L’objet insolite
p. 49-60
Texte intégral
1Au regard de ce qui précède, on conviendra donc que ce n’est pas le moindre des paradoxes de la fiction whartonienne que d’inscrire un trop-plein de signes et l’impalpabilité du sens dans une même dialectique. Dans la diégèse, c’est à travers la multiplication et l’emboîtement d’espaces sociaux et culturels révélateurs (au sens photographique du terme) de messages contradictoires ou complémentaires que se dessine une société investie par les objets et qui aime à se contempler dans ses miroirs éphémères. Sans surprise, il y est question de simulacres, de reflets, du chatoiement du mobilier, des étoffes, des chevelures, des colifichets, des décorations, bref de tout ce lustre (« gloss1 ») qui canalise le processus visuel sur le mode de la métonymie sans jamais pouvoir mettre un cran d’arrêt à la pulsion scopique.
2En quelque sorte, c’est, comme si, dans la quête d’un certain objet de désir perdu figuré par l’objet brillant, par l’ornement, le regard cherchait obstinément d’autres objets « bouche-trou », « attrape-regard », qui lui serviraient de substituts. L’hypothèse avancée est que l’« objet insolite » se situe précisément au cœur d’une dialectique entre l’autre de la relation imaginaire et l’Autre, soit dans une inscription de jouissance du sujet dans le réel, un « chiffrage » de cette jouissance. Où l’on retrouve donc l’objet cause du désir du sujet divisé par le signifiant sous la figure de l’agalma, insigne du pouvoir et de sa perte, et dont la brillance fugitive porte en elle « la trace d’une auréole mythique2 ».
1. L’agalma ou la modalité du brillant
3C’est presque devenu banalité que de dire que tout l’univers fictionnel de Wharton est hanté par le motif récurrent de l’ornement, de l’ornementation, qu’il s’agisse des intérieurs surchargés dont il déjà été fait mention dans les chapitres précédents, ou de la parure féminine qui sera évoquée dans les pages qui suivent. Pour autant, ce qui caractérise l’Amérique de Wharton, c’est peut-être moins l’effet accumulatif de ces objets empiriques de la consommation moderne que la modalité du brillant qui s’y dépose, et dont il convient de relever la portée métaphorique. Dans le cas des nouveaux riches, le lustre (« gloss ») équivaut ainsi à la copie, à l’imitation, ou au vrai qui a l’air faux. L’art de la décoration, l’art d’embellir, se présente alors le plus souvent comme un artifice chargé de cacher, sous les traits de la séduction trompeuse, le manque que le sujet investit de son désir. Certes, il y est constamment question de la dorure, la touche de suprême magnificence que le baroque a instaurée et qui domine dans cet art de la décoration prisé par le Nouveau New York. Dans cette « culture » du clinquant, la dorure cache trop souvent la vacuité d’un groupe social, tout en mobilisant constamment le regard, ne lui offrant aucun espace vide où se poser3. C’est elle qui signe au passage la superficialité d’une société attirée par ce qui brille, fût-il simple reflet, vernis, ersatz du métal précieux, ce que suggère le glissement récurrent de « gold » (« en or ») à « gilded » ou à « gilt » (« doré ») qui ponctue les pauses descriptives.
4L’idée d’éclat est présente également à travers tout un paradigme qui se déploie dans le discours de la fiction à travers la prolifération et la réitération des signifiants « éblouir », « étinceler », « luire », « clignoter », « brillant », « lancer des éclairs » et bien d’autres qui viennent conforter et moduler la présence sporadique mais régulière de « gloss » et de « glossy » qui caractérisent le lustre, le chatoyant. Cette tonalité particulière affecte, par métonymie, les lieux privés, les lieux d’échange et de représentation, les êtres et les choses, qu’il s’agisse du « monde aurifère, éblouissant, des Van Degen, des Driscoll et de leurs pairs » (BM, p. 24), du bal chez les Driscoll « aussi brillant qu’elle [Ondine] l’avait espéré » (BM, p. 167), ou, plus largement, de ces soirées mondaines où les regards vont « de femme brillante en femme brillante ». (BM, p. 52)
5Cette modalité s’accroche ainsi indifféremment à tous les événements sociaux, aux bijoux, bien sûr, et au vêtement de la femme :
[Ondine] avait brillé de tout son éclat au dîner, cet éclat mouvant que provoquait toujours chez elle l’admiration collective ; et elle en conservait le reflet dans l’obscurité de l’escalier, ses blanches épaules émergeant de sa cape scintillante. (BM, p. 163-164)
6En fait, elle qualifie toutes les pièces du vêtement féminin, rapprochant la vêture, la chose qui couvre, recouvre, et l’opération spéculative liée à l’argentmonnaie : « investir », c’est étymologiquement, « revêtir », « entourer ». Dans l’univers des romans, tout ou presque brille de l’éclat du fétiche puisque tel est le terme qui s’impose dès lors qu’on évoque l’objet évanescent qui participe du déni de castration, et qui n’est rien d’autre qu’un phallus symbolique, signifiant du manque, toujours menacé de perte.
7Qu’en est-il alors réellement de ce « gloss » qui rime étrangement avec « loss4 » (la perte), de cette brillance énigmatique des objets de désir ? Il se situerait peutêtre dans la relation du sujet à l’objet à travers la notion même d’ornement, à l’origine l’agalma, le bijou, l’objet précieux dont certaines cultures antiques faisaient offrande aux dieux. Non réductible à ce qui se voit, l’agalma est fait aussi de ce qu’il contient, de ce qui est caché, donc, de ce qui est à trouver. A ce titre, le métal précieux et son reflet, l’or et tout ce qu’il touche, arborent déjà à eux seuls l’éclat du trésor antique, de l’ornement d’or, « une espèce de piège à dieux, quelque chose autour de quoi l’on peut, en somme, attraper l’attention divine5 ». En tant qu’il réfère en premier lieu à l’éclat de l’argent-monnaie et à son processus signifiant, l’agalma est bien ce autour de quoi il se passe quelque chose ; le chapitre consacré au discours du maître du capital et à ses objets de jouissance a tenté d’en rendre compte. Si tant est qu’à l’horizon de l’agalma se dessine traditionnellement une pratique du sacrifice, on pourrait dire que dans le moment historique qui a vu l’émergence de l’économie mercantile moderne, il pointe l’offrande faite au dieu Mammon qui exige toujours plus de la société des hommes. Dans le même temps, de la dimension du sacré, l’Occident s’est éloigné, lui préférant l’objet marchand, icône païenne.
8Dans une double dimension privée et collective, ce que Jacques Lacan épingle sous « [le] sens brillant, [le] sens galant », et dont la fonction est liée à une économie du désir, joue aussi un rôle dans la relation amoureuse. C’est au nouage des trois registres de l’inconscient, réel, imaginaire, symbolique, que se situeraient l’amour et son semblant, et dont l’enjeu serait, comme dans le cas d’Alcibiade à l’égard de Socrate, la quête de l’un venant chercher dans l’autre ses agalmata cachés.
2. Le « bel ornement » : la position féminine comme semblant
9Dans les récits de Wharton, l’argent se présente comme le support du discours phallique et sans restes du monde du capital qui consiste à convertir l’argent-signe, le papier-monnaie, les dollars de Wall Street, en objets qui s’achètent et se vendent sur la Cinquième Avenue et ailleurs avant de venir orner les demeures bourgeoises comme le corps féminin :
Chaque terme de Wall Street avait son équivalent dans la langue de la Cinquième Avenue, et lorsqu’il parlait de construire des chemins de fer, elle construisait des palais, et se figurait les vies multiples qu’il y mènerait. (BM, p. 382)
10Dans cette structure sociale où l’on est tour à tour consommateur ou consommé, l’argent qui n’a pas de contenu propre6, constitue un objet hautement sexualisé. Il est le support d’un investissement libidinal, ainsi que la représentation d’un manque à satisfaire à tout prix.
11Dans ce système d’échanges socialisés où la notion de gender se superpose à la répartition du pouvoir économique, ce sont les hommes qui sont chargés de rapporter les biens de toutes natures aux femmes-consommatrices, « le butin » comme le prétend M. Spragg, le père d’Ondine (BM, p. 38), autrement dit, ces trophées arrachés au labeur de l’autre social et exhibés dans les vitrines des boutiques, donc livrés au regard, le canal du désir. L’ironie veut que ce soit précisément la beauté, l’élément fondamental du paradigme esthétique, qui fasse de la femme un objet échangeable à travers la pratique institutionnalisée de la consommation que représente le mariage, « un contrat commercial », « une affaire » – et qui reste, pour Ralph Marvell, une véritable énigme :
Se marier… mais avec qui, au nom de la lumière et de la liberté ? Les filles de sa race se vendaient aux Envahisseurs ; les filles des Envahisseurs achetaient leurs époux comme leurs loges d’opéra. Toutes ces transactions auraient dû se passer à la Bourse. (BM, p. 61)
12Tout vient le rappeler, y compris le pictural aliéné à l’idéologie :
Le petit salon de Clare était vide. […] Là, sous son effigie par Popple, elle était assise, petite et solitaire, sur un sofa monumental, derrière une table à thé chargée d’or ; tandis que sur le mur opposé, du haut de son cadre, Van Degen, grâce au pinceau d’un artiste « puissant », jetait sur elle le regard satisfait du propriétaire. (BM, p. 323)
13La femme devient alors une denrée comme une autre assurant le lien social entre les hommes dans une économie de marché où « argent, automobiles et vêtements sont simplement le prix qu’on la paie pour se tenir hors du chemin de l’homme ». (BM, p. 153) Précisément, la marchandisation du corps féminin (« un produit hautement spécialisé », « une denrée précieuse »), passe principalement par le vêtement, signifié déchiffrable d’un encodage culturel qui fait miroiter le corps désirable, et l’atomise en fragments métonymiques (une épaule, un décolleté, la peau…), voilant et dévoilant l’image du manque et piègeant le regard érotique des « admirateurs-voyeurs » sur la femme-appât. Le vêtement, c’est également une manière d’inscrire le féminin, exclu de la logique phallique du signifiant, dans l’ordre de la représentation ; c’est, pour reprendre la formule de Roland Barthes :
le moment où le sensible devient signifiant, c’est-à-dire que le vêtement est ce par quoi le corps humain devient signifiant et donc porteur de signes, ou même de ses propres signes7.
14La jouissance phallique de l’œil dévorateur des hommes s’origine bel et bien dans la parure, cet attribut qu’affectionnent les femmes, une seconde peau :
Une femme est invitée autant pour sa toilette que pour elle-même. La toilette est le fond du tableau, le cadre, si vous voulez : elle ne détermine pas le succès, mais elle y contribue. Qui voudrait d’une femme pas élégante ? On attend de nous que nous soyons jolies et bien habillées jusqu’à la fin… et si nous ne pouvons y parvenir toute seule, il nous faut monter une association à deux. (CHM, p. 35)
15Car la modalité du brillant ne touche pas que les lieux et les objets : elle se pose également sur le sujet féminin, sur ses attributs vestimentaires, ses colifichets, et avant tout, sur sa beauté – l’agalma suprême, un masque certes, « l’ultime voile qui révèle la présence de l’Autre8 ». Pour le dire autrement, cette société-là installe le féminin dans l’espace de l’ornementation, comme pour aménager une place à cette altérité dérangeante qui est en fait son symptôme.
16L’univers fictif de Wharton raconte comment le destin du féminin mesuré à l’aune de la beauté9 est d’être la source énergétique de la transaction commerciale ; de rassurer l’homme sur sa capacité à afficher son pouvoir, sa fortune, sa lignée ; de lui permettre d’offrir aux autres et de s’offrir à lui-même la garantie spectaculaire et spécularisée d’une maîtrise fantasmatique de l’autre social et sexuel. Le corps de la femme n’y est finalement rien de plus qu’un moyen de paiement parmi d’autres ; un fétiche culturel au même titre que la marchandise dans le symptôme capitaliste pensé en termes de coût, de rendement, de bénéfice :
Peiner pour la femme fait partie de la vieille tradition américaine ; des quantités de gens donnent leur vie pour un dogme auquel ils ont cessé de croire. De plus, dans ce pays, la passion de gagner de l’argent n’a pas laissé le temps d’apprendre à le dépenser, et l’Américain abandonne sa fortune à sa femme parce qu’il ne sait qu’en faire d’autre. (BM, p. 152)
17Aussi vient-il tout naturellement s’inscrire dans le « déjà-là » de la culture en étant le lieu d’une performance, un texte marqué par l’inscription symbolique qui édicte d’être épouse, mère, maîtresse, modèle, mondaine…, une construction sociale, en somme, « une forme futile » (CHM, p. 28). C’est dire l’instrumentalité du corps de la femme. Ses gestes, mouvements, regards, bijoux, coiffures, loisirs, sont les éléments discrets d’un code de prescriptions qui en font un corps-signe intégré à un processus de sémiotisation ; un corps stylisé, répertorié, appelé à signifier dans un discours normatif qui façonne, fabrique ses images – telle est bien l’origine du mot « fashionable » (« à la mode »). Pour le sujet féminin, il n’est qu’un seul impératif : faire valoir le corps par le détour du réinvestissement narcissique. Somme toute, la femme consomme et se consomme puisque sa relation à elle-même est objectivée et alimentée par les signes qui constituent le modèle féminin. Elle est le faire-valoir de l’homme dans cette économie du voir et du paraître, chargée de renvoyer à l’autre masculin, le pourvoyeur de la consommation, l’image d’un objet idéal qui lui servirait de miroir et de bouchon au manque.
18Juste quelques exemples parmi d’autres, tirés des Beaux mariages, illustrant la tyrannie de la mode. La plume acérée de Wharton décrit Mabel Lipscomb comme une femme « monumentale, aux formes généreuses, alors que la mode était aux flexibles, aux diaphanes ». (BM, p. 53). Elle relève qu’elle est « stridente, explicite, alors qu’ils étaient réservés, allusifs » (Ibidem), et qu’Ondine, bien au contraire, se soucie à l’excès de ses lignes :
Elle se contemplait donc avec satisfaction, admirait l’éclat de ses cheveux, son sourire aux dents étincelantes, les ombres pures qui jouaient sur sa gorge et ses épaules lorsqu’elle passait d’une attitude à une autre. Un seul détail l’inquiétait : les courbes de son cou, de la naissance des hanches étaient légèrement trop pleines. Elle était assez grande pour supporter un peu de rondeur, mais la mode était à la minceur excessive, et elle tremblait à la pensée qu’elle pourrait quelque jour dévier de la ligne droite. (p. 23)
19Ce corps-là en excès de représentation, « on display », est censé rendre la consommation visible, lisible, ce qu’il fait, tout en désignant les failles du semblant, celles d’un ordre anxieux d’inscrire l’hétérogène dans des processus de signification collective.
20Lily Bart et Ondine Spragg savent toutes deux à merveille exploiter cette idéologie de la femme-objet, « La coutume du pays », pour reprendre à la lettre le titre du roman The Custom of the Country publié en 1913, et dont le lecteur trouve une définition parlante : « la position enviée de la jolie femme dont le monde doit tenir compte » (BM, p. 165). Or, « faire la femme », soit pour Ondine « jouer à la dame »(BM, p. 23), ou pour Lily, mettre en œuvre
son incomparable souplesse mondaine, sa longue habitude de s’adapter à autrui sans permettre que sa propre ligne en fût altérée, son habile maniement de tous les instruments polis de son métier (CHM, p. 270),
21c’est céder au jeu de la séduction, « la mascarade phallique à laquelle l’invite la loi du signifiant10 ». Il s’agit donc d’accepter d’être un simple objet, de se faire l’objet du désir de l’homme, et dans le même temps, de calmer l’angoisse de son incomplétude. A cet effet, Ondine, telle les Sirènes fatales à Ulysse, module voix et regard. Elle prend des poses : « Assise tout en avant, Ondine se courbait un peu vers lui, ainsi qu’elle avait vu faire aux autres femmes » (BM, p. 54) ; « Ondine levait nonchalamment un bras pour décrocher sa cape. Sa pose mettait en valeur la sveltesse de sa silhouette et la courbe fraîche de la gorge sous sa tête penchée en arrière. » (Ibidem, p. 55). Son manège séducteur passe également par des gestes, des mimiques ; elle est « toute grâce et sourires » (p. 41), se plaît à étudier ses attitudes avec raffinement :
Consciente du charme intime de sa mise en scène, et de la fraîcheur retrouvée qui mettait sa personne en harmonie avec le décor, Ondine était plus sûre que jamais de son pouvoir de maintenir son ami dans l’état souhaité d’adoration soumise. (p. 169)
22Ce faisant, le sujet féminin se condamne à la prison des identifications imaginaires, son unique entrée dans le symbolique étant celui de la position d’objet de convoitise dictée par les lois du marché, de l’échange, elles-mêmes régulées par Wall Street.
23Lily Bart, elle, cède effectivement à la tentation d’être un « bel objet11 », scellant son destin dramatique qui est de se forger en œuvre d’art « chez les heureux du monde », dans une société irresponsable à la recherche du plaisir, une « société frivole [qui] ne pouvait acquérir une signification dramatique qu’à travers ce que détruisait sa frivolité ». (CP, p. 156) Faute d’un signifiant pour inscrire sa beauté (« l’actif suprême », p. 57) en d’autres termes que ceux imposés par cette organisation sociale fondée sur l’argent et le mariage, Lily se conforme à une image fabriquée par le système et l’idéologie marchands qui lui commandent d’être « une beauté américaine », « la seule propriété dont il [Gryce] s’enorgueillît suffisamment pour faire des dépenses en son honneur » (p. 74). Elle se plie donc aux exigences d’une société « qui ne lui demandait que de l’amuser et de la charmer, sans s’informer trop curieusement de la manière dont elle avait acquis ces dons-là ». (p. 259) Elle ne vit bientôt plus que dans les regards et les discours des autres, ceux de Gus Trenor, de Lawrence Selden, et même de Simon Rosedale, épousant la logique du spéculateur et lui empruntant son lexique pour évaluer ce qu’elle « vaut » à ses yeux, ce que valent ses propres concessions. Comme Ondine, Lily n’a d’autre fonction que d’être un élément de décoration, toujours prête à succomber au narcissisme, soucieuse de l’effet qu’elle produit sur les autres.
Pour Lily, toujours excitée par l’idée de montrer sa beauté en public, et certaine, ce soir-là, d’une toilette qui la rehaussait encore singulièrement, le regard de Trenor, si insistant qu’il fût, se perdait dans le courant général de ceux que l’admiration de la salle faisait converger vers elle. (CHM, p. 144)
24En fait, l’hyper-féminité affichée par Lily et Ondine n’est qu’un leurre, un autre semblant, et elle pose, à travers cette représentation fictionnelle, la question problématique de la féminité à laquelle Serge André donne ici un élément de réponse :
[…] la féminité ne peut s’atteindre ou se désigner que par le biais d’un semblant. Être femme, c’est, qu’on le veuille ou non, faire semblant d’être femme. Ce rapport au semblant n’est pas ce que l’on croit trop facilement, une coquetterie ou un mensonge. Il est d’abord affaire de structure puisque c’est le langage qui situe la femme au-dehors de ce qui peut se dire12.
25Lily s’installe progressivement dans la passivité, victime de la civilisation qui l’a produite et forcée d’admettre « qu’elle avait été élevée pour être purement décorative » (p. 335) ; qu’elle « avait été façonnée pour être un ornement délicieux » (p. 339).
26À l’inverse, dans Les Beaux mariages, ce qui fascine Ondine, c’est l’idée de « faire l’homme », d’avoir la maîtrise de l’échange que confèrent l’argent et le logos. À plusieurs reprises, le lecteur est pris à témoin du fantasme de cette position de contrôle : « En luttant pour affirmer son autorité, elle avait puisé la conviction de son bon droit dans son pouvoir de se faire obéir » (p. 375). En plusieurs circonstances, (notamment aux côtés de Ralph), elle se surprend à éprouver la capacité de « garder de ses échecs un souvenir passionné de les effacer, de les ‘rattraper’, qui comptait toujours parmi les motifs obscurs de sa conduite » (p. 76). Plus tard, elle s’enivre du plaisir de s’afficher au bras de son mari
dont la présence à ses côtés était indiscutablement décorative. […] Elle s’amusait de l’avoir pour escorte, et se rendre avec lui à des dîners ou des bals, l’attendre sur des paliers croulants de fleurs ou traverser auprès de lui des halls de théâtres illuminés répondait à son plus profond idéal d’intimité conjugale (p. 361).
27Ce qu’Ondine convoite, c’est un certain signifiant phallique, opérateur de désir et insigne du pouvoir que détiennent notamment le père Mr Spragg, Van Degen, « le maître de la science mondaine » (p. 142), et Moffatt, dont elle envie « le triomphe évident » (p. 381). Il semblerait que ce soit précisément ce qui affleure dans son discours chaque fois que s’impose la structure causative « faire faire quelque chose à quelqu’un ». Celle-ci fonctionne comme métaphore grammaticale d’une posture de contrôle du désir de l’autre. Pour être complet, on pourrait dire qu’elle supporte également les tromperies de l’imaginaire érigées comme rempart à la castration. En voici quelques exemples tous tirés des Beaux mariages :
Elle veut que les Marvell la croient toute fraîche sortie du jardin d’enfants (p. 100).
Il s’agissait simplement de se faire désirer assez fort par Van Degen, et de ne pas être obligée d’abandonner la partie avant qu’il tînt à elle autant qu’elle le voulait. (p. 209)
Elle veut simplement que vous lui rachetiez ses droits sur lui. (p. 319)
28Ondine projette son fantasme sur cette position subjective assurée par l’argent et son discours érotiquement surinvesti, sans accepter de voir que dans ce fonctionnement symbolique l’argent n’est qu’un tenant-lieu d’une privation fondamentale, structurale impossible à combler ; un signifiant lui aussi menacé, susceptible de défaillir ou de manquer. L’argent se présente, en effet, comme un signifiant pris dans une dialectique de la perte et du gain, inscrivant le sujet, non pas dans une chaîne stable et fixe, mais dans une série de déplacements sans fin, puisque, précisément, il circule et commande un réajustement constant entre celui qui en a, et celui qui n’en n’a pas ou plus.
29Alors Ondine construit ses propres fictions comme écran à la vérité de la perte, prise au dépourvue chaque fois que surgit l’évidence du réel sous la forme répétitive, à la fois prosaïque et métaphorique de la dette, le prix qu’elle se refuse à payer pour être sujet du symbolique, comme ici dans cet exemple concernant l’expérience du quotidien : « depuis son remariage, un an s’était écoulé, elle continuait à regretter de n’avoir pu avoir ce qu’elle voulait sans payer ce prix-là » (p. 348). De toute évidence, l’enjeu de son ascension n’est pas seulement d’ordre social : si l’on met en résonance tous les sèmes rattachés au motif de la coupure (métaphorisé par les contrats de dupes, les alliances subverties, autant que par les coupures de presse de Mme Heeny, les allusions à Marie-Antoinette la reine décapitée, les ruptures géographiques, temporelles, affectives souvent véhiculées par la lettre), il apparaît vite qu’y figurent en bonne place le motif de l’argent, l’exercice du langage et la question de la différence sexuelle. À la recherche de l’objet primordial qui toujours manque et fait trou dans la structure du sujet parlant, (le « petit nuage noir » irréductible posé sur les choses) – soit le réel qui insiste, ne se résorbe pas dans le semblant, fait symptôme –, Ondine s’engage dans la métonymie sans fin de la consommation, un geste compulsif dont la visée ultime est la satisfaction à tout prix du principe de plaisir. Elle trouve une consolation dans le vertige de la pulsion d’achat qui mobilise une dialectique du plein et du vide tout en entretenant son mirage d’une complétude narcissique13, un scénario identique à celui qui conduit Lily Bart au désastre :
De ce voyage tumultueux des Gormer à travers leur continent natal elle revint avec une vue modifiée de la situation. L’habitude reprise du luxe – de l’absence de soucis et de la présence des aises matérielles – tout cela émoussa graduellement son estime de ces biens-là, et ne la laissa que plus consciente du vide qu’ils ne pouvaient remplir. (CHM, p. 270)
30À ce titre, on peut avancer que l’œuvre romanesque de Wharton se présente comme une fiction sur les fictions que fabrique le maître capitaliste quand il laisse croire que les produits du travail de l’autre social offrent la garantie du bonheur humain. En thématisant et dramatisant cet esclavage moderne qui fait passer de l’ordre du besoin à celui du « toujours-plus » (étymologiquement, « luxe » veut dire « excès »), ces trois romans montrent comment, dans la « culture » de la consommation, la marchandise est investie par le désir, et acquise, non pas pour sa valeur intrinsèque ou sa valeur d’usage, mais pour sa fonction de leurre, pour ce qu’elle laisse entrevoir d’une réparation imaginaire d’un manque-à-être.
31En fait, la relation spéculaire qu’entretient Ondine avec sa propre image reflétée dans le regard des autres n’est rien d’autre qu’une régression à un état antérieur au « stade du miroir ». Elle prend la forme d’une gestuelle muette, de « pantomimes secrètes » :
Enfant, Ondine n’avait trouvé que peu d’intérêt aux distractions de ses compagnes de jeux. […] Le plus grand plaisir d’Ondine était déjà de se parer de la jupe du dimanche de sa mère et de « jouer à la dame » devant l’armoire à glace. Ce goût avait survécu à l’enfance, et elle continuait à se livrer aux mêmes pantomimes secrètes ; elle entrait à petits pas, disposait ses jupes, jouait de l’éventail, écartait les lèvres sur des paroles et des rires muets. (p. 22-23)
32Sur un même plan s’inscrivent également son refus du scénario amoureux qui met à l’épreuve du manque (« Ce n’était pas l’amour qu’elle recherchait, mais l’admiration. » p. 164) ; son dégoût devant la maternité qui dit le « partage des femmes14 » ; son plaisir à chercher dans le romanesque bon marché les leurres des identifications imaginaires. En fait, tout ce qui peuple le « théâtre privé » d’Ondine la vide de substance et la condamne à n’être plus qu’une fiction à décrypter, une absence, un semblant, un corps sans âme. Déjà, dans l’atelier de Popple, son corps gracile était apparu comme une enveloppe vide dépourvue de substance ne se soutenant que de l’artifice :
Elle portait, pour poser, un tissu impalpable et brillant, auprès duquel les longues courbes de sa gorge prenaient un blanc de neige dans la lumière crue de l’atelier ; et ses cheveux, d’un or roux sans ombres, étincelaient de diamants à l’éclat dur. (p. 140)
33Cet indice proleptique est à mettre au crédit de l’art de conteuse dont fait preuve Edith Wharton : la manière dont les fils de l’intrigue sont noués et présentés dans Les Beaux mariages apporte très vite au lecteur la confirmation de la véritable nature d’Ondine Spragg. Dans son sillage, se défait tout lien social ou familial : aussi, il s’avère sans équivoque aucune qu’elle est bien plus qu’un Elmer Moffatt manqué ou une anti-héroïne : elle est l’emblème véritable de cette nouvelle Amérique décriée par Edith Wharton.
Notes de bas de page
1 Où l’on retrouve, une fois de plus, derrière ce signifiant qui désigne l’attrait exercé par toute surface ou tout matériau brillant susceptibles de capter et de séduire le regard, avec, en plus, l’idée que le reflet cache, dissimule, embellit la réalité, la masque.
2 Christiane Lacôte, L’apport freudien, Larousse 1998, p. 19. Voir aussi Jacques Lacan, Le Séminaire VIII. Le transfert, Seuil, 1991, p. 163-195.
3 Reprenant à son compte la pensée de Merleau-Ponty élaborée dans Le Visible et l’invisible, Jacques Lacan parle de la « schize du regard » par laquelle « quelque chose glisse, passe, se transmet », Le Séminaire XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, p. 70.
4 Mes remerciements vont à Béatrice Bijon pour cette suggestion et bien d’autres qui ont fait avancer ma réflexion.
5 Jacques Lacan, Le Séminaire VIII. Le transfert, op. cit., p. 171.
6 On retrouve la même idée de « vide sémantique » de l’argent exprimé en ces termes dans Chez les heureux du monde : « L’argent, cela représente une foule de choses… pas seulement des diamants et des automobiles », p. 96.
7 Roland Barthes, « Encore le corps », Œuvres complètes, Seuil, 1995, p. 913.
8 Eugénie Lemoine-Luccioni, Partage de femmes, Seuil, 1976, p. 179-180.
9 Serge André, Que veut une femme ?, Seuil, 1995, p. 137.
10 Consulter l’article de Judith Fetterley intitulé « ‘The Temptation to be a Beautiful Object’ : Double Standard and Double Bind in The House of Mirth », The House of Mirth, Studies in American Fiction, 1977, p. 199-211. L’auteur analyse les paradoxes et la logique mortifère de l’itinéraire social de Lily Bart fondés sur « Lily’s perception, however unconscious, that the force of history is against the survival of the ‘ lady’because the temptation to be a beautiful object is a culturally induced death trip », p. 208. Rappelons que les deux titres provisoires de Chez les heureux du monde étaient « A Moment’s Ornament » et « The Year of the Rose ».
11 Voir aussi p. 71 : « En attendant, il [Mr. Gryce] jetait des regards d’agonie dans la direction de miss Bart ; mais celle-ci n’y répondait qu’en s’abandonnant de plus en plus à une attitude de gracieuse absorption. », ou encore p. 166 : « Elle lut aussi dans ses yeux, à lui, la délicieuse confirmation de son triomphe, et, un instant, il lui sembla qu’elle ne se souciait d’être belle que pour lui seul. ».
12 Serge André, Que veut une femme ?, op. cit., p. 279.
13 Analysant la valeur de fétiche de l’objet de consommation, Henry Krips note que l’objet serait en fait un semblant d’objet : « Lacan argues that a certain lack of ontological consistency is essential to an object’s role as object a. Like the mother’s breast, the object must be haunted by a specter, a phantasmagoric reminder of the original lack from which the concrete object a distracts the subject, and for which it functions as a tangible monument.[…] In this respect, then, the object a bears a structural similarity to to the ‘commodity’ : it is not only a concrete object but also a ghostly value, a false essence carried by the concrete object and constituted through the process of exchange. In sum, from a tropological perspective, the object a is not merely a metaphor, that is, a substitute for a specific other object. Rather it is catachresis, a substitute for an object constituted retrospectively through the act of substitution », Henry Krips, Fetish. An Erotics of Culture, Cornell UP, 1999, p. 21.
14 Eugénie Lemoine-Luccioni, Partage des femmes, op. cit., p. 31-101.
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