La métaphore amoureuse et ses impasses
p. 75-98
Texte intégral
1Bien loin donc de limiter les contenus de représentation à la satire d’une société et de ses dérives, l’œuvre d’Edith Wharton discute la validité des références culturelles, des représentations liées au féminin, dénonçant toute une iconographie qui fait de la femme un artefact culturel et esthétique, l’objet plutôt que le sujet d’un discours relayé par l’idéologie, la science, l’art, celui aussi des maîtres modernes organisé autour de l’argent.
2Surtout, Wharton s’intéresse aux modalités négatives de la rencontre entre le sujet et l’objet de désir dans la relation amoureuse, exposant à travers sa fiction, la radicale impossibilité d’une relation (au sens mathématique du terme) entre les sexes du fait de la fonction du signifiant phallique. Qu’en est-il exactement du rôle de cet objet symbolique dans une économie marquée par le hiatus entre le masculin et le féminin ? Il semble qu’il soit le point où s’articulent les différences dans les rapports au corps, à l’objet, au langage, sa nature étant de « se présenter dans l’échange comme absence, comme absence fonctionnant comme telle1 ».
3C’est de cette division structurelle imposée par le signifiant qui épingle le sujet soit comme « homme » soit comme « femme » dans l’ordre symbolique, et qui détermine des positions subjectives et langagières face à l’objet de désir, (l’être ou l’avoir), qu’il sera question ici. Tout en insistant sur les modalités selon lesquelles le lien social se crée ou ne se crée pas, les romans de Wharton, rendent compte au passage de l’incidence des représentations culturelles du féminin sur la relation amoureuse, et posent en outre la question de la médiation du regard et de la voix dans le processus de la (non)-rencontre, le sujet féminin s’inscrivant dans celle-ci soit comme l’hétérogène tenu à bonne distance (Chez les heureux du monde), comme l’objet regard mortifère (Les Beaux mariages), ou bien comme l’objet de la sublimation (Le Temps de l’innocence).
4Pour le dire autrement, ces fictions romanesques mettent en scène la demande par un sujet d’un objet total perdu dans l’inscription symbolique, et qui interroge dans l’autre de l’amour le noyau du réel non symbolisable autour duquel gravite son propre désir.
1. Chez les heureux du monde ou le ‘je’ sans le risque de l’Autre
5Dans Chez les heureux du monde, Lawrence Selden, apparaît d’emblée comme le spectateur amusé et détaché de la comédie sociale qui s’essaie à plusieurs positions de sujet face à l’écheveau des codes et des semblants. Il aime répéter que devant le jeu de la société des hommes, il peut se targuer d’user de l’équivoque, de « demeurer amphibie » (p. 95), convaincu que « L’alchimie véritable consiste à pouvoir reconvertir l’or en quelque chose d’autre » (p. 95).
6Il serait plus juste de dire que Selden, homme de loi, s’est installé dans la posture perverse du voyeur toujours prêt à afficher « un air de nonchalance amusée » (p. 31). Il s’est forgé un système de pensée singulier, s’arrogeant le droit du moralisateur de porter un jugement sur les comportements de ses semblables empêtrés dans les relations de pouvoir et d’argent du Nouveau New York. En fait, pour se mettre à l’abri du désir humain et de l’énigme dérangeante de l’Autre féminin, Selden a renoncé aux émois du corps, même si, devant Lily Bart qui ouvre quelques brèches dans son système bien suturé, il se doit d’admettre qu’elle est en mesure de « stimuler même un homme qui avait renoncé aux expériences sentimentales ». (p. 94) Selden a trouvé dans les fictions du discours scientifique, dans l’esthétisme, voire dans la disposition romantique, une manière ambiguë de se garantir contre la perte de l’intégrité narcissique que suppose l’échange symbolique :
– Mon idée de succès, dit-il, c’est la liberté personnelle.
– La liberté ?… être libre de soucis ?
– Libre de tout… de l’argent et de la pauvreté, de l’aisance et de l’inquiétude, de tous les accidents matériels. Maintenir en soi une sorte de république de l’esprit, voilà ce que j’entends par le succès. (p. 93)
7Jusqu’au dénouement tragique, Selden se contentera de contempler Lily à distance, sans jamais s’engager, comme ici dans cette scène où, face à la passion qu’elle lui inspire, il se réfugie dans le rôle de l’observateur de l’objet scientifique :
Jusque là il avait goûté, dans sa présence et dans sa conversation, le divertissement esthétique qu’un homme de réflexion est apte à chercher dans des relations capricieuses avec de jolies femmes. […] Mais, à cette heure, c’était précisément cette faiblesse entrevue qui devenait le plus intéressant de sa personne. Il l’avait saisie, ce matin-là, dans un moment de désarroi ; son visage était pâle et altéré, et la diminution même de sa beauté lui prêtait un charme poignant. […] Sous quelque angle qu’il observât leur intimité naissante, il n’arrivait pas à la faire entrer dans le plan de la vie de Lily. (p. 94)
8Pour schématiser un peu, ce que cherche Selden, c’est faire taire la voix de l’Autre, feignant de se mettre à l’abri de l’intrusion du réel par le recours à la caution apportée par la fiction d’une « parole pleine » : les semblants des discours-maîtres. Il a trouvé dans l’illusion dogmatique, en l’occurrence ce qu’il appelle, en référence à Platon, « La République de l’Esprit », le moyen de calmer l’angoisse ontologique de la castration. Chez Selden, cette pensée antique transposée à l’ère moderne se supporte d’un discours séduisant et dénégatif tout empreint d’un certain idéalisme victorien :
Si nous sommes tous la matière brute de certains effets ici-bas, on aimerait mieux être la flamme qui trempe l’épée que le coquillage qui tient un manteau de pourpre. Et une société comme la nôtre gaspille tant de bonnes choses pour produire son petit morceau de pourpre ! (p. 95)
9Mais il est clair que la vision utopique d’une morale retrouvée loin des contraintes du marché capitaliste que Selden appelle de ses vœux, est une tromperie de l’imaginaire. En fait, il charge un système de remplir le vide existentiel, là où l’art, par exemple, a pour vocation de s’ériger autour du même vide. En fait, Selden essaie de se mettre à l’abri de l’événement imprévu, des caprices de l’Autre, la Fortune qui, toujours sous figure de femme, est « un des noms du réel, la Fortune qui agit sans raison, et qui vous distribue ses coups comme au hasard, et sans égard pour vos mérites2 ». Selden croit pouvoir se leurrer sur ses manques et assister au spectacle du monde sans prendre le risque de la division : voir sans s’impliquer, ne pas consommer pour ne pas payer.
10Selden ignore ou plutôt feint d’ignorer que le sujet du symbolique reçoit son discours de l’Autre, est divisé par l’Autre. Non sans ironie, l’aliénation à l’Autre du capital que Selden dénonce, trouve son analogie dans la dépendance qu’il affiche vis-à-vis de l’Autre féminin à la fois consommable et esthétisé qui prend les traits de Lily Bart. Le mode très subtil sur lequel s’installe leur relation relève du paradoxe : tout détaché qu’il se croit des affaires humaines, Selden reste, en premier lieu, aliéné à une figure de mère nourricière et à un modèle de consommation parental qui se voulait dénégation du manque sous la forme à la fois triviale et symbolique qu’est le manque d’argent :
Aucun des deux n’aimait l’argent, mais leur dédain prenait cette forme : ils en dépensaient toujours un peu plus qu’il n’était raisonnable. (p. 182)
11Selden suit ce précepte qu’il qualifie de « détachement des somptuosités : l’indifférence du stoïcien à l’égard des choses matérielles, combinée avec le plaisir qu’y sait trouver l’épicurien » (p. 183). Pour Selden, la relation du sujet à l’objet devrait donc s’inscrire dans la compensation immédiate de la privation, dans un imaginaire sans fractures où l’autre sexuel, par exemple, serait réduit à un moi idéal dans le jeu spéculaire, niant du même coup la division des corps dans et par le langage. La caution d’une telle utopie prend alors tout son sens devant l’angoisse de la perte toujours possible :
Il avait toujours semblé à Selden que l’existence avait beaucoup à offrir en dehors de l’aventure sentimentale, et pourtant il avait une conception très vive d’un amour qui s’élargirait et s’approfondirait jusqu’à devenir le fait central de la vie. Ce qu’il ne pouvait accepter pour lui-même, c’était le pis-aller d’une alliance inférieure à cet idéal, qui laisserait certaines parties de sa nature non satisfaites, tandis qu’elle imposerait à d’autres un confort excessif. (p. 183)
12Le cynisme de Selden est d’inscrire Lily Bart dans l’espace de la consommation et de ses codes, de la construire comme objet à consommer, mais à consommer des yeux seulement, comme « petit-plus-de-jouir » jaugé à l’aune des lois du marché. Selden spécule sur Lily, son regard amusé se doublant toujours de celui du connaisseur qui évalue les atouts de l’objet de convoitise : « Eh bien, mais… il doit y avoir une masse de capitaux en quête d’un pareil placement » (p. 35). Dans l’esprit de Selden, Lily est l’objet réifié de la société mercantile, un produit manufacturé associé à une plus-value (« Il avait l’intuition confuse qu’elle avait dû coûter beaucoup à créer, qu’un grand nombre d’êtres incolores et laids avaient quelque mystérieuse façon d’être sacrifiés à la produire. » p. 27), en même temps qu’un objet esthétisé susceptible d’intégrer sa collection d’Americana investie par un fantasme d’exhaustivité. Pour mieux jouir de son objet de contemplation, Selden le collectionneur-spéculateur cède parfois, consentant sporadiquement à de « petits sacrifices » pour assurer à Selden le spectateur, la jouissance de son objet :
— Vous collectionnez, n’est-ce pas ?… vous vous y connaissez en premières éditions et autres choses ?
— Autant que le peut un homme qui n’a pas d’argent à dépenser. De temps en temps, j’attrape quelque chose en bouquinant, et j’assiste en spectateur aux ventes importantes. (p. 33)
13En l’occurrence, Selden a consenti à « dépenser » un peu avec Bertha Dorset comme pour mieux s’octroyer le plaisir d’avoir en Lily l’objet qu’il ne touchera pas. Il investit donc à sa manière sur le mode de la perversion, repérant en Lily ce qui réjouira son regard de connaisseur et d’esthète, jouissant par petits fragments métonymiques du corps esthétisé de Lily :
Selden devint conscient du plaisir sensuel que lui donnaient son voisinage, le modelé de sa petite oreille, la sinueuse vague montante de ses cheveux – l’art ajoutait-il tant soit peu à leur éclat ? – et la ligne épaisse des cils noirs et droits. Tout en elle était à la fois vigoureux et exquis, à la fois fort et fin. (p. 27)
14Lily constitue un « spectacle merveilleux » (p. 91), et sa beauté devient l’alibi essentiel de sa quête. En d’autres termes, Selden cherche dans la caution des semblants une manière d’évacuer le problème de la castration, et dans une vision esthétisante de la femme, le moyen de constituer la prégnance d’un leurre à la vérité insupportable de l’absence. C’est ce qui se donne à lire dans les nombreuses scènes où le regard de Selden se pose sur Lily Bart, que ce soit dans la scène de la rencontre fortuite à la Grande Station Centrale qui ouvre le roman :
Selden s’arrêta surpris. Dans la bousculade de l’après-midi, à la Grande Station Centrale, ses yeux venaient de rencontrer le visage reposant de miss Lily Bart. […] Il n’y avait rien de changé en Lily Bart ; mais quoi ! il ne la revoyait jamais sans un petit sursaut d’intérêt : elle avait le don de toujours susciter la réflexion3 ; ses actes les plus simples semblaient le résultat d’intentions qui allaient loin. […] Selden ne l’avait jamais vue plus rayonnante. Sa tête animée se détachant sur les tons obscurs de la foule, était plus en relief que dans une salle de bal. […] Comme spectateur il avait toujours apprécié Lily Bart. (p. 26)
15ou dans celle-ci où Selden observe Lily en train de se regarder dans un miroir :
Elle s’arrêta devant la cheminée, et s’examina dans la glace tandis qu’elle ajustait son voile. La pose mettait en valeur la ligne allongée de ses hanches fines, qui donnait une sorte de grâce sauvage à sa silhouette, – comme une dryade captive apprivoisée à la vie conventionnelle des salons ; et Selden songeait que c’était la même pointe de liberté sylvestre qui prêtait tant de saveur à tout ce qu’elle avait d’artificiel. (p. 36)
16Bien sûr, l’épisode des tableaux vivants est emblématique, le tableau renvoyant une image de la femme totalement idéalisée, désincarnée qui habite sa « République idéale », la différence se trouvant gommée, oblitérée au profit d’une instance imaginaire qui se soutient de la crainte terrifiante du réel. Pas plus qu’Ondine dans Les Beaux mariages, Selden n’aime prendre le risque de la division, trop enclin à chercher dans l’autre de la relation sentimentale, un signe plein qui le mettrait à l’abri du risque de l’amour, donc de la perte, de la privation. Très symptomatiquement, Selden n’accepte pas que dans les lois de l’échange symbolique, monétaire ou langagier, comme dans celles qui règlent l’économie amoureuse, Lily puisse être un signe défaillant, un signe susceptible de se perdre. Lily restera donc une occasion manquée puisque dans le système différentiel de l’argent, du langage, de l’affect, Selden s’aligne sur le semblant économique. Pour railler, on peut aller jusqu’à dire que pour lui, l’échange amoureux est une entreprise hasardeuse qu’il ne conçoit pas sans une assurance tous risques, mettant sur le compte de l’organisation sociétale, son impossibilité d’accéder à l’amour humain. La focalisation interne lève le voile sur son cynisme et sa peur de l’hétéros féminin qui vient déstabiliser son échafaudage intellectuel. S’imaginant dans le rôle de Persée venant délivrer Andromède de ses chaînes (en fait, Lily aux prises avec Gus Trenor), Selden se voit paralysé par une Méduse qui est en réalité l’Autre de la différence, une catégorie du réel qu’il préfère ignorer, la réduisant aux contraintes sociales et culturelles :
Oui, mais… qu’est-ce qui l’avait mené ici, sinon le désir de la voir ? C’était son élément, à elle, et non le sien. Mais il l’en tirerait, il l’emmènerait « au-delà » !… Cet au-delà ! qui scellait sa lettre était comme un appel à la recousse. Il savait que la tâche de Persée n’est pas terminée quand il a détaché les chaînes d’Andromède : car ses membres sont engourdis par l’esclavage, elle ne peut ni se lever ni marcher, et elle l’enlace de ses bras pendants, tandis qu’il revient à terre avec son fardeau. […] Ce n’était pas, hélas ! un courant de vagues pures qu’il s’agissait de remonter : il leur fallait traverser un marais gluant de vieilles associations d’idées et de vieilles habitudes. (p. 189)
17On pourrait dire que la relation d’objet de Selden est une manière de cerner la nature énigmatique de Lily qu’il ne parvient à inscrire dans aucun schéma ; pour lui, elle est « incomparable » (p. 248), « matchless » écrit Wharton, à savoir que l’on ne peut accorder avec rien ni personne, située à la fois dans et à la marge du symbolique. Il finira par mettre sur le compte de la société l’impossible rapport à l’autre sexuel :
Il voyait que toutes les conditions de la vie avaient conspiré à les tenir séparés, puisque son propre détachement des puissances matérielles qui l’avaient gouvernée, elle, avaient accru ses exigences morales et lui avaient rendu plus difficile de vivre et d’aimer sans esprit critique. (p. 368)
18Voilà qui n’est pas faux puisque dans l’ordre phallique du signifiant, la femme est « pas-toute ». En réalité, Selden n’accepte pas d’être divisé par le langage, un système idéalement plein dans sa « philosophie », dans lequel le mot recouvrirait la chose en vertu d’un signifié transcendantal qu’il appelle à son secours pour résoudre l’énigme de l’Autre. L’esprit faussé par l’utopie d’une relation sexuelle sans restes, Selden n’en finit pas de questionner le mystère insondable que représente Lily, conduit à s’en détacher faute de pouvoir ou de vouloir le résoudre :
Ce n’était pas à l’heure blâfarde du désenchantement qu’il s’était réellement détaché d’elle, mais bien maintenant, à la pure lumière du discernement, maintenant qu’il la voyait définitivement séparée de lui par la netteté d’un choix qui semblait démentir les différences mêmes qu’il avait senties en elle. (p. 248)
19Essayant après coup de reconstituer Lily comme œuvre d’art, il demeurera sans mots pour dire ce qui, faute de pouvoir se frayer une voie à travers le lien social et dans le langage, reste comme la trace dramatiquement visible et irréductible de la faille constitutive. Devant le non-sens que représentent pour lui la sexualité et la mort, et associant l’étrangeté du féminin à l’impossible du langage, Selden butera sur la barrière du signifiant, trouvant trop tardivement celui qui, dans la magie d’un « au-delà ! », (« Beyond ! ») aurait pu lui offrir le partage de l’amour, cet autre semblant :
Il s’agenouilla et se pencha sur elle, épuisant jusqu’à la lie ce dernier moment ; et, dans le silence, passa entre eux le mot qui éclaircissait tout. (p. 368)
20L’ironie dramatique est à son comble dans cette scène finale où L ily repose sur son lit de mort. En écho à la scène des tableaux vivants où Lily en Mrs Lloyd lui était apparue comme « la vraie Lily », Selden est à nouveau face à celle sur qui il ne pourra jamais que se méprendre :
Il sentait que la Lily véritable était encore là, toute proche de lui, invisible pourtant et inaccessible ; et la ténuité même de l’obstacle tendu entre eux le convainquait d’une impuissance dérisoire. Il n’y avait jamais rien eu de plus entre eux qu’un léger, un impalpable obstacle – et pourtant il avait permis que cet obstacle les séparât ! Et maintenant, bien qu’il semblât plus mince et plus fragile que jamais, il était devenu aussi dur que le diamant, et lui, Selden, ne pouvait plus qu’y briser vainement sa vie. (p. 365)
21Totalement dépourvu devant une Belle au bois dormant qui ne se réveillera pas, Selden offre la figure plutôt pitoyable de celui qui, se suffisant de ses fétiches, aura donné les mauvaises réponses à l’énigme du che vuoi ?, (« que me veut l’Autre ? »), et sera resté sourd à la question posée par l’Autre féminin.
2. Les Beaux mariages : le fascinum et l’horreur de la Chose
22C’est bien connu, l’amour est aveugle. L’histoire malheureuse de Ralph Marvell dans Les Beaux mariages, est en première lecture, celle d’un « honnête » homme atteint d’une réelle infirmité : l’impossibilité de choisir le bon bout de la lorgnette qui lui ferait voir sa belle telle qu’en elle-même. Ralph, qui appartient aux familles aisées du Vieux New York, les Aborigènes, est un poète dont l’objet d’amour, Ondine, insaissable, lui apparaît tout d’abord paré des attributs de la « lady-muse ». Pygmalion moderne, Ralph s’est heurté à la « violence de sa beauté » (p. 131), « aussi vive, et presque aussi agressive, que la clarté dans laquelle elle baignait » (p. 22). Il est tombé sous le charme d’une chevelure rousse de Gorgone, d’un port gracieux, d’un esprit léger gâché, certes, par l’absence totale de sens esthétique et moral :
À ces mots, Ondine Spragg se retourna vers elle en l’une de ces volte-face qui témoignaient de sa jeune souplesse. Elle ne cessait de virer, de se tordre sur ellemême, et chacun de ses mouvements partait de la nuque, sous la volute de cheveux d’un blond roux, pour couler sans rupture tout le long de son corps svelte, jusqu’à l’extrémité de ses doigts, jusqu’à la pointe de ses pieds menus, jamais en repos. (p. 11)
23Le roman se construit autour de la lente mais implacable désintégration d’un éthos romantique, « le rêve indestructible de l’imaginatif » (p. 65) qui mènera Ralph à la mort. Dans l’enchantement d’un amour idéalisé jamais partagé, Ralph est littéralement fasciné par les yeux d’Ondine, tantôt clairs et limpides, tantôt « flamboyants » (p. 131), des yeux qui « brillaient de l’éclat qu’y mettaient toujours le bruit et le badinage » (p. 129) et qu’il faut peut-être prendre moins comme l’élément discret de l’éternelle beauté féminine, que comme ce quelque chose qui en appelle au pouvoir fascinatoire de l’objet regard, le lieu du désir du sujet. En fait, l’aveuglement amoureux de Ralph préfigure l’éblouissement mortel de la rencontre avec ce qui ne peut être regardé en face sans courir le risque de la mort, avec ce qui ne doit pas être revisité, soit le lieu des origines, ce lieu intouchable que la culture ordonne de tenir secret.
24Avec une remarquable intuition, le roman de Wharton épingle le leurre du semblant amoureux, posant la question de ce qui échappe au savoir sous l’effet du langage, avec ses corollaires, la jouissance de l’Autre et la manière, propre à chacun, de se construire autour de l’abîme laissé par l’assomption au monde du signifiant et du Père, d’articuler le réel de la Chose à l’imaginaire et au symbolique. Tout l’enjeu de la structure subjective est là ; tout le malentendu de la relation entre les sexes aussi – comme l’infortune de Ralph. Son destin sera d’être vampirisé par Ondine la femme fatale ; il sera la victime de sa séduction « qui a le statut d’un masque, destiné à faire ex-ister comme mystère – mieux encore : comme mystère dérobé à la logique du signe, comme insignifiable – un être féminin hypothétique4 ». Au fil du roman, Ralph prendra la mesure de l’altérité radicale d’Ondine, « inaccessible, implacable » (p. 123), et qui, faute d’un signifiant pour dire le féminin, ne peut s’inscrire que comme chimère, dans un audelà de la rencontre amoureuse et sexuelle qui, elle, s’avère toujours manquée :
Il n’avait pourtant pas que des idées noires. L’humeur d’Ondine se reflétait encore sur lui, et quand elle était heureuse, il éprouvait une joie correspondante. […] Cependant, rétrospectivement, il était frappé par le caractère fugitif, inconsistant, de ces instants de plaisirs partagés, et par les traces permanentes que laissait chacun de leurs heurts. (p. 135)
25En fait, l’inadéquation entre un signe, la déesse du mythe, la muse de la poésie médiévale et romantique, et un référent introuvable lui révèle qu’Ondine n’est pas seulement une femme prosaïque, mais un ornement creux, là où son esprit
recélait aussi peu de beauté et de mystère que l’école américaine où l’on avait fait son éducation ; et ses idéaux semblaient aussi pathétiques à Ralph que les ornements faits de bouchons et de bagues de cigares avec lesquels ses mains d’enfant avaient appris à la décorer. (p. 111)
26Ondine est La Femme « en tant qu’elle n’existe pas5 », en tant qu’elle ne s’écrit pas ailleurs que dans les mythes collectifs, les figures de l’art ou bien dans le fantasme mortifère, le lieu archaïque du maternel, « la cave enchantée », la grotte et ses enchantements, le lieu d’une vision et d’un appel qui ne cesse pas de ne pas s’écrire dans ses poèmes6 :
Maintenant qu’il avait dépassé les premiers émois de l’existence, il voulait pardessus tout […] lancer son propre navire : écrire de bons poèmes, s’il le pouvait ; sinon, des essais critiques. Un poème dramatique se trouvait parmi les papiers qu’il avait à portée de la main ; mais la prose critique était là aussi, et ne pouvait se satisfaire du poème ; le poète et le critique passaient la nuit dans des discussions ardentes, sinon constructives. […] Pourtant, si la lumière de la cave était d’un bleu moins surnaturel, le murmure de ses marées moins riche d’inconcevable musique, c’était encore un endroit plein d’une foule d’échos quand Ondine Spragg apparut sur le seuil… (p. 61)
27Ralph prendra finalement conscience que les productions culturelles sont aussi une manière de romancer l’impossible rapport sexuel et de suppléer à la défaillance de cet autre semblant qu’est l’amour dans l’ordre du signifiant. Il apprendra à ses dépens qu’elles constituent une réponse illusoire à l’énigme du féminin qui ne s’y révèle jamais autrement que dans la fragmentation des images produites par l’ordre de la culture et du langage. Son désir d’écrire sur la notion de Beau se heurtera l’impossibilité de capter, de re-capturer l’essence-même de son objet, tandis qu’il ne saura se déprendre de la beauté d’Ondine derrière laquelle pointe le monstrueux, l’inhumain, la part non symbolisable de cet Autre qui habite chacun de nous, et fait retour sous les déguisements du symbolique. Après avoir soigneusement essayé d’éviter le regard méduséen d’Ondine fixé sur les photographies, Ralph finira par céder à la séduction des images de la grotte et rejoindre l’objet d’amour perdu qu’elle incarnait dans son fantasme.
28Le retour à la scène diégétique permet de comprendre comment Ralph, rattrapé par son objet devient le spectateur du « dé-nouage », de la « dé-liaison » de ses fictions. Trois séquences dialectiquement liées en rendent compte ; les deux retenues ici intéressent respectivement l’épisode des photographies, une variation sur le motif de la vanity7, et celle du suicide de Ralph.
29Dans la première des deux, il s’agit très précisément de la photo du portrait d’Ondine réalisé par Popple, soit une image de l’image prise dans un dédale spéculaire. C’est là, dans ce « feuilleté » de l’image que surgit le motif de la mort, par analogie avec le motif anamorphique présent au premier plan du tableau d’Holbein, Les Ambassadeurs. La scène en question, investie d’une lourde charge proleptique, est celle, cruciale au cours de laquelle Ralph, face aux photographies d’Ondine chargées d’affect, rencontre dans la photo, « une énigme fascinante et funèbre »8, le signe de sa propre mort :
Il avait connu une minute difficile à vivre quand il avait réintégré sa vieille chambre brune de Washington Square. Les murs et les tables étaient couverts de photographies d’Ondine : effigies de toutes formes, de toutes tailles, exprimant tous les sentiments chers à la tradition photographique. Ralph les avait tous réunis en quittant West End Avenue, après le départ d’Ondine pour l’Europe, et ils trônaient sur ses autres possessions comme son image avait trôné sur son avenir… (p. 245)
30L’art de la photographie interroge le visible et le procès de la vision ; la photographie, elle, a pour fonction d’indiquer l’existence de l’objet dont elle est la trace matérielle, tangible. La photographie, Roland Barthes le rappelle, est un support artistique lié à l’époque moderne et à la reproductibilté de l’image qui conjoint le pictural, le théâtral et leur protocole représentationnel. La photo est une expérience de l’image qui met en relation l’optique, la physique, la réaction chimique née de l’action de la lumière sur des plaques d’argent. C’est une scription aussi, une notion que recouvre le signifiant « graphe », étymologiquement grapheïn, à la fois acte d’écrire et acte de dessiner.
31Dans la « nouvelle image » qui entretient un lien anthropologique avec la mort9 », il y a donc l’idée de trace, de reste, voire de déchet ; comme « d’autres vieux objets hors d’usage », il arrive que la photo soit, elle aussi, ce qui finit dans un tiroir ou dans la corbeille à papier. Dans sa belle étude intitulée, « La Chambre claire », Roland Barthes associe la photo à la dimension spectrale des choses, ajoutant qu’elle opère « un instant de saisie du réel sur le versant de la réalité », qu’il appelle le punctum, « qui n’est plus de forme mais d’intensité ; c’est le temps, c’est l’emphase déchirante du noème (ça-a-été), sa représentation pure10 ».
32L’inquiétante étrangeté née de la rencontre du regard de Ralph et de l’image d’Ondine, de son corps devenu signifiant vide cadré dans l’espace de la reproduction immobile, se fonde en premier lieu sur une inflation de l’image :
Il était impossible de continuer à vivre entouré de ces photographies ; et un soir, en montant dans sa chambre après le dîner, il commença à les décrocher des murs, à les ramasser sur les étagères, la cheminée, les tables. Il y avait des tiroirs sous les bibliothèques ; mais ils étaient pleins de vieux objets hors d’usage, et même s’il les vidait, les photographies, dans leurs cadres lourds, étaient presque toutes trop encombrantes pour y entrer. […] Tous les coins étaient pleins des vagues impedimenta de l’existence, et la seule pensée de faire de la place dans ce chaos était un effort trop grand. (p. 245)
33Dans cette séquence dominée par une dialectique du plein et du vide traduite par les signifiants « pleins de », « vidait », « faire de la place », ainsi que par la présence appuyée d’une (com) pulsion, on note que, paradoxalement, quelque chose vient là en excès de représentation tandis que les images envahissent les murs, le regardent, lui renvoient l’abîme d’une instance vide qui le contemple, semblant tout à coup d’une taille démesurée pour entrer dans les tiroirs. Finalement, Ralph se résoud à les replacer une par une, à l’exception de la photo du portrait d’Ondine réalisé par Popple qu’il pose sur son bureau. Le lendemain, tous les clichés ont disparu, et Ralph, soulagé, croit en avoir fini avec la « piqûre du regard », cette « zébrure inattendue » (Barthes) :
Il ne restait pas une seule photographie d’Ondine ; pourtant, le travail d’élimination avait été si adroitement fait, les objets si ingénieusement réajustés, que la différence n’attirait pas l’attention. […] Et puis un sentiment de soulagement l’envahit. Il était heureux de pouvoir regarder autour de lui sans rencontrer le regard d’Ondine, et il comprit que ce qu’on avait fait à sa chambre, il devait le faire à sa mémoire et à son imagination : il devait réajuster son esprit pour que sa pensée ne la rencontrât pas, dans quelque direction qu’elle se tournât. Mais, dans cette tâche, Laura ne pouvait l’aider ; seule une tension continue de sa volonté pouvait l’accomplir. (p. 245-246)
34Dans la stase du punctum, Ralph a fait l’expérience de la sidération sous l’effet d’un point aveugle, et qui vient à inscrire l’invisible dans le champ du visible : l’objet regard, l’objet tychique qui fait tache et trou. La photographie, un fragment métonymique d’Ondine, lui renvoie un signe proleptique de sa propre fin, Ralph y rencontrant l’horreur de la Chose, un lieu évidé rapporté au regard fascinatoire d’Undine. La photographie est ainsi devenue l’écran placé entre Ralph et Undine et au-delà duquel, dans le procès visuel, s’inscrit l’abîme mortifère.
35Le regard inquiété de Ralph, est en fait celle d’un sujet au bord de l’effroi, un sujet qui se sent regardé depuis le lieu de l’Autre, et qui croit voir apparaître ce qui était jusqu’alors inconnu de lui, ou plus exactement, refoulé11 : la rencontre traumatique avec le réel de la castration, l’effet pétrifiant du regard d’Ondine qui n’est rien d’autre que l’effet du fascinum, le mauvais œil, « la fonction anti-vie, anti-mouvement, de ce point terminal […] une des dimensions où s’exerce directement la puissance du regard12 ».
36L’autre séquence se déroule quelques mois plus tard, toujours à New York où Ralph, de plus en plus solitaire, se débat avec l’écriture. De retour à Washington Square après avoir rencontré Moffatt, Ralph se retrouve face à la dérangeante étrangeté de la rue. Dans la réalité diégétique, le paysage urbain autour de Ralph se liquéfie, se fissure, se brouille, les contours des choses se font indistincts, les couleurs s’estompent, les bruits connus deviennent plaintes. Le regard de Ralph accroche « les tourbillons de poussière dans les fentes du trottoir, les détritus dans les caniveaux, le flot incessant de visages en sueur qui passaient sous leurs chapeaux » (p. 335). De même, son oreille attentive croit percevoir « le jappement nasal des stations [de métro] résonnant dans le wagon comme la répétition d’une plainte rituelle » (p. 335).
37La focalisation interne du passage place le lecteur au cœur du processus de défamiliarisation dont Ralph est le site, au moment où s’ouvre devant lui un espace béant, où s’imposent le revers des choses et le spectre d’Ondine, ce trou dans l’imaginaire associé au féminin inquiétant. Tandis que l’ordre du monde familier se disloque, se détraque, la présence fantasmatique vient à contaminer son discours et, métaphoriquement, le tissu textuel qui se lézarde, se fracture, cherche à dire sans pouvoir dire, pris sous les coups de butoir d’un refoulé qui fait retour.
38Progressivement, comme le motif vient s’imprimer sur la photo au sortir du bain révélateur, l’image d’Ondine se précise, vient occuper tout le champ de vision de Ralph, les recoins de sa conscience, de son monologue : non seulement son regard, mais tout le paradigme aquatique auquel elle est associée, depuis les « parois vitrées du métro, entouré d’une autre foule apathique », jusqu’à Waverly Place dont le nom contient lui aussi l’élément eau, « wave », c’est-à-dire « la vague ». Il en va de même pour les « autres vagues de pensées précipitées » (p. 336) qui l’agitent, et sur lesquelles danse l’image de la néréide, diverse et ondoyante13. Au coin de la rue, Ralph sort compulsivement sa montre, un geste qui met en route toute une série de procès ou de motifs liés à la pulsion scopique et à la mort, deux modalités renforcées par les signifiés de « watch », le mot qui, dans la langue anglaise désigne à la fois la montre et, métaphoriquement, le temps humain, ainsi qu’une modalité du procès visuel, la fixité du regard vide. (« Il tira sa montre et la contempla sans la voir. » p. 335) Avant même de franchir le seuil et de pénétrer dans le corps de sa maison, un lieu régressif connoté au féminin-maternel, Ralph n’est déjà plus qu’un mort-vivant, ne figurant plus dans le monde des humains et des choses que sur le mode du désinvestissement, « comme si l’on eût pratiqué sur lui la vivisection » (p. 335). Essayant vainement de réévaluer sa position, « une opération laborieuse de récapitulation » (p. 335), de réajustement devrait-on dire, Ralph se décide à entrer dans la maison-tombeau aux stores déjà baissés et qui semble venir dupliquer « sa nuit intérieure ». (p. 335) L’espace de la maison, doublet métaphorique d’un corps-ventre dévorateur, les seuils, les pièces traversées, puis l’intimité de la chambre (funéraire), dessinent une cartographie labyrinthique. Là, penché au-dessus de l’abîme, Ralph tentera de résister à la spirale de la désintégration, à l’entropie du vide, se débattant une dernière fois pour échapper à la stase mortifère qui est aussi le lieu de son ultime jouissance.
39Dominée par les isotopies de l’ouverture/fermeture, de l’inclusion/exclusion, du haut/bas, la description sommaire de l’intérieur se concentre sur le caractère étrange des lieux pourtant familiers, heimlich et unheimlich à la fois souligné par le contraste entre l’adjectif récurrent « étrange » directement opposé à « familier », ainsi que par les signifiants insistants de l’affect, (« apaisante », « choc », « sentiment », « manque », « besoin douloureux », « fièvre intense », « délirante terreur »). On relèvera aussi les motifs sous-jacents de l’absence, de la raideur/froideur de la mort rendus palpables dans le discours du récit par la fréquence des mots « vide », « silence », « froide », « boisson glacée », ou bien encore par « la fraîcheur silencieuse du vestibule pavé de marbre », « the marble-paved hall » qui renvoie par homophonie au motif du trou, « hole » (c’est moi qui souligne). De même, se glisse dans l’énoncé la présence appuyée de signes grammaticaux négatifs, qu’il s’agisse de préfixes ou de suffixes privatifs (« un » ou « less » en anglais comme dans « unwondering », « tireless », « unreal », « meaningless » et bien d’autres) offrant un lien analogique avec le négatif photographique. L’un des exemples les plus prégnants est sans doute « l’escalier privé de tapis », « carpetless stairs » : le motif amorce la mise à nu, le dévoilement de quelque chose (« carpetless »), qui, toujours sur le mode de la privation, fait à son tour surgir son homophone « stares », le regard fixe. En fait, ce motif apparaît très tôt dans la diégèse, et il s’inscrit dans une problématique plus large qui désigne le moment précis où s’abattent les masques, où le semblant se révèle comme semblant. À plusieurs reprises, il est bien question du décryptage des signes de toutes sortes, et dans le chapitre xvi, Ralph s’interroge sur ce qu’il en est de la véritable nature d’Ondine :
Méditant la chose, Ralph Marvell songea que pour lui, l’avertissement avait été donné plus de trois ans plus tôt, dans un bois de chênes-verts en Italie. Ce jour-là, sa vie débordait, s’était-il dit. Elle avait débordé, effectivement, il le voyait maintenant, débordé au point de vider la coupe, ou, tout du moins, de mettre à nu la lie sous le nectar. Il savait qu’il ne regarderait plus jamais la main de sa femme sans se souvenir de ce qu’il avait lu ce jour-là. Le langage de la surface était doux, certes, mais, sous les lignes roses, il avait discerné des signes plus sombres. (p. 162-163)
40En vérité, ce que Ralph a lu ce jour-là, ce qui lui a été dévoilé une première fois, c’est « qu’il avançait en compagnie d’un fantôme : le fantôme misérable de ses illusions » (p. 163). Ce discours en focalisation interne se poursuit sur la révélation qu’Ondine n’est qu’une structure vide, un semblant qu’il a lui-même habillé de chair : « Il avait simplement fait en sorte de le vivifier, de lui prêter une couleur, une substance, par la force de son immense besoin, comme un homme soufflerait un semblant de vie dans un cher corps noyé auquel il ne pourrait renoncer » (p. 163).
41Revenons à la scène du suicide qui en rappelle une autre, à valeur proleptique14 ; il est à nouveau question du motif obsessionnel de la vision. Celui-ci se renforce au fil des lignes, tandis que s’imposent également pour Ralph un « objet sonore », le volet, « shutter », et tout le paradigme qui se décline autour : le volet et ses métonymes que sont le store, mais aussi la paupière, la vitre, (« windowpane » qui, en anglais, rimerait si bien avec « pain », « la douleur ») – autant d’objets liés à l’ocelle oculaire et au procès visuel, ainsi qu’à une scansion pulsatile, auxquels on pourrait encore rajouter l’alternance lumière/obscurité assurée par le diaphragme de l’appareil photographique. Le texte, lui, semble mimer ce clignement par la répétition de « fermer les volets », « shut the shutters ». Le signifiant surdéterminé ici, « shutter », apparaît alors encadré par deux antonymes, « outer » et « open » (« the outer shutters open »), une association qui métaphorise le battement de l’œil, marquant le texte de la forme circulaire de la lettre « o », comme l’image touche la rétine dans l’acte du voir. Ce qui se produit dans l’ordre de la vision et du dire, se laisse aussi entendre dans l’impérieux « shutter » que l’on pourrait écrire « shut-her ! », injonction pathétique à faire taire l’Autre insistant, (« to shut it out »), et à faire disparaître un objet regard qui, tel l’œil de Méduse, poursuit et inquiète. C’est enfin nommée, dans un mi-dire, Ondine et son fantôme, présente sur le mode de l’absence et de l’horreur : « ce sentiment irrésistible de sa proximité physique qui l’avait jadis hanté et torturé si fort ». (p. 336). C’est sans doute aussi la trace d’une demande pressante pour que puisse se clore un acte du voir qui ouvre sur la jouissance mortifère d’une Chose vide15, béante (on se souvient de la prégnance des termes évoquant la vacuité), et dont le spectre serait ces fragments sonores et visuels appartenant autant à la scène diégétique qu’à l’univers du texte. Dans l’une comme dans l’autre, essaiment des objets métonymiques qui entrent dans des réseaux de significations tous rapportés à l’aquatique, à l’onde (« limpide », « s’égouttait », « vagues », « gouttelettes de transpiration »), en un mot, à Ondine, figure fictionnelle autant que fictive et fantasmatique.
42Dans le même temps, la dissémination de « volet » et de « fermer », « shut » et « shutter », qui vient sans cesse faire point de butée dans la conscience de Ralph et dans le discours du récit, se voit modulée par une grande vague pulsionnelle, le flot métonymique de la mémoire qui prend dans une même déferlante les images du passé, les doutes du présent, la montée irréversible de l’expérience hallucinatoire où l’imaginaire déborde le symbolique et ouvre sur le réel terrifiant de la Chose, das Ding dissimulée dans « thing » et ses composés, (« something », nothing », « anything », respectivement « quelque chose », « rien », « n’importe quoi ») quand l’hallucination auditive ajoute à l’hallucination visuelle : « Dans le silence de la maison vide, il lui sembla enfin entendre tout en bas une porte s’ouvrir et se refermer. » (p. 338) Au gré de fragments analeptiques, le discours de Ralph se fait de plus en plus incohérent, se défait sous les assauts de la pulsion de mort, revient sur ses pas et, par mimétisme, comme s’il désirait reproduire les battements d’un cœur, d’une paupière, le claquement d’un tiroir, d’une porte, d’un volet, le tissu textuel s’étire ou se contracte, se ponctue de pauses, de tirets, de points de suspension, de questions laissées sans réponses :
Il se dit qu’elle avait peut-être raison… qu’il aurait peut-être dû faire quelque chose… que sa mère était âgée, et ne voyait pas toujours ce qui se passait ; et pendant un moment, il retourna le problème avec une intensité fiévreuse. […] « Mais l’argent, où prendre l’argent ? » La question avait jailli d’un repli plus dense dans le brouillard de son cerveau. L’argent, comment allait-il le rendre ? […] « Mais je ne peux pas… Je ne peux pas… Il est perdu… et même s’il ne l’était pas… » (p. 337)
43Tout en se vidant de sens, le discours de Ralph se remplit de bruits, de sonorités qui se répondent, notamment par le biais de répétitions lexicales et phonématiques. Les ondulations du texte redoublent le mouvement de résistance à l’innommable, un peu comme s’il s’agissait d’éviter au passage l’effet hypnotique des signifiants réitérés et de laisser se déporter le vecteur linéaire du flux syntagmatique vers une ligne brisée par des incises, des blancs typographiques. Au fil de cette expérience terrifiante qui conduit Ralph au bord de la folie et où il croit entendre la voix d’Ondine, le flux du langage peu à peu se tarit, cherchant à dire sans pouvoir dire, vient achopper sur ce qui ne se résoud pas, revient toujours à la même place :
L’horloge sonna, et il se souvint qu’il avait dit qu’il descendrait à la salle à manger. « Sinon, elle va monter… » Il leva la tête et guetta le bruit des pas de la vieille femme : il lui semblait parfaitement intolérable que quiconque franchit à nouveau le seuil de sa chambre. (p. 337)
44Dans le discours de plus en plus chaotique de Ralph vient se loger la figure de l’objet maternel abritée dans l’équivoque du pronom « elle », (« elle lui avait menti » ; « peut-être avait-elle raison » ; « elle va certainement monter » ; « la voilà qui vient ») qui réunit trois figures du féminin : Ondine bien sûr, mais également la mère absente de Ralph et la vieille domestique. Celle-ci est en fait une autre figure prosaïque de mère : « la vieille femme de chambre », « the old parlourmaid » est ni plus ni moins la forme tronquée de « mermaid » (« la sirène » ; c’est moi qui souligne), un signifiant qui laisse revenir sur le mode de la trace et du deuil, Ondine, son savoir absolu, son charme létal, et la parole humaine par le biais de « parlour », (le « parloir ») ostensiblement attiré par « funeral parlour16 », la chambre mortuaire.
45Et puis, sur la crête des vagues du langage, il est un signifiant qui flotte, miroitant de l’éclat du fétiche : « want », le manque et le désir, associé ici, une fois de plus, à « money », l’argent, le petit objet détachable qui peut venir à se perdre. Comme attiré par le vertige d’une spirale, poursuivi par un objet manquant qui ne peut que se dérober sans cesse, Ralph, hallucine la présence de sa femme : « Il eut pendant un instant conscience de la voir dans ses moindres détails avec une netteté qu’il n’avait jamais connue auparavant. » (p. 338) Croyant échapper à la présence spectrale rapportée à une figure de La Mère, il cède à la force d’une pulsion, et répondant à l’appel de l’Autre, place le canon du revolver (l’anglais lui préfère « the muzzle », le « museau », la « gueule »), l’objet métonymique associé à une animalité dévorante qui fait retour :
Et puis tout s’évanouit sauf l’étroit rectangle d’un tiroir sous l’un des rayonnages.
Il s’en approcha, s’agenouilla et il y glissa la main. […]
Il se passa la main gauche sur le côté de la tête, tâta le creux du crâne derrière l’oreille. […] Puis il chercha de nouveau, d’un geste plus résolu, le point qu’il voulait, et il y appliqua le canon de son revolver. (p. 338)
46On pourrait rajouter : en cet endroit du crâne, en ce point précis où s’était posée la touche du réel, du manque, « the spot he wanted17 ».
3. Le Temps de l’innocence ou l’énigme de la sublimation
47 Le Temps de l’innocence repose, à sa façon, le conflit entre la raison sociale, l’alliance conjugale (« une traversée sur des mers inconnues ») et la passion amoureuse, hors mariage. Rien de plus « classique », en apparence, que la situation de Newland Archer le conformiste qui « serait toujours par nature un contemplatif et un dilettante » (p. 277), promis à May Welland et au « plus romanesque des romans » (p. 76), dans une Amérique fin de xixe siècle qui s’achemine, sans le savoir, vers les soubresauts de l’époque moderne. Rien de plus romanesque que cet amour contrarié, en apparences du moins, par les institutions. Le scénario n’est pas neuf qui met face à face la jeune fille de bonne famille, candide, « innocente », ici May Welland, pur produit de « ce système de mystification soigneusement élaboré » (p. 59) par la société, de ses codes matrimoniaux et autres18, et la femme mûre, la Comtesse Ellen Olenska, qui, Wharton le suggère, est détentrice d’un savoir sur l’Autre et sur l’amour humain.
48En fait, Le Temps de l’innocence ne se contente pas de revisiter le trio bien connu mari-épouse-maîtresse. Comme la référence à Faust (présente dès l’ouverture) et au pacte dia-bolique, (celui qui sépare), le laisse entendre, c’est un récit qui pose d’emblée le sacrifice de quelque chose pour un objet imaginaire. Plus subtilement, c’est l’histoire d’une renonciation à l’objet d’amour sur le mode de la tradition courtoise où l’« objet, nommément l’objet féminin, s’introduit par la porte très singulière de la privation, de l’inaccessibilité19 ».
49Sur le point d’épouser May, Archer retrouve Ellen Olenska à New York, et en tombe aussitôt amoureux. Sur fond de conflit entre raison et passion, suivent des rencontres épisodiques très chastes, des échanges épistolaires très sporadiques dont l’issue semble déjà programmée. Le motif de la séparation s’installe progressivement dans l’univers diégétique dupliquant en quelque sorte celle qui se joue et se rejoue sur la scène du Théâtre Wallack, où Archer assiste, bouleversé comme à chaque fois, à une représentation du Shaughraun, partagé entre une jouissance très particulière devant cette scène familière et une angoisse prémonitoire :
La salle était bondée au théâtre Wallack.
On jouait The Shaughraun. […] Un épisode, surtout, ravissait la salle : c’était celui où Harry Montague, après une scène douloureuse et presque muette, disait adieu à Ada Dyas. […] Lorque le jeune homme la quittait, elle restait, les bras appuyés sur la cheminée, la tête dans les mains. […] Harry quittait la pièce sans que la jeune femme eût fait un mouvement. Le rideau tombait sur cet adieu muet. C’était pour cette scène que Newland Archer aimait revoir The Shaughraun. Il trouvait admirable les adieux d’Harry Montague et d’Ada Dyas. (p. 118-119)
50En fait, le roman entier s’articule autour d’une dialectique entre demande et désir, posant graduellement le rapport du sujet à l’objet sur le mode de l’absence, de l’inaccompli ; le sentiment amoureux y inscrivant, dans la virtualité, le « tout possible » et sa défaillance. Le passage d’une économie à l’autre pourrait se résumer dans cet échange verbal : Archer souhaite fuir la société et ses codes en compagnie d’Ellen, en un endroit où ils seraient « simplement deux êtres qui s’aiment, qui sont tout l’un pour l’autre, pour lesquels le monde ne compte pas ». (p. 246) La désillusion viendra d’Ellen elle-même, elle qui sait qu’il n’y a pas de « beyond », pas d’au-delà des conventions sociales :
— Oh ! mon ami ! Où est-il, ce pays ? Y êtes-vous jamais allé ? […]
— J’en connais tant qui ont essayé de le trouver ; et, croyez-moi, ils sont tous descendus par erreur aux stations d’à côté […], et ils y retrouvaient toujours le même vieux monde qu’ils voulaient abandonner, seulement plus petit, plus mesquin, plus laid. […]
— Maintenant, dit-il, qu’allons-nous faire ?
— Nous ? Il n’y a pas de nous dans ce sens-là ! Nous ne sommes l’un près de l’autre qu’à condition de rester séparés. Alors seulement nous pouvons être nous-mêmes. Autrement, nous serons Newland Archer, le mari de la cousine d’Ellen Olenska, et Ellen Olenska, la cousine de la femme de Newland Archer, volant un bonheur qui ne leur appartient pas. (p. 247)
51Plus tôt dans le roman, Ellen a organisé la non-relation, la non-consommation, se constituant du même coup en un objet d’amour hors d’atteinte. Multipliant les occasions de son absence physique, de ses silences, elle finit par s’inscrire comme un vide dans la représentation, une image, plus présente pour Archer qu’Ellen elle-même. Le récit avance au gré des rencontres intermittentes, Archer finissant par oublier le visage d’Ellen devenue la Dame, la Domna vidée de toute substance réelle comme dans l’artifice de la construction courtoise20. La première partie du roman s’est achevée sur une scène de rupture où elle a congédié Archer, mettant un terme à leur « liaison » : « Je ne peux vous aimer que si je renonce à vous21… » (p. 165). Ellen s’est éloignée donc, portant en elle l’empreinte du manque, de l’absence, « enveloppée d’une douceur qui la rendait inaccessible » (p. 166), jusqu’à devenir une ombre pour Archer, « une image émouvante parmi les fantômes du passé » (p. 190), une figure fantomatique, fantasmatique admettra-t-il bien plus tard :
Il savait pourtant ce qui lui avait manqué : la fleur de la vie. Mais il y pensait maintenant comme à une chose hors d’atteinte. Lorsqu’il se souvenait de Mme Olenska, c’était d’une façon irréelle, avec sérénité, comme on penserait à une bien-aimée imaginaire découverte dans un livre ou un tableau. Elle était devenue l’image de tout ce dont il avait été privé. (p. 278)
52Ce n’est que longtemps après qu’Archer saura verbaliser les enjeux de ce mode amoureux. Entre-temps, il a épousé May, laissant du même coup éclater la vérité de son désir : se soumettre au code social pour garder Ellen. On en jugera par cette séquence, où Wharton, grande lectrice de Flaubert, retravaille avec ironie et cynisme la scène du fiacre d’Emma Bovary ; voici le début apte à éveiller quelques réminiscences de certaines pages du maître français :
Tout à coup elle se retourna, l’entoura de ses bras et mit un baiser sur ses lèvres. La voiture s’ébranla et s’emplit de lumière, en passant sous un réverbère. Ellen recula, et tous deux restèrent silencieux et immobiles pendant que le coupé se dégageait des abords de l’embarcadère. (p. 245)
53Mais la comparaison s’arrête là, et une certaine déflation s’impose :
Archer se mit à parler avec volubilité.
— Ne craignez rien. Vous n’avez pas besoin de vous renfoncer ainsi dans votre coin : un baiser volé n’est pas ce que je veux. […] Ce que je veux de vous, c’est tellement plus qu’une heure ou deux de temps en temps, avec des siècles d’attente et de soif dans l’intervalle ! Et si je puis rester ainsi tranquille à côté de vous, c’est que j’ai dans ma tête une autre vision, et aussi la confiance qu’elle se réalisera. (p. 246)
54L’énigme de la sublimation consiste bien dans « le mystère par lequel ils se trouvaient à la fois unis et si séparés » (p. 244), « in reach and out of reach » (AI, p. 256 ; [à portée de main et hors d’atteinte]), Ellen ayant établi les règles du jeu amoureux, à savoir une réponse muette à la sollicitation de l’Autre pour que le sujet (Archer) puisse continuer à désirer son objet d’amour22. En retour, s’est construit son fantasme : « Il lui avait érigé dans son cœur un sanctuaire qui bientôt était devenu le seul théâtre de sa vie réelle » (p. 227).
55C’est en gardant à l’esprit cette économie amoureuse, qu’on peut lire la très belle scène qui se déroule à Newport, tout entière bâtie autour d’un dispositif scopique. Archer et May sont en visite chez les Beaufort où a lieu la réunion annuelle du Club des Archers de Newport. Quittant un instant ses hôtes, Archer se dirige vers le rivage où il sait qu’il trouvera Ellen ; comme par mimétisme, le paysage semble porter lui aussi le poinçon du deuil, arborant une végétation où s’imposent les saules pleureurs. Au loin, Ellen prise dans l’étreinte du regard : « A la balustrade de la pagode, une jeune femme se trouvait accoudée », comme sortie d’un rêve, d’une « vision du passé, [d’] une hallucination. » Par le truchement de la focalisation interne, le regard du lecteur comme celui d’Archer se pose sur l’extrémité du ponton, ce lieu limite entre terre et mer ; dans la stase d’un regard23, passe un appel silencieux lancé à « la jeune femme au bout de la jetée » (p. 196). Dans la suspension d’un moment, l’acte du voir se prolonge, enveloppant plusieurs plans du « tableau » : le va-et-vient des voiliers, des embarcations de pêche, l’agitation des remorqueurs à l’arrière-plan, prenant au passage les images-souvenirs du Shaughrun qui viennent se superposer à la scène présente. La contemplation se prolonge, la vision s’accommode tandis qu’Archer se prend à « mesurer » métaphoriquement la distance qui le sépare d’Ellen à l’aune des mouvements d’une voile :
« Elle ne sait pas que je suis ici. Elle ne soupçonne pas ma présence. Si c’était elle qui venait ainsi derrière moi, est-ce que je ne le sentirais pas ? » se demanda-t-il ; et soudain il se dit : « Si elle ne se retourne pas avant que cette voile-là ait dépassé Lime Rock, je m’en irai. » (p. 196)
56La pulsion scopique fait ainsi le tour de son objet, comme si elle était « chargée d’aller quêter quelque chose qui répond dans l’Autre24 », la rate, revient vers le sujet. Archer regarde le bateau dépasser la « cible » (« le petit bateau sortait, glis-sant avec la marée. Il passa devant Lime Rock, se détacha en noir sur la maison du gardien, dépassa la tourelle du phare. »), puis la silhouette immobile (« la jeune femme, dans la pagode, ne bougeait toujours pas. ») ; enfin, la tension se relâche. Plus tard, Archer apprendra qu’Ellen avait deviné la force du regard posé sur elle :
— Pourquoi n’êtes-vous pas venu jusqu’à la plage me chercher, le jour où j’étais chez ma grand-mère ? demanda-t-elle.
— Parce que vous ne vous êtes pas retournée. Parce que vous n’aviez pas senti que j’étais là. Je m’étais juré de ne vous parler que si vous vous retourniez.
— Mais c’est exprès que je ne me suis pas retournée.
— Vous saviez que j’étais là ? — Je le savais. J’avais reconnu la voiture de May. Et je suis descendue sur la plage.
— Pour vous éloigner de moi le plus possible. (p. 207-208)
57Dans Le Temps de l’innocence, l’économie relationnelle est ainsi fondée sur le détour, et presque tout naturellement, l’économie du récit s’organise elle aussi autour de scènes qui laissent entrevoir des points de fuite, de non-rencontre ou de rencontre fugace dominées par les modalités scopique et vocale. Le dispositif narratif sollicite une topographie des seuils, du liminaire qui institue l’écran de l’impossible, du renoncement. Ellen s’inscrit le plus souvent dans le champ de vision d’Archer cadrée par une fenêtre, figure évanescente derrière le rideau/voile du fantasme, comme dans la scène décrite ci-dessus ou bien encore comme dans la scène finale qui se déroule trente ans plus tard, à Paris où Ellen s’est installée, et où Archer a suivi son fils. Dans la logique du récit, la scène en question se construit autour d’un chiasme, la situation offrant une image inversée d’autres séquences situées à New York, avant la Première Guerre Mondiale. May est morte plusieurs années plus tôt, Newland a réussi sa vie sociale sans avoir trouvé « la fleur de la vie ». Les deux hommes sont attendus chez Ellen, et tandis que le plus jeune monte à l’appartement, le père choisit de rester en bas à guetter une présence furtive derrière les rideaux, à jamais inaccessible, consistante pourtant parce que posée comme hors d’atteinte :
Archer s’assit sur le banc, et continua à regarder le balcon aux stores.
[…] — Je la retouve mieux que si j’étais là-haut à côté d’elle, se dit-il à haute voix. Et la crainte de sentir s’évanouir cette dernière illusion le tenait immobile sur le banc pendant que les minutes s’écoulaient.
Longtemps, il demeura ainsi dans l’envahissement du crépuscule, sans quitter des yeux le balcon. A la fin, une lumière perça les fenêtres. Un moment après, un domestique vint relever les stores et fermer les persiennes. Comme si c’était le signal qu’il attendait, Newland Archer se leva lentement et revint seul à son hôtel. (p. 287-288)
58Comme un œil qui se clôt, (la fenêtre, les persiennes, les stores en seraient les métonymes) se referme l’histoire d’un amour sublime, sublime parce qu’érigé dans la contrainte du symbolique, de ses règles, codes, rites qui préexistent au sujet25. Tel serait le message du Temps de l’innocence, relayé par l’intuition d’Ellen, ce savoir secret partagé par May qui savait elle aussi qu’il n’y a pas d’au-delà ! Vers la fin du roman, Dallas, le fils d’Archer lui confie :
— Ma mère m’a dit…
— Ta mère ?
Oui, la veille de sa mort. Quand elle a voulu me voir seul. Vous vous rappelez ? Elle m’a dit qu’elle était tranquille en nous quittant parce qu’une fois, quand elle vous en avait fait la demande, vous lui aviez sacrifié la chose à laquelle vous teniez le plus. (p. 283-284).
59Alors, s’interrogera-t-on, au-delà du paradoxe de l’amour et de l’institution dans lequel se forge ce lien social, où réside l’« enchantement » de l’amour ? Le roman de Wharton murmure en réponse qu’il serait dans ce que dans l’autre de la relation, le sujet vient chercher l’objet cause de son propre désir. En d’autres termes, l’amour serait tout entier dans cette requête à l’Autre qui doit rester muet, doublée d’une quête de l’objet spectral, semblable à « la collection Cesnola [qui] moisit dans une solitude inviolée » (p. 258), pareil ces reliques déposées dans les vitrines du Metropolitan Museum où Archer et Ellen déambulent, dépouilles du temps, dépouilles d’un objet total, sans valeur marchande, « flanquées de l’étiquette : ‘Usage inconnu’ ». Or, ce sont précisément ces objets de pure jouissance, ces agalmata cachés, que le sujet de l’amour vient chercher dans son partenaire26.
60Dans cette perspective, les deux scènes à l’Opéra où l’on donne le Faust de Gounod s’éclairent d’un jour nouveau. Le roman raconte par petites touches comment l’énigme de la sublimation fait trace, pour Archer, d’un désir pour Ellen qui se soutient non pas d’un tout mais d’un fragment fétichisé : un décolleté, une bottine, une paire de gants, un éventail, un port de tête, un battement de paupière. Dans la longue série des objets rapportés à Ellen, se trouve aussi sa voix27, la voix, l’objet traumatique en nous, en l’Autre, le « débris métonymique » que l’amour place derrière « un verre grossissant » comme ces petits restes, les « antiquités de Cesnola, […] les fragments rapportés d’Illium » prélevés sur le corps d’un Autre primordial, ici la Troie antique d’Hélène/Ellen. Newland a rencontré une figure de son manque, à l’Opéra, dans la voix de la prima donna, la Dame de cœur, « Elle » contenu dans « Ellen », la « première dame », celle à partir de qui « ça parle ».
61Dans chacune des deux séquences se mirant l’une dans l’autre, le rideau se lève sur la scène du jardin, laissant place au solo de Marguerite, une invocation aux Mères28 dans le texte de Goethe, qui se réverbère dans la salle. Lors de la première représentation (p. 22-23), le regard d’Archer se pose sur Ellen Olenska, spectrale dans la semi-obscurité, énigmatique. Lors de la seconde (p. 264-265), la loge est vide, mais la voix de la diva et la jouissance esthétique qu’elle fait naître semblent suppléer à l’absence sans pour autant la recouvrir tout à fait. Le livret est le même, bien sûr, « M’ama, non m’ama » (« il m’aime, il ne m’aime pas »), laissant entendre dans la vacillation du dire, non seulement l’amour et son envers, mais le vocable « m’ama » qui abrite, dans la langue du bel canto (l’art de la voix), le signifiant « Mama » qui désigne l’objet maternel.
62C’est peut-être sur ce mode que fonctionne, dans Le Temps de l’innocence, l’énigme de la sublimation amoureuse glissant ostensiblement vers la sublimation esthétique : dans l’impasse d’un affect qui révèle la voix comme speculum, « miroir jeté par Orphée sur le gouffre de l’absence pour que s’y imprime l’ombre d’Eurydice29 ».
Notes de bas de page
1 Jacques Lacan, Le Séminaire IV. La relation d’objet, op. cit., p. 153.
2 L’événement imprévu est ce qui vous prend au dépourvu. Avant, vous êtes pourvu : vous avez des plans, vous obéissez à des lois, vous êtes protégé par des règlements, vous êtes un bien pourvu. Et puis, l’événement imprévu fait de vous un dépourvu, il vous dépouille de vos plans, de vos prévisions, de ce qui en fait vous encombre, et il vous met à nu. C’est ce qui arrive quand les semblants vacillent », J. A. Miller, « Les us du laps », texte non publié. La « Fortune » qui régit les rencontres masculin/féminin apparaît dans le discours du récit sous la forme répétitive du signifiant « luck » (« chance ») phonétiquement proche de « lack » (« manque ») et sémantiquement de « fate » (« destin »).
3 On notera que dans le texte original, il s’agit bien de « speculation » et non de « réflexion ».
4 Serge André, Que veut une femme ?, op. cit., p. 120.
5 Woman is for men, as for women, barred, crossed, just as the “Big Other” is also barred : Woman is radically unattainable. […] Woman is essentially a man’s fantasy. This mythical woman, a muse or an ideal is by itself asexual. And the identification with this ideal presents an attempt to escape the split, the lack that pertains to the sexual difference », Renata Salecl. Gaze and Voice as Love Objects, op. cit., p. 197. Un indice textuel en serait la difficulté de représenter Ondine. Plusieurs signifiants essaient de la désigner : « image », « photographie », « effigie » ; tous réfèrent à l’iconographie, à la représentation picturale.
6 On songe à cette formule de Maurice Blanchot : « Ecrire, c’est se faire l’écho de ce qui ne peut cesser de parler », L’Espace littéraire, Gallimard, 1999, p. 21.
7 Voir pp. 245-246 ; la scène du suicide se trouve p. 335-338.
8 Roland Barthes, « La Chambre claire », Œuvres complètes, op. cit., p. 1237.
9 La Photo est comme un théâtre primitif, comme un Tableau Vivant, la figuration de la face immobile et fardée sous laquelle nous voyons les morts », Roland Barthes, ibidem, p. 1129.
10 Ibid., p. 1169.
11 L’étrangement inquiétant serait quelque chose qui aurait dû rester dans l’ombre et qui en est sorti », Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, 1985, p. 246.
12 Jacques Lacan, Le Séminaire XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 107.
13 Voir p. 236-237. Ralph, malade, hallucine la présence terrifiante d’Ondine, et le discours se remplit des signifiants évoquant l’élément aquatique, ainsi que des termes liés à la figure d’un animal dévorateur, une « bouche d’ombre », métaphore de la béance anatomique du féminin : « Mais jamais son corps n’avait été plus vivant. Des élancements douloureux le déchiquetaient, des mains enfonçaient en lui des ongles coupants comme des dents. Elles l’entouraient de courroies, le ligotaient, lui attachaient des poids, essayaient de l’entraîner au fond ; mais il flottait, flottait, dansait sur les folles vagues de la douleur, une lumière hérissée se déversait sur lui d’un ciel hostile. », p. 236. Le motif de la main se retrouve plus loin dans celui des aiguilles de la montre, de l’horloge. Parallèlement, on relèvera le motif de l’animalité présent dans les signifiants « vivisection », « grogna », « museau », « gueule » ; on songe au rapport entre l’humain et l’animal et au plateau deleuzien élaboré autour du « devenir-animal » ; voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Minuits/Critique, 1980, p. 284-380.
14 Voir p. 160 : dans cette scène figurent tous les éléments de celle-ci : les escaliers et les regards, le hall, la nurse, l’horloge, la mère absente : « Quand il entra dans la maison, le vestibule était encore obscur, et le petit salon encombré de meubles était vide La femme de chambre lui dit que Mme Marvell n’était pas encore rentrée, et il monta à la nursery. […] Huit heures sonnèrent… ».
15 La fascination est fondamentalement liée à la présence neutre, impersonnelle, le On indéterminé, l’immense Quelqu’un sans figure. Elle est la relation que le regard entretient, relation elle-même neutre et impersonnelle, avec la profondeur sans regard et sans contours, l’absence qu’on voit parce qu’aveuglante », Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, op. cit., p. 31.
16 Le conte d’Andersen qui constitue l’un des nombreux hypotextes du roman de Wharton, raconte comment la sorcière exigea d’Ondine désireuse d’accoster au rivage des humains, le sacrifice de sa parole et ordonna qu’on lui coupât la langue.
17 Cette scène dramatique en duplique une autre qui voit s’affronter Ralph et Ondine : « Elle était allée en avant, tandis qu’il s’attardait en bas pour fermer les portes et éteindre les lumières, et il pensait qu’elle serait déjà dans sa chambre lorsqu’il atteignit le palier ; mais elle attendait là, debout au même endroit que lui quelques heures plus tôt. Elle avait brillé de tout son éclat au dîner, cet éclat mouvant que provoquait toujours chez elle l’admiration collective ; et elle en conservait le reflet dans l’obscurité de l’escalier, ses blanches épaules émergeant de sa cape scintillante. », p. 163-164 ; c’est moi qui souligne. On notera les mises en écho, les glissements de signifiants, l’obsession de la modalité du brillant, autant que les jeux sur la paronomase où, dans le texte original, « cloak » et « clock », « lock » et « shock » (respectivement « cape », « horloge », « fermer », « choc ») se répondent, comme « the revolving brillancy » (« cet éclat mouvant ») évoque le revolver, « dropped », le thème de l’eau, et « spot », l’endroit où Ralph loge la balle.
18 Sur le semblant institutionnel qu’est le mariage, voir p. 37, 119, 160, 270.
19 Jacques Lacan, Le Séminaire VII. L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 178. L’onomastique fournit un indice supplémentaire en faisant se contraster deux patronymes : celui de Newland Archer, confronté aux mutations du Nouveau Monde, « New-land », « a small and slippery pyramid », et celui d’Ellen Olenska, de retour du Vieux Continent, patrie d’Hélène de Troie une référence inscrite en filigrane dans le roman.
20 C’est une façon tout à fait raffinée de suppléer à l’absence de rapport sexuel, en feignant que c’est nous qui y mettons obstacle. […] L’amour courtois, c’est pour l’homme, dont la dame était entièrement, au sens le plus servile, la sujette, la seule façon de se tirer avec élégance du non-rapport sexuel », Jacques Lacan, Le Séminaire XX. Encore, op. cit., p. 65.
21 Citons cette très belle réplique : « I can’t love you unless I give you up », AI, p. 141.
22 The enchantment of love is how the subject deals, on the one hand, with his or her own lack, and, on the other hand, with the lack in the loved one. […] As such, love does not call for an answer. […] The fact that loves does not expect an answer can be understood as bearing witness to its imaginary, narcissistic character ; any possible answer from the beloved would undermine this relationship, it would disturb the mirroring of the subject’s ego in the beloved object », Renata Salecl, « ‘I Can’t Love You Unless I Give You Up’ », Gaze and Voice as Love Objects, op. cit., p. 191-192.
23 L’homophonie entre « peer » (« scruter ») et « pier » (la « jetée ») n’apparaît malheureusement pas dans la langue française.
24 Jacques Lacan, Le Séminaire XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 178. On retiendra la métaphore du tir à l’arc sous-tendue par le patronyme d’Archer qui renvoie au trajet de la pulsion et à sa cible (l’objet du désir) qui a pour vocation d’être toujours manquée.
25 The true sublime love can only emerge against the background of an external, contractual, symbolic exchange mediated by the institution », Renata Salecl, « ‘I Can’t Love You Unless I Give You Up’ », Gaze and Voice as Love Objects, op. cit., p. 193.
26 Ce qu’on désire en la femme, ce n’est pas l’image-habit dont elle est revêtue, pour s’identifier à elle et se voir en elle. Au-delà de l’amour, d’essence narcissique, il y a le désir causé par l’agalma caché : au-delà de l’image-habit, il y a ce reste que Lacan appelle l’objet a et qui fait tenir l’image », Philippe Julien, Pour Lire Jacques Lacan, Seuil, 1990, p. 123.
27 Les références au « grain » de la voix d’Ellen se trouvent p. 45, 50, 96, 100, 257.
28 Sur ce point précis, consulter Penelope Vita-Finzi, Edith Wharton and the Art of Fiction, op. cit., p. 57.
29 C. Lucken cité par Anne Ullmo, Edith Wharton, la conscience entravée, Belin, 2001. L’auteur consacre un chapitre de son étude à ce qu’elle appelle « Les muses de la création », dont « les ‘mères’ faustiennes ou les schèmes de l’entendement », p. 111-116.
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