Redondance et surclassement : pour une théorie du superflu en littérature
p. 17-32
Texte intégral
Roman, miroir et procréation
1Le second chapitre de la seconde partie du Fleuve Alphée, le récit autobiographique de Roger Caillois, est intitulé : « La Bulle ». Caillois y décrit son intérêt pour les pierres, qui fut, comme l’on sait, source de textes magnifiques, depuis publiés dans la collection « Poésie » chez Gallimard1. On trouve vers la fin de ce chapitre le passage suivant :
J’étais près de tenir pour importunes la vie, la reproduction, la vaine multiplication des hommes et des œuvres. J’écrivis une phrase provocatrice, sinon blasphématoire, que je n’ai peut-être pas publiée, tant à moi-même elle paraissait sacrilège : « Je déteste les miroirs, la procréation et les romans, qui encombrent l’univers d’êtres redondants qui nous émeuvent en vain. » Il y avait plus d’acrimonie que de conviction dans une maxime, dont le premier effet, si on l’avait écoutée, aurait été d’empêcher de naître son auteur2.
2Vous aurez, naturellement, noté la mise en scène littéraire complexe de cette phrase, qui retire immédiatement ce qui vient d’être avancé, selon les recettes bien connues de la prétérition (il publie en disant qu’il n’a pas publié, et pour que le clin d’œil n’échappe pas au lecteur, il ajoute « peut-être ») et de la distance ironique, explicite dans la dernière phrase du passage, mais aussi marquée par les traces d’auto-citation : guillemets de citation, italiques de distance, prétention au « blasphème », qui glorifie cette phrase au moment même où son auteur feint de la condamner.
3Et vous serez heureux d’apprendre que cette haine de la procréation, qui n’affectait pas les parents de Caillois, n’affecta pas non plus leur fils, tout au moins n’affecta pas son intérêt pour les femmes, ni ses succès dans ce domaine, puisqu’il eut, au cours d’une longue vie, trois femmes principales et une fille. Cette haine n’est donc pas l’expression d’une misanthropie (ou d’une misogynie), mais plutôt d’une volonté d’ascétisme de Caillois, d’un désir de se débarrasser de tout ce qui est inutile, superflu, multiple et donc encombrant, pour revenir à la simplicité et à la symétrie (une obsession, chez Caillois) du minéral, par lesquelles celui-ci est, pour Caillois, infiniment supérieur au vivant. Cette position définit ce qu’on pourrait appeler le classicisme de Caillois : il est hostile à l’efflorescence baroque (d’où sa haine du miroir) comme aux turbulences romantiques, d’où sa haine de tous les êtres redondants, « qui nous émeuvent en vain ». Est-ce à dire qu’il est des émotions qui ne sont pas vaines ? Mais il en est, bien sûr : celles que procure l’étude détaillée des minéraux, la contemplation de la désertique pampa argentine, la lecture des périodes majestueuses, où le pathos est strictement contrôlé, de Bossuet. Cette haine du miroir ne fait pas de Caillois un vampire, mais un classique, un classicisme nulle part plus évident que dans son style : le français le plus pur et le plus précis, où la superbe ordonnance de la langue cache parfois la trivialité du propos (par exemple lorsque Caillois tente de théoriser l’écriture poétique)3.
4Ce classicisme explique la haine du roman. Ni Racine ni Bossuet n’en commirent. Caillois, auteur d’essais, et peut-être de poèmes en prose (le statut des textes recueillis dans Pierres est incertain) n’en écrivit pas non plus, préférant l’autobiographie à la fiction. C’est que le roman ne saurait être un genre noble. Il parle trop, il est donc trop long, et surtout il donne la parole à trop de voix : prolifération de babils superfétatoires. Caillois est en cela l’inverse de Bakhtine : ce qu’il apprécie dans l’écriture poétique, c’est son monologisme, son refus de la polyphonie. Et le roman a un autre défaut, que notre passage évoque explicitement : il crée une profusion de nouveaux habitants de l’univers, avec danger de surpopulation (un danger que le roman partage, bien sûr, avec la procréation : si l’on continue à pratiquer le respect dû aux morts, et à consacrer à chaque disparu un mètre carré de pierre tombale, on doit envisager le moment, lointain certes, mais inévitable, où la planète ne sera plus qu’un vaste cimetière). C’est pourquoi, lors de son incursion unique dans l’univers de la fiction, le texte intitulé Ponce Pilate4, Caillois préféra, au monde fictif du romancier, le monde possible du philosophe. Ce dernier, on le sait, se distingue du monde de la réalité par une simple transformation exprimable par une fonction : il est donc, sauf en un aspect spécifié, semblable au monde réel. Le monde fictif, au contraire qui est meublé phrase après phrase, et ne respecte pas l’ascétisme du ceteris paribus, diffère du monde de la réalité autant que son auteur le désire ou l’imagine. On ne saura jamais si Sherlock Holmes avait un grain de beauté sur la fesse gauche, parce qu’un monde fictif, malgré son ameublement souvent baroque, n’est pas complet. Mais dans le monde possible où j’aurais simplement raté mon train, la veste de l’organisatrice du colloque aurait la même couleur. Et c’est dans un monde possible, non fictif, qu’évolue Ponce Pilate, le héros éponyme de Caillois : il refuse simplement de livrer Jésus aux Juifs, celui-ci meurt octogénaire dans son lit, et le Christianisme n’existe pas. Nous ne sommes pas dans le roman, mais dans la science-fiction rétroactive.
5Il y a donc, dans la phrase blasphématoire du Fleuve Alphée, une poétique qui est à la fois affirmée et retirée, par prétérition. On y verra bien sûr l’indice d’une tension interne, la prétérition (« Et ce n’est pas moi qui dirai que tu es un imbécile ! ») étant visiblement proche du déni freudien (« Et ce n’est pas moi qui ai mangé le dernier After Eight »). Cette poétique a, pour ce qui nous concerne, l’avantage de la clarté : elle exclut, sous l’espèce du redondant, le superflu du domaine de l’art. L’art, la littérature, sont caractérisés par des systèmes de contraintes formelles qui rejettent le superflu, qui refusent que, par ce que les anglais appellent « indulgence », on s’y laisse aller.
6Ma tâche est donc claire. Elle est de montrer, avec Caillois, si l’on traite sa prétérition comme un déni freudien, que la littérature a quelque chose à voir avec le superflu, et de démontrer, contre Caillois, si l’on prend au sérieux l’ascétisme de son classicisme, que ce quelque chose est essentiel, et qu’il n’affecte pas seulement le roman, mais l’ensemble de la littérature, et peut-être de l’art. Ma tâche est donc de montrer, et de démontrer, que le superflu est nécessaire à la littérature, en deux sens : le superflu est nécessaire à la littérarité de la littérature, non seulement parce qu’il caractérise certains de ses genres, styles ou périodes, mais parce qu’il sert à caractériser, et même à définir, la littérature ; et le superflu rend la littérature nécessaire à la vie des hommes, précisément parce qu’il fournit un lien entre la littérature et ce qu’on appelle, d’un terme un peu grandiloquent, la vie.
Le superflu est nécessaire à la littérature
7Je commence, pour m’en débarrasser, par le plus simple. Il y a effectivement une littérature du superflu. Il y a des œuvres, des genres, des styles qui pratiquent la longueur, le détour, l’attardement. De même qu’on ne confondra pas le style philosophique de Derrida, qui est copieux, avec celui du premier Wittgenstein, qui est laconique (les propositions du Tractatus sont non seulement numérotées, mais d’une brièveté qui n’aide pas la compréhension immédiate), de même on ne confondra pas les Mille et une nuits avec un haiku, ou la Recherche avec les œuvres poétiques complètes de T. E. Hulme, données en appendice à Speculations5, qui tiennent en trois pages, étant composées de cinq poèmes imagistes de quelques vers chacun. Quant à la Recherche, on se souviendra que Gérard Genette, qui a le sens de l’humour, dit que si on voulait la réduire à l’essentiel, en éliminant donc tout le superflu, une phrase suffirait : « Marcel devient écrivain. » Et on ne confondra pas les figures de la digression ou du retardement (on se souvient de la nouvelle de Donald Barthelme, « Sentence », qui narre l’histoire d’une phrase qui cherche, par tous les tours de la rhétorique, à retarder le point final qui marque sa mort6) avec le début in medias res ou les indications narratives du style : « Soixante-dix ans se sont écoulées depuis la fin du dernier chapitre. » Bref, on ne confondra pas le classicisme de Caillois avec le syndrome de Schéhérazade, ou les diverses figures de la préciosité littéraire, euphémisme, gongorisme ou marinisme. Mais tout cela est assez trivial.
8Retournons donc à Caillois, et à ce qu’implique le titre de cette section : le superflu est nécessaire à toute littérature. Dans Obliques, Caillois consacre un essai, « Image en creux – Image fidèle, » à la littérature fantastique et à la science-fiction. En voici un passage, consacré au thème du voyage dans le temps :
Il est alors tentant d’imaginer une infinité d’univers simultanés, réalisant toutes les possibilités, de sorte que les plus proches, presque identiques, se distinguent seulement par d’insignifiants détails comme le nom d’une gare ou d’une avenue, ainsi qu’il arrive dans le roman de Marcel Thiry, où le sort de la bataille de Waterloo n’a finalement presque rien changé. On peut concevoir également le tissu des causes comme si serré que seuls quelques événements clés sont capables d’ouvrir une alternative […], ou encore comme si élastique que bientôt les conséquences s’équilibrent par leur multitude, de sorte que l’écart créé par une décision différente, après s’être élargi dans une première phase, se trouve ensuite petit à petit éliminé. De toute façon, il semble admis que le voyageur du temps ne corrige ni ne modifie le passé. Simplement, il abandonne son univers pour pénétrer dans un second ou un troisième, où se déroulent d’autres devenirs plus ou moins dissemblables, mais toujours incompatibles7.
9On perçoit ici la même tension que dans Le Fleuve Alphée : une méfiance, qui est aussi une fascination, à l’égard de la prolifération d’êtres, ici de mondes, superflus. Car les mondes possibles, dans leur infinité, ne sont pas nécessaires (seul l’est le monde réel, c’est-à-dire, selon Leibniz, celui que Dieu, dans son infinie sagesse, a choisi d’actualiser), et leur infinité et leurs variations dérisoires produisent un fort effet de superflu. Mais ils ne sont pas simplement redondants, puisqu’ils justifient, en étant délaissés, la sagesse de Dieu qui leur préfère le seul monde nécessaire. Ici l’auteur de science-fiction introduit, par rapport au philosophe, une variation : cette infinité de mondes possibles qui justifient le monde réel et proclament par leur différence qu’il est le meilleur des mondes, virtuellement l’inquiètent, et menacent de le subvertir, pour peu que quelque désordre cosmique, ou inattention divine, les laisse communiquer. Ce qui se produit avec le voyageur du temps, et plus généralement avec le fantastique, dont Caillois se fait une idée précise et inté, puisqu’il le définit comme subversion de l’ordre établi, irruption de l’impossible au sein de l’inaltérable réalité quotidienne. Si la symétrie sagittale régit l’apparence externe de tous les animaux, de l’araignée, dont les quatre paires de pattes sont symétriques par rapport au plan sagittal, jusqu’à moi, dont le nez unique est situé au milieu de la figure, pourquoi existe-t-il un crabe frappeur, dont la pince gauche est, de façon disproportionnée, plus grande que la pince droite, ou le narval, dont la corne unique, d’une longueur fort exagérée par rapport aux besoins de l’animal, est en réalité la canine supérieure gauche montée en graine, ce qui fait que le narval, contrairement à moi, n’a pas la corne au milieu de la figure ?
10On sait que la dent du narval est la réalité de ce que le Moyen Âge connaissait sous le nom de corne de licorne. Mais la licorne, animal imaginaire, portait fièrement sa corne unique au milieu de son front, sur le plan se symétrie sagittale. Animal merveilleux, nous dit Caillois, en ce que, quoique non existant, il se conforme à l’ordre du monde et le conforte, ce qui permettait à sa corne de guérir diverses maladies, et à l’animal de juger de la vertu des filles. Tandis que le narval, qui existe, inquiète et subvertit l’ordre du monde : animal donc définitoirement fantastique8. Et je vous fais remarquer que le fantastique a quelque chose à voir avec le superflu, car sa dent/corne ne sert à rien au narval, elle est totalement superfétatoire : elle ne sert ni à la défense, ni à l’attaque, ni aux parades amoureuses – à rien. La magie fait rentrer la licorne, animal romanesque, dans l’utile, et donc quelque part dans le nécessaire. Mais c’est la littérature qui sait et peut exploiter la superfluité du narval : en le transformant en subversion de l’ordre du monde, comme elle le fait de tout superflu inquiétant, oiseaux par trop nombreux, violon qui joue tout seul, rue qui enchante le visiteur mais qui ne figure sur aucun plan. La superfluité est constitutive du fantastique.
11Mais le fantastique, me direz-vous, n’est pas le tout de la littérature. C’est pourquoi je reviens à la redondance de l’invention romanesque. Que fait en effet le plus humble des romanciers ? Il crée des mondes surnuméraires, et point n’est besoin pour cela du merveilleux ni du fantastique. Et le plaisir que nous prenons à la lecture de romans est situé, au moins en partie, dans ce superflu. La plus humble romancière est un Victor Frankenstein en acte, à commencer bien sûr par Mary Shelley. Point n’est besoin de génie pour cela : un peu d’imagination suffit, et quelque cohérence. N’avez-vous pas, étant enfants, inventé un pays qui portait votre nom ? N’en avez-vous pas dressé la carte (dont je parie que la capitale, comme Stalingrad, portait également votre nom) ? N’avez-vous pas dessiné les uniformes des grenadiers de la garde impériale, et jusqu’à celui des cantinières ? Devenus adultes, et entrés dans la peau de Trollope, vous voilà en train de décrire le Barsetshire, comté inexistant et néanmoins plus célèbre que la plupart, et qui, sorti de l’imagination placide de son créateur, a depuis vécu une vie quasi-autonome : car Angela Thirkell, romancière de second ordre de l’entre-deux-guerres, a repris la chronique du comté. L’édition complète de ses romans (elle en écrivit une bonne trentaine) reproduit sur la page de garde une carte du Barsetshire, avec sa ville et ses villages, avec ses rivières, ses routes et ses voies de chemin de fer. Tout cela est naturellement entièrement superflu. Non seulement parce que je peux lire les romans sans m’aider d’une carte, mais parce que le Barsetshire d’Angela Thirkell est tellement conventionnel, ressemble tellement à l’image mythique de la campagne anglaise de son temps, que tous les détails, abondamment fournis, dont aucun ne m’est épargné, me sont toujours déjà connus. Angela Thirkell écrit du point de vue mythique d’une aristocratie déjà déliquescente (qui n’a pas survécu à la première guerre mondiale – vous reconnaissez le monde, en moins amusant, de P. G. Wodehouse). Elle l’avantage d’une certaine franchise : elle n’est pas seulement snob et conservatrice, elle ne se contente pas de mépriser les syndicalistes, les communistes (tiens, il y en avait donc !) et toute la working-class urbaine, elle est aussi souvent xénophobe et parfois antisémite. De la mau littérature, donc, mais sur la bonne voie, celle de la littérature, c’est-à-dire de la nécessité du superflu. Car ces êtres redondants, que le pire des romans crée, me disent, chose essentielle, que la constitution d’une identité (la mienne) passe par une expérience d’altérité, expérience qui me permet de sortir de mon solipsisme natif, et que le roman par excellence procure. Un roman, me permettant d’entrer dans ce saint des saints qu’est la conscience d’autrui, me permet d’entrevoir ce que je ne peux en fait jamais voir. La grandeur de la romancière, qui fait que Virginia est une meilleure romancière qu’Angela, est de me donner l’impression que je fais cette expérience, que je vis avec Clarissa Dalloway ou Mrs Ramsay. Reportez-vous à l’état dans lequel vous avez été, êtes ou serez, l’état amoureux, et à ses premiers et incertains moments, avant, comme l’on dit, les aveux les plus doux. Que ne donneriez-vous pas pour savoir ce qui se passe dans sa tête, pour avoir accès à ses pensées. Et dans votre tête à vous, qui êtes, comme dit Wodehouse, « smitten with the tender pash », vous ne cessez de lui parler, et de l’imaginer répondre. Vous voilà donc déjà plus qu’un peu romancier. Et si vous l’êtes, c’est parce qu’accès vous avez toujours déjà eu à la conscience d’autrui, que vous avez déjà vécu avec Emma Bovary ou Anna Karénine. Les personnages superflus du roman sont donc peut-être toujours superflus, mais ce superflu nous est fort nécessaire.
12Mais le roman, me direz-vous, n’est pas le tout de la littérature (et tous les romans ne pratiquent pas la focalisation interne). Quid de la poésie ? Tout le monde ne peut pas, comme Bakhtine, dénoncer dans la poésie l’absence d’altérité véritable, par monologisme, c’est-à-dire par manque de superflu (ainsi la poésie ne permet guère cette multiplicité d’énonciateurs et de niveaux ontologiques que nous procure la figure narrative de la métalepse). Quittons Caillois un instant et écoutons un passionné de poésie, le philosophe italien Giorgio Agamben :
Et n’est-ce pas justement ce qui advient dans toute énonciation poétique authentique, où le mouvement de la langue en direction du sens est comme parcouru en contre-chant par un autre discours, qui va de l’intelligence au mot, sans qu’aucun des deux accomplisse jamais son trajet entier pour se reposer l’un dans la prose et l’autre dans le son pur ? Ou plutôt, en un point d’échange décisif, c’est comme si les deux flux, en se rencontrant, prenaient chacun la voie de l’autre, de sorte que la langue se trouve finalement reconduite à la langue et l’intelligence à l’intelligence. Ce chiasme inversé – et rien d’autre – est ce que nous appelons poésie ; et tel est, en dehors de toute imprécision, son rude croisement avec la pensée, l’essence pensante de la poésie et celle, poétisante, de la pensée9.
13Ce texte est fascinant, mais il n’est pas entièrement clair. Il joue sur des oppositions conventionnelles (prose et poésie, langue et pensée, ou intelligence) pour en tirer des croisements, des chiasmes, surprenants. J’en propose une tentative de reconstruction (et l’on entendra le mot « tentative » dans le sens anglais). On se souvient de la définition que, depuis Aristote, la grammaire se donne d’elle-même : comment passer du son au sens, de phone à logos. Une théorie triviale fait de la poésie une conjonction éminente du son et du sens. Agamben propose ici la relation inverse, celle de disjonction, comme définition de la poésie. Une telle disjonction se produit en deux mouvements inversés, la langue tendant vers la pensée, c’est-à-dire produisant du sens, et la pensée, l’intelligence, le sens, tout ce que la langue grecque inclut dans le terme logos, tendant vers la langue (là où logos pensée se fait logos discours), pour s’y incarner et s’y donner expression. Le poème est alors le témoignage d’une réussite (moment de la protension : le son produit du sens, le sens s’incarne dans des sons) et le monument d’un échec (moment de la rétention, ou de la réticence : le sens produit par le son s’éparpille ou se dissipe ; le son ne réussit pas à incarner le sens que l’intelligence lui tend : le psychanalyste Mustapha Safouan disait un jour qu’un livre n’est pas autre chose que la trace d’un échec à dire ce qu’on voulait dire). Mais si la réussite se termine en échec, l’échec est bien une réussite, la trace un monument, c’est-à-dire un poème.
14Et l’on peut généraliser, voir dans cette description des deux mouvements entrelacés qui produisent le poème une description indirecte des deux mécanismes que la langue met en œuvre pour produire du sens. L’un produit du sens au niveau du mot, du point de vue du mot : c’est le processus de dérive métaphorique par lequel les mots acquièrent, étendent et transforment leur sens. Et comme chacun sait, si rapide est la temporalité du langage que les mots ne cessent de changer de sens, par métaphore, par métonymie, par synecdoque (‘souris’ en Russe voulait à l’origine dire ‘voleur’ ; et dans l’anglais d’aujourd’hui, par quoi j’entends l’année 2002, les expressions ‘anorak’ et ‘white van man’ ne veulent pas dire ce que vous croyez10). Le sens ne cesse de changer, par association, focalisation, généralisation, et il y a donc ce que le psychologue soviétique Vygotsky appelait une « logique du mot », et dont il trouvait l’origine dans la pensée enfantine pré-conceptuelle, qui opère par complexes, c’est-à-dire par associations dérivant autour d’un prototype, ou par simple dérive associative, comme dans la « ressemblance de famille » de Wittgenstein11.
15L’autre mécanisme produit du sens du point de vue de la pensée. Car la pensée s’empare de la phrase pour la guider, selon un processus que les mathématiciens appellent une chaîne de Markov, et elle marque son point d’arrêt dans le moment pour comprendre (une compréhension rétroactive, à partir du point d’arrêt), dans l’opération que Lacan appelle « point de capiton ».
16En quoi, me direz-vous, ce chiasme nous mène-t-il au superflu ? Mais nous y sommes bien, et non simplement dans la redondance, au sens où les linguistes entendent ce terme (le même signal doit être présent plusieurs fois pour contre-balancer les effets néfastes du bruit ambiant). Nous sommes dans le superflu en ce que plusieurs mécanismes de construction du sens s’entrecroisent et virtuellement se contredisent, la dérive métaphorique augmentant le volume de sens mais rendant sa fixation par chaîne de Markov et décision rétroactive à partir du point de capiton plus aléatoire. C’est cet aléatoire, le superflu de sens qui menace la détermination du sens, qui différencie la langue naturelle d’un langage artificiel (lequel opère sans redondance, mais surtout sans ambiguïté, vague, polysémie ou métaphore). La poésie (activité que bien sûr ignorent les langages artificiels) ne fait que porter au paroxysme cette propriété des langues naturelles. Je reviendrai sur ce lien entre superflu et paroxysme.
17Mais on comprend dès maintenant l’importance qu’Agamben attribue à la poésie. Celle d’un chiasme, d’une rencontre, d’un entre-deux, entre langue et intelligence, son et sens, mais d’un entre-deux dont la superfluité se révèle nécessaire. Voici un autre texte d’Agamben, tiré d’un article consacré au poète contemporain Giorgio Caproni :
Pourquoi la poésie est-elle importante ? La façon dont se configurent les réponses à cette interrogation donne la mesure de l’absence totale de trivialité de la question. Car le territoire de ceux qui y répondent se répartit exactement entre ceux qui affirment l’importance de la poésie seulement à condition de la confondre entièrement avec la vie, et ceux pour qui son importance est, au contraire, fonction exclusive de sa séparation par rapport à la vie. Les deux camps démentent ainsi leur apparente intention : les premiers, parce qu’ils sacrifient la poésie à la vie en quoi ils la résolvent ; les seconds, parce qu’ils établissent en dernière analyse son importance par rapport à la vie. Aussi vains que le romantisme et l’esthétisme, qui les confondent en tout point, sont le classicisme olympien et la laïcité, qui, les gardant séparées en tout point, vouent l’humanité à se transmettre un patrimoine sacro-saint, mais inutile justement en raison de l’instance qui devrait être décisive en tout ordre.
Contre ces deux propositions, se situe l’expérience du poète, qui affirme que, si poésie et vie divergent infiniment sur le plan de la biographie et de la psychologie de l’individu, elles reviennent se confondre sans résidu au point de leur réciproque désobjectivation. Et – à ce point – elles s’unissent, non pas de manière immédiate, mais par une médiation. Cette médiation est la langue. Poète est celui qui dans la parole génère la vie. La vie, que le poète génère dans la parole, est sous-traite aussi bien au vécu de l’individu psycho-somatique qu’à l’indicibilité biologique du genre12.
18Ce texte renvoie dos à dos le classicisme de Caillois, qui refuse le superflu et indique ce refus en séparant la poésie, qui obéit à des contraintes formelles, et la vie, qui foisonne, et le romantisme qui accueille le superflu au prix d’une confusion entre le foisonnement de la vie et la prolifération de la langue. La solution suggérée par Agamben se situe entre les deux, et la véritable poésie est médiation entre la langue et la vie, entre le signe et son référent. Son effet est double, celui d’un manque, ce qu’Agamben appelle la « respective désobjectivation » de la vie et de la langue, qui prend la forme de la production d’un superflu, parole et vie surnuméraires. Parole non communicative, non nécessairement expressive, « parole verbale », comme on dit, inutile à la vie courante et pourtant esthétiquement nécessaire ; et vie redondante, fantomatique, qui n’est ni la vie psychologique de l’auteur ou des lecteurs du poème, ni leur vie biologique. Parole sans support pragmatique ni référentiel, vie sans support corporel, « soustraite aussi bien au vécu psycho-somatique qu’à l’indicibilité biologique du genre, » mais parole grave, qui est la vérité aussi bien de la langue que de la vie et les fait se conjoindre.
19Ceci nous permet d’envisager le superflu comme un élément de la définition de la littérature. Caillois, malgré son classicisme, a eu lui aussi cette intuition, qui dans Babel définit la littérature comme « un usage luxueux de la langue13 ». J’ai tenté d’exprimer cette superfluité nécessaire de la littérature par ce que Ronald Shusterman, dans le livre que nous avons commis ensemble, appelle « la théorie du surclassement14 ». Le surclassement, c’est bien sûr la pratique des compagnies aériennes qui vous font parfois voyager en première classe, malgré votre billet de classe touriste, pourvu qu’il y ait des sièges libres, et que vous portiez cravate. Appliqué à la littérature, elle suggère que le texte littéraire exploite toutes les ressources de la langue, par paroxysme, exagération et superflu. On illustrera cette théorie par la formule, qui irrite Shusterman, « la littérature commence avec le premier trope15 ». Elle implique, outre un essentialisme que je revendique (notre tâche, en tant que critiques littéraires, est de distinguer la littérature de la non-littérature), un certain nombre de thèses qui caractérisent cet objet (ce concept) que je me refuse à dissoudre : la littérature est une famille de textes englobants, complexes, recontextualisables, réflexifs et singularisants. Je vous renvoie à notre livre commun pour une exposition de ces thèses, et leur critique sans ménagement par mon co-auteur. Mais je vous fais remarquer que toutes, sauf la dernière (le texte littéraire est singulier) impliquent le superflu : la littérature est bonne fille, elle accueille tous les jeux de langage en son texte ; elle se redouble sur elle-même, par réflexivité ; elle se diversifie à l’infini, dans sa complexité ; elle se reproduit, à l’infini également, en se recontextualisant. Et pour illustrer mon essentialisme, dans son rapport au superflu, permettez-moi de vous citer l’histoire que raconte Caillois dans Approches de la poésie16. Un mendiant aveugle est assis sur le pont de Brooklyn. Devant lui, une pancarte, que les passants ignorent. Un étranger s’arrête, saisit la pancarte, la retourne, écrit quelque chose au dos, et dit à l’aveugle : « Je viens d’écrire une phrase qui accroîtra considérablement vos revenus. » Miracle, cela marche. Un mois plus tard, l’étranger vient s’enquérir du succès de sa modification. Il est dûment remercié, et l’aveugle lui demande quelle est cette phrase, qui fait de lui tous les jours un homme riche. L’étranger répond : « Votre pancarte disait : “aveugle de naissance”. J’ai remplacé ces mots par : “Le printemps va venir, je ne le verrai pas.” » La littérature, voyez-vous, commence au premier trope : Caillois interprète sa parabole comme marquant le début de la rhétorique. Et l’on fera remarquer malicieusement que si la phrase « rhétorique » est superflue du point de vue de l’information factuelle et administrative, elle n’est pas inutile, puisqu’elle rapporte des espèces sonnantes et trébuchantes.
Le superflu rend la littérature nécessaire
20L’idée que je développerai brièvement dans cette section est que si le superflu est nécessaire à la littérature, c’est parce que la littérature n’est pas séparée de la vie et qu’elle est donc, dans sa superfluité même, nécessaire à l’homme, qui est voué au superflu de la vie.
21Revenons un instant à notre texte de départ, dans Le Fleuve Alphée, où procréation, miroir et roman ont pour trait commun la redondance qu’ils produisent. Que se passe-t-il si l’univers lui-même est redondant ? C’est ce que suggère Caillois lui-même, par une sorte d’autocritique inconsciente, dans ce passage d’Approches de la poésie :
Mes recherches sur la syntaxe des rêves, tels que les écrivains les utilisent comme ressorts de leurs récits, sur les rubriques dénombrables du merveilleux et du fantastique, sur les problèmes posés par le mimétisme animal, me confirmaient dans l’idée d’un univers redondant17.
22Cette redondance de l’univers, elle est inscrite dans la profusion de la vie. Car à vrai dire le roman est en bonne compagnie. La procréation, qui peuple le monde d’êtres redondants, est nécessaire à la survie de l’espèce. La littérature, qui la redouble, comme l’idole platonicienne redouble l’icône (et l’on se souviendra que la condamnation platonicienne de l’art, technique des idoles, se fait au nom de l’expulsion du superflu), peuple le monde d’êtres encore plus redondants, mais non moins nécessaires. Seul un accent aigu sépare « recréation » de « récréation » : la littérature, c’est la procréation par la joie. Et l’on se souviendra que le miroir, s’il redouble, ne le fait pas inutilement, puisque son image est nécessaire à la constitution du sujet, lors du « stade du miroir ». Du moins si l’on en croit Henri Wallon, et Lacan son successeur.
23Ici apparaît l’essentiel. Il apparaît en effet que « superflu » n’est pas l’antonyme de « nécessaire », mais son complément obligé. Le seul véritable antonyme de « nécessaire », c’est « contingent ». Ce qui veut dire qu’en passant du contingent au superflu on passe d’une logique à une économie. Que la littérature puisse relever d’une logique, cela se conçoit, au prix de quelque dérive métaphorique : on parlera alors de l’adaptation nécessaire de la forme au fond, ou on oubliera le fond et on versera dans le formalisme ; on saluera la « vérité » du reflet que la littérature propose de la réalité. Cette littérature du nécessaire qui est le contraire du contingent nous fournira donc une image de la réalité, expression d’émotions, communication de pensées plaisantes ou graves. Elle se fondera volontiers sur une conception du langage comme instrument de communication, vis-à-vis de laquelle elle pratiquera une politique de l’écart. Au contraire, c’est-à-dire contre cette conception de la littérature, une conception économique de la littérature, attentive au superflu que celle-ci engendre, se situera au-delà de la communication et de son utilité. Il me souvient d’avoir entendu, au congrès de l’ESSE à Helsinki, Raymond Tallis, critique de la théorie critique, qui n’entend pas grand-chose à la littérature, se gausser, au nom d’un bon sens un peu épais, de Roland Barthes qui avait osé écrire : « L’écriture n’a rien à voir avec la communication. » Le pauvre homme n’avait pas compris qu’« écriture » est chez Barthes un concept, et un concept qui précisément, voyez S/Z, conçoit la littérature en termes économiques, communication de forces et dépense plutôt qu’échange d’informations et accomplissement d’une forme.
24Cette conception de la littérature comme dépense a un lieu théorique privilégié : le concept de dépense dans La Part maudite de Bataille18. Je n’ai pas le temps d’exposer encore une fois ses thèses, et vous renvoie à la relecture, qui n’a rien de superflu, de ce texte essentiel : à ses thèses sur l’énergie excédentaire, la dépense improductive, la part maudite. Et je me contente d’une citation, où le lyrisme d’un théoricien qui est d’abord un poète apparaît clairement :
L’homme est de tous les êtres vivants le plus apte à consumer intensément, luxueusement, l’excédent d’énergie que la pression de la vie propose à des embrasements conformes à l’origine solaire de son mouvement19.
25On en conclura que le superflu est ce qui anime l’art, exemple paroxystique de la superfluité du vivant. C’est là assigner à la littérature une fonction essentielle, pleinement assumée par Bataille, celle d’assurer la dépense improductive.
26Mais puisque j’ai commencé avec Agamben, je vais terminer cette section en le citant à nouveau. La citation est tirée du même article que la précédente ; elle oppose les deux concepts, qui ne sont pas indifférents au critique littéraire, de « style » et de « manière » :
Il conviendra ici d’inverser ou, de toute façon, d’abandonner le rapport hiérarchique entre style et manière, pour lire leur connexion de façon nouvelle. Ces concepts désignent deux réalités liées, mais irréductibles : si le style marque, pour l’artiste, le trait qui lui est le plus propre, la manière enregistre un processus inverse de désappropriation et de non-appartenance. C’est comme si le vieux poète, qui a trouvé son style et, en lui, atteint la perfection, le congédiait maintenant pour revendiquer la singulière prétention de se caractériser uniquement par l’impropriété. Dans les domaines où le concept de manière a été défini avec le plus de rigueur (histoire de l’art et psychiatrie), il désigne, en effet, un processus polaire : la manière est à la fois adhésion exagérée à un usage ou à un modèle (stéréotype, répétition) et excédence absolue par rapport à eux (extravagance, unicité)20.
27Le mouvement, d’inversion ou de chiasme, est toujours le même, mais il concerne deux nouveaux termes, le style et la manière. Il s’agit bien toujours d’un mouvement d’appropriation/désappropriation de la langue par l’intelligence, dont le résultat est le poème. Mais la présence du second terme, de la seconde partie du mouvement, qui défait ce qui a été acquis, place l’ensemble sous la domination du superflu. Car pourquoi s’approprier ce qu’on va, inévitablement, se désapproprier, ou l’inverse ? Le poème pourtant vit dans cet entre-deux, de cette apparente aporie, au croisement de deux mouvements inverses. Comme il vit, superflu et donc nécessaire, dans la contradiction inhérente au second mouvement, celui de la manière : adhésion exagérée par rapport au stéréotype, et excédence produite par cette exagération même, d’où surgit le poème. On notera cependant qu’il ne s’agit pas ici simplement de définir l’art comme excès, écart, subversion ou transgression (définition romantique) ; ni bien sûr de le définir comme contrainte, forme et conformité (définition classique). Il s’agit bien de le définir comme superflu – un excès qui s’autodétruit, une subversion qui ne subvertit pas parce qu’il n’y a rien à subvertir. Ici le superflu est un état non dépassé de la contradiction, qui refuse l’Aufhebung hégélienne avec sa téléologie. Le superflu entrée art, c’est l’en dans la dialectique, et son arrêt.
Trois conclusions, et une histoire irlandaise
28Je refais rapidement le chemin de mon argumentation. J’ai tenté en effet de distinguer trois niveaux de superflu, dans les rapports que cette notion entretient avec celle de littérature.
29J’ai d’abord distingué une littérature du superflu, caractérisée par son efflorescence tropique, et opposés à une littérature non du nécessaire mais de la retenue (souvenez-vous, nous sommes dans une économie, non dans une logique). On opposera ainsi le baroque ou le maniérisme au classicisme ; le romantisme au néo-classicisme (ou, pourquoi T. S. Eliot détestait Shelley) ; plus près de nous, on opposera le gothique de charpentier au minimalisme. Et on opposera entre eux les deux styles de Lautréamont, car cette opposition traverse toute l’histoire de la littérature, ou de l’art (si vous me poussiez un peu, je finirais par lui donner des noms nietzschéens).
30J’ai ensuite évoqué un superflu qui caractérise toute littérature, et non une seule moitié. La littérature est alors l’ensemble des jeux de langage qui constituent un usage luxueux de la langue. C’est ce que j’ai appelé, d’après Shusterman, la théorie du surclassement. L’économie dans laquelle nous nous situons est une économie de la dépense linguistique, non de l’épargne. Et il est alors clair que tout texte littéraire engage une autre conception du langage que celle qui domine, et qui est fondée sur un échange linguistique à la fois communicatif et coopératif. La littérature superflue implique une philosophie du langage fondée sur la dépense somptuaire des mots, l’évocation et le déchaînement des forces. Ou, la littérature, c’est le jeu de langage où on ne compte pas ses mots. Les contraintes, par exemple le mètre et la rime, n’ont alors d’autre fonction que de provoquer la dépense luxueuse en feignant de l’encadrer.
31Enfin, j’ai décidé que cette littérature définie par le biais du superflu ne pouvait être immanente, que, dans sa dépense et son expansion, elle devait entrer en contact avec le monde, être du monde et dans le monde. À ce troisième niveau du superflu, il y a du superflu dans la littérature parce qu’il y a du superflu dans la vie. La littérature, voix du superflu, devient par là voix de la vie. Lorsqu’il cherche à caractériser le langage dans l’Idéologie allemande, Marx utilise la curieuse expression, « le langage de la vie réelle ». Ce pourrait être une définition de la littérature.
32Et voici mon histoire irlandaise.
33 Johnny is not very bright and obviously disturbed : he is always moody and sometimes violent. So off he goes to a psychiatric asylum. After a year, in which he behaves in a perfectly quiet and civil manner, he goes before the board that will decide whether he is fit to be discharged. The board ask him : ‘Well, Johnny, and what is the first thing you’ll do when you come out ?’ Johnny thinks for a while and answers : ‘I’ll make myself a catapult.’ The board look concerned : he is obviously not cured. So back he goes to the ward. A year later, same board, same question, same answer : ‘I’ll make myself a catapult.’ So back he goes. At the end of the third year, Johnny – there are limits to his dimness – has understood he does not give the right answer. So when the same old question is asked, he answers : ‘Well, I shall go for a long walk.’ The board are pleased : ‘Good ! And will you go on your own ?’. Johnny answers : ‘I don’t think so : I shall ask a girl to walk with me.’‘Good, and what will you do when you are with the young lady ?’‘Well, I shall take her into the woods, throw her on to the ground, rip off her knickers, and use the elastic to make myself a catapult.’
34Ai-je besoin de vous dire que le nécessaire, dans cette histoire comme dans toute histoire, c’est la pointe, pour laquelle elle est faite, par laquelle elle est faite ? Tout le reste est superflu. Mais ai-je besoin d’ajouter que sans ce superflu (par exemple la question rituelle posée trois fois, comme dans les contes de fées), il n’y aurait pas d’histoire du tout ? Et je vous l’ai, pour ne pas dépasser mon temps, racontée trop vite : mon temps, j’aurais dû le prendre, justement ; j’aurais dû faire durer le plaisir. Car raconter une histoire, vous le savez bien, ce n’est pas aller directement au fait, c’est gérer le superflu. Je n’ai pas inventé cette grande vérité : il faut à Tristram Shandy cent quatre-vingt-dix pages pour naître.
Notes de bas de page
1 R. Caillois, Pierres, Paris, Gallimard, 1971.
2 R. Caillois, Le Fleuve Alphée, Paris, Gallimard, 1978, p. 185.
3 R. Caillois, Approches de la poésie, Paris, Gallimard, 1978.
4 R. Caillois, Ponce-Pilate, Paris, Gallimard, 1961.
5 T. E. Hulme, Speculations, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1960 (1924), p. 265-267.
6 D. Barthelme, « Sentence », Forty Stories, London, Secker & Warburg, 1987, p. 157-163.
7 R. Caillois, Obliques, Paris, Gallimard, 1987 (Stock, 1975), p. 45.
8 R. Caillois, « De la licorne au narval », Le Monde, 24 décembre 1973, p. 11.
9 G. Agamben, La Fin du poème, Paris, Circé, 2002, p. 54.
10 Un ‘anorak’ est un passionné (par exemple par les locomotives à vapeur, ou la philosophie du langage) que son obsession rend ridicule ; un ‘white van man’ est un conducteur pressé et danngereux, un requin de la route.
11 L. S. Vygotsky, Thought and Language, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1962 (1re édition russe, 1934).
12 G. Agamben, op. cit., p. 111-112.
13 R. Caillois, Babel, Paris, Gallimard, 1978, p. 309.
14 J. -J. Lecercle & R. Shusterman, L’Emprise des signes, Paris, Seuil, 2002.
15 Ibid., p. 42.
16 R. Caillois, Approches de la poésie, op. cit., p. 98.
17 Ibid., p. 13
18 G. Bataille, La Part maudite, Paris, Seuil, 1971 (Minuit, 1967).
19 Ibid., p. 78.
20 G. Agamben, La Fin du poème, op. cit., p. 116-117.
Auteur
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