableux et s’imprègne de leur sérénité ambrée, ou qu’il nomme avec le maximum de précision terminologique les espèces et les plantes, c’est au même désir de connaissance qu’il répond (« Why do precisely these objects which we behold make a world ? » [150]), et le même geste exploratoire qu’il accomplit pour lever la barrière des apparences, pénétrer la surface des choses et percer l’opacité du monde.
18Le superflu, chez Thoreau, a une valeur esthétique, épistémologique et métaphysique, car les neuf saisons passées à Walden témoignent de la réconciliation du temps cyclique et de l’éternité – non pas l’éternité figée, marmoréenne, mais l’éternité fluide, toujours recommencée. Une telle conception du superflu se place hors des normes et des codes, arbitraires, humains, y compris les codes du lan. Opposer les acceptions négatives et positives du superflu, comme on opposerait le culturel au naturel, serait donc simpliste. Il y faut le regard du poète. Dans Les Matinaux, René Char écrivait : « Il y a des feuilles, beaucoup de feuilles sur les arbres de mon pays. Les branches sont libres de ne pas avoir de fruits7. » Thoreau, lui, emprunte au poète persan la légende du cyprès, toujours prospère, libre de ne rien produire, indépendant (53). Car le superflu n’est pas nécessaire, il est vital. Comme le Tigre qui continuera de couler dans Bagdad bien après la mort des califes (53), c’est la vie, le flot constant, et la condition de la liberté.
Notes de bas de page
1 Les références aux pages renvoient à l’édition américaine, Walden, or Life in the Woods, New York, Norton Critical Edition, 1966.
2 C’est en 1838 que Thoreau, alors âgé de 21 ans, fit la rencontre décisive de Emerson, tout juste arrivé à Concord. Une amitié intellectuelle durable lia les deux hommes au point que Emerson l’engagea à son service de 1841 à 1843. Thoreau était donc au cœur du club transcendantaliste (« the Dial Group ») qui se retrouvait chez le maître, et c’est en accord avec ce dernier, et sur ses terres, qu’il entreprit l’expérience de « vie dans les bois » sur les berges de Walden Pond, un lac au sud de Concord. Se faisant tour à tour bûcheron, charpentier, menuisier, il construisit, en quatre mois, de ses mains, une cabane, à un kilomètre et demi de tout voisinage, s’y installa symboliquement le 4 juillet 1845, et y vécut, pendant deux ans et deux mois, dans un décor qu’on qualifierait aujourd’hui de minimaliste (ni rideaux, ni tapis, des meubles et objets se comptant sur les doigts d’une main) une vie spartiate, rustique, qu’il consigna dans son livre – une vie en autarcie ou quasi autarcie, si l’on excepte quelques échappées à Concord, par souci de contact humain et pour manger parfois autre chose que les galettes de maïs cuisinées selon les recettes des Indiens ou les haricots et les céréales qu’il cultivait biologiquement sur son arpent de terre.
Le manuscrit fut achevé au début de 1848, mais il dut le revoir et l’étoffer car l’échec de son premier ouvrage (A Week on the Concord and Merrimack Rivers, 1849) n’avait pas prédisposé les éditeurs en sa faveur. Walden ne fut publié que huit ans plus tard, à ses propres frais et sans grand succès (ce qui amena Thoreau à écrire dans son journal qu’il possédait une immense bibliothèque de plus de 900 volumes dont plus des deux tiers avaient été écrits par lui-même). C’est aussi de son séjour à Walden que date le célèbre épisode de son emprisonnement d’une nuit pour refus de s’acquitter envers l’état d’un impôt de $ 1,50 – anecdote qui lui inspira l’essai sur la Désobéissance Civile.
3 Michel Granger, Henry David Thoreau, Paradoxes d’excentrique, Paris, Belin, 1999 ; Henry David Thoreau, Narcisse à Walden, Lyon, PUL, 1991.
4 On trouve quand même quelques allusions aux inégalités de classe : « The luxury of one class is counterbalanced by the indigence of another » (23).
5 Caton l’Ancien ou le Censeur (234-149 av. J. -C.) : « Neque mihi aedificatio, neque vas, neque vestimentum ullum est pretiosum ; si quid est quo uti possim, utor, si non est, facile careo. Mihi vitio quidam vertunt, quod multis egeo ; ego illis vitio verto quod nequeunt egere » (« Je n’ai ni maison, ni vaisselle, ni vêtement de valeur ; s’il y a quelque chose dont je puis me servir, je l’utilise, sinon, je m’en passe facilement. Certains trouvent que c’est un défaut chez moi, que je me prive de beaucoup de choses, moi je trouve que c’est un défaut chez eux de ne pouvoir s’en passer »), d’après l’Abbé Lhomond C. F., De Viris Illustribus.
6 Montaigne, Essais, « De la vanité », III, IX, Paris, Gallimard, coll.« Bibliothèque de la Pléiade », 1950 (1068). (« Les verres et les plats me renvoient mon image », Horace, Épîtres, I, v, 23).
7 René Char, Les Matinaux, « Qu’il vive », Paris, Gallimard, 1950 (42).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le superflu
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3