Conclusion
p. 123-124
Texte intégral
1Sur fond de rupture épistémologique qui a vu la fuite des codes, la chute des croyances, la mise en cause des dogmes, l’œuvre fictionnelle d’Edith Wharton aborde la question ontologique du sujet humain face au vide qui l’habite et qu’il n’a de cesse d’essayer de combler avec les objets du monde.
2En lieu et place d’un idéal classique associé à la vieille Europe, l’Amérique de Wharton s’organise autour de la consommation de l’objet matériel, de sa jouissance immédiate et sans restes qui autorise tous les excès, et porte en elle les fondements des désastres qui marqueront le début du xxe siècle en Occident. Le monde moderne qui émerge sous le regard de Wharton élève au rang de signifiant trascendantal de nouvelles icônes dont l’argent et son cortège de semblants. La prolifération des objets mercantiles qui caractérise ce nouvel ordre économique, social, les rapports intersubjectifs instaurés par la logique du capital sont autant de données servant de toile de fond à cette œuvre dans laquelle s’inscrit une problématique plus large de l’objet du désir. Ce nouveau discours idéologique, Wharton en fait le tour en plaçant au centre la question du désir humain, celle du féminin aussi, cette figure emblématique du manque, cette énigme jamais résolue de l’altérité que les codes institutionnels et les représentations culturelles installent comme fétiche – manière de voiler l’hétérogène et d’aménager une distance vis-à-vis de l’inquiétant. Marquée par la rencontre imparfaite entre le masculin et le féminin, la scène imaginaire problématise la position féminine toujours située dans et à la marge du symbolique, toujours rapportée au statut de « bel objet ».
3Comme d’autres textes de la modernité, mais aussi de manière moins visible, celui de Wharton place le creux et le vide au cœur du tableau, masquant élégamment les déchirures du réel, les désastres de la guerre, les traumatismes collectifs, les peurs individuelles sous la parure esthétique, sans chercher toutefois à les dérober totalement à la conscience, au regard du lecteur. Avec ses tonalités bien particulières, sa fiction peut certes venir se ranger dans ces productions du siècle très légitimement appelées « romans de la conscience malheureuse » et qui témoignent de la fin d’une vision. Toutefois, chez elle, pas d’innovations radicales, spectaculaires qui, telles une lame de fond déporteraient ce mode fictionnel résolument du côté de ce que Roland Barthes appelle le « scriptible »1. La « modernité douce » d’Edith Wharton affectionne les pastels, les couleurs un peu surannées, les échos d’une culture « fin de siècle ». Pourtant, subversif son texte l’est aussi, comme l’est en somme tout texte de littérature : par nature, ce dernier a besoin de s’adosser aux semblants, dont les systèmes idéologiques qui sont euxmêmes « des fictions, des romans – mais des romans classiques, bien pourvus d’intrigues, de crises, de personnages bons et mauvais2. » C’est là, très précisément, dans cet espace de création, que Wharton prend la mesure de son exigence de vérité jamais dissociée dans son esprit d’une exigence de beauté : lovées toutes deux dans les drapés énonciatifs, elles désignent l’origine de son dire d’écrivain, l’objet de son désir.
4Dans les dernières lignes de son Autobiographie, Edith Wharton jette un dernier regard sur ce monde en mutation qui a inventé, et inventera elle le sait, de nouveaux objets dans lesquels viendront se sceller le sort de la mémoire collective et celui de la mémoire de l’art, convaincue qu’il saura trouver dans la création esthétique son salut :
Le monde est un chaos, et en a toujours été un ; mais, quoique les protestataires et les théoriciens ne puissent maîtriser ce vieux monstre bancal, ni le forcer à suivre leurs beaux calculs de rajustement, çà et là un saint ou un génie projette soudain un petit rayon à travers le brouillard, et aide l’humanité trébuchante à s’avancer, et parfois à s’élever, d’un pas. (CP, p. 273)
Notes de bas de page
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