Colette : moraliste ?
p. 79-91
Texte intégral
1Il y a sans doute quelque paradoxe à qualifier Colette de « moraliste ». Ne s’agitil pas d’un écrivain qui passe souvent pour une spécialiste des sensations, de la sensualité, du monde sensible – bref, cette « grosse abeille » dont Mauriac se demandait où elle ne s’était pas « fourrée » ? Il faut l’avouer, Colette elle-même, non sans coquetterie, a volontiers affiché son indifférence aux « idées générales », qui lui allaient, disaient-elles, comme « un chapeau à plumes » ou « un anneau dans le nez ». Et, à un journaliste qui lui demandait ce qu’elle pensait de quelque grave problème du moment, elle n’a pas hésité à répondre : « Monsieur, j’écris. Faut-il encore que je pense ? »
2On ne se méfie jamais assez des interviews d’écrivains : Colette n’a pas renoncé à « penser », loin de là, et il faut, à l’évidence, essayer de dépasser le cliché d’un écrivain purement instinctif, quasi animal. Colette n’avait pas renoncé à « penser », si l’on désigne par là une prise de distance réflexive (qui n’est pas nécessairement « intellectuelle », nous y reviendrons), une interrogation sur ce que signifie le fait d’exister, ce que c’est qu’être un homme, ou une femme, le fait d’avoir des passions, des sentiments, d’être condamné à l’affectivité, bref, tout un ensemble de questions qui sont précisément certaines de celles qui ont préoccupé ces écrivains qu’on qualifie généralement de « moralistes », – ces écrivains qui, comme l’on sait, ont gravement débattu des « mœurs », des « femmes » et des « hommes » ou de « l’homme », de la nature et des effets de la passion ou de l’amour, etc.
3Dans l’acception la plus triviale et péjorative, le terme de « moraliste » tend, on le sait, à désigner une propension sévère, austère, quasi « janséniste » (les mots étaient des parasynonymes, pour le dictionnaire de Furetière), à tenir un discours normatif opposant vices et vertus, et un discours prescriptif qui s’emploie à « donner des leçons et à « faire la morale », comme l’on dit couramment. Colette peut sembler aux antipodes de ce type d’attitude, elle qui dénonce dans Le Pur et l’impur les « plus bas moralistes » (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. III, p. 606 ; cette édition sera désormée désignée par Pl.). Et tant le personnage public que son œuvre semblent démentir toute affinité avec ces « moralistes »-là. L’écrivain, en particulier, est perçu comme immoral et démoralisateur, dès ce que P. -O. Walzer a joliment appelé la « révolution claudinienne ». Et l’on se souvient qu’Apollinaire, rendant compte des Vrilles de la vigne dans Les Marges en mars 1909, sous le pseudonyme de « Louise Lalanne », affirmait : « elle ne distingue pas entre le bien et le mal et se préoccupe peu de l’édification de son prochain ».
4Pourtant, il existe sans doute une Colette « moraliste », voire « janséniste », à condition de déplacer le champ d’exercice de son « moralisme » : il ne s’agirait pas des « bonnes » ou « mauvaises » mœurs, mais d’une morale, normative et prescriptive, de l’acte d’écrire, qui débouche parfois sur de véritables préceptes. Il serait facile de glaner, éparses dans son œuvre, surtout à partir des années 1930, quelques formules quasiment stoïciennes ou ascétiques, opposant à la « négligence » ou au « laisser-aller » la nécessité d’une « grave constance », d’un « courage lent et bureaucratique », la « vertu » du « scrupule » : « honneur » du métier, qui consiste dans le « renoncement », ce qu’on « refuse » à sa plume, « devoir » d’écrire normé par une exigence de « mesure », voire de macération ou de mortification, dans le « silence » d’une « existence érémitique » : « Qu’enseignerais-je sinon le doute de soi, à ceux qui, dès le jeune âge secrètement infatués, s’aiment au lieu de se flageller ? » (L’Etoile Vesper, in Œuvres complètes, éd. du Centenaire, Flammarion, 1973, t. X, p. 423 ; cette édition sera désormais désignée par OCC). On le voit, il existe un authentique rigorisme chez Colette, dont le champ électif d’application est défini par l’acte d’écrire, par ses conditions sévères d’existence et ses normes exigeantes de qualité, bref par une sévère éthique de l’écriture, qui s’oppose étrangement à la sensualité provocante, voire provocatrice, qu’on associe généralement à cette œuvre.
5Mais on peut trouver un autre domaine où apparaît une sévérité ou une rigueur inattendues de l’écrivain. Si l’on admet que la réflexion des moralistes ne s’exprime pas nécessairement par ces formes souvent brèves ou discontinues qui ont rendu célèbre notre xviie siècle, si l’on admet, à la suite d’Alain, que les vrais moralistes du xixe siècle sont Balzac et Stendhal, et donc que le roman ou la nouvelle redeviennent, en particulier, ce qu’avait déjà fait apparaître par exemple La Princesse de Clèves, c’est-à-dire un moyen d’expliciter et de transposer narrativement une analyse de l’amour-passion et une réflexion sur les rapports de la passion et de l’existence, pour reprendre une célèbre formule de Georges Poulet, ainsi qu’une interrogation sur sa signification et une réflexion éventuellement sévère (on le voit déjà dans l’Adolphe de Benjamin Constant) sur ses dangers, alors Colette pourrait être située dans cette grande tradition. Bien des récits de Colette pourraient être lus comme autant de textes édifiants sur les « ravages de la passion » (formule d’Yvonne Sarcey, dans Les Annales politiques et littéraires, 27 avril 1924, citée dans Pl. III, p. 1729). C’est le cas d’un recueil de nouvelles intitulé La Femme cachée, où divers gestes criminels ou meurtriers attestent d’une passion cherchant son « repos », sa « délivrance », et les trouvant par exemple dans un « corps de femme, abattu sur le tapis et comme cassé par le milieu » (Pl. III, p. 44, 26-29). Image frappante, où semble se condenser, de façon à la fois monstrative et démonstrative, et au-delà de la neutralité affectée, de la froideur d’une narratrice qui ne prend pas parti explicitement, une actualisation du potentiel destructeur, homicide, de la passion : le « passage à l’acte », l’acting out est retenu pour son caractère spectaculaire, dans une perspective qui paraît délibérément descriptive, laissant au lecteur le soin de tirer les conséquences qui s’imposent. D’autres récits de Colette jouent encore sur ce registre : dans Chambre d’hôtel (1940), nous lisons l’histoire, elle aussi édifiante, de Lucette d’Orgeville, danseuse « à transformations » dans un music-hall, qui va mourir de septicémie, à la suite d’une blessure à la gorge que lui a faite un de ses amants, une « sauvage blessure pareille à une morsure de cisailles, à un affreux coup de serpe » (OCC, t. IX, p. 73). Dans La Lune de pluie, Délia Essendier, une jeune femme oisive, que son mari a quittée, se livre avec obstination à ces diverses pratiques occultes que Colette qualifie de « magies populaires » (« couteaux », « ciseaux », « épingles » ou « aiguilles à broder ») ; le jugement de sa sœur, qui la qualifie alors de « criminelle », semble enfin justifié par l’épilogue du récit : la narratrice croise Délia Essendier dans la rue, qui mange avec appétit un « grand cornet de frites » et porte une robe noire, ainsi que le « bandeau de crêpe blanc des veuves » (OCC, t. IX, p. 124). Violence chronique de l’idée fixe » ou passage à l’acte, on le voit, Colette nous montre dans ces deux récits, composés presque à la même époque, deux visages de la passion meurtrière. Comme dirait peut-être Balzac : « Et la marquise resta pensive… » (et, avec elle, le lecteur). Et à quoi faut-il donc penser ? A ce que Colette appelle ailleurs, de façon assez sentencieuse, la « banalité du sauvage et de l’ordinaire amour », et au « geste, si facile, de tuer » (Aventures quotidiennes, Pl. III, p. 127, 86-87). Ne peut-on y voir une variation paroxystique sur ce que La Rochefoucauld, dans son langage, appelait l’« injustice » et le « propre intérêt » des passions, ce qui rend donc « dangereux de les suivre » (maxime n° 8) ?
6Autres récits de moraliste : Chéri, et surtout La Fin de Chéri. On peut les lire comme deux fables édifiantes, où l’on voit sanctionnée la transgression d’une loi (ou plutôt d’un tabou moral), dans la mesure où la relation entre Léa et Chéri est présentée comme quasi incestueuse. Ces deux romans présentent peut-être une perpective « moraliste » au sens étroit du terme, la sanction ultime, la mort, venant frapper celui (Chéri) qui s’est obstiné à ne pas respecter l’ordre du temps : l’écart entre générations apparaît comme une loi morale – fondée en nature – dont la transgression finit pour Chéri par se payer de la vie, tandis que Léa semble faite pour justifier cette autre remarque de La Rochefoucauid : « En amour, celui qui est guéri le premier est toujours le mieux guéri » (maxime n° 417). En tout cas, il faut sans doute prendre au sérieux l’affirmation de Colette : « Je n’ai jamais rien écrit d’aussi moral que Chéri » (Pl. II, p. 1551). De son côté, Gide, dans une lettre à Colette datée du 11 décembre 1920, n’hésitait pas à rapprocher ce roman de l’Adolphe de Benjamin Constant, roman de moraliste s’il en fut : « c’est l’envers même du sujet – presque ». On y trouve en tout cas une même sévérité impitoyable dans la présentation des « désordres de l’amour » ou d’une « maladie de l’âme » comme dirait encore La Rochefoucaud (n° 193), une « parfaite rigueur analytique », pour reprendre les termes de Henri de Régnier (Pl. II, p. 1355), malgré la « pureté » paradoxale dévolue finalement à un Chéri qui accède à une dimension sacrificielle, celle d’une victime esseulée du drame que le temps joue avec la passion, après qu’il a cherché à s’aveugler, en construisant, avec une morne obstination, un fantôme illusoire de Léa, en déniant que le temps avait passé, et transformé Léa en vieille femme, désormais « sans sexe » (Pl. III, p. 215). Mais cette « pureté » inattendue de Chéri, elle montre aussi l’ambiguïté de la perspective de Colette : ce jugement moral rédime un être qui, si veule ou « pauvre » (Pl. II, p. 1551) qu’il paraisse, est finalement hissé, au-delà de l’amoralisme apparent de la donnée, à une sorte de dignité tragique, celle qui naît de l’expérience de la souffrance dont on ne se remet pas.
7C’était là pulvériser les fausses évidences paresseuses de la morale ordinaire et conventionnelle, les vérités endoxales, et prendre place dans une longue tradition « amoraliste » de remise en cause de nos préjugés, au profit d’une interrogation délibérée, d’une mise en évidence des ambiguïtés inextricables des valeurs morales. C’est encore ce que fait Colette quand nous la voyons problématiser la notion de « vertu », à l’occasion d’un fait divers en 1924, celui du caissier de l’Opéra Comique, cet homme de 63 ans qui avait détourné 527 000 francs pour mener, muni d’une perruque, une vie nocturne luxueuse de pseudo-rentier, au bras ou dans les bras d’une jeune maîtresse. Certes, ce « voleur », ce « volage », on peut le dire « pervers » ; mais, nous dit Colette de façon surprenante, c’est qu’il a été formé à cette « école de démoralisation que constitue la vie impeccable, découpée en pensums bénévoles, aux côtés d’une épouse sans reproche. L’excès, l’intoxication, il les connut avant le péché officiel, engendrés par la répétition inexorable des mêmes vertus quotidiennes ». Il ne lui restait donc qu’à « sauver sa vie, s’élancer dans la peau et dans l’âme d’un autre homme » (Aventures quotidiennes, Pl. III, 98-99). Ce jugement inattendu semble une variation sur quelques célèbres formules paradoxales et sarcastiques de La Rochefoucauld : « Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit »(maxime n° 209) ; et surtout : « La folie nous suit dans tous les temps de la vie. Si quelqu’un paraît sage, c’est seulement parce que ses folies sont proportionnées à son âge et à sa fortune » (maxime n° 207). Mais ce que dit Colette est un peu différent, et relève plutôt de cette étiologie que ce même La Rochefoucauld observe : « Si on examine bien les divers effets de l’ennui, on trouvera qu’il fait manquer à plus de devoirs que l’intérêt » (maxime n° 172). Dès lors, quel jugement moral porter sur ce caissier, qu’une overdose de vertu conjugale et d’ennui a conduit à cette existence si « perverse », mais aussi si romanesque, qui lui a permis à la fois de se perdre et de se « sauver » ? Voilà un exemple d’interrogation d’authentique moraliste, qui, à propos du cas apparemment trivial et méprisable d’un caissier indélicat et libidineux, remet en cause les idées toutes faites, et même fait apparaître une causalité paradoxale, qui légitime presque les aventures du caissier : ce « pervers » est né de la « vertu » ennuyeuse, à la lettre « mortelle », de son épouse légitime. De son côté, La Rochefoucauld acquitterait presque ce pauvre caissier infidèle, pour au moins trois raisons : « La violence qu’on se fait pour demeurer fidèle […] ne vaut guère mieux qu’une infidélité » (maxime n° 381) ; « Pendant que la paresse et la timidité nous retiennent dans notre devoir, notre vertu en a souvent tout l’honneur » (maxime n° 169) ; et enfin : « La persévérance n’est digne ni de blâme ni de louange, parce qu’elle n’est que la durée des goûts et des sentiments, qu’on ne s’ôte et ne se donne point » (maxime n° 177).
8Un autre fait divers de 1924 nous fournit un nouvel exemple, peut-être plus radical, de réflexion tendant à suspendre le jugement moral, à rendre problématique toute condamnation. Dans une chronique intitulée « Assassins », Colette revient sur la question du meurtre, mais non plus dans la perspective banalement passionnelle que nous avons évoquée tout à l’heure. Elle ne se préoccupe pas non plus d’évaluer les responsabilités du « meurtrier d’occasion », cet amateur médiocre, « inspiré par la colère ou par l’alcool ». Il s’agit désormais de jauger ce qui, dans les meurtres commis par des professionnels, si l’on peut dire, par un Landru naguère, maintenant par un de ses disciples anglais, nommé Patrick Mahon, peut conduire à une redéfinition de l’humain à partir de l’expérience même de l’inhumain. Congédiant les thèses médico-légales nées à la fin du xixe siècle avec Nordau ou Lombroso et la notion de « dégénérescence », Colette récuse aussi le savoir psychiatrique, la définition de Landru ou de Mahon comme autant de « cas pathologiques » : c’est qu’elle voit en ces êtres un signe du crime fondé en nature, et elle les considère comme les dépositaires d’une nature humaine désormais oubliée, ou plutôt refoulée. L’œil de Landru pendant son procès lui semble « serein comme celui de premiers hommes, œil qui contemplait le sang versé, la mort et la douleur sans fermer ses paupières », celui de « nos ancêtres lorsqu’ils n’avaient pas encore inventé la pusillanimité ». Pour une Colette qui semble bien près ici de faire l’éloge d’une morale (stendhalienne, baudelairienne ?) de l’énergie transgressive (alors que, dans le cas de l’histoire de Chéri et de Léa, la transgression de l’écart des générations débouchait sur une sanction narrative : le suicide de Chéri), Landru et Mahon sont donc des « survivants, des persistants » : « détenteurs d’une animalité ailleurs abolie, ils rayonnent d’une douceur pleine de ténèbres ». Le criminel est donc bien pour l’homme son « frère déshumanisé », mais moins par inhumanité que par animalité conservée, voire préservée, celle dont atteste l’« instinct » des « fauves distingués », qui lui assure une forme de « simplicité, et une « affreuse innocence » : Mahon est donc « candide », un « doux monstre » (Aventures quotidiennes, Pl. III, p. 85 à 87). Question centrale en effet pour Colette que celle du « monstre » : nous n’y reviendrons pas ici, puisque Julia Kristeva l’a abordée dans son bel ouvrage, et nous renvoyons aussi à l’intéressante communication de V. Leys. Disons simplement qu’apparaît maintenant une Colette qui n’hésite pas, comme l’aurait peut-être aussi fait Sade, à réintégrer dans la définition de l’homme une composante radicalement immoraliste (ou infra-morale, ou amorale ?), qui fonde une redéfinition paradoxale du meurtre comme signe d’« innocence », cette innocence fût-elle pathétiquement, et par simple concession endoxale faite au lecteur, qualifiée d’« affreuse ».
9C’est au fond cette même question de l’« innocence », de la nécessaire suspension, au moins provisoire, de l’incrimination morale, voire d’une reformulation de l’opposition traditionnelle du « pur » et de l’« impur », qui est au principe d’un autre domaine électif de la réflexion colettienne. Car il existe une Colette moraliste de « ces plaisirs qu’on nomme, à la légère, physiques », selon une formule qui lui fournira, abrégée, le premier titre du Pur et l’impur (Ces plaisirs..., en 1932). Cette moraliste, lointaine cousine du Montaigne auteur de l’admirable essai « Sur des vers de Virgile », elle apparaissait déjà fugitivement, sur un mode qu’on peut juger superficiellement hédoniste, dans Claudine en ménage, puisque Claudine y affirme, par exemple : « Le vice, c’est ce qu’on fait sans plaisir » (Pl. I, p. 468) : cette redéfinition péremptoire écartait déjà l’interprétation traditionnelle du « contre-nature » ou de la transgression d’une « loi » morale, au profit d’une morale de l’intention, et donc de l’authenticité ou de la sincérité avec soi-même dans l’évaluation de son propre plaisir. Et l’on songera aussi à cette « deshonnête innocence » d’Irène, dans une des nouvelles de La Femme cachée, qui « cueille » des « passants », « sans vergogne », « véridique dans sa brutalité native » (Pl. Il, p. 6). Mais, comme l’a bien montré M.-C. Bellosta (« La Retraite sentimentale : un écrivain à la conquête de son honnêteté », Cahiers Colette, n° 11, 1989, p. 77 à 91), la vraie naissance de cette « moraliste » remonte à 1907, avec la publication de La Retraite sentimentale. Dépassant la polissonnerie douteuse et volontiers voyeuriste des Claudine, ce livre se donne pour sujet essentiel la question du plaisir érotique. Certes, Claudine en ménage posait déjà bien des questions, problématisait déjà le jugement moral, par le truchement de Rézi se demandant quand une caresse cesse d’être innocente pour devenir érotique, ou celui du petit Marcel suggérant l’absurdité foncière de la vertu de « fidélité » (Pl. I, p. 457, 468) : et M.-C. Bellosta a fait pertinemment observer que la chute du roman apportait « une réponse paradoxale à la question de savoir où est le vice » : un hétérosexuel [Renaud] y apparait plus « vicieux » qu’une homosexuelle, par son désir libertin de « s’immiscer en tiers » (éd. citée, p. 490) entre Claudine et Rézi.
10Mais La Retraite sentimentale explicitera davantage ces questions, grâce aux effets « dialogiques » qui naissent des discours affrontés de ces « récitants » (M. -C. Bellosta, art. cité, p. 84) que sont Annie, Claudine, et Marcel. Ce croisement polyphonique, parfois concordant, parfois discordant, des expériences considérées, sert à l’édification de Claudine, qui tire peu à peu la leçon de ce qu’elle a entendu, et de ce qu’elle-même a vécu. Face aux deux figures d’Annie et de Marcel, qui incarnent et illustrent le choix, « simple » et « banal » (éd. citée, p. 896), du « plaisir », de la « chair fraîche », et qui témoignent, par-delà la différence de leurs « choix d’objet », comme diraient les psychanalystes, des mêmes exigences du corps, qui « pense » pour eux, la différence conventionnelle entre désir hétérosexuel, censément fondé en « nature » et légitime de ce simple fait, et désir homosexuel, censément « pervers » ou anti-naturel, subit une sorte de neutralisation, et surtout Claudine, face à cette Annie qui lui semblait une « dévergondée » ou une « détraquée », découvre en cette dernière l’innocence de la bête indifférente à la fiction humaine du « péché », une « bête robuste, gourmande de chair fraîche » (éd. citée, p. 907), qui n’est pas « impure », mais témoigne, par son obéissance à la loi naturelle du désir à satisfaire, d’une innocence lustrale ou d’une « pureté » inattendue, puisque Annie dit elle-même que « le péché » l’a « lavée » de sa « naïveté » – naïveté qui consistait à croire à sa propre « impureté », dont elle contemple « l’image évanouie » (éd. citée, p. 928-929). Que valent donc les catégories du « pur » et de l’« impur » ? On s’aperçoit qu’elles ne valent peut-être pas grand chose, quand Colette pousse la pointe de son inter-rogation, nous l’avons déjà vu, jusqu’à la situation-limite, la transgression par excellence du tabou de l’inceste (il ne s’agit plus de ce quasi-inceste qui associait Léa et Chéri, ou Phil et la « Dame en blanc ») : évoquant une pièce de 1933 qui traitait de l’inceste paternel, elle fait s’affronter deux discours entendus chez les spectateurs : « Sujet infiniment pénible… » versus « Dans la nature… », et conclut : « Pur et Impur mentaient tous deux » (cité par M. -C. Bellosta, notice de Bella-Vista, Pl. III, 1901-1902), avant de revenir sur le sujet dans « Le sieur Binard », et de prêter à Sido une réflexion ambiguë et elliptique sur ce cas d’inceste campagnard : d’un côté, Sido définit le père comme un veuf « impur » (ibid.,p. 1214), de l’autre, elle évoque « les anciens patriarches… » (ibid. : traduisons : aux filles de Loth, dans la Genèse, la question connexe de la polygamie des descendants d’Adam n’étant pas au cœur de cette histoire, comme le rappelle pertinemment M. -C. Bellosta, ibid.,p. 1907). En associant les filles du sieur Binard à des « antilopes » (ibid., p. 1213), la narratrice, de son côté, avait suggéré que cette transgression était dans l’ordre naturel, c’est-à-dire animal, profondément archaïque, et rémanent dans les conduites humaines.
11Mais c’est surtout dans Le Pur et l’impur que Colette ira au bout de son interrogation, qui tendra à invalider les normes habituelles d’évaluation des conduites ou des pratiques amoureuses. A l’ouverture du livre, elle nous présente l’exemple de Charlotte, qui ment miséricordieusement à son amant sur son propre plaisir. Cet exemple conduit la narratrice à réfléchir, sans prendre d’ailleurs clairement parti, à ce signifie ce mensonge, qui peut aussi bien se définir comme « tendre imposture », comme « abnégation » : « la tâche dévolue à celui qui aime le mieux : la fourberie quotidienne. Mensonge déférent, duperie entretenue avec flamme, prouesse ignorée qui n’espère pas de récompense… » (Pl. III, p. 562). Dans un monde où rien n’est simple, où règne l’ambiguïté des valeurs, Charlotte a choisi le compromis, et incarne une sorte de clivage : un « cœur », qui est « si peu difficile », « ça ne choisit pas. On finit toujours par aimer », mais « Le corps, lui… […] il a comme on dit la gueule fine, il sait ce qu’il veut » (éd. citée, p. 564). A la fin de cette section du livre dévolue à Charlotte, Colette ne tranche pas, et reprend les deux termes antinomiques qui peuvent désigner la conduite de Charlotte : « tromperie », et « délicatesse » (p. 566). Tromperie ou délicatesse ? Un spécialiste de la littérature du xviie siècle retrouverait peut-être ici la forme moderne d’une de ces « questions d’amour », de cette casuistique amoureuse qui proliférait dans les décennies 1660-801.
12Plus loin dans le livre, nous voyons Colette confier à un avatar de « don Juan » le soin de renverser l’idée banale sur le don juanisme, en faisant exprimer à son personnage une « rancune » misogyne (p. 566), et en faisant surgir une vérité méconnue, ou refoulée par la doxa : celle de l’inimitié entre les sexes (p. 579 à 580). Ou encore, on y lit une longue méditation sur la jalousie, ce sujet classique des moralistes, de la Rochefoucauld et Mme de La Fayette à Proust, sur le « souhait homicide » (p. 649) qui accompagne comme son ombre la jalousie, et sur la façon dont on peut croire en triompher, par une « joie mortificatoire », une « ivresse égalitaire », qui consiste en une « absolution », ou plutôt en une « abdication », celle des « pouvoirs de la couche » (p. 652) : en place de « vacillantes polygamies », Colette interroge alors la pureté problématique de deux femmes « appariées », et ainsi « armées » contre un « pacha au petit pied », « mormon clandestin » (p. 653). Elle y oppose les « voies célestes » (ibid.) qu’elle trouve dans une sorte d’Arcadie saphique, celle des « vierges de Llangollen », ces deux aristocrates galloises dont elle nous raconte l’histoire, la « flamme désordonnée et pure » (p. 620), une passion qui dura un demi-siècle. Fournissant une contre-épreuve pleine de gravité et de dignité au « libertinage saphique », aux « saphos de rencontre » (p. 617), cette histoire véritablement édifiante réintroduit une perspective morale, une composante de sublimité dans un amour qui n’est pas « normal », puisque – ambiguë comme souvent – Colette emploie malgré tout cette expression normative. A contrario, interrogeant l’homosexualité tant féminine que masculine, Colette fait apparaître toute une gamme, tout un éventail de comportements aliénés ou « consumés » à cette flamme du désir : en définitive, de don Juan à Renée Vivien ou à Pépé, cet amateur d’ouvriers blonds, ce qui apparaît, et qui transcende les différences de goûts ou de sexe, c’est le pouvoir de la « chair », de cette « arabesque de chair », « chiffre de membres mêlés, monogramme symbolique de l’Inexorable » (p. 565). Et c’est face à cet « inexorable », véritable détermination de l’existence, que se joue l’épreuve de vérité. Dès lors, le regard de Colette, défini par la compassion mais aussi par une lucidité sévère, celle peut-être qui va avec un amor fati un peu particulier, renonce, comme l’on sait, à donner un sens précis, « intelligible », au mot « pur », le désémantise en un jeu de sonorités artistement glosées, et le livre s’achève sur cette constatation ironique, dans un ultime suspens du jugement moral face à la fatalité de l’« Inexorable ».
13Etrange moraliste donc que Colette, mais qui, en fait, n’est pas si infidèle à une certaine tradition de réflexion moins prescriptive que descriptive, et moins affirmative qu’interrogative. Et si l’on retient la définition élargie du moraliste que donnait Dilthey, c’est-à-dire un « philosophe de la vie », qui a pour projet d’« interpréter la vie à l’aide d’elle-même » dans une démarche descriptive, et à partir du ressaisissement réflexif d’une « expérience du monde2 », il est clair que Colette relève de cette catégorie ; il s’agit pour elle de « donner à penser », même sans l’arroi théorique ou technique d’une philosophie ou d’un corps de doctrine comme le pessimisme augustinien qui informait en profondeur la pensée de la plupart des moralistes dits « classiques ». L’équivalent de cet arrière-plan doctrinal serait assez difficile à définir, dans le cas de Colette, sinon peut-être une idée assez vague de la « nature » comme légalité autonome autant que comme réservoir de l’« archaïque » pulsionnel, antérieur et irréductible à l’ordre proprement humain. Mais Colette hésite de moins en moins, à mesure que son œuvre se développe, a exercer une sorte de magistère moral, en fournissant à son lecteur, de façon parfois inattendue, au détour d’un texte, ce qui apparaît comme autant de leçons sur l’existence, de preuves d’un savoir de la « vie », comme l’on dit. Ce faisant, nous la voyons retrouver tout naturellement, comme ses prédécesseurs en ce domaine, un goût des formulations volontiers oraculaires, user des ressources de la brevitas, semer sa prose d’énoncés gnomiques, jouer avec son lecteur de toute la palette des aphorismes, sentences, maximes et réflexions diverses.
14Et, de même que Barbey d’Aurevilly avait extrait une série de « maximes » des romans de Balzac3, ou qu’un critique contemporain a cru pouvoir se livrer à cet exercice pour les « maximes » de Proust4, il serait assez facile (et en même temps un peu vain) de proposer une lecture anthologique de Colette, de détacher, conformément à cette tradition dont témoignent les Adages et les Apophtegmes d’Erasme, par exemple5, une série de réflexions de Colette sur les sujets les plus variés. L’amour est ainsi défini par « ses machiavélismes, son abnégation intéressée et ses violences » (La Fin de Chéri, Pl. III, p. 240). Ailleurs, on lira cette remarque sur la souffrance : « Souffrir, c’est peut-être un enfantillage, une manière d’occupation sans dignité – j’entends souffrir, quand on est femme par un homme, quand on est homme par une femme » (La Naissance du jour, Pl. III, p. 287). Ou encore, elle nous propose une longue réflexion sur l’amour maternel (Aventures quotidiennes, Pl. III, p. 122-123), dont nous extrayons cette seule phrase, lestée d’expérience : « La folie de vouloir tout donner empoisonne la maternité, comme pour la punir de son extraction passionnelle ».
15Et surtout, Colette retrouve, à sa manière, la double caractéristique des énoncés des moralistes : en même temps qu’ils posent des questions sérieuses, ils relèvent d’une rhétorique de l’agrément, et donc veulent plaire ou frapper, ironisent ou amusent, à l’occasion. Colette apparaît ainsi comme une artiste de l’énoncé sentencieux ou gnomique, auquel elle se livre avec un goût croissant (dira-t-on une complaisance de plus en plus manifeste ?), à mesure qu’elle acquiert cette « respectabilité » de l’écrivain âgé et reconnu, qui légitime tant d’assertions subjectives « coulées dans un moule de vérité », qui se donnent sur le mode de la vérité générale et du « discours d’autorité6 ». Cette « autorité » (qui tend peu à peu à prévaloir sur l’exploration incertaine des ambiguïtés ou la mise en veilleuse des certitudes) est elle-même gagée par la compétence en matière d’existence que s’arroge un auteur vieillissant, et légitime un rapport de plus en plus didactique et complice de Colette avec son lecteur, glissant au détour d’une phrase telle remarque sur « les habitudes honorables des femmes sans honneur » (Gigi, Pl. IV, p. 451), sur le « fonds de frivolité qui vient au secours des existences longues », sur « l’aménité des maris infidèles » (Le Blé en herbe, Pl. Il, p. 1220), ou sur une « bienfaisance capable de plus d’un crime » (La Naissance du jour, Pl. III, p. 318). Elle n’hésite même pas à recourir à ce procédé didactique par excellence, l’apologue, pour justifier une rafale de sentences conclusives, comme l’on voit avec l’histoire de ces passereaux qui, dans une chambre d’hôtel genevoise, commençaient à venir familièrement au bord de son lit : « Chaque fois le danger, avec l’animal, se fait le même pour nous. Choisir, être choisi, aimer. Tout de suite après viennent le souci, le péril de perdre, la crainte de semer le regret. De si grands mots au sujet d’un passereau ? Oui, d’un passereau. Il n’est pas, en amour, de petit objet » (Le Fanal bleu, OCC, t. Xl, p. 110).
16Mais le plus souvent, Colette recourt à des maximes ou sentences enchâssées, dont le degré d’intégration au contexte est très variable, qui brusquement viennent gloser ce qui nous est raconté, et hissent à un plan de généralité supérieure l’anecdote qui leur a fourni un prétexte pour se formuler. Qu’un des personnages de Chambre d’hôtel prête peu d’attention à la narratrice, et voilà qui justifie l’énoncé d’une généralité inattendue et ironique sur les femmes : « une femme a bientôt fait de porter au compte de la débilité mentale les marques de l’indifférence » (OCC, t. IX, p. 27). Un peu plus loin, dans le même récit, la narratrice observe en elle « le frémissement à peine sensible, l’inquiète allégresse que nous puisons tous dans une affliction qui, en terrassant autrui, nous comble ou nous délivre » (p. 75). Et, dès le début du récit, nous avions été informés d’une autre vérité générale, qui témoigne d’un savoir irréfutable et sarcastique sur l’existence : « On ne console pas une jeune femme accablée d’un bon demi-kilo de diamants » (p. 14).
17C’est donc en définitive une des grandes séductions de la prose colettienne que ce facteur d’imprévisibilité modulante, que ces brusques condensés d’expérience universalisable, ces petits accès de généralité qui arrivent sans crier gare, qui sollicitent le lecteur, le mettent tout à coup « en arrêt », et qui donnent à penser, et parfois à admirer l’extrême intelligence de l’humain qui en émane, autant que cette « forme décrétale de l’observation » que Colette reconnaissait à Sido. Voici, pour finir, un bref florilège (on n’en tentera pas ici une analyse typologique ou rhétorique : énoncés déclaratifs et interrogatifs, modèle définitoire ou descriptif et modèle prescriptif, etc.), où se retrouve la hauteur formulaire, la condensation un peu sévère du « grand siècle », et où la dimension réflexive se fait sans complaisance, témoignant de ce même regard lucide sur l’existence qui fait la force, et parfois la sécheresse implacable des moralistes classiques :
« L’esprit de contradiction chez la femme est aussi fort que l’instinct de propriété » (Mes apprentissages, Pl. III, p. 1074).
« Aucune tentation ne se mesure à la valeur de l’objet » (A portée de la main, OCC, t. XI, p. 446).
« Qui tromperait-on, sinon ceux que l’on aime ? » (Pour un herbier, Pl. IV, p. 899).
« Toute passion vraie a sa face ascétique » (Mes apprentissages, Pl. III, p. 1046).
« La béatitude n’enseigne rien. Vivre sans bonheur et n’en point dépérir, voilà une occupation, presque une profession » (Mes apprentissages, Pl. III, p. 1049).
« Il y a souvent plus d’angoisse à attendre un plaisir qu’à subir une peine » (Belles saisons, OCC, t. XI, p. 36).
[à propos de l’amour :] « la joie nous apprend sur lui peu de choses. Nous ne sommes sûrs de sa présence et de sa force que dans la douleur » (De ma fenêtre, Pl. IV, p. 579).
« Le voyage n’est nécessaire qu’aux imaginations courtes » (Discours de réception, Pl. III, p. 1088).
« S’étonner est un des plus sûrs moyens de ne pas vieillir trop vite » (Discours de réception, Pl. III, p. 1080).
18Avec cette dernière formule, somme toute plus rassurante que les précédentes, il convient sans doute de mettre un terme à l’exercice qui vient d’être tenté, et de donner enfin une réponse à la question que nous posions en commençant. Loin d’être limitée à une sensualité facile, à cet hédonisme un peu vulgaire dont on la crédite parfois sans bien la lire, Colette est incontestablement une moraliste, par la sévérité, la lucidité, parfois l’ironie, du regard qu’elle jette sur l’existence, par l’aptitude à dégager, de la gangue de l’anecdotique ou du contingent, des généralités un peu inattendues, mais une moraliste ambiguë, paradoxale, voire paradoxaliste, par la liberté du jugement, par son indifférence aux idées reçues, par la leçon d’attention aiguë qu’elle nous donne, par l’intelligence enfin – si peu « intellectuelle » – qui accompagne ces « leçons de choses » mais aussi ces « leçons sur l’existence » que nous présentent la plupart de ses livres.
Notes de bas de page
1 Voir l’anthologie publiée sous la direction de Jean Lafond, Moralistes du XVIIesiècle, Laffont, « Bouquins », 1992, p. 49 à 54. On y trouve des exemples comme « Si le cœur peut être fidèle quand les sens ne le sont pas », ou « S’il est plus fâcheux de ne jouir pas encore que de ne jouir plus ».
2 Cité par J. Lafond, Moralistes du xviiesiècle, ouvr. cité, p. XL.
3 Pensées et maximes recueillies et classées par Barbey d’Aurevilly, 1909.
4 J. O’Brien, The Maxims of Marcel Proust, New York, 1948.
5 Voir J. Lafond, ouvr. cité, p. IV à Vl.
6 Voir par exemple Charlotte Schapira, La Maxime et le discours d’autorité, Sedes, 1997, p. 127.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007