La fiction littéraire comme objet de désir
p. 99-122
Texte intégral
1Il reste à définir comment, dans la fiction littéraire d’Edith Wharton, se construit une énonciation singulière qui rend opératoire la dialectique entre l’objet et le semblant qui a servi de cadre à cette étude.
2Pour tenter d’y répondre, il convient peut-être de reposer la question de la modernité de cet écrivain et d’envisager son engagement artistique à la lumière de ce qu’Henri Meschonnic écrit dans son ouvrage Modernité. Modernité, ouvrage qui offre plusieurs clés interprétatives à cette notion discutable et discutée. Un trait parmi d’autres retient l’attention : il s’agit de ce que le critique appelle « La modernité comme travail du sujet » :
La modernité apparaît comme une fonction du rapport au passé. Particulièrement au passé immédiat. Au xxe siècle, c’est une fonction du rapport au xixe. […] Si le moderne est une fonction du sujet, son sens, son activité n’est pas de faire du nouveau, mais de faire de l’inconnu : l’aventure historique du sujet1.
3Soit, mais là où Virginia Woolf ou Gertrude Stein envoient par le fond les principes esthétiques hérités du xixe siècle, Edith Wharton courtise avec nostalgie ces mêmes règles tout en dévoilant les failles d’un ordre qui, elle le sait, ne tient plus. Déjà exprimée dans The Decoration of Houses publié en 1897, et corroborée par de nombreux essais dont « Tendencies in Modern Fiction » (1934), sa résolution de sauvegarder le passé à tout prix : « the accumulated leaf-mould of tradition is essential to the nurture of new growths of art2. » Sans vouloir caricaturer, on pourrait dire que chez elle, « le travail du sujet » se donne à lire dans ces récits fictionnels qui semblent tiraillés entre le semblant romanesque (« la nécessité de la forme »), fondé sur l’amour et le respect de la langue anglaise3, des traditions, des codes de représentation, et un autre bord qui interrogerait l’Autre du langage, ce qu’elle appelle « le mystère central » ou encore « sonder les profondeurs ». Dans la première catégorie, on pourrait placer le haut degré de référentialité, de narrativité de ses récits, la construction rationnelle, rigoureuse de l’intrigue, la densité du personnage littéraire – autant d’assises rassurantes chargées de faire tenir l’édifice fictionnel, de « sauvegarder les apparences ». Et puis, sur un autre versant de l’écriture, cet effritement discret de la discursivité sous l’effet de l’ironie, de l’équivoque, de l’homophonie, de la musicalité de signifiants empruntés à d’autres idiomes – soit le manque de garantie inhérent à toute parole humaine, la glaise de l’artiste, chaque fois qu’affleure sous la surface apparemment lisse du texte, quelque chose qui déboulonne la belle maîtrise énonciative, finit par brouiller les codes et par s’émanciper du devoir mimétique.
4Dans son Autobiographie où elle fait grande place à sa frénésie précoce de lecture, à sa gourmandise pour les romans, documentaires et autres ouvrages consultés dans la bibliothèque du père, Edith Wharton évoque ce désir compulsif d’inventer des histoires qui fleurit dans son « Jardin secret » :
Je devais obéir à la fureur de la Muse ; et il y a des histoires regrettables concernant mon abandon de « gentilles » camarades de jeu qu’on avait invitées à « passer la journée », et mes cris désespérés à ma mère : « Maman, vous devez aller vous occuper de cette petite fille à ma place. Il faut que j’invente4. (p. 36)
5Faut-il voir dans cette exaltation du geste créateur le savoir intuitif de l’artiste : produire un objet servant de compromis entre une jouissance singulière et une fonction de lien social ? En creusant un peu sa formulation de l’extase créatrice, « le ravissement d’inventer5 », qui renvoie à la dimension mystique, (très sensuelle aussi), de l’acte d’écrire, on s’aperçoit que cette métaphore réconcilie deux signifiés de « make up ». Le premier, « fabriquer », « créer », « organiser » relève de la jouissance phallique du langage qui permet de structurer la pensée, de la mettre en mots, de façonner un objet appelé à répondre à un besoin de signification ; le second convoque à nouveau le faux-semblant, l’artifice, la fiction, tout en indexant le féminin à travers le motif du cosmétique. Et c’est un fait : l’univers fictionnel de Wharton est un monde constitué de tableaux soigneusement disposés selon une esthétique rapportée à son désir personnel de plaire en tant que femme-écrivain. On serait tenté de glisser un peu plus loin encore vers un autre composé, « make up for », « compenser », « faire avec », avec précisément, ce vide structural que vient border le champ de la création artistique, et qui érige au passage un autre semblant (l’œuvre) chargé de permettre au sujet de « faire avec » l’objet absent6. Alors si tension dialectique il y a dans cette écriture, elle se situe dans la friction entre la nécessité d’une technique fictionnelle qui préserverait le sens, un ordre hérité du passé, un idéal attaché à l’Autre de la culture antique en ce moment du plus de sens sur lequel s’ouvre notre modernité, et un style entendu comme « trait symptomatique » qui mettrait le savoir en échec, nouerait l’objet du manque au langage, ferait surgir, derrière la lettre littéraire, la dimension du réel.
6En fait, tout laisse à penser que l’horizon du style7 chez Wharton tente cette difficile réconciliation des contraires : de son propre aveu, son mode d’écriture relève bien de « l’union mystique avec l’inconnu, l’insondable ». Toutefois, les procédés formels mis en œuvre dans sa fiction semblent être également au service d’un besoin de contrôle, de distanciation critique qui rendent son écriture ambivalente. La position auctoriale de Wharton tentée par les habillages idéologiques vient pourtant buter sur cet « impulse to create », (le fruit d’une pulsion), ce même désir de donner corps à « un appel et une vision » qui habite Ralph Marvell dans Les Beaux mariages, avec pour effet un mode narratif qui se plaît le plus souvent à élire domicile dans les territoires de la vraisemblance, de l’illusion romanesque sans renoncer totalement à visiter les contrées plus secrètes du mode poétique. L’art du roman chez Wharton est dominé par un habile vouloir représenter : il s’agirait pour elle d’arraisonner, (au sens premier du terme, c’est-à-dire « aborder », « interpeller »), et le genre fictionnel et la langue anglaise plutôt que de les a-raisonner ; l’abordage de la prose narrative et de ses modes discursifs n’est pas, dans son cas, synonyme de sabordage du sens ou échappée vers le hors-sens. Son exigence première est bien de placer le débat artistique sur le terrain de la référentialié, du raffinement stylistique, d’un certain idéalisme tout en ayant conscience que la langue de l’artiste est aussi ce lieu où peut résonner l’objet spectral articulé à un point de vide. La scène du suicide de Ralph analysée plus haut et qui est dominée par les objets scopique et vocal, repose tout entière sur cette rencontre avec un fragment de réel, la jouissance de l’Autre à laquelle Ralph finit par céder. Toutefois, la gueule du revolver (« the muzzle of the revolver ») n’appelle pas que le motif de l’animalité ; le signifiant « muzzle » désigne également le bâillon, ce qui clôt, ferme la bouche, musèle, condamne au mutisme, et c’est un fait, il est bien question de ce point de butée rapporté au féminin fascinatoire fatal à Ralph. Mais la séquence ne fait pas que raconter la destinée funeste de celui qui a pénétré le lieu d’une jouissance interdite, mortifère. En tant que Ralph, artisan des mots, est persona de Wharton, la séquence nous éclaire sur ce que l’auteur appelait « sonder les profondeurs », soit le processus de l’écriture qui met face à face le sujet et son objet. On a vu comment cette rencontre laisse des traces ou plutôt des trouées dans l’énoncé de la fiction signalant l’irruption d’une limite, d’un point de silence, d’un indicible. Cette scène emblématique dévoile ce lieu entropique qui borde l’écriture, fascinant et terrifiant à la fois pour Wharton, et, au plan métatextuel, elle épingle le passage de l’écrit à la lettre littéraire qui est
ce qui dessine, ce qui, en une ou plusieurs marques, figure ‘dans’ l’écrit le littoral de l’écrit même – soit le point, ou mieux la frontière qui font bord entre ce qui vient de s’écrire et ce que cet écrit, aussitôt, fait advenir comme son impossible, son ‘sans nom’8.
7C’est cette « vérité » qui émerge à la conscience de l’auteur et dont il semble qu’elle doive rester cachée qui donne à la fiction whartonienne sa tonalité bien particulière. En fin de compte, c’est un peu comme si, par personnage interposé dont elle fait le sacrifice, Wharton s’interdisait de lever à son tour trop haut le voile des semblants jeté sur l’abîme, sur la béance dévoratrice, (« muzzle »), faisant le choix d’un mode fictionnel apte à contenir l’appel venu de l’Autre, à suturer les failles sur le mode du « comme si cela n’existait pas », autrement dit, sur le mode de la dénégation freudienne : « je sais bien, mais tout de même ».
1. Masque et mascarade : le style et la question du féminin
8Pour revenir à la thématique de la mascarade et résumer ce qui a été l’argument principal du chapitre II notamment, on peut avancer que l’œuvre fictionnelle pose très explicitement la question d’une position féminine réduite à jouer le rôle du « bel ornement » dans un ordre accroché à ses semblants sociaux-culturels. Dans les trois romans choisis pour cette étude, le personnage féminin, constamment parlé par les discours de la famille, du groupe, de l’idéologie, n’est, à aucun moment, le sujet-scripteur de son propre texte. Pas de figure d’écrivain-femme non plus dans ces trois récits, à moins de concevoir Lily Bart, Ondine Spragg et Ellen Olenska, comme des doubles négatifs de l’auteur, des contre-exemples en somme d’une position subjective dénoncée et conjurée par le travail de l’écriture fictionnelle mené par Wharton elle-même. À plusieurs reprises, l’œuvre interroge le lien entre l’altérité féminine prise dans le semblant et une pratique de la lettre littéraire à travers la métaphore du vêtement. Cette relation entre la parure de la femme et la vêture du texte est dramatisée dans l’avant-dernière scène de Chez les heureux du monde où, peu avant le dénouement fatal, Lily Bart de retour dans l’intimité de sa chambre, se surprend à éprouver « une activité fiévreuse », et à examiner systématiquement le contenu des ses placards et tiroirs, retrouvant les robes qui ont signé le temps de sa splendeur :
Les robes qui demeuraient, bien qu’ayant perdu leur fraîcheur, conservaient encore la sûreté de leurs longues lignes, le mouvement et l’ampleur de traits qui sont la marque du grand faiseur, et, comme elle les étalait sur le lit, les scènes où elles les avaient portées revivaient devant elle. Un souvenir se dégageait de chaque pli : chaque bout de dentelle, chaque lueur de broderie était comme une lettre dans les annales de son passé. (p. 356)
9Où l’on voit bien que l’histoire de Lily s’est inscrite sur le mode du fragmentaire, du lacunaire, du factice : les entrelacs de la dentelle et les éclats somptueux de la broderie nécessaires à la mascarade, sont là pour rappeler le vide de son existence. Les robes ne sont plus que des artifices devenus dérisoires, les traces tangibles des sacrifices consentis pour être le bel objet modelé par le désir des autres. L’histoire de Lily ne s’est pas écrite ailleurs que dans la parure faite pour supporter le fantasme collectif, dans ces artefacts fabriquant (« making up ») l’image « d’une dryade captive apprivoisée à la vie conventionnelle des salons » (p. 36). Lorsqu’enfin elle exhibe la robe qu’elle portait dans la scène des tableaux vivants, une robe de bourgeoise devenue masse informe, un parfum de deuil s’en exhale déjà, tandis que chaque pli, chaque détail, chaque motif décoratif vient faire revivre le passé comme autant de traces évanescentes du passage de Lily dans la vie de Selden, dans la société pour laquelle elle n’aura été qu’une « plante rare qu’on a cultivée pour l’exposer, une plante dont on a sacrifié tous les boutons au plus bel épanouissement de celui qui la couronne » (p. 356) :
Finalement elle tira du fond de sa malle un amas de draperies blanches qui tombèrent sans forme sur son bras. C’était la robe Reynolds qu’elle avait portée, le soir des tableaux vivants, chez les Bry. Il lui avait été impossible de s’en défaire, mais elle ne l’avait jamais revue depuis ce jour-là, et les longs plis flexibles, quand elle les secoua, répandirent une odeur de violette qui lui parut comme un souffle envolé de la fontaine fleurie près de laquelle elle s’était arrêtée avec Selden, lorsqu’elle avait renié son destin. (Ibidem)
10En d’autres termes, le texte que Lily a tenté d’écrire avec son corps a échoué ; il en reste une fiction trouée comme la dentelle, la marque éphémère d’un sujet féminin privé de parole, objet passif de l’imposition cautionnée par le mythe de la Beauté. Lily quitte la scène diégétique sur des questionnements sous-jacents : qu’est-ce qu’une femme ? Comment inscrire son désir dans les codes de la société et de la culture où la beauté est le seul signifiant rapporté au féminin ? Comment la femme pourrait-elle devenir l’auteur de son propre texte, contrairement à Lily pour qui s’applique ce précepte : « la vérité, c’est que quand on parle d’une jeune fille, elle est perdue ; et plus elle explique son cas, plus son cas a mauvaise apparence… » (CHM, p. 259). Le geste scripteur esquissé par Lily dans l’épisode des tableaux vivants où elle incarne Mrs Lloyd d’après la peinture de Sir Joshua Reynolds, relève de la même duperie : Lily ne fait rien d’autre que donner l’illusion d’écrire, elle n’est que l’image, la représentation muette d’un sujet féminin en train de graver un message sur un tronc d’arbre9. Mais le noyau central de la performance est ailleurs : il réside dans la monstration de la beauté de Lily ; du message proprement dit, le lecteur ne saura rien.
11On ne saurait évoquer plus discrètement la position de l’écrivain-femme confrontée à une idéologie patriarcale. De même, on ne saurait questionner plus subtilement une position vis-à-vis du procès de l’écriture, ou plus exactement d’une position féminine dans l’écriture. Le motif de la dentelle, l’un des attributs vestimentaires par excellence dans l’Angleterre victorienne, s’affirme en effet comme une manière métaphorique d’épingler les habillages (aux sens littéral et figuré) du féminin, autant que la question de la lettre littéraire : « chaque bout de dentelle, chaque lueur de broderie était comme une lettre dans les annales de son passé. » La dentelle, « lace », c’est autant l’affaire du trou que celle des brins de fil noués pour faire tenir l’ensemble, et que réhausse l’ornementation, « embroidery ». S’il fallait engager une comparaison avec la graphie, la trace sur la page d’écolier, on avancerait que Wharton préfère les pleins aux déliés, ce qui tient les bords des trous de la dentelle plutôt que l’exploration des bords eux-mêmes.
12A demi-mot, s’inscrit une double métaphore, corporelle et textuelle qui unit le corps propre de l’écrivain et un corps imaginaire, la réalité du féminin et les fantasmes qui l’entourent, ses manques et ses habillages. En fait, dans cette œuvre tout en retenue et en contradictions jamais désertée par la thématique du corps, le corps fictionnel se livre, lui, comme écran, peut-être davantage d’ailleurs comme un savant drapé, (« the long flexible folds »), que comme la dentelle de Lily Bart. Un rapprochement supplémentaire s’impose en effet entre cette autre parure qu’est la maison et l’objet littéraire, entre les arts décoratifs et l’art fictionnel, le dénominateur commun étant, là encore, un certain jeu de la séduction indexé sur le concept de Beauté.
13L’objet littéraire, comme la maison, objet des objets10 pour Wharton, répond à une économie narcissique. Tous deux sont des constructions organiques, optiques élaborées à partir d’un double désir : celui d’ériger une forme susceptible de procurer un plaisir esthétique, un objet regardable parce que beau, en somme, un objet spéculaire chargé de dire quelque chose ou plutôt autre chose de l’ « être-femme ». Comme la maison, l’objet-texte intéresse la pulsion scopique ; comme elle, il livre une image de soi aux regards des autres. Au même titre qu’une maison décorée avec goût, l’objet littéraire pour Wharton se fait surface réfléchissante, miroir renvoyant l’image d’une complétude. Ainsi, l’édifice fictionnel doit, dans son esprit, s’offrir à l’espace de la lecture comme une forme pleine, une structure bien en place, un doublet de soi pris dans une économie visuelle où il est appelé à masquer le défaut structural sous le voile phallique des mots, désignant du même coup et l’objet-manque et l’artefact chargé de le dissimuler.
14Une autre métaphore de l’œuvre est fournie par le motif du nid dans Chez les heureux du monde, lorsque, peu avant sa mort, Lily Bart retrouve quelque sérénité auprès de Nettie Strether et de son bébé. La figure mentale du nid qui s’impose à elle devant ce spectacle fonctionne comme celle du tricot de Mrs Ramsay dans To the Lighthouse de Virginia Woolf : le nid et le « bas couleur de bruyère » (« the reddish-brown stocking ») viennent tous deux à figurer ce qui construit dans l’acte narratif, à savoir un tissu de mots11 jeté au-dessus d’un vide structural. Un parallèle s’établit entre l’existence de Nettie Strether qui a pour elle :
Toute la frêle et audacieuse permanence d’un nid d’oiseau construit au bord d’une falaise, – rien qu’une touffe de feuilles et de paille, mais disposée de telle façon que les êtres qu’on lui confie demeurent en sûreté suspendus au-dessus de l’abîme. (p. 358-359)
15et le texte lui-même qui s’érige autour de cette image de vacuité. Si l’on accepte l’idée de dépasser la dimension sociale de cette métaphore, il apparaît alors que l’œuvre créatrice naît elle aussi, comme le nid, à partir d’un espace en creux, d’un lieu dérobé, évidé. L’acte narratif, comme le nid ou le tricot, vient tout au plus enserrer la béance centrale, la border, mais sans jamais la remplir. L’espace visuel qui caractérise la fiction de Wharton désigne l’existence de ce lieu vide d’où s’origine la pulsion scopique, et, partant, la pulsion créatrice : l’endroit où les regards, (du/des narrateur(s), des personnages, du lecteur), circulent est assimilable au centre du vase, du nid autour duquel montent les parois en terre ou la structure organique faite de brindilles et de petits débris. L’œuvre, située dans cet entredeux, opère sur le même mode : elle couvre imaginairement et provisoirement le centre, à savoir, dans la problématique retenue ici, le gouffre laissé par la béance initiale dans la structure du sujet parlant. Comme le vase ou le nid, l’objet littéraire assure le lien entre un dedans et un dehors ; il est rempart contre la tentation de la déliaison, (« the abyss »), objet « cache-fantôme » de l’objet primordial absent, perdu, désignant en lieu et place le manque qui le constitue. Toutefois, restreindre la portée de ce motif au seul statut du sujet féminin serait faire injure à l’esprit curieux et responsable de Wharton : son œuvre ne se désolidarise pas de la position de l’artiste-écrivain, homme ou femme face aux déconvenues de l’Histoire, qu’il s’agisse de l’Amérique abordant le virage du nouveau siècle, ou de l’Europe qui n’a vraiment plus rien d’une vallée de roses à l’aube du xxe siècle.
2. Métaphore architecturale et composition romanesque
16Justement parce qu’elle regrettait la disparition des arts décoratifs, (« je déplore plus que jamais l’extinction des anciens arts domestiques », écrivait-elle dans son Autobiographie, CP, p. 54), Wharton ne cessa de chercher à modeler sa fiction littéraire selon les principes esthétiques appliqués à l’habitation, convaincue que « l’intérieur d’une maison fait partie intégrante de sa structure organique au même titre que l’extérieur12 ». Pour Wharton, écrire un roman, c’était comme décorer une maison, dans un souci identique de la construction harmonieuse, de la bienséance, du goût sans lesquels toute démarche artistique lui semblait vaine :
L’essence du goût est l’adéquation. Dépouillez ce mot de son sens rigide et affecté, et voyez comme il exprime ce besoin mystérieux qu’ont l’œil et l’esprit de symétrie, d’ordre et d’harmonie.
L’adéquation – l’équilibre – est et a toujours été le fondement même des critères français. […] Parcourez les arts plastiques depuis la Chaldée jusqu’à la France, et vous verrez que ce principe d’adéquation a toujours régi la composition.13
17En réponse à l’invasion de l’objet marchand, aux excès du baroque, l’esthétique georgienne sur laquelle se fonde celle de Wharton, puise dans le néo-classicisme le goût des lignes rigoureuses, de l’équilibre des formes. Tout en dénonçant la prolifération des objets mercantiles, le tape-à-l’œil, le toc prisés par la classe bourgeoise accrochée au pouvoir du capital et au fétiche économique, elle privilégie un mode d’écriture qui fait la part belle à l’ordre, à la vraisemblance, à la mesure. Le retour au Beau comme norme vient prendre le relais du clinquant et du factice. Appliquant à la composition fictionnelle les principes fondamentaux de l’art classique, Wharton œuvre scrupuleusement à l’élaboration d’une architecture narrative qui s’appuierait en premier lieu sur un matériau noble, la belle langue modelée dans le souci de donner à la phrase, au chapitre, au récit, un équilibre, une élégance indispensables.
18De fait, Wharton semble-t-il toujours sur son quant-à-soi, répugne à céder au chaos, stigmatisant la fin d’une esthétique, voire d’une éthique, visible, lisible sur les constructions du nouveau New York. À plusieurs reprises, elle exhorte « la désintégration de la société, qui se manifestait dans les toutes différentes physionomies architecturales apparues à l’autre bout de la Cinquième Avenue. » (BM, p. 58). Sa prose, elle, laisse peu de place à l’effet facile, à la surcharge inutile, à la redondance gratuite. La phrase whartonienne, ciselée selon les règles qui président à ses exigences de la Beauté classique, ne se conçoit pas (ou presque) en-dehors de l’hypotaxe, ne déroge pas aisément à un mouvement ample et contenu observé (et envié) dans la prose d’Henry James auquel elle (s’) est souvent associée et comparée. Voici quelques exemples qui valent pour beaucoup, et tout d’abord ce tableau :
Tandis qu’il examinait la blanche esplanade encadrée coquettement par cette architecture exotique, le caractère soigneusement tropical des jardins, et les groupes de flâneurs, au premier plan, se détachant sur les montagnes mauves qui semblaient une magnifique toile de fond oubliée dans un rapide changement de scène, – tandis qu’il respirait cette atmosphère de lumière et de loisir, il éprouva un mouvement de répulsion pour les derniers mois de son existence. (CHM, p. 213)
Des esprits malveillants disaient que, comme son impériale homonyme, elle [Mrs. Manson Mingott] avait réussi par la force de sa volonté, sa dureté de cœur, et une sorte de hauteur audacieuse qui semblait se justifier par la décence et la dignité parfaite de sa vie (TI, p. 29-30).
19Ici, pas de rhétorique excessive, pas de métaphores empesées ou superflues : loin de la langue affectée d’une certaine poésie épique ou lyrique relayée par son personnage Ralph Marvell, celle de Wharton choisit la rigueur14.
20Toujours en ce qui concerne les liens organiques entre la configuration spatiale, la topographie diégétique et l’architecture narrative, on rappellera en premier lieu l’importance du cadre ou plus exactement du cadrage dans sa fiction : le cadre des tableaux, fenêtres, portes métaphorise une perspective critique, un regard posé sur les affaires du monde, une posture artistique. La découpe dans le réel opérée par le regard des protagonistes trouve son expression formelle dans les multiples jeux de perspectives sur lesquels les romans sont construits. Les changements de focalisation sont introduits par un procès visuel, un procès mental, un verbe désignant un affect :
[Selden] n’avait pas le moindre désir de la faire parler : le silence un peu essoufflé de la jeune fille semblait faire partie du cadre général et de l’harmonie des choses. Dans son propre esprit il n’y avait qu’un indolent sentiment de plaisir, émoussant les arêtes vives de la sensation comme le brouillard de septembre estompait le paysage au-dessous d’eux. […] Mais Lily, malgré son attitude aussi paisible que celle de Selden, palpitait secrètement au choc des pensées qui l’assaillaient. […] Il y avait en elle, à ce moment, deux êtres distincts, l’un qui aspirait à longs traits la liberté et la joie, l’autre qui haletait dans la sombre petite geôle des inquiétudes. (CHM, p. 89)
— Bon Dieu ! s’exclama tout à coup Lawrence Lefferts, détournant sa lorgnette de la scène. […]
— Bon Dieu ! répéta-t-il, et, silencieusement, il tendit sa lorgnette au vieux Sillerton Jackson.
Newland Archer suivit le regard de Lefferts et vit, avec surprise, que son exclamation avait été occasionnée par l’entrée d’une jeune femme dans la loge de Mrs. Mingott. (TI, p. 26)
21Mais le glissement d’une instance omnisciente au profit d’un nombre relativement réduit de foyers focaux et narratifs ne va pas sans une certaine ambiguïté chez Wharton ; il constitue même un élément significatif parmi d’autres qui désigne la place singulière de cette écriture dans le champ de la toute jeune modernité. En 1925, alors que la littérature a déjà vu l’explosion du récit fictif dans des œuvres comme Ulysses de Joyce, Jacob’s Room ou Mrs Dalloway de Woolf, Wharton continue à affirmer son goût pour la mesure et, il faut bien le dire, un vieux fantasme de complétude. Voici ce qu’elle écrit dans l’Art de la fiction :
The difficulty is most often met by shifting the point of vision from one character to another, in such a way as to comprehend the whole history and yet preserve the unity of impression. In the interest of unity it is best to shift as seldom as possible, and to let the tale work itself out from not more than two (or at most three) angles of vision, choosing as reflecting consciousness persons either in close mental or moral relation to each other, or discerning enough to estimate each other’s parts in the drama, so that the latter, even viewed from different angles, always presents itself to the reader as a whole15.
22C’est un peu comme si, en réaction à la surcharge baroque des intérieurs qu’elle décrit et qui remplit l’œil jusqu’à saturation, Wharton choisissait de garder le contrôle du regard du lecteur, le guidant d’un foyer focal à l’autre, lui imposant, à travers ce va-et-vient mesuré, d’accommoder sa vision. Elle le fait circuler à travers un montage de scènes en miroir, le discours du récit reproduisant le mouvement visuel par la construction en parallèle de scènes, d’échos situationnels constituant autant de variations sur les champs optiques. Dans le même temps, l’espace diégétique de ses romans, espace étagé, structuré dans lequel s’inscrit avec force le jeu des regards croisés, sert de matrice à un espace textuel conçu comme un échafaudage savamment étudié, une construction élaborée avec le souci de la cohérence, du faire-vrai qui n’exclut pas, on peut le dire, la tentation d’une mainmise sur le récit. Un peu comme le montreur de marionnettes qui agite les ficelles à loisir, la voix énonciative ne cède que partiellement la parole à d’autres instances. Le récit ne fait que transiter par le relais des « consciences réfléchissantes » qui restent discrètement guidées par l’auteur- manipulateur. Il finit par avoir le charme des visions kaléidoscopiques mais de visions en nombre délibérément restreint de manière à écarter tout risque de vertige, toute fragmentation radicale de la perception, tout renoncement à une présence auctoriale. Ce mode énonciatif se raccroche encore bien souvent à la figure du narrateur omniscient qui lirait/dirait la « vérité » des choses, refusant de déserter son texte, de l’abandonner tout à fait à d’autres voix qui, elle le sait, émietteraient cette « vérité », la dévoileraient comme résolument impossible à dire toute, intenable. L’exemple qui suit n’est pas unique :
La satisfaction qu’elle éprouva de cet acte eût contenté le moraliste le plus sévère. Lily prit de l’intérêt à ce nouvel aspect de sa personne, à l’être pourvu d’instincts charitables : elle n’avait jamais songé auparavant à faire le bien avec la fortune qu’elle avait si souvent rêvé de posséder ; mais maintenant son horizon s’élargissait par cette vision d’une large philanthropie. En outre, par quelque secrète opération logique, elle sentait que ce bref élan de générosité justifiait toutes les extravagances passées, excusait d’avance toutes celles auxquelles elle pourrait se livrer dans l’avenir. (CHM, p. 140)
23Dans l’ensemble, l’effet de duplication et de changement relatif tient donc à la reprise d’un même épisode raconté deux fois et à son récit rapporté par deux instances différentes, avec pour effet une sensible mise en doute de la réalité référentielle et un glissement ostensible du sens. Dans cette fiction investie par de nombreux personnages qui favorisent la multiplication et le déplacement des positions subjectives face aux objets de désir, l’instance énonciative ne cesse de diriger le regard du lecteur et d’entretenir son fantasme, notamment par le biais des déictiques ou shifters. Le regard cesse alors d’être seulement procès diégétique pour devenir moteur narratif multipliant les perspectives, les points de vue, et de fait, l’espace textuel se tisse autour de cet espace du voir tout en inscrivant un désir de maîtrise au cœur de l’économie fictionnelle.
24Dans un esprit similaire, la rigueur de la mise en intrigue à partir d’éléments soigneusement sélectionnés et son déroulement, la crédibilité de ses personnages, l’équilibre scrupuleux entre les dialogues, les passages descriptifs ou narratifs sont autant de caractéristiques à placer sur le compte de sa passion pour un « art de la fiction » très consommé qui associerait les talents de l’amateur16 éclairé, (« the cultured dilettante »), et ceux du « lecteur cultivé » (« the trained scholar »), faisant de l’artiste véritable « le simple amateur de beauté », « the mere lover of beauty ».
25Une autre polarité se dégage en effet de la fiction whartonienne : un idéal de Beauté qui toucherait à une éthique de l’écriture. Wharton plaçait la grandeur morale et la qualité esthétique comme corollaires l’une de l’autre, et considérait que le geste de l’artiste-écrivain ne pouvait désolidariser fond et forme. Pour elle, l’horizon de la création artistique, c’était le Beau, mais aussi le Vrai, le Bien ; l’art devait, en outre, rester le lieu d’une compensation illusoire sans doute, mais une compensation tout de même, à la réification du monde moderne. Elle pose ainsi le principe d’une éthique de la création, du geste de l’écrivain17, conçu à son grand regret par son Amérique natale, comme « quelque chose qui tenait à la fois de la magie noire et du travail manuel ». (CP, p. 60) Pour Wharton, la responsabilité morale de l’artiste serait en premier lieu d’échapper aux lois du marché, d’allier la beauté, la science des sensations à une morale héritée d’Emerson. Sa vision esthétisante s’insurge, par exemple, contre la presse soutenue par une langue instrumentale, purement utilitaire qui ne fait que pétrifier davantage les valeurs sociales et morales. Ainsi dans Les Beaux mariages, elle oppose deux conceptions du langage : celle d’Elmer Moffatt qui jouit sans vergogne des faux- semblants qu’abritent ses discours assujettis à l’ordre économique, et dont elle disqualifie le goût de l’ornementation verbale à des fins de manipulation18, et celle de Ralph Marvell, poète raté qui fait l’expérience des contraintes de l’âge libéral, et entreprend la rédaction d’un roman dont la fonction ne serait finalement que d’être « un gagne-pain » (p. 116). De même, dans Le Temps de l’innocence, Wharton dramatise la position de l’artiste-écrivain et la pratique des belles lettres à travers le personnage de Winsett, ami de Newland Archer qui a délaissé la littérature pour se faire journaliste. La rencontre entre les deux protagonistes focalisée par le regard d’Archer sert d’alibi à Wharton pour dénoncer les compromissions suscitées par le libéralisme économique, et interroger l’existence même de l’écrit littéraire dans une société qui a tourné le dos à la culture. Winsett incarne celui qui s’est plié par nécessité aux lois du capitalisme, renonçant à la littérature, son objet de désir, pour satisfaire un principe de réalité :
Ce n’était pas par goût que Winsett était journaliste : né malencontreusement dans un monde fermé aux lettres, il avait une vraie vocation d’écrivain. Après avoir publié un petit livre exquis de critique littéraire, dont cent vingt exemplaires seulement avaient été vendus et trente donnés, il avait abandonné sa véritable voie et pris une situation de petit rédacteur dans un magazine féminin où les réclames se mêlaient aux patrons de robes, aux romans d’amour et aux affiches de boissons antialcooliques19. (p. 126)
26On relève sans peine l’ironie douce-amère de Wharton, femme-écivain, constatant que la presse (mondaine et féminine) se nourrissent des clichés qui entourent la femme, et cèdent à la tyrannie d’une doxa libérale. L’image et ses séductions dans la nouvelle société américaine sont, selon elle, coupables de cette désertion de la littérature dans une économie du profit et de la jouissance immédiate de l’objet de consommation. Sur un mode sarcastique, le style indirect libre épingle le lexique des marchands, « vendu », « situation », « réclame », appliqué au fait littéraire, et se fait l’écho du fantasme d’écriture de Ralph à travers le glissement de « un appel et une vision » (« a call and a vision ») à « une vraie vocation » (« his real calling »), suggérant la faiblesse de Winsett, l’adjectif faible (« weak ») entendu dans « weekly » qui désigne les hebdomadaires féminins. Avec clairvoyance, Winsett constate que le dilettantisme n’est plus de mise dans cette nouvelle logique des échanges :
— Je suis fini, c’est entendu, avait dit un jour Winsett, je ne tiens qu’un article, et il n’a pas cours ici. Mais vous, vous êtes libre, vous êtes riche. Pourquoi renoncer ? Il n’y a qu’un avenir : la politique ! (p. 126)
27Face à lui, Archer incarne ce dernier mouvement de résistance, presque dérisoire, aux coups-de-boutoir des forces de l’argent-roi, de la langue du commerce. Il est lui aussi « l’honnête homme » en proie à l’illusion esthétique dans une fin de siècle qui jette un regard désabusé sur un monde qui s’éloigne, comme Wharton elle-même appelée à faire le deuil d’une certaine Amérique. Il y a au cœur de son œuvre un idéal posé comme antidote à la réification du langage, aux valeurs d’une épistémè moderne : pour elle, « l’art sert d’ornement à la vie » (« art adorns life »), l’éthique rejoint l’esthétique, le Beau doit pouvoir s’offrir comme garantie au manque de garantie du siècle qui s’ouvre sur l’outrance économique et l’horreur de la Guerre Mondiale.
28C’est bel et bien en fonction de ce paramètre que le projet artistique de Wharton se définit : il constitue ce que Fredric Jameson appelle « un acte social symbolique », à savoir, « a Utopian compensation for everything lost in the process of the development of capitalism20. » Il s’agit pour elle, dans le monde occidental confronté à la disparition historique du sacré, de répondre de la vocation de l’art qui est de créer du lien social, de faire acte d’allégeance à un idéal, de se faire « acte de solidarité historique » :
Langue et syle sont des forces aveugles ; l’écriture est un acte de solidarité historique. Langue et style sont des objets ; l’écriture est une fonction : elle est le rapport entre la création et la société, elle est le langage littéraire transformé par sa destination sociale, elle est la forme saisie dans son intention humaine et liée ainsi aux grandes crises de l’Histoire21.
29De toute évidence, la fiction de Wharton est une production culturelle qui réfléchit (à) sa propre structure22, et qui installe à cet effet, dans les plis et les replis de son économie narrative, des scènes de mise en abyme de l’écriture, de la lecture (ou de leurs apories), ou bien des scènes liées à la création d’un espace idéal. C’est une fiction hantée par sa propre image, soumise en permanence à son propre regard critique, une démarche qui semble s’organiser selon plusieurs axes : le premier, on l’a vu, prend en compte la textualisation d’une position féminine et la question de la créativité ; le second est en lien direct avec une esthétique/éthique de l’écriture – une « morale de la forme »23 en quelque sorte, selon la formule de Roland Barthes. Le troisième, enfin, relève d’une praxis du discours littéraire qui conjoint le style, l’objet et la lettre.
3. Troquer le tout pour le reste : la modernité d’Edith Wharton
30L’un des postulats souvent retenus pour rendre compte de la notion de « modernité littéraire » est qu’elle reste avant tout l’affaire d’un lieu énonciatif, soit celle d’une place aménagée ou plutôt sauvegardée pour la voix narrative dans les récits fictifs. Et c’est un fait : cette problématique qui marque le champ romanesque dès le début du xxe siècle discute, discrédite, contredit l’illusion phonocentrique, ressort essentiel du mode réaliste, tout en sonnant le glas de la « fonction-auteur » (Michel Foucault) dans le discours fictionnel. Le glissement vers l’âge moderne, ce sont principalement les brouillages du « je », une énonciation paradoxale, « désoriginarisée », « flottante », autrement dit le déni de l’unité du sujet, des pouvoirs mimétiques du langage. C’est également la conscience d’une faille structurale, l’éclipse d’une transcendance, la menace portée sur la voix comme présence.
31L’un des aspects de la modernité de Wharton réside précisément dans l’exploration prudente des pouvoirs de représentation du récit fictionnel. Dans l’épaisseur de l’ironie, dans l’art de la citation, s’impose un mode énonciatif qui s’aventure dans les intermittences de la conscience, du désir, n’esquive pas les zones d’ombre que sont les non-dits, les silences, les mots impossible à dire, plaçant juste devant la lisibilité du discours, l’écran opaque de l’ambiguïté énonciative, le voile de l’équivoque. La modernité inaugurée sur fond de doute et de faillite est lieu, temps de crise pour la voix du sujet de l’écriture et celle du sujet de la lecture. Le récit fictionnel est lui lieu critique pour la voix en tant qu’elle en constitue le support discursif autant qu’un espace où se nouent le corps, le désir et l’Autre du langage — autrement dit le sujet et son objet.
32Dans la perspective critique retenue ici, le style24 de l’artiste-écrivain serait ce lieu par excellence où se dit le rapport particulier d’un sujet de la parole à l’objet cause de son désir, regard ou voix. Pour autant, il s’agit moins de systématiser les ressorts d’une posture artistique que de se mettre à l’écoute d’une œuvre qui témoigne à sa manière du passage de la « ligne d’ombre » (Conrad) ouvrant sur une esthétique du transitoire et de l’immanence tout en s’arrangeant pour composer avec les vestiges d’un idéal définitivement perdu. À cet égard, ce mode fictionnel est autant une façon de dire les exigences de l’art, de répondre de sa vocation sociale, pacifiante face au malaise grandissant qui menace la civilisation, que de répondre à l’appel singulier de l’Autre de l’écriture, « à ce qui se passe exactement dans cette ‘fine couche de l’âme’ où l’acte créateur, comme l’union mystique avec l’inconnaissable, semble vraiment se situer ». (CP, 96)
33C’est donc poser ici la question du style envisagé moins comme écart, comme « agrammaticalité » (Riffaterre), ou ornementation, côté semblant donc, que comme un (re)-chiffrage de jouissance qui touche à une expérience corporelle du langage et à une économie de la lettre entendue dans sa double dimension de message et d’objet25. Voilà qui revient, au passage, à évoquer l’hypothèse d’un style représentatif du sujet de la modernité comme on évoquerait celui de l’homme du Moyen-Âge ou celui de la Renaissance – voire d’envisager la modernité comme style. La tentation est grande en effet de conjoindre la fin d’une certaine transcendance, d’un absolu du sens, l’invalidité des codes de représentation, la mise en doute des discours maîtres et l’affaire du sujet humain pris dans sa parole, comme celle de l’écrivain face à la lettre littéraire. Dans sa fiction, Wharton dramatise le franchissement de ce point de non-retour à travers la figure de Ralph Marvell26, un poète subjugué par la femme-muse :
Dans les profondeurs mystiques d’où montait sa passion, les dimensions terrestres étaient inconnues et la courbe infinie de la beauté pouvait contenir tout ce qu’y déversait l’imagination. Ralph ne s’était jamais senti plus convaincu d’être capable d’écrire un grand poème ; mais c’était désormais la main d’Ondine qui tenait la baguette magique de l’expression. (BM, p. 107)
34Affecté par les paysages colorés de l’Italie, Ralph croit pouvoir mettre en mots l’exaltation qui l’habite. Mais l’émotion esthétique qui naît sur cette terre mythique où plane l’ombre de Shelley, résiste à toute verbalisation : malgré des « vibrations flottantes et fugitives », le poème refuse de s’écrire. Pressé de choisir entre sa vocation et la nécessité très prosaïque de subvenir aux dépenses excessives d’Ondine, Ralph poursuit son rêve d’écrire un long poème dédié à sa beauté, convaincu de perpétuer ainsi une longue lignée de poètes : « L’adorateur n’accumule-t-il pas toujours les essences les plus rares sur l’autel de sa divinité ? » (p. 116-117) ; et d’exorciser ce qui le hante : le monde de la grotte qu’il visitait enfant, un lieu secret et inviolable coupé des autres, où les ténèbres des profondeurs finissaient toujours par rejoindre le monde de la lumière à travers « une seule cheminée [qui] la faisait communiquer avec le ciel » (p. 60). Comme la caverne de Platon, la grotte de Ralph est gouvernée par l’illusion, le faux-semblant ; elle est ce lieu régressif qui se prête à l’émergence du fantasme et à celle d’une jouissance singulière. Trou sombre dans le paysage, univers putride, « baigné d’une lumière glauque et de murmure mystérieux » (p. 60), la grotte est un espace non culturel, désolidarisé du symbolique qui met en marche les pulsions archaïques dont celles qui président au travail de l’écrivain. C’est un lieu où se produit une rencontre avec une voix, celle de Clare, « un certain été, sa voix avait résonné dans le labyrinthe » (p. 60), voix de l’Autre, appel bordé par le vide et résonnant dans le vide. La grotte constitue l’univers secret de Ralph habité par quelque chose qui émerveille et fait énigme, « il avait en lui son monde merveilleux » (p. 60), quelque chose qui attire le regard et l’oreille par les impressions colorées et sonores qui se succèdent rythmiquement, « le murmure de ses marées » (p. 61), semblables aux sortilèges lancés par les Sirènes antiques. Le charme qui entoure ce lieu de l’intimité qu’il « entourait d’un rideau secret » tient aussi à ce qui s’y produit : une pulsion créatrice, « un appel, une vision ». Une fois consommée sa rupture avec Ondine, Ralph se retrouvera face au centre déserté, là où était installé l’Autre de la poésie classique, regardant à regret s’éloigner son rêve d’écriture, conscient que « le char fougueux du grand art27 » voit sa course entravée par l’émergence du monstre moderne dont Ondine est l’allégorie. Emblème de l’artiste confronté au spectre du désastre, au référent introuvable que représente Ondine, Ralph reste en quête d’une forme qui transcrirait la force d’un appel, d’une vision, et qui, telle un serpent de mer, émerge et se dérobe sans cesse :
Intarissables, les pensées bouillonnaient aux sources sombres de sa souffrance cachée, elles l’assaillaient dans l’obscurité nocturne, elles lui voilaient la lumière du jour ; mais lorsqu’il s’agissait de les formuler et de les appliquer à l’aspect extérieur de la situation, elles semblaient totalement hors de propos. (BM, p. 244)
35Tout en s’efforçant de concilier la veine lyrique et le principe de réalité, Ralph convoque le mode romanesque, certain de pouvoir donner forme à ce qui l’anime : « et par-dessus toutes ces possibilités, il y avait le livre à écrire – ce livre que Ralph était sûr de tenir en main dès qu’ils seraient installés à New York » (Ibidem, p. 125). Mais pas plus que le poème, le roman ne pourra advenir : la relation à Ondine, un leurre, dévoile progressivement celle-ci comme cet Autre du langage qui n’existe pas mais sur lequel reposait une certaine idée de la poésie romantique. L’échec de Ralph signe la fin d’une esthétique enracinée dans le sacré, dans l’innocence d’un univers pastoral et lyrique. Figure en texte de l’artiste confronté au silence de l’Autre dans l’époque de la modernité, Ralph n’a plus devant lui que la « muse de la vacuité » qui
n’incarne qu’un langage de surface, une langue ornementale qui inspire le poète au sommet de son enthousiasme créateur mais le laisse bientôt affronter seul, la béance sémiotique28
36– en somme, rien d’autre qu’une figure de l’absence associée à la structure vide du sujet moderne et de ses représentations littéraires.
37Le lecteur est pris à témoin des pièges dans lesquels Ralph l’idéaliste est tombé, étourdi par l’illusion de la plénitude du sens véhiculée par une rhétorique, « le don révélateur de la parole » (BM, p. 106) :
Des mots brillaient comme ces oiseaux fulgurants dans les branches au-dessus ; d’un coup de sa baguette magique il aurait pu les faire pleuvoir autour de lui ; mais ils étaient si beaux là-haut, sillonnant le bleu de leurs envols fantastiques, qu’il était plus agréable, pour le moment, de les contempler et de laisser la baguette en repos. (BM, p. 106)
38En réponse, Wharton laisse entendre que l’écriture ne procède pas de la maîtrise, mais au contraire d’un renoncement à tout désir d’exhaustivité. Voilà qui revient à dire aussi que face au langage sans restes de l’argent, la langue de l’artiste doit faire son affaire du reste, de l’impossible à dire. Mais à l’inverse de Lily payant de sa vie les dettes accumulées pour être dans la mascarade phallique, ou de Ralph Marvell aveuglé par l’hubris créatrice, Wharton avance avec lucidité sur les chemins de la composition romanesque avec pour horizon de se contenter de dérober à l’Autre de la fiction des éclats, des fragments, des « lichettes de jouissance ».
39L’enjeu tourne une fois de plus autour de la question de la voix, même s’il est plus juste de parler ici de la voix comme trace, comme objet spectral, à savoir des effets de voix glissés dans la trame narrative tissée serrée pourtant. Malgré le surplus de référentialité qui en émane, et au-delà de sa structure soigneusement élaborée, l’œuvre de Wharton laisse en effet entrevoir la conscience d’un manque qui affecte son dire d’écrivain. L’essentiel du contrat narratif proposé par Wharton est certes de tendre au lecteur le miroir fêlé des fausses représentations ; toutefois, la procédure de mise à nu, de dévoilement ne se limite pas à l’imaginaire de la fiction. Les stratégies discursives et stylistiques (dont le style indirect libre) engagées par la romancière font de son texte un énoncé décentré, souvent opaque, instable, marqué par l’indétermination énonciative. Le flou ironique prend appui sur des « passations de voix »29, sur un art raffiné de la citation, sur une certaine équivoque habilement et partiellement levée par les marques de ponctuation qui soulignent, encadrent, balisent les différents niveaux d’énonciation :
M. Spragg avait « tiré d’affaires » son beau-père ruiné. […] Les Spragg avaient été des « gens modestes », et n’avaient pas encore appris à en avoir honte. […] Il était incroyable qu’elle soit destinée, elle aussi, à entrer dans le rang des vulgaires « gens à la mode ». (BM, p. 64)
…elle tenait à obtenir ce qu’elle désirait en évitant au maximum les « histoires ».
[…] Son impatience de s’amuser était freinée par l’instinct de se ménager et d’attendre son temps, qui ressemblait à l’habileté patiente de son père pour réaliser la vente de ses « mauvais » terrains, au temps du Comité pour l’Eau Pure. […] Elle ne savait pas toujours résister au plaisir immédiat. Et puis c’était amusant de faire parler d’elle « avec » Van Degen, qui passait pour ne pas s’intéresser aux honnêtes femmes. (BM, 148-149)
40Dans le même ordre d’idée, l’illusion d’une présence de la voix est rendue par la graphie qui marque l’intonation :
…he had just done Mrs Lycurgus Ambler in a court-train and feathers, and as that was for Buffalo of course the pictures need’nt clash ; […] (‘You’ve been presented ? Well, you will be, — you’ll have to, if I do the picture30. (CC, p. 113)
“Newland ! Do listen. […] “No ; but you did ask the Wellands31… (AI, p. 70)
41Le discours de la fiction est en outre traversé, habité par l’écho de langues étrangères qui résonnent dans l’anglais, et qui introduisent des effets d’ » inquiétante étrangeté ». La trame discursive des romans whartoniens s’apparente à une trame vocale qui laisse entendre, derrière les bavardages des protagonistes, les discours idéologiques, de petits débris de voix, de petites « ruines métonymiques » disséminées dans la langue sociale, des « spoils of the ages » qui font trace d’une lalangue32 et renouent avec un autre lieu d’écriture qui touche à l’inconscient. Des éclats de langues étrangères référées au corps antique, mythique de l’Europe classique miroitent à la surface de la chaîne signifiante, vestiges de la culture acquise dès l’enfance et qui s’enrichira du brassage des langues de l’Europe, terre de découvertes artistiques, et de celui du Paris cosmopolite que Wharton habitera plus tard. La langue de Wharton est une langue qui conteste à sa manière le discours organisé à partir du Nom du Père et de la langue anglaise ; qui réinvestit le lieu du sujet tout en faisant barre à la langue utilitaire fondée sur un rapport d’équivalence entre le mot et la chose. Elle charrie des alluvions d’autres idiomes porteurs d’une jouissance singulière liée à une expérience corporelle de plaisir non maîtrisable, esquissée à grands traits dans son récit autobiographique :
Un voyage enchanteur, que j’évoquai par la suite dans un livre intitulé Italian Backgrounds, nous conduisit dans les montagnes du nord de l’Italie. J’ai toujours maintenu que, dans le choix d’un itinéraire, on pouvait être guidé par la sonorité des mots, et je n’ai jamais été déçue en suivant ce guide. J’étais alors sous le charme de l’expression « les Alpes bergamasques » (peut-être à cause d’une rencontre récente avec Verlaine), et je persuadai les Bourget de faire une excursion dans cette région mystérieuse33. (CP, p. 85)
42C’est bien la modalité vocale présente dans les signifiants « sound », « enchanting », (étymologiquement, « invocation »), qui exerce ce pouvoir de fascination sur Wharton. C’est autour de la musicalité des langues italienne ou française, de la densité, de la couleur de leurs phonèmes, de leur dimension d’altérité, et qui fonctionnent pour elle comme une « hypophysique de la parole où se forme le premier couple des mots et des choses », que se forge son style. Distinct de la langue dans laquelle il voit un « corps de prescriptions et d’habitudes, commun à tous les écrivains d’une époque », le style est pour Roland Barthes la « chose » de l’écrivain autant que la chair langagière qui habille l’objet du désir :
La langue est donc en deçà de la Littérature. Le style est presque au-delà. […] Ainsi sous le nom de style, se forme un langage autarcique qui ne plonge que dans la mythologie personnelle et secrète de l’auteur. […] Il est la part privée du rituel, il s’élève à partir des profondeurs mythiques de l’écrivain, et s’éploie hors de sa responsabilité. Il est la voix décorative d’une chair inconnue et secrète ; il fonctionne à la façon d’une nécessité, comme si, dans cette espèce de poussée florale, le style n’était que le terme d’une métamorphose aveugle et obstinée, partie d’un infra-langage qui s’élabore à la limite de la chair et du monde34.
43Derrière les masques narratifs et énonciatifs, pointe la nostalgie d’une terre antique, l’Europe de l’Humanisme classique ; les signifiants empruntés aux langues romanes qui émaillent le discours fictionnel ne font pas que soutenir les « effets de réel ». Ils interpellent autant l’œil que l’oreille du lecteur : le plus souvent balisée par l’italique qui fait trou dans la typographie romane, leur présence dans l’énoncé apporte une autre couleur à la langue anglaise, dévoile d’autres strates de la langue, trahit leur résonance très particulière chez la romancière. Ils désignent des lieux, des espaces, des moments, des activités, (quartiers excentriques, porte- cochère, thés dansants, cafés chantants…) ; des objets, (jardinières, primulas, bouton d’or, steam-gondola…) ; des vêtements, (décolletages…) ; des comportements, des traits esthétiques, des valeurs morales, (parvenu, indifférent, dénouement, droit de cité, embonpoint, noblesse oblige…). Ils donnent l’illusion d’une immédiateté de la voix humaine quand les phonèmes du français, du latin ou ceux de l’italien résonnent dans les dialogues, soulignés par les graphèmes : « Sancta Simplicitas », « verrà—verrà », « Già, già », « voyez-vous », « merci du compliment »)… et bien d’autres. Dans la prose narrative de Wharton, dans sa langue maternelle, murmurent d’autres voix déposées dans les signifiants des langues anciennes proches d’une langue originaire, et surgies d’un bord, « quelque région secrète au bord de la conscience » (CP, p. 154).
44A charge alors au lecteur critique de déceler, derrière la coupure typographique et l’hétérogène visuel et sonore, sous le mot ou le motif répété, un sens premier au-delà du semblant, au-delà du surplus de référentialité qui qualifie l’œuvre entière. L’altérité langagière, un « trait symptomatique » du style de Wharton, serait tout à la fois « poussée florale », « voix décorative d’une chair inconnue et secrète », « partie d’un infra-langage qui s’élabore à la limite de la chair et du monde », travaillant ce lieu liminaire entre ce qui se voit et ce qui s’entend, entre ce qui se livre dans la lettre littéraire et ce qui « délivre des résons35 de l’inconscient », entre le mensonge romanesque et la « vérité » du dire fictionnel au nom d’un unique principe : créer du Beau :
L’œuvre, parce qu’elle ne peut garder en elle la contrariété qui unifie en déchirant, porte le principe de sa ruine. Et ce qui la ruine, c’est qu’elle semble vraie, c’est que de ce semblant de vérité on tire une vérité active et un faux-semblant inactif qu’on appelle le beau, dissociant à partir de quoi l’œuvre devient une réalité plus ou moins efficace et un objet esthétique36.
Notes de bas de page
1 Henri Meschonnic, Modernité. Modernité, Gallimard, 1988, p. 32. Rappelons que The Age of Innocence est tout entier porté par un regard rétrospectif jeté sur un siècle qui s’achève : publié en 1920, le roman est ancré principalement dans les dernières décennies du xixe siècle qui contiennent en germes les prémisses de la chute à venir.
2 « Tendencies in Modern Fiction », Saturday Review of Literature, 10 (28), 27 January 1934 ; cité par Penelope Vita-Finzi, Edith Wharton and the Art of Fiction, op. cit., p. 21.
3 « J’ai dit qu’on m’avait enseigné seulement deux choses dans mon enfance : les langues modernes et les bonnes manières. […] Mais, par justice envers mes parents, j’aurais dû indiquer un troisième élément dans ma formation : un certain respect pour la langue anglaise telle qu’on la parle dans le meilleur usage. L’usage, dans mon enfance, faisait autant autorité dans la langue parlée que la tradition dans le comportement social. Et c’était parce que notre petite société vivait encore dans la lumière reflétée d’une culture établie depuis longtemps, que mes parents, qui étaient loin d’être intellectuels, qui lisaient peu et n’étudiaient pas du tout, parlaient néanmoins leur langue maternelle avec une perfection scrupuleuse, et tenaient à ce que leurs enfants fissent de même. », CP, op. cit., p. 46.
4 Il convient de rappeler le texte original : « I always had to be alone to ‘make up’ », BG, op. cit., p. 34.
5 Qu’il s’agisse du terme d’ « ecstasy » présent dans le texte d’Edith Wharton, (« the ecstasy of ‘making up’ », BG, op. cit., p. 42), ou de celui de « ravissement » adopté par la traduction, on notera que l’idée commune est celle d’un état limite, d’une dépossession, d’un « ailleurs » du sujet.
6 Dans Le Séminaire VII. L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 146, Lacan reprend la métaphore du vase du potier de Heidegger pour définir le processus créateur : « Or si vous considérez le vase dans la perspective que j’ai promue d’abord, comme un objet fait pour représenter l’existence du vide au centre du réel qui s’appelle la Chose, ce vide, tel qu’il se présente dans la représentation, se présente bien comme un nihil, comme rien. Et c’est pourquoi le potier, tout comme vous à qui je parle, crée le vase autour de ce vide avec sa main, le crée tout comme le créateur mythique, ex nihilo, à partir du trou. »
7 Le style sera entendu ici comme résidant dans un entre-deux : autant « variation sur un fond commun, effet, comme le rappellent les métaphores nombreuses qui jouent sur le contraste du corps et du vêtement, ou de la chair et du maquillage », Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Seuil, 1998, p. 179, que « trait symptomatique », soit marque du sujet scripteur dans son discours.
8 Hervé Castanet, Le Regard à la lettre, op. cit., p. 105. L’auteur ajoute : « Ce que l’écrivain, par exemple, nommera un ‘indicible’, un ‘incommunicable’ voire un ‘illisible’. Mais attention, cet indicible, cet incommunicable, cet illisible ne préexistent pas à l’écrit — c’est l’écrit, dans son travail de serrage de l’objet, qui les produit en les spécifiant, les fait advenir comme tels. »
9 On notera que l’affaire du style apparaît en filigrane dans cette séquence à travers l’objet qui sert à graver associé au stylet, le poinçon servant à écrire, et dont le mot « style » est dérivé. Présent également, le motif de la trace, du trait, de la marque.
10 Dans Partage des femmes, op. cit., Eugénie Lemoine-Luccioni analyse les rapports de la maison et l’image du corps dans le psychisme féminin : « La maison est pour la femme, comme pour Descartes, Merleau-Ponty, les mystiques et les poètes, mais aussi les enfants et les fous, l’objet des objets, ‘l’objeu’ même ; puisqu’il s’agit de construction et que ce jeu aboutit à un corps (de bâtiment, si l’on veut) », p. 156. On peut rappeler que Wharton écrivit Chez les heureux du monde pendant qu’elle installait et décorait sa résidence « The Mount » située à Lenox, Massachussetts. Elle consacre un chapitre de son Autobiographie à cette double entreprise de construction, CP, p. 111-128. Dans une lettre adressée à son éditeur (1905), elle exprime sa satisfaction (sa jouissance, pourrait-on dire) de voir ses efforts de composition reconnus : « I was pleased with bits myself ; but as I go through the proofs the whole thing strikes me as so loosely built, with so many dangling threads, and cul-de-sacs, and long dusty stretches, that I had reached the point of wondering how I had ever dared to try my hand at such a long thing. So your seeing a certain amount of architecture in it rejoices me above everything », lettre citée par Dairine O’Kelly, « Les contraintes de l’écriture romanesque chez Edith Wharton », Dix études sur Edith Wharton à propos de The Custom of the Country, op. cit., p. 133. (c’est moi qui souligne) [J’étais moi-même satisfaite devant certains courts passages ; mais après une lecture approfondie des épreuves, j’éprouve le choc de constater que l’entreprise tout entière dévoile sa structure lâche, ses nombeux fils qui pendent, ses culs-de-sac, ses longueurs poussiéreuses, au point que l’idée me vient de me demander comment j’ai pu m’aventurer sur une telle distance. Aussi, d’apprendre que vous voyez se dessiner une architecture certaine dans ce travail me réjouit au-delà de tout.]
11 Voir l’article de Nathalie Cochoy, « The Custom of the Country, une architecture de mots », Lectures d’une œuvre. The Custom of the Country, Éditions du Temps, 2000, p. 206-229
12 Ma traduction. Sur la page-titre de The Writing of Fiction, ainsi que sur la deuxième page de son Journal, Life and I (1924), figurent ces mots signés du poète Thomas Traherne (1636-1674) : « Order the beauty even of beauty is ».
13 Les Mœurs françaises et comment les comprendre, Payot, 1999, p. 45-46. Les principes esthétiques plus tard appliqués à sa fiction apparaissent dans The Decoration of Houses, 1897.
14 Analysant les rapports problématiques liant le mode lyrique, la question du sujet et celle de la voix dans la poésie américaine contemporaine, Antoine Cazé revient sur les présupposés négatifs qui ont entouré ce mode littéraire, et met sur le compte de l’emphase rhétorique les atteintes portées à ce « genre impur » : « …from the start lyricism designated an impure genre (Lyricism is ‘un genre qui a mauvais genre’, Maulpoix proposes, punning on ‘a genre with bad manners’), a kind of poetry constantly torn between a rising up to the sublime and a falling down to the pathos of emotions expressed so bombastically that they became ridiculous. As early as 1801, the adjective ‘lyrique’ (lyrical) was used in a pejorative sense stigmatizing an excess of enthusiasm — a rhetorical excess, which is again another form of misrepresentation », « Conceptual Lyricism. Abstract Constructions of the Self in Recent American Poetry ». Voir donc Les Beaux mariages, p. 105-107, 113.
15 Cité par Penelope Vita-Finzi, Edith Wharton and the Art of Fiction, op. cit., p. 64 ; c’est moi qui souligne mais les italiques sont de l’auteur. [La difficulté se manifeste le plus souvent lorsqu’il est question de déplacer l’angle de vision d’un personnage à un autre, de manière à embrasser l’histoire dans sa totalité tout en préservant une impression d’unité. Afin de sauvegarder cette unité, la meilleure solution est d’opérer le moins de déplacements possibles, et de laisser l’histoire se dérouler d’elle-même à partir de deux angles de vision au plus (sans dépasser trois), en faisant le choix de consciences réfléchissantes proches par l’esprit ou la morale, ou bien permettant de discerner et d’évaluer chacune d’elles à l’intérieur du récit, afin que ce dernier, même lorsqu’on en vient à l’observer à partir d’angles différents, puisse se présenter au lecteur comme un tout.]
16 Au sens où Roland Barthes l’entendrait : « L’Amateur (celui qui fait de la peinture, de la musique, du sport, de la science, sans esprit de maîtrise ou de compétition), l’Amateur reconduit sa jouissance (amator : qui aime et aime encore) ; ce n’est nullement un héros (de la création, de la performance) ; il s’installe gracieusement (pour rien) dans le signifiant : dans la matière immédiatement définitive de la musique, de la peinture ; sa pratique, ordinairement, ne comporte aucun rubato (ce vol de l’objet au profit de l’attribut) ; il est – il sera peut-être – l’artiste contre-bourgeois », Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil, 1995, p. 56.
17 « There is no water-tight compartment between ‘art’ and ‘morality’ », BG, p. Chemins parcourus. Autobiographie, op. cit., p. 69.
18 Voir notamment p. 310.
19 Dans ce passage discuté ci-près, Edith Wharton fait usage du « code de Wall Street » pour évoquer le « métier » d’écrivain : « after publishing one volume of brief and exquisite literary appreciations, of which one hundred and twenty copies were sold, thirty given away, and the balance eventually destroyed by the publishers (as per contract) to make room for more marketable material, he had abandoned his real calling, and taken a subeditorial job on a women’s weekly, where fashion-plates and paper patterns alternated with New England love-stories and advertisements of temperance drinks. (AI, p. 101 ; c’est moi qui souligne)
20 Fredric Jameson, The Prison-House of Language, Princeton UP, 1972, p. 236.
21 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, op. cit., p. 18.
22 Ce trait figure au nombre des caractéristiques de la « moderne modernité » selon Alexis Nouss : « Cette moderne modernité se présente dans les champs de la pensée et de l’art comme l’instance qui n’a cessé de réfléchir sur elle-même : notre modernité serait celle qui a élu la modernité comme objet central de son projet », La modernité, PUF, 1995, p. 29. Antoine Compagnon l’inscrit, lui, comme « paradoxe » : « L’œuvre moderne fournit son propre mode d'emploi, sa manière est l’enchâssement, ou encore l’auto-critique ou l’autoréférentialité, ce que Mallarmé nommait le ‘pli’ de l'œuvre et qu’il opposait à la platitude du journal. Depuis Baudelaire, la fonction poétique et la fonction critique se tressent nécessairement dans une self-consciousness que l’artiste doit avoir de son art », Les cinq paradoxes de la modernité, Seuil, 1990, p. 36. L’Autobiographie de Wharton accrédite cette donnée : « Je ne pense pas pouvoir m’approcher davantage des sources de mon travail ; je puis seulement dire que tout le processus, quoiqu’il se situe dans quelque région secrète au bord de la conscience, est toujours éclairé par les pleins feux de mon attention critique », CP, p. 154.
23 « Placée au cœur de la problématique littéraire, qui ne commence qu’avec elle, l’écriture est donc essentiellement la morale de la forme », Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, op. cit., p. 15.
24 « C’est l’objet qui répond à la question sur le style, que nous posons d’entrée de jeu. A cette place que marquait l’homme pour Buffon, nous appelons la chute de cet objet […] à la fois comme la cause du désir où le sujet s’éclipse, et comme soutenant le sujet entre vérité et savoir. Nous voulons du parcours dont ces écrits sont les jalons et du style que leur adresse commande, amener le lecteur à une conséquence où il faille mettre du sien », Jacques Lacan, Ecrits, Seuil, 1966, p. 10.
25 La thématique de la lettre qui parcourt la fiction en filigrane est toujours associée à la métaphore financière, à la question du féminin. La lettre, (missive de toutes sortes, contrat, lettre de change…), détermine des places spécifiques dans l’économie sexuelle des romans. Elle est non seulement objet de désir mais processus narratif dans l’économie textuelle.
26 Le personnage de Ralph Marvell en appelle au « poète protestant » d’Andrew Marvell, (1621-1678), confronté à l’exhubérance baroque, animé d’un idéal mystique, et chantre d‘un art pastoral, lyrique. Voir notamment Claudine Raynaud, Andrew Marvell, poète protestant, Messene, 1997.
27 « The fiery chariot of art », CC, p. 100. On notera le traitement ironique apporté par Wharton à l’une des caractéristiques majeures de « l’idéal marvellien », à savoir « une sensibilité propre à Marvell [qui] affectionne le solide », une poésie lyrique qui éprouve « une tendance à la cristallisation, à la vitrification […] une prédilection pour les substances froides comme le marbre et l’albâtre », Claudine Raynaud, Andrew Marvell, poète protestant, op. cit., p. 41. L’auteur poursuit : « Dans la poésie de Marvell, la précipitation du chariot ailé du temps tend invariablement vers la fixité de l’instant, la fluidité du cours d’eau s’alentit et se fige dans le cristal, la larme se fossilise dans l’ambre roux, ou se solidifie en joyau. Le mouvement vise l’état de stase », ibidem. On pourrait dire que dans le roman de Wharton, c’est cet élan créatif fondé sur le sens du Divin et du Beau propre à la poésie marvellienne qui est invalidé par l’avènement de l’ère moderne. Dans le récit fictif, il n’est plus question pour Ralph de « cristallisation », mais de réification, de stérilité absolue, de stase mortifère.
28 Anne Ullmo, « The Custom of the Country : Entre Romantisme et Carnaval », op. cit., p. 87. On songe à The Tragic Muse (1890) d’Henry James qui raconte également l’impossibilité de l’existence de la Muse, de l’Autre de l’Autre, d’une transcendance de l’écriture.
29 André Joly, « Edith Wharton, la sémiologie et la polyphonie », Dix études sur Edith Wharton à propos de The Custom of the Country, op. cit., p. 157-184.
30 « — En tout cas, il faudrait qu’il soit nettement plus grand que celui de Mme Ambler, insista Mme Driscoll. »
Comme M. Popple suggérait que, dans ce cas, il pourrait introduire aussi Driscoll, en tenue de cour également — « Vous avez été présentés ? Eh bien, vous le serez, il le faudra, si je fais ce portrait, quel joli souvenir ! » (BM, p. 145)
31 « Avec un geste agacé, il se replongea dans son livre.
— Newland ! Ecoute donc. » (TI, p. 94)
32 « La lalangue sert à tout autre chose qu’à la communication. C’est ce que l’expérience de l’inconscient a montré en tant qu’il est fait de lalangue, cette lalangue dont vous savez que je l’écris en un seul mot, pour désigner ce qui est notre affaire à chacun, lalangue dite maternelle, et pas pour rien ainsi dite », Le Séminaire XX. Encore, op. cit., p. 126.
33 On remarquera que dans « Bergamasque » il y a « masque », à savoir, le semblant, la mascarade.
34 Le Degré zéro de l’écriture, op. cit., p. 13-16. Barthes s’attache à la dimension organique du style : « Son secret est un souvenir enfermé dans le corps de l’écrivain ; […] ce qui se tient droit et profond sous le style, rassemblé durement ou tendrement dans ses figures, ce sont les fragments d’une réalité absolument étrangère au langage. » Et l’auteur de conclure sur ce point en reprenant en quelque sorte en écho la formule rimbaldienne, « l’alchimie du verbe » : « le miracle de cette transmutation fait du style une sorte d’opération supra-littéraire, qui emporte l’homme au seuil de la puissance et de la magie. Par son origine biologique, le style se situe hors de l’art, c’est-à-dire hors du pacte qui lie l’écrivain à la société. » (p. 14-16) Sur ce qui tient à la « structure charnelle de l’auteur », Barthes rejoint John Middleton Murry : « Style is organic — not the clothes a man wears, but the flesh, bone, and blood of his body », The Problem of Style, Oxford Paperbacks, 1987, p. 86.
35 On note que derrière « Résons », se profile son homophone « raison ».
36 Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, op. cit., p. 31.
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