Louis XI
p. 169-186
Texte intégral
1Le roi de France Louis XI, qui régna de 1461 à 1483, représente une autre figure médiévale tout aussi fascinante. Comme dans le cas de Charlemagne, mais pour des raisons différentes, le souvenir de cette figure historique s’est trouvé encombré de représentations légendaires et fantasmatiques qui ont longtemps masqué la réalité du personnage. La réputation de cruauté, de superstition, de fourberie du souverain, ainsi que son accoutrement bourgeois lui permettant de se mêler discrètement au peuple, tous ces éléments ne pouvaient que frapper l’imaginaire romantique qui s’est massivement emparé du personnage. Mais l’intérêt des écrivains pour Louis XI ne se limite pas à la réexploitation pittoresque de ce fonds légendaire progressivement constitué autour de ce roi médiéval bien particulier : la curiosité historique qui caractérise l’époque romantique amène beaucoup d’écrivains à rechercher une image plus authentique de Louis XI, à examiner avec une relative objectivité son rôle historique, par-delà les clichés qui rendent inévitablement difficile une connaissance exacte du personnage.
2S’inspirant essentiellement du portrait assez peu flatteur fourni par le chroniqueur Commynes, conseiller de Louis XI, les romantiques dépassent la représentation du souverain qui avait prévalu jusqu’à la Révolution, et qui le constitue en symbole de l’obscurantisme médiéval et de la tyrannie monarchique. Ils lui reconnaissent volontiers un génie politique hors du commun, même si celui-ci prend souvent la forme d’un génie démoniaque.
3L’intérêt porté par la génération romantique au souverain Louis XI est attesté par le nombre d’œuvres qui lui sont consacrées, ainsi que par le retentissement de certaines d’entre elles. Rappelons tout d’abord les deux romans les plus célèbres mettant en scène Louis XI : Quentin Durward de Walter Scott (1823) et Notre-Dame de Paris de Victor Hugo (1831). Scott s’intéresse à nouveau au personnage dans Anne de Geierstein (1829), où celui-ci se trouve là encore confronté à son adversaire, Charles de Bourgogne. Balzac n’échappe pas non plus à cette fascination, et revient de façon persistante à Louis XI avec Maître Cornélius (1831) et Les joyeulsetez du roy Loys le unziesme qui appartient aux Contes drolatiques (1832-37). Il construit dans ces récits une image de Louis XI pour le moins inattendue. Dans le domaine romanesque citons également Charles le Téméraire de Dumas (1857) et
4Le dernier des barons du romancier anglais E. Bulwer-Lytton (1843), qui contribuent à créer une tradition littéraire romantique de la représentation du roi Louis XI. Celui-ci trouve également place dans le domaine théâtral, notamment avec la pièce de Casimir Delavigne, Louis XI (1832).
5Pour quelles raisons cette figure royale a-t-elle exercé une pareille fascination sur certains écrivains romantiques ? Par-delà les inévitables images traditionnelles, il nous semble que la vision romantique de Louis XI manifeste une originalité signifiante que nous nous efforcerons d’interpréter.
1. Louis XI, l’autre face du Moyen Âge
1.1. Position chronologique
6De Charlemagne à Louis XI, on passe d’une extrémité à l’autre du Moyen Âge, du haut Moyen Âge, temps des origines de la féodalité et de la mise en place des structures de la société médiévale, à une période de transition vers l’époque moderne, la Renaissance. Assurément, il convient de voir dans ces choix romantiques un goût pour les extrêmes, fussent-ils simplement chronologiques. Si Charlemagne incarne à leurs yeux un temps des origines, mythifié par l’éloignement historique, la légende et les projections fantasmatiques, Louis XI représente un autre Moyen Âge, une époque de déclin des valeurs féodales, de transition vers une modernité encore mal définie, à la naissance difficile et forcément désordonnée. Louis XI semble incarner pour eux à la fois le dernier roi médiéval, emblème de la tyrannie, des superstitions et de la barbarie, mais aussi le premier roi moderne, celui qui sut s’appuyer sur la bourgeoisie, classe montante, pour assurer l’unité du royaume ainsi que sa prospérité économique. Ce souverain marque une rupture dans la continuité monarchique médiévale, et vient bouleverser les conceptions traditionnelles d’un univers féodal et chevaleresque. Scott souligne l’opposition entre Charlemagne et Louis XI en présentant celui-ci à travers les paroles d’un personnage aux valeurs archaïques, Hameline :
« […] the King, whose conduct, like his person, hath more resemblance to that of old Michaud, the money-changer of Ghent, than to the sucessor of Charlemagne. »1
7Dans l’esprit du personnage, les valeurs mercantiles du nouveau roi constituent une décadence en rupture avec la morale chevaleresque et héroïque idéalement incarnée par le roi médiéval originel, Charlemagne. L’empereur constitue le modèle idéal auquel tous les rois médiévaux ont le devoir de se référer. Or, Louis XI bouleverse ouvertement les règles et ne s’inscrit pas dans cette continuité.
8Il constitue ainsi un symbole médiéval paradoxal, puisqu’il représente, aux yeux de Michelet et des romantiques qui s’appuient sur son analyse, celui qui mit à mort le Moyen Âge : « […] la féodalité, périssant sous une telle main, eut l’air de périr victime d’un guet-apens. »2 Peut-être est-il possible de voir dans ce choix romantique de Louis XI comme emblème médiéval privilégié un goût pour les marques de déclin, de fin, de mort ; soleil couchant historique, Louis XI rappelle sans doute aux jeunes romantiques qu’ils vivent eux-mêmes dans une époque de transition et de bouleversements politiques, économiques et culturels. Louis XI incarne la fin d’un monde qu’ils regrettent et maudissent tour à tour ; ce roi à la personnalité et au destin singuliers leur permet de mettre en forme un Moyen Âge en mouvement, dans les soubresauts d’une agonie qui n’en finit pas.
1.2. Statut poétique
9Charlemagne et Louis XI constituent une antithèse non seulement chronologique, mais également poétique. En effet, si le premier trouve place de manière privilégiée dans des textes poétiques, notamment des ballades, Louis XI semble dépourvu de cette potentialité poétique, et s’incarne plus volontiers dans les genres narratifs ou théâtraux. Si le personnage de Charlemagne s’auréole de légendes qui contribuent à son idéalisation, Louis XI semble s’ancrer profondément dans la réalité. Bulwer-Lytton marque bien l’opposition entre le monde de Charlemagne, celui des valeurs chevaleresques et de la prouesse guerrière, et l’univers symbolisé par Louis XI. Edouard IV s’adresse ainsi à Warwick, personnage associé à Charlemagne dans le reste du roman3 :
« Thou seest not, my poor Warwick, that these burgesses are growing up into power by the decline of the orders above them. And if the sword is the monarch’s appeal for his right, he must look to contented and honoured industry for his buckler in peace. This is policy – policy, Warwick ; and Louis XI will tell thee the same truths, harsch though they grate in a warrior’s ear. »4
10Warwick est bien ce dernier baron (au sens médiéval de chevalier), totalement inadapté au temps de Louis XI. Le temps des vieilles ballades n’est plus, et le monde est entré dans l’ère du réalisme. Face au mythe carolingien, Louis XI affirme son historicité ; si Charlemagne provoque la rêverie chez les romantiques, si l’évocation de son tombeau fait naître des réflexions élevées sur la destinée humaine, s’il constitue le symbole par excellence de la dignité royale, Louis XI se trouve lui fortement incarné, ancré dans la réalité la plus quotidienne, et sa fonction royale s’appuie essentiellement sur la ruse et le parjure. L’héroïsme s’est mué en politique, l’art en industrie, la chevalerie en bourgeoisie. Le signe même de cette victoire de la trivialité positive sur les chimères troubadours se trouve inscrit sur la personne même du roi tel que se plaisent à le décrire les écrivains romantiques. Balzac souligne bien le mélange de grandeur et de vulgarité qui caractérise le personnage :
« Il y avait dans ce masque un front de grand homme, front sillonné de rides et chargé de hautes pensées ; puis, dans ses joues et sur ses lèvres, je ne sais quoi de vulgaire et de commun.
À voir certains détails de cette physionomie, vous eussiez dit un vieux vigneron débauché, un commerçant avare ; mais à travers ces ressemblances vagues et la décrépitude d’un vieillard mourant, le roi, l’homme de pouvoir et d’action dominait. »5
11Par ses contradictions, ses excès, sa complexité psychologique et l’importance de son action historique, Louis XI apparaît comme un personnage éminemment romanesque, ce qui explique le choix privilégié que font de ce personnage les écrivains romantiques, dans les récits qu’ils consacrent au Moyen Âge. Comme dans le cas de Charlemagne, chacun rehausse son portrait de tel ou tel trait jugé plus significatif, mais surtout, chacun cherche à faire vivre sous les yeux du lecteur le vrai Louis XI, celui qu’ils ont constitué avec et contre la tradition historique et littéraire qui les précède.
2. Les représentations romantiques de Louis XI
12Dès la mort du souverain, ses opposants politiques avaient contribué à diffuser quelques légendes élaborant peu à peu un portrait extrêmement noir du souverain. Sa cruauté se trouvait particulièrement soulignée, et on affirmait notamment que Louis XI se serait abreuvé de sang de nourrissons lors de sa dernière maladie. S’appuyant sur cette tradition, la Révolution fait de Louis XI l’archétype du tyran, et noircit davantage encore son portrait. C’est à partir de ces données que les romantiques construisent à leur tour une image de Louis XI, dont nous pourrons évaluer la conformité ou l’écart avec les traits traditionnellement prêtés au souverain. Les historiens modernes n’ont pas manqué de reprocher aux écrivains romantiques d’avoir eux aussi présenté un Louis XI défiguré, écrasé sous les stéréotypes. Ainsi, Paul Murray Kendall déclare dans le prologue de sa biographie historique :
« Divers romanciers et dramaturges du xixe siècle se sont plu à dépeindre, dans des œuvres soi-disant historiques, les sinistres tortures imaginées par Louis XI, mais leurs descriptions ne répondent en rien à la réalité. Le roi Louis appliquait les méthodes en vigueur à son époque, sans faire preuve d’aucune originalité. »6
13Louis XI apparaît donc bien dans l’esprit des historiens comme un représentant tout à fait légitime du Moyen Âge. Homme de son temps, il en incarne les mentalités et les pratiques. Pour le constituer en emblème médiéval particulièrement saisissant, les romantiques se sont plu à accentuer les côtés les plus « barbares » de sa personnalité, ce qui montre bien la déformation de l’image de louis XI (et du Moyen Âge) opérée par le romantisme. Contrairement aux historiens modernes, qui tentent de replacer le personnage dans son contexte et d’adopter le point de vue de l’époque, les écrivains romantiques signalent surtout l’écart avec le présent, l’étrangeté, l’anormalité monstrueuse.
2.1. Un roi gothique
14Louis XI apparaît souvent comme l’emblème d’un Moyen Âge noir, gothique, barbare, dont il serait le représentant le plus zélé. Dans son introduction à Quentin Durward, Scott n’hésite pas à le comparer au Méphistophélès de Goethe, marquant ainsi d’emblée son aspect diabolique :
« For thispurpose Mephistophiles is, like Louis XI, endowed with an acute and depreciating spirit of caustic wit, which is employed incessantly in undervaluing and vilifying all actions, the consequences of which do not lead certainly and directly to self-gratification. »7
15Cette identification du roi Louis à un personnage imaginaire et littéraire montre bien le processus de mythification que subit le sujet. Ce regard porté sur un personnage historique amène les différents auteurs à mettre l’accent sur les épisodes, avérés ou supposés, qui manifestent au mieux ce caractère démoniaque.
16Ainsi, presque tous évoquent les fameuses cages de fer, véritables instruments de torture, dans lesquelles se trouvaient enfermés les prisonniers. Hugo en donne par exemple une description révélatrice :
« […] on distinguait, à la lueur des torches, un gros cube massif de maçonnerie, de fer et de bois. L’intérieur était creux. C’était une de ces cages à prisonniers d’Etat qu’on appelait les fillettes du roi. Il y avait aux parois deux ou trois petites fenêtres, si drument trillissées d’épais barreaux de fer qu’on n’en voyait pas la vitre. La porte était une grande dalle de pierre plate, comme aux tombeaux. De ces portes qui ne servent jamais que pour entrer. Seulement ici, le mort était un vivant. »8
17À cette description pathétique, Hugo mêle la dérision et l’humour le plus noir en nous présentant un Louis XI horrifié, non par la cage, mais par son coût : « Notre-Dame ! cria le roi. Voilà une cage outrageuse ! »9. De la même façon, Scott et Dumas évoquent ces cages, emblématiques selon eux du règne de Louis XI. Dès le début de Quentin Durward, Louis XI, sous une fausse identité, décrit lui-même au héros le dispositif terrifiant mis en place autour de son château :
« Every yard of this ground, excepting thepath which we now occupy, is rendered dangerous, and wellnigh impraticable, by snares and traps, armed with scythe-blades, which shred off the unwary passenger’s limb as sheerly as a hedge-bill lops a hawthorn-sprig – and calthrops that would pierce your foot through, and pit-falls deep enough to bury you in them for ever […] »10
18La précision de la description et la délectation que semble éprouver le personnage à cette évocation montrent clairement que Scott s’attache ici à mettre en place dès les premières pages les traits traditionnels de Louis XI, la cruauté et la duplicité. C. Delavigne exploite largement une anecdote particulièrement sanglante du règne de Louis XI, celle du supplice du duc de Nemours ; on racontait en effet que Louis XI avait poussé la cruauté jusqu’à placer les enfants du duc sous l’échafaud de leur père, afin qu’ils fussent arrosés de son sang. L’un des fils, revenu se venger, rappelle à Commynes ce terrible souvenir :
« Vêtus de blanc tous trois comme au pied de l’autel
On nous avait parés pour cette horrible fête. »11
19Or ce détail barbare semble totalement apocryphe ; Dumas lui-même, malgré son intérêt pour les aspects les plus tragiques du règne de Louis XI, met clairement en doute la véracité de cet épisode. Le goût pour la sauvagerie liée de manière fantasmatique au Moyen Âge conduit les romantiques à perpétuer une représentation traditionnelle de Louis XI, qui devient chez Delavigne un « méchant » et un monstre de mélodrame.
20Michelet, lui, s’inscrit en faux contre ces clichés et refuse de cautionner cette représentation ; il dénonce ainsi les légendes qui entourent la mort du roi :
« Leurs imaginations travaillaient fort sur ce noir Plessis où l’on n’entrait plus, sur le vieux malade qu’on ne voyait pas. Ils en faisaient (à l’oreille) mille contes effrayants, ridicules : […] les médecins faisaient, pour le guérir, « de terribles et merveilleuses médecines ». Et, si vous aviez voulu savoir absolument quelles médecines on entendait, on aurait fini par vous dire bien bas que pour rajeunir sa veine épuisée, il buvait le sang des enfants. »12
21Michelet ne croit pas à ces « contes », et n’y voit que la conséquence de manœuvres politiques. L’historien refuse ainsi de reprendre les représentations gothiques du personnage, à la différence des romanciers pour qui cet aspect constitue une source d’inspiration privilégiée. Mais le personnage de Louis XI comprend également d’autres aspects considérés comme typiquement médiévaux : l’irrationalité et la superstition.
2.2. Un roi médiéval
22Si Louis XI apparaît comme un homme de son temps dans ses pratiques barbares et cruelles, il ne l’est pas moins dans sa conception du monde et particulièrement dans ses rapports à la religion et à diverses croyances irrationnelles. Tous les auteurs romantiques soulignent cet aspect de sa personnalité. Ainsi, on constate que beaucoup rapportent les mêmes anecdotes sur l’influence exercée sur Louis XI par son astrologue Galeotti. N’hésitant pas à commettre un anachronisme, Scott le met en scène dans Quentin Durward et lui donne un rôle essentiel. Lors de l’entrevue de Péronne, véritable piège dans lequel s’est jeté Louis XI sur les conseils de l’astrologue, celui-ci échappe au châtiment mortel en affirmant au roi qu’il sait que sa mort doit précéder de vingt-quatre heures celle du souverain. Terrifié par cette perspective, le roi s’empresse de rassurer l’astrologue sur ses intentions et de lui épargner le châtiment prévu. Scott ne manque pas de souligner à cette occasion le ridicule du personnage :
« […] thus was Louis, the most sagacious, as well as the most vindictive, amongst the monarchs of the period, cheated of his revenge by the inluence of superstition upon a selfish temper, and a mind to which, from the consciousness of many crimes, the fear of death was peculiarly terrible. »13
23Chez Louis XI, admiré des romantiques pour d’autres qualités, la superstition prend inévitablement la forme du ridicule ; loin de la considérer comme un trait plaisant de couleur locale, loin de se tourner avec nostalgie vers ce monarque, représentant d’une époque de foi naïve, les écrivains s’attachent en général à railler cet aspect de sa personnalité. Chez Scott, sa dévotion hypocrite est mise en évidence par la prière grotesque qu’il adresse à Notre-Dame, lui demandant de le protéger malgré ses péchés passés et ceux qu’il projette déjà de commettre : « SweetestLady, work with thy child, that he will pardon all past sins, and one – one little deed which I must do this night […J »14 Hugo s’inspirant de Scott, rapporte aussi les termes d’une prière particulièrement absurde. Louis XI, s’apprêtant à violer le droit d’asile qu’offrent les lieux sacrés, demande pardon à l’avance pour le crime qu’il prépare :
« […] Notre-Dame de Paris, ma gracieuse patronne, pardonnez-moi. Je ne le ferai que cette fois. Il faut punir cette criminelle. Je vous assure, madame la Vierge, ma bonne maîtresse, que c’est une sorcière qui n’est pas digne de votre aimable protection. […]. Je ne le ferai plus, et je vous donnerai une belle statue d’argent […] »15
24Ce qui fascine particulièrement chez Louis XI, c’est le mélange de crimes et d’actes de dévotion, de superstition et de réalisme. L’abandon complet aux théories les plus irrationnelles semble chez lui un reste de ce Moyen Âge qu’il s’attache par ailleurs à faire disparaître par son action politique. Casimir Delavigne donne une image à la fois ridicule et odieuse du personnage, en le présentant au seuil de la mort, déchiré entre sa férocité naturelle et la crainte du châtiment divin. Appliquant au domaine spirituel les mêmes principes que dans sa politique, il exige de l’ermite François de Paule un miracle :
« Au moins dix ans, mon père ! accordez-moi dix ans
Et je vous comblerai d’honneurs et de présents. »16
25Face aux explications du vieillard stupéfait, il passe aux menaces ; puis, enfin convaincu qu’il lui faut avant tout prendre soin de son âme, il accepte de se confesser de ses crimes et de manifester son repentir, refusant toutefois de réparer ce qui peut l’être en délivrant les prisonniers des cages de fer. L’ermite ne peut que l’abandonner aux tourments de sa conscience.
26Louis XI incarne donc une forme de superstition médiévale portée à son comble, une religiosité non pas spontanée et naïve, mais purement formelle : le roi ne manque pas de dire régulièrement ses prières et de combler de dons les églises, pensant ainsi compenser la noirceur de ses crimes. L’absurdité d’un tel comportement ne peut que frapper le lecteur du xixe siècle qui se trouve ainsi confronté à un univers sans rapport avec le sien. Le personnage de Louis XI, dont le portrait se trouve parfois poussé jusqu’à la caricature, revêt indéniablement une fonction essentielle de couleur locale. Mais ces aspects gothiques et médiévaux du personnage ne suffisent pas à expliquer la fascination qu’il exerce sur les auteurs romantiques. En effet, Louis XI est un être fondamentalement double, complexe et insaisissable ; il allie ainsi aux traits les plus archaïques une modernité étonnante que soulignent explicitement les différentes œuvres qui lui sont consacrées.
2.3. Un roi moderne
27Louis XI apparaît nettement dans les œuvres comme l’anti-chevalier par excellence. Il est sans doute le premier roi de France à mépriser aussi ouvertement les lois morales de la chevalerie, qui régissent encore au xve siècle l’essentiel des rapports sociaux. La loyauté et le respect de la parole donnée semblent ainsi absentes de l’éthique politique du roi. La tragédie de C. Delavigne, à travers un dialogue avec son homme de main, le sinistre Tristan, nous le montre en train de se préparer à la fois à signer le traité proposé par Charles le Téméraire pour obtenir la paix et à faire disparaître l’ambassadeur sur le chemin du retour, afin d’effacer toute trace du même traité… Seul compte à ses yeux le résultat, en vue duquel tous les moyens possibles sont bons à employer. Scott signale, pour la déplorer, cette application avant l’heure des principes politiques de Machiavel :
« Even an author of works of mere amusement may be permitted to be serions for a moment, in order to reprobate all policy, whether of a public or private character, which rests its basis upon the principles of Machiavel, or the practice of Louis XI. »17
28La modernité politique de Louis XI se trouve ainsi soulignée, même si nombre d’auteurs en signalent l’immoralité et regrettent l’abandon de l’éthique chevaleresque. Les œuvres centrées sur l’opposition entre Louis et Charles de Bourgogne constatent infailliblement la victoire du réalisme politique sur la nostalgie chevaleresque et féodale. Chez Scott, l’opposition entre Louis XI et Charles de Bourgogne est beaucoup plus qu’une lutte entre deux personnalités et deux influences, limitée à une période précise de l’histoire. Cette rivalité exprime en fait l’opposition entre deux tendances présentes à l’époque : Charles représente un Moyen Âge féodal, fondé sur l’héroïsme et les valeurs guerrières de la chevalerie, alors que Louis XI est une figure de la modernité, soucieux qu’il est de maintenir l’unité du royaume et de faire cesser les dissidences de ses vassaux. L’une des réussites de Scott est d’avoir fondé son roman sur l’opposition entre ces deux personnages, opposition idéologique exprimée par l’opposition des caractères : « The character of this Duke was in every respect the direct contrast to that of Louis XI »18. Quentin Durward, par son évolution (attiré par l’idéal chevaleresque, il se retrouve malgré lui au service de Louis XI), symbolise également la victoire inéluctable des valeurs représentées par le roi contre des idéaux archaïques. Les romantiques s’intéressent ainsi paradoxalement au personnage qui fait disparaître l’objet essentiel de leur nostalgie, la chevalerie ; Scott manifeste le deuil de cet idéal à travers le parcours de son héros Quentin Durward, dont les rêves chevaleresques se trouvent brutalement confrontés à la réalité.
29Louis XI ne se plie pas plus aux règles de la courtoisie, régissant les rapports entre hommes et femmes de haute condition, qu’à celles de la chevalerie. Appliquant des principes mercantiles dans les domaines politique et militaire, il suit à peu près les mêmes préceptes dans ses pratiques amoureuses :
« He was equally forward in altering the principles which were wont to regulate the intercourse of the sexes. The doctrines of chivalry had established, in theory at least, a system in which Beauty was the governing and remunerating divinity […]. In Louis XIth’s practice, it was far otherwise. He was a low voluptuary, seeking pleasure without sentiment, and despising the sex fom whom he desired to obtain it. »19
30Scott insiste sur ce trait en comparant les maîtresses de Louis, femmes d’une classe sociale nettement inférieure, à la noble Agnès Sorel, compagne de Charles VII.
31Balzac, dans ses Contes drolatiques, accentue ce trait jusqu’à la caricature en relatant deux plaisanteries, d’un goût pour le moins douteux, imaginées par Nicole Beaupertuys, maîtresse du roi. La première consiste à servir aux courtisans un repas pantagruélique, copieusement arrosé de vin mêlé de laxatifs, et à leur interdire l’accès aux lieux d’aisance. Louis XI, ravi du tour joué à sa cour, s’amuse de surcroît à terroriser ses victimes ; le résultat, décrit en termes choisis par le narrateur, ne se fait pas attendre : « A ces parolles les assistans ne sçurent plus distinguer leurs chausses de la doublure, et se conchièrent de paour à se rompre la gorge. »20 A cette farce scatologique, Nicole en ajoute une grivoise en faisant installer dans le lit d’une vieille fille un jeune et beau pendu ; ranimé par les soins de cette dernière, celui-ci l’épouse sur ordre du roi et prend le nom de sieur de Mortsauf21. Balzac choisit ainsi un traitement délibérément grotesque de Louis XI, ce qui met bien l’accent sur l’aspect bourgeois, populaire et anti-chevaleresque du personnage. Il annonce dès le seuil du conte sa volonté de le réhabiliter en le débarrassant des stigmates gothiques et barbares qui déforment son image. Cette soi-disant réhabilitation se traduit en fait par la transformation de Louis en personnage farcesque et rabelaisien, dépouillé de toute forme de majesté :
« Le Roys Loys le unziesme estoyt ung bon compaignon aymant beaucoup à iocqueter […]. Aussy les grimaulds qui en ont faict ung sournois montrent bien qu’ils ne l’ont pas cogneu, vu qu’il estoyt bon ami, bon bricolleur, et rieur comme pas ung. »22
32Sans aller jusqu’à ces excès, nombre d’auteurs signalent l’aspect bourgeois du roi, reprenant ainsi une autre image traditionnelle de Louis XI.
33L’une des caractéristiques les plus frappantes de Louis XI semble indiscutablement son apparence physique et notamment sa tenue vestimentaire. Il avait en effet la réputation de se mêler au peuple et de mépriser le faste des nobles. C. Delavigne met en scène un de ces épisodes dans lequel Louis XI se trouve ridiculisé : les paysans, terrorisés par Olivier, comprennent rapidement qu’il leur faut flatter ce personnage, aigri et terrifié par la perspective de la mort. Marthe, une paysanne vive et rusée, lui trouve ainsi « l’air d’un joyeux compère » et affirme qu’il vivra cent ans23. Ravi de ce discours, le roi s’exclame naïvement : « Il est doux d’être aimé ! »24 Si, aux yeux de Delavigne, cette habitude royale apparaît comme hypocrite et ridicule, elle semble au contraire trouver la sympathie de Balzac, peut-être tout simplement parce qu’elle lui permet de le mettre en scène dans des aventures romanesques. Il justifie ainsi la participation de Louis XI à l’aventure extravagante de maître Cornélius, personnage qui découvre grâce au roi qu’il est lui même le voleur de son propre trésor.
« Louis XI aimait beaucoup à intervenir dans les affaires de ses sujets, et mêlait volontiers la majesté royale aux scènes de la vie bourgeoise. Ce goût, sévèrement blâmé par quelques historiens, n’était cependant que la passion de l’incognito, l’un des plus grands plaisirs des princes […]. En ces sortes de rencontres, il était d’ailleurs bon homme, et s’efforçait de plaire aux gens du tiers état, desquels il avait fait ses alliés contre la féodalité. »25
34Outre la commodité romanesque d’un tel personnage, Balzac semble également apprécier l’absence d’affectation et de hauteur de ce roi bourgeois, pragmatique, ne s’embarrassant pas de protocole ni de conventions. On ressent presque la même sympathie chez Dumas, lorsque celui-ci évoque le sacre du roi, que les manières triviales de Louis transforment en cérémonie grotesque. La description de son arrivée marque d’emblée son peu d’intérêt pour les ornements extérieurs du pouvoir : « Humble, pauvre et chétif, moins bien vêtu que les chevaux du duc, le roi marchait devant, c’est vrai, mais comme un valet précédant son maître. »26
35Louis XI, esprit éclairé de son temps, comprend rapidement que le pouvoir ne réside plus dans ce type de cérémonie solennelle et symbolique, mais dans une réalité beaucoup plus prosaïque : le pouvoir politique se trouve de plus en plus lié au pouvoir économique. Seul l’argent sert véritablement à gouverner ; son autorité s’appuiera donc sur une bourgeoisie en plein essor, non sur une noblesse sur le déclin. Son comportement public et privé ainsi que son apparence physique procèdent de cette constatation : ce descendant des Capétiens devient un roi bourgeois, gouvernant un peuple bourgeois. Scott analyse ce phénomène expliquant la relative popularité de Louis XI :
« In a prince of sounder moral qualities, the familiarity with which he invited subjects to his board – nay occasionally sat at theirs – must have been highly popular ; and even such as he was, the King’s homeliness of manners atoned for many of his vices with the class of his subjects who were notparticulary exposed to the consequences of his suspicion andjealousy. The Tiers État, or commons of France, who rose to more opulence and consequence under the reign of this sagacious Prince, respected his person thought they loved him not […] »27
36Scott s’attache d’ailleurs à illustrer dans son roman cette caractéristique du roi, en le mettant en scène au chapitre 2, déguisé en bourgeois, se présentant sous le pseudonyme de maître Pierre à Quentin Durward, qui le prend pour un riche marchand : « The eldest, and most remarkable of these men in dress and appearance, resembled the merchant or shopkeeper of theperiod. »28 Hugo ne manque pas d’exploiter non plus les possibilités romanesques qu’offrent les habitudes bourgeoises du roi. Celui-ci, en effet, se rend incognito à Notre-Dame, pour consulter l’archidiacre Claude Frollo. Le portrait tracé par le narrateur de cet « inconnu » s’inscrit dans ce qui tend à devenir une tradition littéraire :
« Son profil, quoique d’une ligne très bourgeoise, avait quelque chose de puissant et de sévère, sa prunelle étincelait sous une arcade sourcilière très profonde comme une lumière au fond d’une antre ; et sous le bonnet rabattu qui lui tombait sur le nez on sentait tourner les larges plans d’un front de génie. »29
37L’aspect bourgeois devient un détail obligé du portrait de Louis XI, un élément politique essentiel au point de marquer sa physionomie. L’utilisation exagérée de ce trait tend d’ailleurs à figer en cliché la description physique de Louis XI, inséparable de son accoutrement bourgeois et de ses manières grossières. Ainsi, Bulwer-Lytton s’épargne une peinture détaillée en se référant à la tradition antérieure :
« […]But beside him, in a dress more hamely than that of the poorest exile there, and in garg and in aspect, as he lives for ever in the portraiture of Victor Hugo and our own yet greater Scott, moved Louis, popularly called “The Fell”. »30
38De fait, après les romans de ces deux grandes figures du romantisme, il devient difficile de représenter un Louis XI qui ne soit pas affublé des traits physiques que lui prêtent les deux romanciers. La représentation de ce roi bourgeois apparaît donc essentiellement comme une création du romantisme, que la déférence à l’égard du « grand » Scott et de Hugo interdit de modifier. Cependant, la bourgeoisie du roi représente aux yeux des écrivains romantiques bien plus qu’un élément esthétique pittoresque ou qu’une possibilité d’intégrer facilement un personnage historique dans une trame romanesque. Cet aspect bourgeois permet en effet de mesurer la portée historique et politique de Louis XI, portée que chacun d’entre eux s’efforce de déterminer en interprétant le passé, souvent à la lumière du présent. Tout roi médiéval qu’il est, Louis XI se trouve symboliquement investi d’une mission révolutionnaire.
3. Une figure révolutionnaire ?
3.1. La modernité économique
39La plupart des auteurs romantiques soulignent le rôle essentiel de Louis XI dans le passage d’un système économique archaïque à un système moderne, fondé sur l’industrie et les échanges commerciaux. Michelet constate avec admiration cette propension du roi au changement, à la nouveauté, et son mépris pour la tradition. Homme nouveau, il inquiète les tenants du passé :
« Ce n’était pas là le roi auquel ils étaient accoutumés, leur roi grave et rusé, le roi des précédents, du passé, de la lettre, qu’il maintenait, sauf à changer l’esprit. Celui-ci ne s’en informait guère, il allait seul, sans consulter personne, par la voie scabreuse des nouveautés, tournant le dos à l’Antiquité, s’en moquant. »31
40Transformant radicalement les structures de la société, Louis XI cherche à s’appuyer sur des hommes nouveaux, et n’accorde plus aucune importance à leurs origines, à l’ancienneté de leur lignée. Scott donne la traduction romanesque de ce phénomène à travers le personnage de Quentin Durward, obscur Écossais à qui le roi confie spontanément une mission de confiance, simplement en mesurant ses qualités personnelles.
41Comme on a pu le voir, Louis XI appuie son autorité royale sur la bourgeoisie, pressentant qu’elle représente l’avenir du pays. C’est d’ailleurs pour cette raison que, dans le roman de Scott, les commerçants liégeois révoltés et défendant leurs privilèges contre Charles de Bourgogne sont certains de son soutien, et qu’ils accueillent à bras ouverts Quentin Durward, reconnaissant en lui un archer de la garde personnelle du roi. Tous ovationnent alors « Louis, the guardian of the liberties of Liege ! »32. Il apparaît ainsi comme l’emblème d’un régime libéral, même si cette liberté se limite au domaine économique. Il s’agit déjà d’un progrès important aux yeux des historiens et des écrivains romantiques, qui pour la plupart combattent encore pour cette liberté. De fait, comment ne pas rapprocher les transformations opérées par Louis XI de celles que semble promettre la nouvelle monarchie qui se met en place au moment où ils écrivent ? On se trouve face à un phénomène déjà constaté avec Charlemagne, identifié par les romantiques à Napoléon, qui entraîne une forme de lecture analogique du Moyen Âge. Comme Louis XI, Louis-Philippe est soutenu par la bourgeoisie et met fin à un régime archaïque, fondé sur le pouvoir de la noblesse. L’avènement de ce nouveau régime en 1830 représente un espoir de changement et de progrès, même si celui-ci se trouve finalement déçu. On comprend alors l’intérêt que peuvent porter les romantiques à cette figure historique qui leur semble annoncer des changements futurs, comparables à ceux qu’ils vivent au présent. Cette lecture quelque peu déformante du passé les conduit à projeter sur Louis XI des images révolutionnaires, et à lui accorder un rôle privilégié dans le vaste mouvement de l’histoire vers le progrès politique, économique et social. Ils soulignent notamment sa participation essentielle à la destruction de la société féodale.
3.2. L’écrasement de la féodalité
42Certains auteurs vont jusqu’à proposer une interprétation républicaine de l’action de Louis XI. Arguant de son combat incessant contre les nobles, ils l’érigent presque en chantre de la liberté, en précurseur de la Révolution. Cette lecture apparaît pour le moins paradoxale, étant donné les images de tyrannie, de cruauté et d’arbitraire qui s’attachent à la personne du roi. Cependant, son action effective pour assurer l’unité nationale et renforcer le pouvoir monarchique permet de lire le bilan de son règne comme un progrès politique vers un système plus moderne, plus cohérent et plus juste. L’historien Michelet fait sienne cette interprétation qui permet de jeter un regard neuf sur ce roi dont la tradition a surtout retenu les actes iniques et cruels. Rappelant un fait historique, celui de la réglementation de la chasse mise en place par Louis XI, Michelet en propose une lecture résolument anti féodale :
« Anoblir les manants, c’était désanoblir les nobles. Et il osa encore davantage. Sous prétexte de réglementer la chasse, il allait toucher la seigneurie même en son point le plus délicat, gêner le noble en sa plus chère liberté, celle de vexer le paysan. »33
43D’une représentation de Louis XI persécutant les nobles pour affermir son propre pouvoir, à celle d’un défenseur du peuple, il y a une distance que Michelet n’hésite pas à franchir, avec prudence cependant. Évoquant les réparations financières offertes aux paysans à l’époque, pour compenser les dégâts causés par les chasses royales, Michelet en tire la conclusion suivante :
« D’après de telles réparations, d’après les nombreuses charités qu’on trouve dans les mêmes comptes, on serait tenté de croire que ce politique avisé aura eu souvent velléité, dans sa guerre contre les grands, de se faire le roi des petits. »34
44Ces détails, mis en valeur par l’historien, vont à l’encontre de l’imagerie traditionnelle d’un Louis XI injuste et avare. Si Michelet leur accorde autant d’importance, c’est parce qu’ils participent de sa lecture historique de ce règne : dans sa volonté d’unification du royaume et de centralisation du pouvoir, Louis XI représente un progrès majeur sur le chemin de l’émancipation du peuple, parce qu’il met à égalité (d’une manière toute relative) l’ensemble de ses sujets sous une même autorité, fût-elle tyrannique. La destruction des structures féodales ne peut qu’attirer la sympathie des romantiques libéraux. Dumas, s’inspirant directement de Michelet, met l’accent sur le même fait, pour en tirer les mêmes conclusions :
« En Dauphiné, en même temps qu’il désennoblissait les gentilshommes en ennoblissant les vilains, la première idée d’une réforme de la chasse était venue à Louis XI. »35
45Scott, moins directement impliqué que les écrivains français dans les résonances politiques contemporaines que comporte l’étude du Moyen Âge, et malgré l’attrait que représentent pour lui ces temps chevaleresques n’en critique pas moins violemment le système féodal en vigueur au xve siècle :
« […] thesepetty tyrants, no longer amenable to the exercise of the law, perpetrated with impunity the wildest excesses of fantastic oppression and cruelty. In Auvergne alone, a report was made of more than three hundred of these independent nobles, to whom incest, murder, and rapine, were the most ordinary and familiar actions. »36
46Au-delà de l’exagération destinée à capter l’attention du lecteur dans ce premier chapitre, en le projetant brutalement dans la barbarie d’un Moyen Âge noir, Scott souligne une situation d’anarchie et de violence nécessitant une action politique forte, action qui sera menée avec la fermeté requise par Louis XI. Ses propres excès se trouvent ainsi en partie justifiés par la légitimité de la tâche qu’il se propose d’accomplir. Hugo montre lui un Louis XI plus caricatural, imbu de son autorité et prêt à tout pour briser toute autre forme de pouvoir. Il se réjouit ainsi de la révolte dirigée contre Notre-Dame, croyant qu’elle vise le bailli de la ville :
« Je voudrais bien savoir si c’est la grâce de Dieu qu’il y ait à Paris un autre voyer que le roi, une autre justice que notre parlement, un autre empereur que nous dans cet empire ! Par le foi de mon âme ! il faudra bien que le jour vienne où il n’y aura en France qu’un roi, qu’un seigneur, qu’un juge, qu’un coupe-tête, comme il n’y a au paradis qu’un Dieu ! »37
47Ces paroles excessives soulignent plus la mégalomanie du roi que la grandeur de son projet, mais elles rejoignent la vision d’un roi unificateur, créateur d’une nation dont les sujets seraient tous soumis aux mêmes lois. Bien évidemment, dans le cas de Louis XI, cette volonté a pour corollaire la tyrannie du pouvoir absolu. Comme Hugo, Delavigne signale les limites de l’action politique de Louis XI en faveur de la liberté. En effet, si Michelet perçoit dans l’écrasement des nobles un geste en faveur du peuple, Delavigne y distingue plutôt le signe d’un désir illimité de pouvoir personnel. Louis XI avoue ainsi son ambition :
« Je voudrais voir leurs fiefs, démembrés du royaume,
S’y joindre, et ne former sous une même loi
Qu’un corps où tout fût peuple, oui, tout… excepté moi. »38
48L’ensemble de la pièce ne laisse place à aucune ambiguïté quant au jugement d’ensemble porté sur Louis XI ; la morale finale, énoncée par François de Paule à l’intention du dauphin, se présente comme un réquisitoire contre la tyrannie, incarnée par Louis XI :
« Et n’oubliez jamais sous votre diadème
Qu’on est roi pour son peuple et non pas pour soi-même. »39
49Ainsi, si tous s’accordent à reconnaître le rôle essentiel de Louis XI dans la constitution de la nation française, les interprétations proposées divergent sensiblement. Michelet, portant un regard rétrospectif sur le règne de Louis XI et l’insérant dans le mouvement général de l’histoire, parvient à discerner, au-delà des actes de despotisme, une action profonde dont le peuple, à la longue, se trouve être le principal bénéficiaire. À l’inverse, pour Delavigne, ce roi au pouvoir absolu incarne une monarchie honnie, encore menaçante, qu’il s’agit donc de discréditer sans hésitation. Mais les deux lectures se rejoignent profondément dans leur manière de projeter sur une figure historique médiévale des valeurs anachroniques d’une brûlante actualité.
3.3. Louis XI : un instrument de la Providence
50L’intérêt porté à Louis XI par les romantiques dépasse largement le cadre de la personnalité exceptionnelle de ce roi. Ce qui les fascine avant tout réside plutôt dans une action qui prend toute sa valeur au regard de l’histoire, et qui le dépasse en tant qu’homme et en tant que roi. Ainsi, même s’il n’a agi que dans son intérêt propre en écrasant la noblesse, il s’est inséré par cette œuvre dans le vaste mouvement de l’histoire, tendue vers une libération progressive du peuple. Toute la lecture historique de Louis XI par les romantiques se fait à la lumière de la Révolution, celle de 1789, secousse profonde et irréversible, et celles qui ont suivi ou qu’ils espèrent. Louis XI se trouve ainsi soumis à cette lecture révolutionnaire dans un certain nombre d’œuvres. Michelet, porté par son enthousiasme républicain, n’hésite pas à faire du roi une allégorie de la Révolution : « Les machines révolutionnaires les plus utiles aux siècles précédents risquaient fort d’être à la réforme sous un roi qui était lui-même la Révolution en vie. »40 Figure à la fois du peuple et du mouvement, le tyran Louis XI incarne paradoxalement la révolution en marche, la libération progressive face aux structures écrasantes de la féodalité qui ne seront réellement anéanties qu’en 1789. On se trouve à nouveau face à une lecture analogique du Moyen Âge à travers le personnage de Louis XI, véritable fixateur idéologique pour les romantiques. Hugo se montre encore plus explicite dans son roman, d’une part en mettant en scène une insurrection populaire, annonce symbolique de la Révolution, d’autre part en inscrivant clairement Louis XI dans le parcours qui mène à 1789 :
« Louis XI, cet infatigable ouvrier qui a si largement commencé la démolition de l’édifice féodal, continuée par Richelieu et Louis XIV au profit de la royauté, et achevée par Mirabeau au profit du peuple […] »41
51De Louis XI à Mirabeau, l’histoire semble, malgré des soubresauts, suivre une ligne droite vers une réalisation qui entre dans les desseins de la Providence. En une sorte de vision hégélienne de l’histoire, les romantiques parviennent à intégrer les actes iniques et barbares de Louis XI, subsumés sous une signification plus vaste.
52Le personnage historique de Louis XI présente donc un statut particulier au sein de l’exploitation littéraire du Moyen Âge par les romantiques. En effet, il se trouve, comme l’ensemble des images médiévales romantiques, pris dans un réseau de projections et d’interprétations qui tendent à l’idéalisation. Mais celle-ci, contrairement au processus habituel, ne passe pas par une idéalisation globale du Moyen Âge ; au contraire, c’est l’aspect moderne de ce personnage en mouvement et tendu vers l’avenir qui séduit les romantiques, en partie parce que ce Louis XI partiellement réinventé, inscrit dans la marche de l’histoire, leur permet de repenser le présent. Ce personnage s’insère donc dans la représentation complexe et contrastée du Moyen Âge mise en œuvre par le romantisme.
53Louis XI apparaît comme un personnage emblématique de la redécouverte romantique du Moyen Âge. Certes, son omniprésence dans les œuvres, narratives ou théâtrales tient en partie à la mode lancée par Walter Scott avec Quentin Durward, auquel les romantiques français se sentent tenus de répondre. Mais l’enjeu représenté par Louis XI dépasse ce simple phénomène : l’usage que font les romantiques de ce personnage révèle la complexité et l’ambivalence de leur rapport à un Moyen Âge dont ils donnent tour à tour des représentations idéalisées ou terrifiantes et qu’ils parviennent parfois à saisir dans sa vérité historique, tout en le déformant par le regard anachronique qu’ils portent sur lui. Le personnage de Louis XI se trouve au cœur de cette ambivalence : figure éclatée, il allie l’archaïsme le plus traditionnellement médiéval à une modernité qui permet aux écrivains et aux historiens de l’inscrire dans une perspective révolutionnaire. En outre, Louis XI, plus que n’importe quel autre personnage médiéval, offre aux auteurs les ressources de la vie privée. Sa réputation de se mêler secrètement au peuple et de dissimuler son identité, jointe à ses goûts supposés pour les divertissements populaires, ouvrent aux romanciers et aux dramaturges des horizons imaginaires illimités. Balzac l’entraîne alors du côté du grotesque, en prêtant au souverain des aventures excentriques. Scott, et à sa suite Hugo, ne résiste pas non plus au désir de représenter un Louis XI romanesque, en dévoilant au lecteur les détails les plus intimes de sa personnalité. Loin de s’en tenir à cet aspect privé, les auteurs se penchent également sur l’homme public que fut le souverain, et particulièrement sur son rôle dans les bouleversements économiques et politiques qui marquent la fin du Moyen Âge. Si le personnage privé sombre parfois dans le grotesque, l’homme politique donne toute sa mesure dans l’action transformatrice qu’il entreprend ; les divers auteurs s’attachent à mettre en valeur la dimension historique de son œuvre. Ce nouveau regard, éclairé par la Révolution récente, contribue à mettre en place une vision originale de Louis XI, traditionnellement perçu comme un tyran sanguinaire. Le Louis XI romantique se constitue ainsi de façon complexe, en une image mêlant tradition et innovation, détails privés et grandeur publique, terreur et dérision. Il symbolise essentiellement pour les romantiques la volonté de saisir, contre les représentations figées, un Moyen Âge en mouvement, en transition vers un ailleurs encore indéfini, qui pourrait être le présent.
Notes de bas de page
1 W. Scott, Quentin Durward, op. cit., p. 177, « […] le roi, qui, par sa conduite et sa personne, ressemble au vieux Michaut, changeur à Gand, plutôt qu’à un successeur de Charlemagne. »
2 J. Michelet, Histoire de France, livres I à XVII, op. cit., p. 1063.
3 E.-G. Bulwer-Lytton, The Last of the Barons, op. cit., t. 1, p. 222, « […] the great Earl cared for nothing in book-lore, except some rude ballad that told of Charlemagne or Rollo. » (« […] le grand Warwick ne se souciait nullement des livres, à l’exception des vieilles ballades sur Charlemagne ou Rollon. »)
4 E.-G. Bulwer-Lytton, The Last of the Barons, op. cit., t. 1, p. 95, « Tu ne vois pas, mon pauvre Warwick, combien la puissance de ces bourgeois augmente par le déclin des classes au-dessus d’eux. Si l’épée est la défense de la monarchie en temps de guerre, l’industrie est son bouclier dans les temps paisibles ; la politique ordonne donc de soutenir, d’honorer l’industrie. Louis XI te dira les mêmes vérités, dures sans doute à l’oreille d’un guerrier. »
5 H. de Balzac, Maître Cornélius, in La Comédie humaine, t. 7, Paris, Seuil, 1965, [1re éd. 1831], p. 119.
6 Paul Murray Kendall, Louis XI, « L’universelle araigne », Paris, Fayard, 1974, p. X.
7 W. Scott, Quentin Durward, Introduction de 1831, op. cit., p. 4, « Pour cet objet, Méphistophélès est, comme Louis XI, doué de cette disposition incisive et dépréciatrice, de cet esprit caustique, toujours prêt à blâmer et à rabaisser toute action qui n’a pas pour conséquence directe et certaine le plaisir personnel. »
8 V. Hugo, Notre-Dame de Paris, op. cit., p. 431-432.
9 Ibid., p. 433.
10 W. Scott, Quentin Durward, op. cit., p. 57, « À l’exception du sentier que nous suivons, chaque toise de terrain est rendue dangereuse et presque impraticable par des pièges et des trappes armées de faux qui tranchent les membres du voyageur imprudent, comme la serpette du jardinier coupe une branche d’aubépine. Des pointes de fer vous traverseraient les pieds, et il y a des fosses assez profondes pour vous y ensevelir à jamais. »
11 Casimir Delavigne, Louis XI, Paris, Dubuisson, 1832, p. 263.
12 J. Michelet, Histoire de France, livres I à XVII, op. cit., p. 1064.
13 W. Scott, Quentin Durward, op. cit., p 404, « […] ce fut ainsi que Louis, le plus subtil comme le plus vindicatif des souverains de cette époque, fut déjoué dans ses projets de vengeance par l’influence de la superstition sur son caractère égoïste, et par la crainte de la mort dont une conscience bourrelée de crimes augmentait l’horreur pour lui. »
14 Ibid, p. 388, « Sainte Mère de Dieu, intercède auprès de ton fils, pour qu’il me pardonne tous mes péchés passés, et celui, qui n’en est qu’un bien petit, qu’il faut que je commette cette nuit. »
15 V. Hugo, Notre-Dame de Paris, op. cit., p. 452.
16 C. Delavigne, Louis XI, op. cit., p. 285.
17 W. Scott, Quentin Durward, Introduction de 1831, op. cit., p. 4, « on peut pardonner un instant de gravité à un écrivain qui n’a pour objet que l’amusement de ses lecteurs, lorsque son but est de flétrir toute politique, d’un caractère public ou privé, qui s’appuie sur les principes de Machiavel ou sur l’exemple de Louis XI. »
18 W. Scott, Quentin Durward, op. cit., p. 44, « le caractère de ce duc formait, sous tous les rapports, un contraste parfait avec celui de Louis XI. »
19 Ibid., p. 6, « Il devança également son siècle en portant atteinte aux principes reçus qui réglaient les relations des deux sexes. Les doctrines chevaleresques avaient établi, en théorie du moins, un système dans lequel la Beauté était une divinité qui règne et récompense. […] Chez Louis XI il fut loin d’en être ainsi. Ses voluptés furent sans élévation, cherchant le plaisir en dehors du sentiment et méprisant le sexe dont il voulait l’obtenir. »
20 H. de Balzac, « Les joyeulsetez du roy Loys le unziesme », Les cent contes drolatiques in Œuvres diverses, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1990, p. 97.
21 L’époux d’Henriette, héroïne du Lys dans la vallée n’est autre que le descendant de cet illustre personnage.
22 H. de Balzac, op. cit., p. 86-87.
23 C. Delavigne, Louis XI, op. cit., p. 273.
24 Ibid.
25 H. de Balzac, Maître Cornélius, op. cit., p. 121.
26 A. Dumas, Charles le Téméraire, Paris, Lévy, 1871, [1re éd. 1857], t. 1, p. 159.
27 W. Scott, Quentin Durward, op. cit., p 171, « Dans un prince doué de meilleures qualités, la familiarité avec laquelle il invitait des sujets à sa table, ou quelquefois même s’asseyait à la leur, l’aurait rendu populaire au plus haut degré ; et même, malgré son caractère bien connu, la simplicité de ses manières lui faisait pardonner une bonne partie de ses vices par la classe de ses sujets qui n’était pas immédiatement exposée aux conséquences de sa jalousie et de ses soupçons. Le Tiers État, qui, sous le règne de ce prince habile, s’était élevé à un nouveau degré d’opulence et d’importance, respectait sa personne, quoique sans l’aimer. »
28 Ibid., p. 51, « le plus âgé de ces deux hommes, celui que son costume et sa tournure rendaient le plus remarquable, ressemblait au négociant ou au marchand de cette époque. »
29 V. Hugo, Notre-Dame de Paris, op. cit., p. 167.
30 E.-G. Bulwer-Lytton, The Last of the Barons, op. cit., t. 2, p. 411, « […] dans un costume plus modeste que celui du plus pauvre des exilés présents, et, ressemblant et d’aspect et de mine aux portraits immortels tracés par Victor Hugo et notre Scott, marchait Louis, vulgairement surnommé Le Cruel. »
31 J. Michelet, Histoire de France, livres I à XVII, op. cit., p. 902.
32 W. Scott, Quentin Durward, op. cit., p. 270, « Louis, le gardien des libertés de la ville de Liège ! »
33 J. Michelet, Histoire de France, livres I à XVII, op. cit., p. 906.
34 Ibid., p. 907.
35 A. Dumas, Charles le Téméraire, op. cit., t. 1, p. 201.
36 W. Scott, Quentin Durward, op. cit., p. 39-40, « […] tous ces petits tyrans, affranchis de la juridiction des lois, se livraient impunément à tous les caprices et à tous les excès de l’oppression et de la cruauté. Dans l’Auvergne seule on comptait plus de trois cents nobles indépendants, pour qui le pillage, le meurtre et l’inceste n’étaient que des actes ordinaires et familiers. »
37 V. Hugo, Notre-Dame de Paris, op. cit., p. 439.
38 C. Delavigne, Louis XI, op. cit., p. 273.
39 Ibid., p. 294.
40 J. Michelet, Histoire de France, livres I à XVII, op. cit., p. 903.
41 V. Hugo, Notre-Dame de Paris, op. cit., p. 408.
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