Fonctionnement de la métatextualité : procédés métatextuels et processus cognitifs
p. 25-38
Texte intégral
Procédés textuels et processus cognitifs
1Le terme de métatextualité a été utilisé pour définir le rapport critique que le texte entretient avec lui-même. C'est pourquoi ce genre a souvent été appelé par la critique anglo-saxonne « self-conscious fiction. » C'est au moyen de procédés textuels que s'opère ce phénomène de bouclage. Toutefois, on ne peut nier le rôle du lecteur. Les théoriciens de la réception fournissent des concepts qui permettent de rendre compte de l'implication du lecteur en matière de métatextualité. Pour Wolfgang Iser, l'univers de la fiction se met en place par la coopération du pôle artistique (niveau du lecteur implicite) et du pôle esthétique (acte de lecture)1. Les travaux de Michel Picard2 (sur la manière dont un lecteur donné vit sa lecture d'un texte fictif) et de Vincent Jouve3 permettent de mieux comprendre le rôle joué par le lecteur dans l'élaboration de l'illusion référentielle au moment de la lecture. Ainsi V. Jouve, s'appuyant sur les travaux de M. Picard, voit dans chaque lecteur, trois instances : le lectant (qui s'investit de manière intellectuelle) se subdivise en lectant jouant (qui se passionne pour les jeux narratifs) et lectant interprétant (celui qui s'intéresse au sens global).
- le lisant (partie du lecteur piégé par l'illusion romanesque)
- le lu (le rapport pulsionnel à l'œuvre).
2Si ces trois éléments sont tous présents dans chaque lecteur, ils le sont à des degrés divers ; on parle de dominantes. Compte tenu de ces éclairages, on voit que la métatextualité fait appel au lectant par le jeu intellectuel qu'elle introduit. La métatextualité peut donc se concevoir comme un phénomène de lecture au cours duquel des procédés textuels poussent le lecteur vers une perception critique de l'univers fictif selon certains processus cognitifs. Le travail de décodage se réalise de manières diverses selon le degré de transparence métatextuelle.
Métatextualité explicite et implicite
3Le pertinence métatextuelle est plus ou moins évidente. Avec Linda Hutcheon on peut distinguer métatextualité explicite et métatextualité implicite.4 Ces concepts permettent de progresser dans le débat qui oppose ceux qui considèrent qu'il n'y a de métatextualité qu'explicite et ceux pour qui toute fiction est implicitement de nature métatextuelle. En effet ne peut-on pas envisager des procédés textuels explicites, aisément analysables, et des procédés implicites qui appellent un travail de lecture supplémentaire ? N'existe-t-il pas des degrés de transparence entre des stratégies évidentes et d'autres plus obscures ?
4L'autre distinction de Linda Hutcheon entre les procédés métatextuels linguistiques et des procédés se situant au niveau des structures narratives5 permet de mettre en relief deux fonctionnements différents, l'un qui tient de l'emploi de termes appartenant au discours critique (de nature linguistique et conceptuelle, donc très explicite), l'autre qui regrouperait des procédés somme toute très variés liés à la narrativité (dont certains sont implicites) mais fonctionnant de manières diverses. Ne faut-il pas aller plus loin pour tenter une typologie plus précise qui prenne en compte les notions d'explicite et d'implicite, les différents procédés textuels et les processus mentaux à l'œuvre dans la compréhension ou le décodage métatextuel ?
Essai de typologie
5La typologie suivante présente un ordre de procédés allant grosso modo du plus explicite au moins explicite en définissant le type de fonctionnement métatextuel.
Dénotation par le concept
6L'emploi de termes appartenant au discours critique est un procédé métatextuel de type explicite qui repose sur la dénotation par le concept. Le processus mental impliqué peut s'identifier comme établissant un lien de référence clair entre le discours critique et son objet, le champ d'exploration de la métatextualité. La dénotation par le concept se trouvera dans trois sites textuels différents mais fonctionnera de la même manière :
- Il peut s'agir d'un commentaire (texte source) situé en dehors du texte qui constitue son objet (texte cible), par exemple un article de critique littéraire.
- Le texte lui-même peut contenir un appareil critique correspondant au paratexte, c'est-à-dire aux marges du texte, faisant partie de l'œuvre mais n'appartenant pas au récit lui-même : titre ou sous-titre explicitement métatextuel, préface, note, etc.
- Les deux types précédents correspondent à ce que Gérard Genette appelle le « métatexte » proprement dit. Mais le récit lui-même peut comporter un commentaire explicite sur l'acte d'écriture au sens large (sa production, sa nature, sa réception, etc). Le lieu métatextuel diffère des deux précédents, mais le procédé et le fonctionnement cognitif qui lui est lié correspondent à la même dénotation par le concept. Par exemple, dans Tristram Shandy, le narrateur fait part de son opinion au moyen de commentaires directs sur la lecture :
I know there are readers in the world, as well as many good people in it, who are no readers at all,- who find themselves ill at ease, unless they are let into the whole secret from first to last, of everything which concerns you.
It is in pure compliance with this humour of theirs, and from a backwardness in my nature to disappoint any one soul living, that I have been so very particular already.6
7Walter Scott ouvre son roman Waverley par un chapitre entier de considérations sur le choix du titre, prenant en compte les intentions de l'auteur, les conventions et la réception des lecteurs : « The title of this work has not been chosen without the grave and solid deliberation which matters of importance demand from the prudent (...) »7 Le commentaire conceptuel débouche souvent sur la référence au récit comme exemple, selon la logique hyperonymique.
La logique hyperonymique
8I s'agit d'un processus cognitif qui consiste en un rapprochement entre un élément et une catégorie qui le contient, et qui se situe donc sémantiquement à un degré supérieur de généralisation. Le procédé est celui de l'exemplarité, le récit ou une partie du récit illustrant une ou plusieurs caractéristiques d'un ensemble (un genre, une esthétique, etc.). Le lecteur repère alors dans le récit des traits pertinents par rapport à cet ensemble et en rejette d'autres comme ne l'étant pas. « An Account of Some Strange Disturbances in Aungier Street » de Joseph Sheridan Le Fanu débute par un paragraphe conceptuel sur le genre de l'histoire d'horreur, les précautions rhétoriques de l'auteur et les conditions de réception de l'histoire pour introduire un récit qui sera l'illustration de cet horizon d'attente. A la fin du récit, le narrateur-auteur conclut en forme de bilan par rapport à un pacte de lecture : « I have now told you my own and Tom's adventures together with some valuable colateral particulars ; and having acquitted myself of my engagement, I wish you a very good night and pleasant dreams. »8 Plus complexe est le processus suivant, fondé sur l'analogie.
9Ce qui est vrai de l'exemple l'est aussi, différemment, du contre-exemple. La nouvelle « Miss Pulkinhorn » de William Golding débute ainsi : « This isn't a ghost story. I wish it were. What I personally believe doesn't come into this story. (...) » On voit que la logique hyperonymique est aussi à l'oeuvre, mais cette fois sur le mode de l'exclusion, la nouvelle de Golding ne se situant pas comme un élément de la classe des histoires de fantômes.
Analogie : proportion, ressemblance, transgression
10L'analogie peut être considérée comme un procédé textuellement identifiable (on pourrait reprendre le terme aristotélicien d'analogie formelle du type a est à b ce que c'est à d) qui établit un rapport entre des choses dissemblables, donc une certaine ressemblance, un rapport (proportion) entre des éléments appartenant à chaque domaine et une transgression de la différence par le rap-prochement9. C'est aussi un processus cognitif10 (correspondant peu ou prou au concept aristotélicien d'analogie substantielle) qui opère dans les procédés tels que la métaphore, la comparaison ou l'intertextualité. L'analogie est un mode de pensée dont Edgar Morin a montré la richesse11 et qu'un Michel Serres utilise brillamment dans le domaine littéraire12.
11La métaphore filée métatextuelle rapproche le domaine de la production littéraire d'une image que le texte développe selon un scénario auquel s'attache une pertinence par rapport au domaine littéraire. Au chapitre cinq de Waverley, premier roman historique de la littérature britannique, Walter Scott utilise une métaphore filée pour introduire le nouveau genre romanesque13 :
I do not invite my fair readers, whose sex and impatience give them the greatest right to complain of those circumstances, into a flying chariot drawn by hippogriffs, or moved by enchantment. Mine is an English post-chaise, drawn upon four wheels, and keeping his Majesty's highway. Such as dislike the vehicle may leave it at the next halt, and wait for the conveyance of Prince Hussein's tapestry, or Malek the Weaver's flying sentry-box. Those who are contented to remain with me will be occasionally exposed to the dullness inseparable from heavy roads, steep hills, sloughs, and other terresrial retardations ; but, with tolerable horses and a civil driver (as the advertisements Katherine Mansfield commente ses trouvailles have it), I engage to get as soon as possible into a more picturesque and romantic country, if my passengers incline to have some patience with me during my first stages.14
12La métaphore du chariot volant tiré par des hippogriffes constitue le discours source dont la cible15 (ou référence) est le roman, son écriture et sa lecture. La compréhension de la pertinence métatextuelle se fonde sur le rapport analogique sous-jacent. Le lecteur identifie donc des correspondances de structures entre les domaines en déterminant les traits pertinents et les distinguant de ceux qui ne le sont pas. Dans ce cas précis, la métaphore métatextuelle est marquée par la négation (« I do not invite... »). On pourrait objecter qu'il n'y a donc pas d'établissement de lien entre le domaine source et le domaine cible. L'intérêt de la métaphore qui joue le rôle d'anti-modèle analogique réside justement en ce que les traits rejetés comme non pertinents le sont de manière explicite, ce qui permet d'identifier plus aisément quelle est la structure pertinente du rapport analogique.
Structure du domaine source : | Structure du domaine cible : |
Conducteur | narrateur-auteur (I) |
Véhicule | roman |
Energie motrice | principes (genre,…) |
Passagers | lectrices (my fair readers whose sex.) |
Environnement | atmosphère, confort et plaisir de lecture |
13Cette structure sous-jacente constitue le modèle supra-logique (de type hyperonymique) qui permet de relier le domaine source au domaine cible selon une logique du tableau. La transgression inhérente à l'analogie apparaît bien évidemment dans la différence des champs lexicaux du voyage et du roman. La ressemblance se lit dans les correspondances terme à terme ainsi que dans les rôles joués par les différents éléments dans chaque domaine (par exemple, le narrateur-auteur contrôle l'écriture du roman comme le conducteur contrôle son véhicule). Enfin la proportion établit des rapports isomorphiques ou quasimorphiques entre les termes d'un même domaine : ainsi le conducteur est au véhicule ce que l'auteur est au roman ; ou encore l'énergie motrice est au véhicule ce que les principes d'écriture sont au roman.
14Cette métaphore métatextuelle est donc un anti-modèle esthétique dans le sens où certains traits sont compris comme non pertinents par rapports au roman, mais elle est un modèle structurel dans le sens où sa structure fondamentale est pertinente par rapport au roman, à son écriture et à sa lecture.
15Le modèle structurel se charge de traits pertinents quant à l'esthétique du roman pour constituer un véritable modèle esthétique. Ceci se réalise tout d'abord par un jeu de parallélisme selon la même logique du tableau de correspondances. Le parallèle est présent dans la thématisation de « mine » qui réfère par anaphore au mot « chariot » et appelle la comparaison. Les ressemblances lexicales et les quasi-morphismes syntaxiques renforcent le parallèle.
Anti-modèle esthétique : | Modèle structurel : | Modèle esthétique : |
A flying chariot | véhicule | an humble English post-chaise |
drawn by hippogriffs | énergie motrice | drawn upon four wheels |
or moved by enchantment | and keeping his Majesty's highway |
16La métaphore filée décline en fin de compte les éléments d'un modèle esthétique métatextuel. Ceci se réalise par la combinaison de quatre processus cognitifs. Premièrement, selon la logique métonymique, la chaîne signifiante aligne sur l'axe syntagmatique des sémantismes appartenant au champ lexical du voyage en chaise de poste : prochain arrêt, difficultés dues à la topographie, chevaux, cocher, annonces, passagers. Cela fait appel chez le lecteur à une logique d'inférence. Deuxièmement, ces sémantismes s'organisent selon un modèle structurel ou schème plus général : véhicule, déplacement, organisation, conditions, énergie motrice, conducteur. Un troisième processus cognitif, lié celui-là à l'aspect métaphorique, est la compréhension de la correspondance avec les signifiés métaphoriques : prochain arrêt = prochain chapitre, difficultés dues à la topographie = explications qui retardent l'action, chevaux = principe du récit, cocher = narrateur-auteur, passagères = lectrices. Le dernier processus cognitif est lié à la référence. Il s'agit de la situation phénoménologique présente de lecture : la métaphore s'applique ici et maintenant, à ce roman et à moi-même, lecteur réel.
17La compréhension fonctionne comme un décodage en regard d'une pertinence par rapport au roman qui ne perd pas de vue l'anti-modèle esthétique. Le roman ne s'appuiera donc pas sur les ressources du mythologique (les hippogriffes) ou du merveilleux oriental (le tapis volant du Prince Hussein dans « L'Histoire du Prince Ahmed et de la fée Pari Banou » des Arabian Nights' Entertainments ou la guérite volante du conte persan « L'Histoire de Malek et de la princesse Schirine ») et tout ce qu'ils supposent de facilité, de fascination et de rapidité. On aura compris que l'esthétique du roman sera de type réaliste, s'appuiera non seulement sur le vraisemblable mais aussi parfois sur des situations sans fantaisie, que le rythme en sera lent par moments, l'action étant entrecoupée de passages didactiques sans doute ennuyeux au moins durant les premiers chapitres, mais que cela ne durera pas. Cette métaphore filée métatextuelle modélise ainsi l'ensemble du roman, son organisation et sa lecture. Dans la métaphore filée métatextuelle, l'analogie s'élabore sur le mode du continu, mais la présence de l'analogie se trouvera aussi de manière plus ponctuelle ou discontinue.
18Le texte littéraire peut présenter en effet des analogies entre des éléments du récit et des aspects de l'acte de communication littéraire :
19– Un personnage ou un narrateur peut être considéré comme figure de l'écrivain et provoquer une réflexion sur l'écriture, sa production, son esthétique ou le statut de l'écrivain. Le premier narrateur de The Moonstone, de Wilkie Collins, l'intendant Betteredge, raconte ses difficultés à rédiger le récit de son témoignage. Ce commentaire métatextuel renvoie à l'écriture du roman et aux sentiments de l'écrivain face à la page blanche.16 Le narrateur-écrivain de « Je ne parle pas français » de Katherine Mansfield commente ses trouvailles d'un air satisfait :
That's rather nice, don't you think, that bit about the Virgin ? It comes from the pen so gently ; it has such a 'dying fall'. I thought so at the time and decide to make a note of it. One never knows when a little tag like that may come in useful to round off a paragraph. So, taking care to move as little as possible because the ‘spell’was still unbroken (you know that ?), I reached over to the next table for a writing-pad.17
20Le personnage en question rappelle Francis Carco, écrivain esthète avec qui Katherine Mansfield avait vécu quelque temps, mais plus généralement, provoque une réflexion sur la question de l'inspiration et du travail de l'écriture.
21– Un personnage ou un narrataire sont parfois employés comme figures de lecteur ou enjeux de lecture. La nouvelle « The Passenger » de Nabokov met en scène deux personnages, l'écrivain et le critique. Ce dernier fait figure du lecteur et appelle une réflexion sur l'interprétation du texte. Un rôle similaire est joué par le père de la narratrice-écrivain de la nouvelle « A Conversation with My Father » de Grace Paley. Les attentes de production réaliste, les appréciations à l'emporte-pièce, les remarques naïves du père mettent en place une véritable allégorie de l'interprétation et du rapport entre un écrivain et ses lecteurs, entre production et réception. Que le narrataire soit un personnage, comme les amis de Marlow qui, sur le Nellie, écoutent le récit de Marlow (« Heart of Darkness » de Joseph Conrad) ou qu'il soit une instance non identifiée à laquelle s'adresse un narrateur en utilisant la deuxième personne (l'instance à laquelle s'adresse l'écrivain de Je ne parle pas français), le narrataire renvoie, directement ou indirectement, à la réception du texte littéraire.
22– Une structure (par exemple une enquête policière) ou une action (un jeu, une rencontre, etc.) servent de figures de l'écriture ou de la lecture. The Moonstone, premier roman policier britannique, est aussi un roman éminemment métatextuel parce qu'il invite, par la structure de l'investigation et le recours à de multiples témoignages écrits rassemblés par Franklin Blake, à considérer le texte littéraire comme un ensemble sémiotique contenant des informations cachées, à décoder, à interpréter. Comme l'enquête, la lecture reposera sur des indices et des leurres (le nom sur la chemise de nuit de Blake, la lettre de Rosanna Spearman, etc.). En mentionnant l'expression favorite d'Alice introduisant les jeux d'imagination (« Let's pretend. »), Lewis Carroll donne aux jeux de Through the Looking-glass18, et au passage de l'autre côté du miroir, une dimension métatextuelle selon laquelle la lecture sera présentée comme ludique.
23– Une image ou un objet (encre, livre, miroir) peuvent symboliser l'écriture, la lecture l'esthétique, ou un autre aspect de la communication littéraire. L'encre dans laquelle le patron replonge la mouche d'un coup de plume19 ou celle où les Indiens lisent la présence de la pierre de lune20, la nappe qu'Emily rapproche du treillage formé par les alignements d'alexandrins de Racine21, les miroirs des nouvelles d'Angela Carter22, constituent autant de formes métatextuelles iconiques de la création littéraire et de ce qu'elle représente ou implique. La lecture décrypte ainsi le récit comme une allégorie de la communication littéraire.
24– L'analogie est aussi à l'œuvre par l'intertextualité puisqu'une comparaison est instaurée, suggérée ou implicite entre le texte lu et ceux auxquels il réfère ou fait allusion, ses hypotextes. Si la poésie de Racine nourrit le devoir d'Emily, elle représente aussi pour l'auteur de « Racine and the Tablecloth » un modèle de discours esthétique sur la passion. L'analogie n'est pas toujours à comprendre comme la reprise d'un modèle imité par l'hypertexte. L'hypotexte sert parfois d'anti-modèle ou de repère complexe et donne lieu à un pastiche, une parodie, des commentaires, etc.. Gérard Genette en a fait une étude très détaillée dans Palimpsestes et l'on pourrait reprendre avec profit notamment sa rosace des pratiques hypertextuelles23 qui définit des modes de relations entre hypertextes et hypotextes (satirique, polémique, sérieux, humoristique, ludique et ironique). Ces modes de relations hypertextuelles sont finalement aussi bien des modes métatextuels en ce qu'ils caractérisent un positionnement des textes (dans le rapport analogique entre hypertexte et hypotextes) et une attitude esthétique. Il va de soi que le recours à un autre texte provoque chez le lecteur une interrogation sur la nature du texte lu, une perception de son artifice, de sa littérarité. Lorsque Beveredge, l'un des narrateurs de The Moonstone, fait référence à Robinson Crusoë qu'il prend pour modèle, il appelle son lecteur à la comparaison mais, par le truchement de la distance humoristique, Wilkie Collins invite son lecteur à une réflexion plus générale sur la création littéraire. Le travestissement burlesque, le pastiche, la parodie, le jeu oulipique, la continuation, la transposition sont autant de formes orientées vers la production d'effets métatextuels. Il faudrait élargir l'intertextualité à l'intersémioticité car les textes font aussi allusion à des peintures, des sculptures, des styles d'architecture, des affiches, etc., déclenchant une réflexion d'ensemble sur l'esthétique ou la culture. L'emploi de clichés, cher aux auteurs postmodernes tels qu'Angela Carter, peut aussi amener une prise de conscience de l'artifice littéraire ou même représenter un travail de démythologisation dans lequel les hypotextes sont perçus de manière critique.
Distanciation par l'extrapolation
25L'emploi de plusieurs niveaux narratifs crée une mise en abyme24 qui met en parallèle les instances narratives (aux niveaux extradiégétique, (intra) diégétique et éventuellement métadiégétique ou hypodiégétique25) L'existence de plusieurs niveaux narratifs met en évidence les narrations comme productions subjectives, ce qui engendre une distanciation du lecteur par rapport à ces constructions et met en relief leur nature ou leur spécificité. Par extrapolation, l'ultime instance de production qu'est celle de l'auteur est aussi perçue en regard des autres instances et la nature du texte littéraire examinée relativement aux récits produits.
26Une telle mise en abyme se remarque par exemple dans The Canterbury Tales de Chaucer, avec le prologue et l'épilogue qui encadrent les récits des pèlerins. Mais Lord Jim de Joseph Conrad, avec son récit qui inclut celui de Marlow, qui lui-même comprend notamment les témoignages de Jim, met particulièrement en valeur la question de la subjectivité du récit et de la production du sens, thèmes épistémologiques chers aux modernistes. Les écrivains postmodernes joueront encore davantage sur la multiplicité des niveaux narratifs et les métalepses, ces changements transgressifs de niveau26 (que, d'ailleurs, un Sterne ou un Diderot n'ignoraient pas, loin de là), maintenant ainsi dans la conscience du lecteur le caractère d'artifice du texte littéraire et son inscription dans la culture et ses conventions. En imbriquant un spectacle de marionnettes au cœur du récit dans « The Loves of Lady Purple » et en jouant sur la transgression des niveaux du personnage de Lady Purple, femme devenue marionnette et transformée de nouveau en femme, Angela Carter attire l'attention sur la charge idéologique de l'art pénétré de culture patriarcale.
Distanciation par le questionnement
27Les procédés qui affaiblissent ou neutralisent l'illusion référentielle, qui surprennent par rapport aux habitudes de lecture axée sur la diégèse, son intrigue, ses personnages perçus comme mimétiques du réel concourent à un questionnement critique vis-à-vis du texte. On peut identifier deux types principaux de procédés : la mise en relief du signifiant et la déstabilisation des catégories conventionnelles.
28La mise en relief du signifiant au détriment de l'illusion référentielle est sans doute le procédé métatextuel qui fait penser que toute poésie est par nature métatextuelle. En effet, en poésie – même s'il existe en ce domaine des degrés de métatextualité – la forme reste particulièrement présente à l'esprit, ce qui fait que le lecteur conserve une conscience critique du texte appréhendé comme produit esthétique. Mais certains récits de fiction provoquent un questionnement métatextuel par une forte manifestation de l'acte de narration ou des intrusions ostentatoires du narrateur telles que dans Tristram Shandy ou Jacques le fataliste, de telle sorte que le lecteur a davantage conscience de l'artifice du discours et de l'écriture que de l'intrigue. Cet effet est aussi renforcé par un jeu discursif entre narrateur et narrataire si bien que c'est l'échange verbal qui prime au point de devenir parfois l'objet de l'écriture. Il s'agit alors de relater l'aventure de l'écriture plutôt que l'écriture de l'aventure. Toute mise en relief du caractère illusoire de la fiction par la narration provoque la distance critique. Le style lui-même peut y contribuer. Ainsi l'emploi d'un style recherché ou inattendu, le baroque ou le kitsch par exemple, le recours à des figures de styles qui défient la compréhension ou étonnent (notamment le paradoxe, l'oxymore ou le jeu de mots) peuvent être considérés comme des procédés métatextuels. Le signifiant est parfois mis en relief par la typographie ou des jeux de présentation. Le poème « Fury and the Mouse » en forme de queue dans Alice's Adventures in Wonderland et l'écriture en miroir de « Jabberwocky » de Through the Looking-glass en sont des exemples.
29La déstabilisation des catégories conventionnelles de la fiction contribue aussi au bouclage métatextuel. Lorsque les conventions de la mimésis, de l'organisation temporelle et de la représentation de l'espace, de la logique de l'intrigue, de la cohérence des personnages, pour n'en citer que quelques-unes, sont mises à mal, le lecteur perçoit le texte comme fabrication de manière aiguë. La déstabilisation des conventions s'opère au moyen de techniques de rupture. Ainsi la fragmentation, qu'elle provienne de l'emploi de points de vue différents (USA de Dos Passos, ou « Revelations » de Matthew Whyman) ou de jeux de focalisations reflétant des perspectives parfois contradictoires ou encore de visions parcellaires demandant une recomposition chronologique ou autre (« Flight » de Glyn Brown), invite à la distance critique. La parodie des conventions littéraires, les digressions ostentatoires, les incohérences évidentes, les métalepses, la déréalisation, l'emploi de genres multiples, une narration peu fiable figurent parmi les procédés utilisés tout aussi bien par un Laurence Sterne que par les écrivains postmodernes. Ces techniques de rupture mettent en crise les codes traditionnels et provoquent un questionnement et une réflexion sur les conventions esthétiques et ce en quoi le texte littéraire qui utilise ces procédés s'en départit. A la distanciation par rapport au conventionnel, il faut ajouter la distanciation par rapport au vraisemblable, qui peut avoir un effet métatextuel.
Distanciation par l'excès
30L'excès implique une pensée de la norme et, dans le cas du texte littéraire, la question de la norme est liée à celle du dicible et des conventions du vraisemblable. Deux grandes traditions littéraires interrogent le vraisemblable au moyen de l'excès : le « nonsense » et le carnavalesque.
31Le « nonsense » de Lewis Carroll ou d'Edward Lear ne fait pas seulement réfléchir à la logique (fonction métalogique) ou au langage (fonction métalinguistique). Il est aussi métatextuel en ce qu'il provoque une réflexion sur le vraisemblable littéraire et l'imaginaire. L'aventure souterraine d'Alice à la suite du lapin, la traversée du miroir et la chasse au Snark comme « The Story of the Four Little Children Who Went Round the World » sont autant de voyages exploratoires au pays des rêves d'Esthésie.
32Le carnavalesque (par son emploi du grotesque, du paroxystique ou du masque, par exemple27) invite aussi à se questionner sur les normes du vraisemblable littéraire et leurs implications idéologiques dans le cadre de la culture dominante. Le carnavalesque représente une force subversive dont la parodie est l'un des moyens. Rabelais, Cervantès, Joyce, Angela Carter, provoquent, chacun à sa manière, une réflexion critique qui s'applique non seulement au social et au politique (au sens large) mais aussi au domaine idéologique et artistique.
33Ces procédés métatextuels, qu'il s'est agi de regrouper au sein de cette tentative de typologie selon leurs processus de fonctionnement, pourraient aussi être répertoriés selon une autre méthode, car ils semblent aussi liés à des courants littéraires (au sens historique) et des modes esthétiques (au sens assez large de manière ou style littéraire).
Procédés métatextuels, courants et modes esthétiques
34Si l'on considère de grands courants esthétiques de l'histoire de la littérature, on ne peut éviter de remarquer que, dans une large mesure, le caractère métatextuel du roman du xviiième siècle tient au mode satirique et comique (chez Fielding ou Sterne). La parodie, qui repose sur l'emploi de l'intertextualité, s'amuse des conventions d'écriture. Le roman du xviiième n'ignore pas non plus la mise en relief du signifiant ni la déstabilisation des catégories conventionnelles de la fiction. Le fantastique, dans la mesure où il explore les frontières du réel, utilise la déstabilisation des conventions et des savoirs. Au xixème siècle, si ce qui vaut au siècle précédent s'applique aussi, le mode didactique s'appuie tout naturellement sur l'emploi du concept, de l'exemple, du contre-exemple ou de la métaphore filée métatextuelle. Mais on ne peut pas ignorer le « nonsense » et sa dimension métatextuelle. Les préoccupations épistémologiques et esthétiques des modernistes et leur souci de l'indirection expliquent sans doute leur recours à l'analogie entre personnage et écrivain, ou narrataire et lecteur, ou encore à des images ou des techniques de mise en abyme ou à la mise en relief du signifiant. Les postmodernes semblent retrouver le goût des romanciers du xviiième pour le mode satirique et la parodie, ou la déstabilisation des catégories conventionnelles sans toutefois exclure d'autres procédés tels que la mise en abyme qu'ils poussent à son paroxysme d'emploi. Sans nier l'importance des courants littéraires, une périodisation historique de l'emploi de types de procédés métatextuels serait exagérée. Ne faudrait-il pas plutôt les relier à des modes esthétiques ?
35Les modes esthétiques ont été définis de manières diverses28. La classification de Scholes (satire, picaresque, comédie, histoire, sentiment, tragédie, romance) ne manque ni d'attrait ni de logique. Il faudrait sans doute y ajouter d'autres modes tels que le mode didactique, le mode parodique, le mode pastoral, le mode ironique et quelques autres. Mais il est clair que le terme de mode serait à redéfinir plus précisément. Certains modes, parce qu'ils reposent sur l'intertextualité, apparaissent comme métatextuels (le picaresque, le parodique). D'autres, tels que la satire et la comédie, ne sont pas en soi métatextuels, mais ils peuvent reposer sur des procédés métatextuels. Les modes esthétiques de la fiction et les procédés métatextuels ne sont donc pas des catégories superposables. Toutefois une étude de l'articulation complexe entre ces deux catégories critiques ne manquerait pas d'intérêt.
36Expliquer le fonctionnement de la métatextualité, entre procédés textuels et processus cognitifs, tel était le projet de ce deuxième chapitre qui a tenté d'établir une typologie métatextuelle. Il importe maintenant d'aborder la question des fonctions de la métatextualité.
Notes de bas de page
1 Wolfgang Iser, L'Acte de lecture, Liège, Margada, 1985.
2 Michel Picard, La Lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986.
3 Vincent Jouve, L'Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992 et La Lecture, Paris, Hachette, 1993.
4 Linda Hutcheon, Narcissistic Narrative : The Metafictional Paradox, Waterloo, Ontario, Wilfrid Laurie University Press, 1980.
5 Linda Hutcheon, op. cit.
6 Laurence Sterne, Tristram Shandy, (1781), London, Dent, Everyman, 1967, 5.
7 Walter Scott, Waverley, (1814), Harmondsworth, Penguin, Penguin Classics, 1972, 33.
8 Joseph Sheridan Le Fanu, “An Account of Some Strange Disturbances in Aungier Street”, (1853), Michaël Cox & R.A. Gilbert (eds), Victorian Ghost Stories, Oxford & New-York, Oxford University Press, 1992, 36.
9 Voir Philibert Secrétan, L'Analogie, Paris, PUF, Que Sais-Je ?, 1984, ch.1.
10 Voir Marie-Dominique Gineste, Analogie et cognition, Paris, puf, 1997.
11 Voir Edgar Morin, La Méthode. Vol.3 : connaissance de la connaissance, Paris, Seuil, Points, 1986, 140-143.
12 Voir par exemple la série des Hermès aux Editions de Minuit ou Feux et signaux de brume. Zola, Paris, Grasset, 1975.
13 Le passage suivant a fait l'objet d'un article qui analyse cette métaphore filée de manière plus détaillée. Voir Laurent Lepaludier, « La métaphore filée métatextuelle et les détours de la connaissance », Le Détour, Poitiers, La Licorne, 2000.
14 Walter Scott, op. cit., 63.
15 Ces concepts sont tirés de l'ouvrage de Marie-Dominique Gineste, Analogie et cognition, Paris, puf, 1997, chapitre 2.
16 Wilkie Collins, The Moonstone, (1868), Harmondsworth, Penguin, 1986. La métatextualité dans ce roman a fait l'objet d'un article de Laurent Lepaludier, « Les vrais faux-départs de The Moonstone de W. Collins : problématique métatextuelle de l'incipit », LIncipit, Poitiers, La Licorne, P. U. Poitiers, 1997.
17 Katherine Mansfield, « Je ne parle pas français », (1920), Selected Stories, Oxford & NewYork, Oxford University Press, World's Classics, 85-6.
18 Lewis Carroll, Through the Looking-glass, (1872) repris dans Alice in Wonderland, Ware, Wordsworth Editions, Wordsworth Classics, 1992, 111.
19 Voir Katherine Mansfield, « The Fly » (1923), op. cit., 353-9.
20 Wilkie Collins, op. cit.
21 A.S. Byatt, « Racine and the Tablecloth », Sugar & Other Stories, Harmondsworth, Penguin, 1987, 1-32.
22 « Flesh and the Mirror » ou « Reflections », par exemple.
23 Voir Gérard Genette, op. cit., 46 et Shlomith Rimmon-Kenan, Narrative Fiction : Contemporary Poetics, London & New York, Routledge, 1983, 86-105.
24 Voir Ricardou, op. cit. et Dällenbach, op. cit.
25 Voir Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, Poétique, 1972, 225-43.
26 Voir Gérard Genette, Figures III, 243-6.
27 Voir Mikhaïl Bakhtine, L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, trad. Anfrée Robel, (1975), Paris, Gallimard, 1978.
28 Voir par exemple Robert Scholes, « Les modes de la fiction » et Gérard Genette, « Introduction à l'architexte », in Genette et al., Théorie des genres, Paris, Seuil, Points, 1986.
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