Introduction
Le superflu, chose très nécessaire
p. 9-14
Texte intégral
1Le colloque organisé par le CEIMA qui s’est tenu à l’Université de Brest fin novembre 2002 avait pour titre : « La notion de superflu dans l’aire culturelle anglophone, philosophie, littérature, société, arts ». Il s’agissait de travailler sur une notion philosophique qui traverse les champs de l’économique et de l’esthétique, au delà de ses connotations négatives1.
2C’est le couple superflu/nécessaire, rendu célèbre par la formule de Voltaire, « le superflu, chose très nécessaire », qui a fourni la colonne vertébrale de la réflexion ; quand le superflu n’est pas condamné comme superfétatoire, il peut être mis en équivalence avec son opposé, dans un renversement paradoxal ou la redondance, l’extravagance, ou ce qui est simplement en plus devient norme revendiquée.
3Les organisateurs du colloque avaient souhaité dépasser cette opposition et proposé de réfléchir au rôle moteur, novateur et éventuellement fondateur du superflu dans les productions intellectuelles et culturelles du monde anglophone, sans distinction d’époque ni de lieu. Le superflu qui peut être un choix esthétique, social, économique ou politique peut témoigner, indépendamment du nécessaire, de la fluidité et du mouvement de la vie.
4La moisson fut riche et très diversifiée, abordant la question sous de multiples aspects. Les lignes de force de la réflexion furent cependant immédiatement visibles et les contributions se répartissent en cinq grandes parties, qui recouvrent les directions essentielles prises par les travaux.
5La première, « Poétique et politique du superflu », concerne les rapports entre superflu et écriture, et présente une définition du superflu qui va au-delà des première oppositions entre une esthétique de type baroque et une autre plus retenue et classique. Elle propose une vision de la littérature qui lie littérarité comme forme du superflu du langage et superfluité de la vie.
6Jean Jacques Lecercle pose ainsi les bases d’une théorie du superflu en littérature : en célébrant l’usage luxueux que la littérature fait de la langue, fondé sur une dépense somptuaire des mots, il affirme la fonction essentielle des textes littéraires pour dire la profusion de la vie. « La littérature, voix du superflu, devient par là voix de la vie. » On trouvera de nombreux échos à cet article inaugural dans les contributions de cet ouvrage consacrées à la littérature, en particulier américaine. Sous un angle différent mais connexe, Marie-Christine Agosto s’attache à montrer comment l’expérience de la vie à Walden, entamée sous le signe de l’ascèse et du strict nécessaire, amène Thoreau à célébrer la profusion de la nature et à y trouver une définition du superflu comme condition vitale de la liberté. Gilles Mayné quant à lui reprend les théories de Bataille qui définissent les dépenses improductives comme l’expression de la part à la fois sacrée et maudite de l’homme. Son analyse du roman d’Anaïs Nin, A Spy in the House of Love montre combien la haute conception de l’humain que défend Bataille est d’ordre philosophique. C’est finalement de cela qu’il s’agit dans cette partie qui présente le superflu comme une part fondamentale de l’homme et du monde.
7La seconde partie de ce recueil, « Les voies démultipliées du superflu », se penche plus précisément sur les formes rhétoriques et esthétiques du superflu dans des textes qui l’intègrent de manière réflexive sous la forme de la démultiplication, sans pour cela verser du côté du maniérisme. Il est intéressant de ce point de vue de juxtaposer l’analyse proposée par Elisabeth Soubrenie de la structure très particulière de l’ouvrage de Burton, The Anatomy of Melancholy (1621), et trois exemples de ce que l’on pourrait définir comme différentes formes du sur-plus américain. Alors que en amont, l’ouvrage de Burton, qui se présente comme une sorte de mosaïque basée sur la reprise, la citation, l’hybridation pose la ques de l’émergence de la figure de l’auteur, en aval, les post-modernes avertis des séductions de l’illusion autoriale que sont Auster, De Lillo, et Woody Allen proposent des démultiplications répétées qui pointent l’impossibilité de produire un message univoque.
8Le lecteur/spectateur/auditeur de ces fictions américaines doit s’orienter seul dans les dédales mouvants qui lui sont proposés. Le lecteur de Paul Auster parcourt un labyrinthe de bifurcations spatiales et temporelles qui l’empêchent de fixer le trajet des personnages. Toute bifurcation est l’indice d’un dédoublement du possible qui interdit de la penser comme superflue (François Gavillon). Chez DeLillo, le labyrinthe est d’ordre linguistique. Le lecteur de White Noise se voit contraint d’écouter un flux de messages entremêlés dont l’enchevêtrement construit la perte du sens, et d’où n’émerge que le bourdonnement de la vie (Florian Tréguer). Le spectateur de Woody Allen, happé par les citations cinéma, les dédoublements et les plans-séquences qui échappent à l’ordre logico-temporel de la narration doit choisir son chemin dans des films qui pratiquent sans cesse la réversibilité des positions spectatorielles (Gilles Ménégaldo).
9Le superflu est un choix esthétique inextricablement lié à une représentation du monde et une episteme particulière. Il revêt des formes spécifiques quand il s’agit de la fiction américaine de la fin du xxe siècle : le superflu devenant la règle, la notion même peut sembler disparaître sous la confusion de messages démultipliés qui consacrent la perte des limites et l’indifférenciation.
10La troisième partie, « Du corps humain au corps social : une économie du superflu » montre combien les champs s’interpénètrent, et que la problématique posée par le couple excès/régulation s’applique au corps humain comme au corps social. Shakespeare dans The Merchant of Venice montre clairement le lien entre l’éthique et l’économique, et Helen Moore rappelle combien la question de l’équilibre est au centre de la pièce. On retrouve cette notion dans l’approche de The Anatomy of Melancholy que Claire Crignon-De Oliveira propose. La mélancolie serait la maladie du superflu par excellence, symptôme d’un excès lié aux humeurs du corps, mais aussi à la géographie et même au climat (anglais). Toute la question est de savoir si cet excès n’est pas à l’origine du génie des mélancoliques.
11Cette défense de l’excès se retrouve dans l’article qui présente le superflu comme « une impérieuse nécessité » à Bath au xviiie siècle. Annick Cossic nous rappelle que si la célèbre ville d’eaux proposait un remède aux excès du corps, elle encourageait aussi la consommation effrénée de biens et de divertissements. Le rôle du superflu à Bath est une illustration frappante à la fois de la « Fable des abeilles » de Mandeville qui choqua tant l’Angleterre du xviiie siècle par sa défense du « vice », et des théories à venir de Veblen sur la consommation ostentatoire. Cette intégration du luxe dans un modèle équilibré de société se retrouve dans toute une école de la pensée économique anglaise, de Malthus à Keynes, qui défend les dépenses « superflues », et met en avant le paradoxe qui veut que dépenses et excès contribuent à l’équilibre du monde (Jean Boncœur).
12Ces théories s’opposent au courant dominant de l’économie anglaise exaltant les valeurs de l’épargne, qui prend une coloration idéologique et morale nettement marquée dans le cadre de la réflexion sur la pauvreté menée surtout à la fin du xviiie siècle. Le superflu devient l’anathème dans le traitement des pauvres proposé par Bentham dans les Poor Law Writings (Anne Brunon-Ernst). Cette partie se clôt donc sur une approche très différente de la question du superflu qui démontre, s’il en était encore besoin, que l’économique et le politique sont inextricablement liés.
13La partie suivante, « Fonctionnalité du superflu : figures de l’excentré » s’intéresse tout particulièrement à quelques figures typiques de la fin du xixe siècle britannique qui relèvent du superflu, et dont la fonction est à la fois sociale et esthétique. Qu’il s’agisse de Sherlock Holmes (Hélène Machinal), du dandy (Gilbert Pham Thanh) ou de l’artiste adepte de « l’Art pour l’Art » (Anne-Pascale Bruneau), ces figures devenues quasi mythiques se tiennent aux marges d’un siècle dont ils annoncent la fin et rendent les valeurs toutes relatives. Elles s’opposent à ce qu’elles considèrent comme les médiocrités utilitaristes de leur époque et revendiquent le geste gratuit, leur appartenance à un hors champ autonome, superflu.
14Le détective de Doyle est à la confluence de deux discours, l’un scientifique et central à son époque, l’autre romantico-esthétique, presque décadent. Cette double appartenance à la fois reconnue et excentrée montre combien la question du superflu est relative et dépend de la vision adoptée. Il en va de même pour le dandy dans la littérature du xixe siècle où la figure évolue : condamné par le code de valeurs implicite du texte dans les « fashionable novels »s’il ne s’amende pas, le dandy devient figure positive chez Wilde. Aux marges du jeu social au cours du xixe siècle, il annonce l’émergence d’une nouvelle façon d’être au monde à l’orée du xxe siècle.
15Un artiste comme Whistler, traité de « décorateur » quand il utilise son papillon signature comme détail ostentatoire, fonde cependant une théorie de l’art autonome dans sa « Ten O’Clock Lecture » et dans ses réponses aux attaques de Ruskin. Les minutes du procès qu’il intente à ce dernier, procès jugé à l’époque ridicule et dispendieux, sont aujourd’hui citées par les historiens de l’art. La notion de superflu est ainsi éminemment dépendante de son ancrage temporel, et le point de vue se déplace, faisant du superflu d’hier la référence d’aujourd’hui.
16La dernière partie de l’ouvrage, « Esthétique du superflu, débords et entre-deux » prolonge le précédent, puisqu’il s’intéresse plus particulièrement à des phénomènes de débordement en art. Les limites s’estompent et une esthétique peut en cacher une autre.
17À partir d’une question provocatrice, « le discours sur la peinture est-il superflu ? », Liliane Louvel présente la multiplicité des rapports possibles entre texte et image, où l’un prend les caractéristiques de l’autre. Sous la forme d’un triptyque, c’est une définition des formes du littéraire dans le pictural, du pictural dans le littéraire et une théorie du débord et de l’entredeux qui nous sont proposées. Ici, la notion de superflu se déplace autour de la question de la limite.
18Faut-il alors penser le superflu en termes de modèle, qu’il s’agirait de déborder sans en détruire la structure ? C ‘est d’une certaine façon la question que pose l’improvisation jazzistique. Éric Gonzalez convoque la nouvelle de Pynchon, Entropy pour construire une réflexion sur l’histoire des formes d’improvisation en jazz. Le couple contrainte/liberté se décline aussi en termes d’équilibre entre l’in et le repérable. À partir de l’existence du format implicite présent chez l’auditeur et sans lequel la musique serait inécoutable, le débordement, le foisonne de l’improvisation en jazz rejoint celui de la vie.
19Hervé Le Nost, artiste plasticien, trace un parcours comparable. Il nous propose une déambulation parmi certains théoriciens de l’art contemporain, anglais et américains surtout, qui en définissant un nouveau statut de l’objet d’art, de l’ar, de l’atelier, à la suite de Duchamp, rendent les conceptions classiques de l’art obsolètes. C’est à partir des rebuts et des déchets de la société que certains artistes travaillent, et une fois de plus, l’esthétique rejoint le politique dans une proposition artistique affirmée, qui peut aller jusqu’au kitsch, et dont l’objet est de rendre visible le flux de la vie. « L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ».
20Le texte de Cornelius Crowley présenté en conclusion cherche à définir une ontologie du superflu, libérée de la prééminence conceptuelle du nécessaire. Faut-il pour cela déplacer le point de vue du concept au percept ? Cette question a souvent été évoquée au cours de ce colloque, en particulier en ce qui concernait les productions artistiques. En deçà de la binarité nécessaire/superflu l’oeuvre d’art relèverait de l’aléatoire, du miraculeux pour certains. Par contre, le discours sur l’art et la culture en général use volontiers de la notion de superflu pour développer une critique esthético-morale dépendante d’une conception implicite du nécessaire, comme corrélat du beau. Cet aspect de la question fut plusieurs fois illustré au cours des travaux.
21Le passage par Hume, autre grand représentant du xviiie siècle britannique, permet d’élargir le champ et de penser un superflu qui, affranchi du cadre contraignant nécessité/raison, rend compte de la structure rhizomante de la production humaine en général, « biopolitique », et de la variabilité des hommes. Le superflu serait ainsi synonyme de l’efflorescence de la vie. Par un effet de boucle qui rappelle la pérennité du cycle des saisons à Walden, on retrouve l’affirmation du superflu comme force génératrice et reviennent à la mémoire les mots de Giorgio Agamben, cités par J. -J. Lecercle : « Poète est celui qui dans la parole génère la vie2. »
22On trouvera en guise de postface un compte rendu de la table ronde qui a clos le colloque, et qui prolonge les axes transversaux de réflexion esquissés dans cette présentation. Elle montre que la réflexion sur le sujet est loin d’être épuisée, même si, à l’image de l’arbre représenté sur le tableau qui a servi pour l’affiche du colloque3, l’effet rhizomant qui a traversé ces deux journées fut très stimulant, grâce à l’investissement sans réserve de tous les participants ; qu’ils en soient ici chaleureusement remerciés.
Notes de bas de page
1 On trouve dans le Robert, dictionnaire historique de la langue française, une définition inattendue et intéressante du terme : « Le mot désigne ce qui est en plus du nécessaire (xiiie s., adj. et n. ; puis xvie s. en ce sens) ; de là vient superflu en (quelch.), “excellent en” (xve s.), sorti d’usage. » (Tome II, [2000], 2197.)
2 G. Agamben, La fin du poème, Paris, Circé 2002, p. 112.
3 Marion Heilmann, Le rêve du roi Nabuchodonozor.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007