La solitaire dans la foule
p. 73-77
Texte intégral
1L’ironie de cette expression si tendrement possessive, « Notre Colette », n’aurait pas, je crois, échappé à la femme si contradictoire qu’on fête ces jours-ci – une femme qui a lutté toute sa vie pour échapper aux entraves de la possession sans jamais avoir renoncé au désir d’être possédée. Chacun peut avoir « sa » Colette, mais « Notre Colette » est plutôt « Colette parmi nous » ; et parmi nous, comme la solitaire dans la foule qu’elle décrit dans un recueil de vingt trois nouvelles écrites pour Le Matin et publiées en 1924 sous le titre La Femme cachée.
2Vous vous rappelez que cette épouse anonyme, croyant son mari parti en voyage d’affaires, va toute seule au bal de l’Opéra déguisée en Pierrot. Le mari, lui, craignant surprendre sa femme dans les bras d’un amant, la suit. Il la guette parmi les ombres de la fête tandis qu’elle se jette à corps perdu dans la débauche de fêtards masqués, se laissant aller à l’étreinte d’un guerrier, puis d’un Turc, et d’une Hollandaise, et pour finir, embrassant la bouche, écrit Colette, « haletante, entrouverte, d’un beau jeune homme. » Mais au lieu de se précipiter pour les séparer, le mari se fond, lui-même, dans la foule. Il vient de découvrir un secret autrement plus intime et déroutant qu’une simple infidélité : la femme cachée ne le trahit pas pour un rival, mais pour « le monstrueux plaisir d’être seule, libre, véridique dans sa brutalité native, d’être inconnue, à jamais solitaire et sans vergogne, qu’un petit masque et un costume hermétique ont rendu à sa solitude irrémédiable et à sa déshonnête innocence. »
3Dans une lettre à Marguerite Moreno où elle parle de ce livre, Colette le nomme, par erreur, erreur dont elle rit, Prisons et Solitudes. Et justement, la solitude que Colette associe au paradis est cet état de détachement érotique, d’autonomie rebelle et de vagabondage sensuel anonyme que la femme cachée goûte au bal. C’est le même bonheur paradoxal que La Vagabonde Renée Néré contemple, en 1910, dans de son rez-de-chaussée parisien. La voix si bien arrimée au réel qui s’y exprime à la première personne résonne d’une indépendance radicalement moderne. Renée flirte tantôt avec l’abstinence, tantôt avec la tentation. Elle fait preuve d’une admirable ironie amère face aux aspects à la fois toniques et toxiques de la solitude. L’amour existe-t-il sans une soumission totale et une perte d’identité ? La liberté vaut-elle la solitude à payer pour l’obtenir ? Colette se pose et reformule ces questions fondamentales toute sa vie. Elles mettent en jeu ce qu’elle appelle « mon véritable espoir », bien que reconnaissant, écrit-elle, que « tout est contre moi pour y parvenir ». Son véritable espoir était, pour son époque, révolutionnaire.
4Qu’elle ait ou non lu Nietzsche, elle a assimilé l’exhortation, mot d’ordre de sa génération : « Deviens ce que tu es ». Seulement voilà : à la fin du xixe siècle, comment devenir « soi-même », en même temps un individu et une femme ? « Le premier obstacle », écrit Colette, « c’est le corps allongé qui me barre la route : un voluptueux corps aux yeux fermés, volontairement aveugle, qui s’étire, prêt à périr plutôt que de quitter le lieu de sa joie. »
5Mais cette figure aveugle et lâche, blottie dans son lieu de joie et attachée par la corde d’une dépendance animale à un plaisir coupable et régressif, est aussi celle de la petite créature entêtée que décrit Sido dans La Maison de Claudine : « on dit », fait-elle remarquer à sa fille, « que les enfants portés comme toi, si haut et lents à descendre vers la lumière, sont toujours des enfants très chéris, parce qu’ils ont voulu se loger tout près du cœur de leur mère, et ne la quittent qu’à regret ». Le drame de la descente tortueuse vers la lumière de l’autonomie est l’un des plus grands thèmes de Colette, et elle ne l’a jamais traité avec plus de maîtrise et de profondeur que dans La Naissance du jour, chef d’œuvre qui porte bien son titre. Dans un style aussi expérimental que viscéralement personnel, il évoque la relation mère-fille à un point de jonction critique pour l’une comme pour l’autre : la naissance de soi, le moment où l’enfant se détache de la psyché maternelle. La mère du roman est une âme en perpétuel mouvement, perpétuellement sur le point de mettre au monde une sagesse pressante et révolutionnaire qu’elle a portée en elle, toute sa vie : comment devenir à la fois une personne et une femme. L’enfant « mûre » qui a si longtemps résisté, est enfin prête à « tomber », c’est-à-dire à accepter sa solitude existentielle. Le roman commence, lui aussi, par une chute.
6En 1923, dans une lettre expédiée de Rozven à Marguerite Moreno, Colette écrivait : « J’ouvre un tiroir de mon petit bureau pour prendre de l’argent, une lettre tombe, une seule : c’était une lettre de ma mère […] » (On notera que l’argent a toujours revêtu une grande valeur, à la fois symbolique et concrète, aux yeux de Colette, pour qui il était la voie de l’indépendance). « Que c’est curieux, on résiste victorieusement aux larmes, on “tient” très bien, aux minutes les plus dures. Et puis quelqu’un vous fait un petit signe amical derrière une vitre, – on découvre, fleurie, une fleur encore fermée la veille, – une lettre tombe d’un tiroir, – et tout tombe. » Cette analyse préfigure l’histoire qu’elle contera dans Mes apprentissages quelque dix ans plus tard, à propos d’une autre naissance : celle de sa carrière d’écrivain, lorsque Willy, cherchant lui aussi de l’argent – ou tout ce qui pourrait lui procurer quelque argent – tombera, dans un tiroir, sur les carnets où elle avait esquissé les premiers Claudine.
7Au début de La Naissance du jour, une narratrice, qui se donne le nom de Colette, se définit comme la fille d’une femme appelée Sido, auteur d’une douzaine de lettres merveilleuses qui ponctuent le texte. Pour la narratrice, ces lettres – rêveries de Sido sur l’amour, la vieillesse, la maternité, les hommes, la nature, la vie rurale – servent d’objets de méditation, de surface réfléchissante, bien qu’elles ne forment pas tout à fait un miroir où chercher l’image de la mère et établir une comparaison désavantageuse avec la sienne. En même temps, elle prend soin de nous rappeler que si sa propre prose est une surface réfléchissante, elle n’est pas non plus tout à fait un miroir, et qu’il ne faut chercher la vraie Colette ni dans cette œuvre-là, ni dans ses autres romans. Elle se réserve le privilège de se cacher tout en s’exposant, « à la manière de la “Lettre volée” » de Poe. Sur quoi elle formule son fameux avertissement : « Imagine-t-on, à me lire, que je fais mon portrait ? Patience : c’est seulement mon modèle. »
8Colette laisse entendre (de façon, je pense, inconsciente) qu’un parfait miroir inviterait trop au narcissisme, et cette conclusion anticipe quelques-unes des plus lucides découvertes contemporaines sur la dynamique mère-enfant. Une femme trop fragile, trop angoissée ou trop mécontente de sa propre existence pour reconnaître dans son enfant un être distinct d’elle – et qui s’obstine à réaliser la fusion des deux identités – présente le même danger : ce qui, à l’origine, ressemble à de l’harmonie, jusque dans les sensations éprouvées, n’est en fait que de la domination. La béatitude de l’unicité et la terreur de l’omnipotence maternelle sont confondues, et un enfant affligé d’un tel bagage aux abords de la vie adulte peut alors, à titre défensif et pour ne mentionner que les extrêmes, verser dans la misogynie (rejet auto-protecteur de tout ce qui est féminin, maternel, donc engloutissant) ou le masochisme (capitulation devant un maître idéalisé – une figure de père censée imposer à l’ego les limites qu’il n’a pas su se fixer lui-même). Là où ce modèle de maternage est largement répandu, il se traduit par une société marquée par une forte polarité sexuelle qui exalte le détachement et la rationalité virils comme antidotes au pouvoir féminin, et qui cherche à entraver les femmes par une série d’attentes rigides à propos de la pureté, de la dépendance et du don de soi. Toute sa vie, Colette se bat vaillamment contre les circonstances, individuelles et collectives, qui ont forgé son identité de femme, sans jamais réussir à les transcender. Ses craintes vis-à-vis du pouvoir féminin et maternel, on les retrouve dans l’écrivain conservateur et « vieille école » qui se méfie profondément du changement et se fait l’avocate de la féminité « vraie », alors que, parallèlement, son besoin d’autonomie s’exprime par la voix de l’iconoclaste qui remet en cause les idées reçues et affirme sans cesse sa liberté.
9L’importance, et même la place centrale qu’elle occupe chez cette païenne Colette, de l’histoire de la « Chute », histoire qu’elle interprète, bien sûr, selon ses propres critères, mérite d’être soulignée. Si « tomber » signifie, dans sa mythologie – comme, d’ailleurs, dans celle des chrétiens – perdre son innocence, c’est une innocence qui n’a rien à voir avec le péché originel. C’est une innocence des obligations réciproques, des liens affectifs et moraux, de la culpabilité et de la dépendance. C’est l’innocence des aspirations qui enchaînent une créature à une autre : deux amants, quel que soit l’âge ou le sexe ; l’animal apprivoisé et son maître ; le parent et l’enfant. C’est une innocence, dit-elle, qui est le privilège des animaux sauvages, de la flore, des oiseaux de proie, de certains inadaptés sociaux, mais chez les êtres humains ordinaires, des seuls fœtus. Et si on perd son innocence au moment de naître, on la perd encore chaque fois qu’on aime. Chez Colette, la « Chute », c’est l’Amour.
10Le soixante-quinzième anniversaire de Colette, le 28 janvier 1948, est l’occasion de multiples hommages publics. « Et un plein jéroboam de champagne ! et le rempart d’azalées rouges dressé autour de moi par mes confrères de l’Académie Goncourt ! Et des journaux émaillés de “notre Colette” tendrement possessifs. » Maurice lui offre un bracelet en or, Bel-Gazou un « rameau d’orchidées », les télégrammes et les hommages affluent et le dîner d’anniversaire s’accompagne entre autres d’un bourgogne de 1873, son année de naissance (« et, ma fois, note-t-elle, comme à moi il lui restait quelque feu, une couleur atténuée »).
11Depuis sa serre toute rouge en plein cœur de Paris, sous sa couverture en fourrure jonchée de cadeaux affectueux, Colette se remémore un autre 28 janvier, dans une autre maison. « Il y avait bien peu de douceur et de confort. » Ainsi choisit-elle de se rappeler cette autre chambre, « que l’on ne parvenait jamais à rendre chaude », dans laquelle elle est née. Elle revoit « un singulier petit bahut à chaussures », puis « les deux lits, largement séparés » de ses parents et les servantes éperdues : « Je donnais beaucoup de mal à ma mère en travail. Depuis près de quarante-huit heures, elle luttait comme savent lutter toutes les femmes qui accouchent. Autour d’elle les servantes perdaient la tête, et oubliaient de nourrir le feu dans la cheminée. À force de cris et de peine, ma mère me chassa de ses flancs, mais, comme je surgis bleue et muette, personne ne crut utile de s’occuper de moi. »
12Ces paragraphes nus mais lourds de sens expriment chez Colette la séparation violente, primale, qui teinta constamment son vécu amoureux. En même temps naquirent la difficulté de s’estimer soi-même et le paradoxe hypnotique de ses sentiments – à la fois vengeurs et respectueux – pour une mère terrible qui, l’ayant « chassée de ses flancs », refusait parallèlement de la laisser partir. D’où le sentiment d’oppression que l’intimité lui causera toute sa vie moins aigu, toutefois, que la terreur de la solitude. Sa vitalité innée est aussi souveraine qu’est profondément enracinée sa passivité « née ». Jeune femme, elle avoua des faiblesses envers toutes les entraves de l’amour ; plus âgée, elle eut le génie de la domination. Insatiable et incapable de confiance, elle chercha toujours à assurer avant tout sa propre subsistance et devint à la fois avide et dispensatrice de chaleur, de plénitude, de beauté et de plaisir. Comme l’a écrit Laforgue à propos de Baudelaire : « Ni grand cœur, ni grand esprit – mais quels nerfs plaintifs, quelles narines ouvertes à tout, quelle voix magique. »
13C’est son ambivalence face au statut de fille, puis de mère, qui alimente sa pulsion de détachement, dont sa propre voix « magique », magistrale est une des expressions, son narcissisme résolu en étant une autre. Sa méfiance à l’égard d’un « autre » potentiellement envahissant, qui exige trop d’affection de sa part – mère, amant (e), enfant – est, confie-t-elle à Germaine Patat, une défense contre la perspective d’être « niée ». Derrière ce bouclier s’abrite une créature en fuite qui refuse d’être capturée, possédée.
14Margaret Crosland, qui intitule sa biographie de Colette La difficulté d’aimer, dit qu’elle sut également soumettre les événements, les êtres et les mots. Pour elle, après toute une vie d’énergie conquérante, constante et contenue, Colette a fini par se créer une petite existence bien lisse, sans accroc, et un style d’écriture plein d’une aisance apparente. Pourtant, je n’ai jamais rencontré personne, jamais lu aucun auteur qui échappe autant à l’analyse, ou qui jette un tel doute sur sa personne. Colette nous prévient d’entrée : elle se cache toujours là où elle est le plus en vue. « Sa pudeur, qui est extrême, la garde de faire la pudique » écrit Bel-Gazou. Il n’est pas jusqu’à ses lettres, pour ne rien dire de ses recueils de souvenirs, où elle n’expose aux yeux de ses amis et de ses lecteurs un personnage brouillé – « soumis » – par la marque de génie en qui, ce mois de janvier 1948, les journaux saluent « notre Colette ».
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