Les monstres de Colette.
p. 59-71
Texte intégral
1Colette vient après la fin du mouvement décadentiste spécialement friand de bizarre et de monstruosités en tous genres, et c’est avec peine qu’on lui trouverait des liens avec ses contemporains surréalistes pour lesquels le monstre est un animal familier, comme en atteste leur goût pour les hybridations, chimères et autres cadavres exquis. Pourtant, bien que délibérément en marge de ces courants coutumiers du monstrueux, Colette donne à voir au long de son œuvre toute une série de personnages et de phénomènes qu’elle qualifie de monstres.
2Qu’est-ce qu’un monstre ? Selon Aristote (De generatione Animalium), le monstre appartient à la catégorie des phénomènes « contraires à la nature ». On s’étonnera donc de rencontrer chez un auteur auquel on prête un culte inconditionnel de la nature des figures appelées « monstres ».
3Une étymologie incertaine nous apprend que monstre (monstrum) est la chose que l’on montre, une chose que l’étrangeté de sa conformation désigne au regard : Aristote désigne par ce nom des créatures naissant par exemple avec des organes en surnombre, ou bien des hybrides de différentes espèces. L’Encyclopédiede 1765 reprend la définition d’Aristote dans son article « Monstre » : le monstre est « un animal qui naît avec une conformation contraire à l’ordre de la nature, c’est-à-dire avec une structure de partie différente de celle qui caractérise l’espèce d’animaux dont il sort. »
4Chez Colette, on ne rencontre ni veau à deux têtes, ni loup-garou, ni centaure : notre corpus ne comporte la description d’aucun monstre biologique à proprement parler, les seuls monstres dignes de ce nom apparaissant dans des scènes de rêve, comme dans La Chatte où le rêve récurrent du héros met en scène d’étranges « monstres ronds1 » flottant dans l’air, chimères faites d’yeux ailés au regard de femme. Le plus souvent, le terme de monstre apparaît dans l’œuvre dans des emplois figurés, même si ce sens premier du mot demeure un horizon, et si la valeur de naturel et de conformité à l’espèce reste posée quand on a affaire à un monstre.
5Ainsi chez l’humain, le terme de monstre est utilisé dans un emploi figuré attesté dès une époque très précoce de l’histoire du mot : en bas latin, monstrum hominis désigne hyperboliquement l’homme à la conduite extraordinairement criminelle. Le mot témoigne d’une appréciation morale : il sert au Moyen-Age à désigner les Païens. De même, les personnages désignés dans le corpus comme des monstres sont considérés comme enfreignant les lois morales aussi gravement que s’ils transgressaient les lois de leur espèce.
6On trouverait pour illustrer cette définition dans Mes Cahiers un chapitre intitulé « Monstres », consacré aux « genres divers d’hommes qui ôtent la vie à l’homme2 », où sont rapportés les procès de trois assassins jugés dans les années 1920 : Marie Becker, Stavisky et Weidmann. Dans Le Pur et l’Impur, le terme de « monstres » désigne à plusieurs reprises les homosexuels hommes et femmes. Dans La Chatte, enfin, le mot qualifie le héros qui préfère sa chatte à sa femme.
7Quel trait d’union entre tous ces emplois ? Le monstrueux semble ne se définir que comme écart par rapport à une norme : le monstre est in-humain, a-normal, contre-nature. Mon but sera d’essayer d’assigner à ce mot un contenu positif, qui permettra de rassembler l’apparente disparité des monstres rencontrés dans l’œuvre, autrement que par l’exclusion qu’ils suscitent. On tentera de voir comment différents types de déviances par rapport à une norme dite « humaine » se rejoignent et s’éclairent mutuellement sous l’appellation de « monstre », et surtout comment l’altérité du monstre renvoie souvent à l’identité profonde de celui qui l’affronte : peut-être découvrira-t-on en chemin, comme disait Jean Cocteau, que « si Madame Colette n’est pas un monstre, elle n’est rien3 »…
8Il peut paraître surprenant que Colette, qui aime faire étalage d’un vocabulaire vaste et spécialisé pour décrire la faune et la flore, fasse usage du terme de monstre pour rendre compte d’un phénomène naturel qu’elle a approché. Par exemple, elle s’exclame en voyant une orchidée que lui offre sa fille :
Tu ne pouvais pas demander à la fleuriste le nom de ce monstre ?4
9Ou encore, en observant au cinéma des plantes filmées en gros plan, elle interpelle la créature familière devenue menaçante :
Leurs pièges jouent à nu et dévoilent l’instinct carnassier, le goût du meurtre.
(…) Monstre à la langue poilue, est-ce toi, suave iris ?5
10Le terme de monstre est en fait utilisé lorsque la créature à laquelle on a affaire semble dépasser, par son étrangeté, les bornes de l’imagination : Colette écrit dans Prisons et Paradis :
La fantaisie humaine est courte, seule la réalité extravague sans frein ni limite. 6
11Le monstre est une forme qui dépasse en extravagance les limites de la raison humaine. L’emploi du terme de monstre est donc à la fois un hommage à l’inépuisable faculté d’engendrement de formes à l’œuvre dans la nature, et la marque d’une inquiétude devant un univers qui se révèle soudain menaçant pour l’humain (une fleur capable de dévorer ses victimes), et pour le logos (la faculté de nommer les choses est mise en échec).
12La présence de monstres dans l’herbier de Colette nous rappelle, comme l’a remarqué Cocteau dans le discours cité plus haut, que la flore d’un jardin...
…se livre à d’âpres luttes, à un érotisme et à des meurtres devant lesquels, s’il pouvait les observer au rythme humain, le brave curé de campagne qui arrose ses plantes prendrait la fuite.7
13Face à des phénomènes insoutenables ou indicibles, Colette suit avant tout le conseil prodigué par Sido : « Regarde ! ». Colette décrit dans des pages bien connues de La Naissance du Jour le « goût des cataclysmes » propre à sa mère, qui se réjouit de voir brûler la grange de son voisin8, ou qui contemple une nuée de merles dévorant les cerises de son verger : pour Sido, « le bien et le mal sont également resplendissants et féconds9 ». C’est cette même curiosité pour toutes les formes de vie, même les plus menaçantes, qui oriente le regard de Colette.
14C’est surtout dans le monde animal que Colette rencontre des monstres. L’exemple le plus frappant en est peut-être la description du serpent du zoo d’Anvers, dans un texte de 1932 (Prisons et Paradis) : confrontée au python dans sa cage, la narratrice se trouve fascinée par les « monstrueux cables immobiles » :
A peine ai-je pensé « immobiles » que les parois de la cage, sa mare troublée et le sol qui me porte dérivent ensemble, d’un élan bien lié, pendant quelques secondes, ou le temps d’un songe – on ne mesure pas la durée des cataclysmes… […] C’est le python qui a bougé, le python que je croyais immobile – méfions-nous de ce mot, méfions-nous ; un petit détour, laissons-le là – et qui s’est mis en mouvement, entraînant mes sens surpris, mes yeux bornés et accoutumés à la patte, au saut, gouvernés par la logique du pas...
[…] Au plus épais des spires qui luttent et se malaxent, baille enfin un étroit abîme, qui expulse une tête ; une tête petite et plate, comme laminée par son propre effort, et qui n’est même pas hideuse, mais gaie, parée d’yeux d’or invariables, de durs naseaux cornés et d’une bouche horizontale. Je respire : le python n’est qu’une bête, pas un nauséeux chaos sans commencement ni fin. C’est une bête comme vous et moi…10
15Dans ce texte, la monstruosité de l’animal met en échec à la fois les facultés de perception et d’observation de Colette (ses sens sont « surpris » et ses yeux « bornés »), et sa capacité à rendre compte du phénomène qu’elle approche : « méfions-nous de ce mot ». En effet, le monstre est ici présenté comme une figure de l’altérité la plus totale : Colette a remarqué plus haut que cette bête et elle même ne sont « ni du même pays, ni du même ventre11 ». L’écriture, déstabilisée par la menace d’un « cataclysme » qui la renvoie au « chaos » d’avant tout langage, bute devant l’objet monstrueux, à cause de sa complète altérité. Le problème est résolu par le dénouement du texte (on peut parler de dénouement, au sens où la description est organisée par une dynamique proche de celle d’une nouvelle), lorsqu’apparaît la tête du serpent qui permet à l’auteur de constater que le serpent n’est après tout qu’« une bête comme vous et moi » : faire planer la menace du monstrueux aura finalement permis à Colette de réaffirmer la parenté profonde de toutes les espèces, humains y compris.
16Cette tension entre altérité et identité est essentielle : c’est dans cette tension que réside la continuité entre des textes très divers, et des emplois différents du mot « monstre » : entre le monstre comme phénomène enfreignant les lois de la nature et le monstre compris au sens figuré, comme humain enfreignant lui aussi les lois de son espèce.
17Ainsi, la question de l’altérité va se poser lorsque Colette rend compte des procès de criminels qu’elle qualifie avec son temps de « monstrueux ». En effet, la carrière journalistique de Colette (au Matin, puis dans divers journaux comme Le Figaro, Gringoire ou Paris-Soir), l’a amenée à assister à des procès criminels célèbres, comme celui de la bande du terroriste anarchiste Kilbatchiche en 1913, de Henri-Désiré Landru en 1921, de Violette Nozière en 1934, et de Weidmann en 1939 (qui fut le dernier condamné à être exécuté en place publique).
18En 1938, elle se rend au Maroc pour assister au procès de Oum-el-Hassen, une tenancière de maison close accusée du meurtre de jeunes filles et de jeunes hommes qu’elle aurait séquestrés, torturés, dépecés et cuisinés (avec « beaucoup d’aromates, de la menthe crépue, du fenouil, et du thym », précise Colette, toujours fine gastronome)12. Elle écrit pour Paris-Soir des comptes-rendus quotidiens des trois jours que dure ce procès, dans lesquels elle s’avoue fascinée tant par la brutalité de l’homicide que par l’étrangeté profonde d’une femme à qui il est impossible de faire comprendre « ce que nous entendons par cruauté », et dont le « prestige félin » finit par lui faire dépasser en dignité ses « victimes obtuses13 ».
19Colette, qui dit souvent considérer la production de chroniques de ce genre comme simplement alimentaire, semble pourtant y prendre un goût certain, comme le montre par exemple le traitement du procès de Landru, qu’elle retravaille à plusieurs reprises dans son œuvre : Colette assiste en 1921 au procès (on rapporte qu’elle a, très courtoisement, signé un autographe à Landru), auquel elle consacre un article pour Le Matin ; une partie de cet article est reprise en 1924 dans un article du Figaro intitulé « Assassins », que Colette choisit de compiler dans Aventures quotidiennes en 1925. Le Landru du Figaro ré-apparait dans Prisons et Paradis en 1932, et dans Mes Cahiers, recueil posthume de textes inédits.
20Colette écrit, dans Mes Cahiers, en tête d’un chapitre qu’elle intitule « Monstres » et qu’elle consacre à différents criminels :
J’ai souvent rêvée, étonnée, sur les genres divers d’hommes qui ôtent la vie à l’homme.14
21Doit-on voir dans cette déclaration une simple et morbide fascination pour le fait divers monstrueux ? On va voir que si le crime intéresse Colette, c’est au même titre que les crimes microscopiques qui, selon Cocteau, se déroulent dans un jardin potager. Et Colette porte, sur ces crimes, le même regard avide et curieux qu’elle porte sur le monde naturel dans son entier : elle écrit ainsi, toujours dans Mes Cahiers :
J’aurais aimé qu’avant le bûcher, nous missions le monstre à l’étude, comme une fourmilière sous vitres.15
22Voyons par exemple l’étude qu’elle consacre à Landru, le « doux monstre16 », dans Prisons et Paradis :
Je cherche en vain, dans cet œil profondément enchâssé, une cruauté humaine, car il n’est point humain. C’est l’œil de l’oiseau, son brillant particulier, sa longue fixité, quand Landru regarde droit devant lui. Mais s’il abaisse à-demi ses paupières, le regard prend cette langueur, ce dédain insondable, que l’on voit au fauve encagé.
Je cherche encore, sous les traits de cette tête régulière, le monstre, et ne l’y trouve pas. Si ce visage effraie, c’est qu’il a l’air, osseux mais normal, d’imiter parfaitement l’humanité, comme ces mannequins immobiles qui présentent les vêtements d’homme, aux vitrines
A-t-il tué ? N’a-t-il pas tué ? […] Je crois que nous ne comprendrons jamais rien à Landru, même s’il n’a pas tué. Sa sérénité appartient peu au genre humain. Pendant l’essai d’armes […], Landru semblait rêver, retiré de nous, retourné peutêtre à un monde très ancien, à une époque où le sang n’était ni plus sacré, ni plus terrible que le vin ou le lait, un temps où le sacrificateur, assis sur la pierre ruisselante et tiède, s’oubliait à respirer une fleur.17
23On voit que la question qui se pose face à Landru est celle de son appartenance ou non à la catégorie des humains : selon Colette, la différence entre le monstrueux et le « normal » ne réside pas dans la présence de signes physiques quelconques (même si la chronique de faits divers comme la criminologie restent à l’époque attachées à des lieux communs physiognomoniques qui veulent que l’on ait une « gueule d’assassin ») : Landru affiche un physique d’homme ordinaire. La frontière ne réside pas même dans l’acte criminel lui-même, puisque même si Landru n’a pas tué, dit Colette, il restera une énigme. Ce qui fait de Landru un monstre, c’est son étrangeté, son altérité profonde. Colette, adoptant dans un « nous » le point de vue des humains, feint de ne pas pouvoir pénétrer son mystère, mais elle laisse entrevoir l’appartenance de Landru à un univers archaïque et sanguinaire, à un monde d’avant la loi. Cette idée est reprise dans Mes Cahiers :
Nous ne comprenons pas grand chose à ces gens-là : ils sont trop simples pour nous.18
24Colette développe cette conception du monstre comme appartenant à un univers archaïque dans un autre portrait de Landru, dans Aventures quotidiennes : les monstres ne sont pas, écrit-elle, « des accidents de la dégénérescence, mais des survivants, des persistants, détenteurs d’une animalité ailleurs abolie.19 »
25Ici encore, Colette disqualifie le lieu commun pseudo-scientifique du criminel comme résultat d’une dégénérescence de l’espèce. Au contraire, de même que le monstre-serpent évoque l’image d’un chaos primordial d’avant la séparation des espèces vivantes, le monstre-homicide est le trait d’union qui nous relie à un univers archaïque où le bien et le mal, l’humain et l’animal n’étaient pas encore distincts.
26C’est pour cette raison que ce qui semble le plus fasciner Colette chez le « monstre sacré » qu’est Landru, c’est la marque chez lui d’une proximité avec l’animal, qui évidemment la renvoie à sa propre bestialité :
Au point de vue humain, c’est à la complicité avec la bête que commence la monstruosité, et le point de vue humain a raison (…) : l’homme qui reste du côté de l’homme recule devant la créature qui a opté pour la bête, son œil mental se voile, il ne sait plus que décréter, en parlant de son frère déshumanisé : « C’est un monstre… un cas pathologique… »20
27Colette, tout en choisissant pour cette fois de donner raison au point de vue humain, se compte pourtant implicitement parmi ceux qui ont opté pour « la complicité avec la bête » : dans le camp des monstres. La prise de position devient explicite lorsque l’on retrouve, quatre ans plus tard, le même paragraphe réécrit quasiment à l’identique, dans La Naissance du jour, à une grande différence près : la référence à Landru a disparu, puisque le « monstre » dont il est question dans ce texte autobiographique n’est autre que la narratrice : Colette elle-même.
28Colette remarque dans ce texte que son animalité la rend « de jour en jour suspecte à ses semblables », en particulier à son second mari qu’effrayait ce que l’auteur appelle sa « monstrueuse simplicité » et qui lui aurait prédit : « Tu te retireras quelque jour dans une jungle21 ». Colette avoue plus loin dans La Naissance du jour qu’elle rêve parfois qu’elle épouse un très grand chat22 : elle active ainsi le fantasme d’un accouplement contre-nature de l’humain avec l’animal. L’« affreuse innocence », la « monstrueuse simplicité23 », qui la rend selon elle effrayante pour le commun des humains est à rapprocher de cette animalité archaïque, en deça de toute morale, qu’elle a décelée chez Landru.
29Cette conception de la monstruosité comme frolant les frontières entre l’humain et l’animal est au centre d’un roman écrit en 1933 : La Chatte. Ce roman met en scène un triangle amoureux peu habituel : un couple de jeunes époux et une chatte appartenant au marié. Alain, le héros, finit par choisir de quitter sa femme pour se consacrer au lien qui l’unit à l’animal. Dans une dispute finale entre les deux protagonistes humains, la jeune femme conclut en déclarant à son mari : « Tu es un monstre !24 », puisqu’il l’abandonne pour une bête. Le terme de monstre revient à plusieurs reprises dans la dispute :
Si j’avais tué ou voulu tuer une femme par jalousie, dit Camille, tu me pardonnerais probablement. Mais c’est sur la chatte que j’ai porté la main, alors mon compte est bon. Et tu voudrais que je ne te traite pas de monstre…25
30Et cette accusation est confirmée dans les dernières lignes du roman par la description d’une hybridation achevée entre l’homme et l’animal : la chatte observe humainement le départ de sa rivale, tandis que le jeune homme pousse de sa « patte » un marron26... Colette illustre dans ce roman une conception de la monstruosité dans laquelle elle s’inclut, et elle la porte à ses conséquences extrêmes : le choix de la bête contre l’homme.
31La problématique de l’altérité du monstre, dans le crime ou dans l’animalité, est donc le moyen pour Colette de se différencier de la norme humaine : en feignant de montrer le monstre, et en affichant la fascination qu’il suscite chez elle, l’auteur se montre elle aussi baignée dans un univers inquiétant où les normes humaines n’ont pas cours.
32C’est pourquoi, lorsqu’elle traite de pratiques sexuelles dites « déviantes » (il faut rappeler qu’à l’époque où elle écrit, les approches médico-légales de l’homosexualité, telles que les présente l’ouvrage Psychopathologiae sexualis du Dr Krafft-Ebing, faisaient référence en la matière), autre réservoir de figures dites « monstrueuses » dans son œuvre, Colette a recours à un système de valeurs détaché de toute idée de norme, en substituant au couple normal/anormal une morale du pur et de l’impur.
33Colette aborde dans différentes œuvres des pratiques sexuelles qualifiées par elle de « monstrueuses », comme l’inceste dans le recueil de nouvelles Bella-Vista ou dans Claudine à Paris (l’inceste y est un paradigme très présent dans le rapport de l’héroïne à son époux), ou bien le sadisme dans Journal à rebours où elle reprend ses notes sur le procès de Oum-el-Hassen, le travestissement dans L’Etoile Vesper, où travestis, « pédérastes passifs, onanistes morbides » sont décrits comme des « monstres modestes27 ».
34Cependant, c’est sur l’homosexualité, masculine et surtout féminine, que Colette s’attarde plus longuement dans la sorte d’essai autobiographique que constitue Le Pur et l’impur. Le livre assemble, au fil de la réflexion et du souvenir, des récits qui touchent tous au plaisir sexuel et aux différentes formes que sa quête, ou son refus, peuvent revêtir. Ce faisant, Colette aborde de très diverses formes de sexualité, des plus bourgeoises aux plus marginales, deux pôles parfois interchangeables et qui peuvent se rejoindre dans ce que l’auteur nomme « la routine du gouffre28 ». Au long de ce voyage, Colette se définit elle-même comme une touriste, et elle porte sur toutes ces pratiques le même regard curieux d’entomologiste que l’on a pu voir face à des formes de monstruosités différentes. Chemin faisant, elle établit selon ses propres critères une axiologie du pur et de l’impur qui dépasse les termes de normal et d’anormal en matière de plaisir.
35Il semble, dans Le Pur et l’impur, que la plus grande pureté réside souvent dans ce qui est considéré comme la plus grande monstruosité. Pour Colette, l’homosexualité, masculine ou féminine, possède « une manière de légitimité », et ne relève pas de la pathologie :
L’antipathie d’un sexe pour l’autre existe en dehors de la névropathie. Depuis, je n’ai pas constaté que l’opinion des « normaux » soit tellement différente.29
36Colette met entre guillemets le mot « normaux » et récuse le vocabulaire de la pathologie : elle met ainsi en question la conception de l’homosexualité comme une anomalie monstrueuse, une altération d’un donné « naturel ». Au contraire, rien de plus naturel que l’homosexualité, puisque l’homme est « le pire intrus30 » et que les deux sexes sont, autant physiquement que psychologiquement, incompatibles : la relation amoureuse ne peut faire disparaître l’antipathie naturelle qui existe entre eux. C’est même l’hétérosexualité qui constitue une transgression de cette loi : contre-nature, elle est quasi monstrueuse, et surtout impure, car commandée par une sensualité « inexorable31 ».
37Ce principe s’illustre par exemple dans un court récit du recueil La Femme cachée, « La Main », où une jeune mariée contemple la main de son époux endormi, qu’elle croit voir se transformer en une créature « simiesque et crapuleuse », une bête molle armée de pinces qui incarne toute la menace que représente pour toutes les jeunes mariées « un inconnu dont elles sont amoureuses ». La chute de la nouvelle met à jour le scandale de la soumission normale de la femme :
Elle se pencha, et baisa humblement la main monstrueuse.32
38Cette conception de la monstruosité de la sexualité conjugale est à rapprocher du dégoût de Sido devant le spectacle d’un couple de jeunes mariés dont elle juge la seule présence inconvenante, ou encore de la répugnance que celle-ci dit éprouver à l’idée de se marier avec un homme qui n’est « pas même de sa famille 33 » : la morale primitive de Sido choisit de préférence l’endogamie, voire l’inceste.
39On voit comment Colette renverse les pôles du normal et du monstrueux, et invente une axiologie morale qui lui est propre. Cette morale a pour valeur suprême le Pur, qui n’est atteint le plus souvent que par le personnage qualifié de « monstre » : c’est le cas de Missy, la « Chevalière », ancienne maîtresse de Colette et figure emblématique de la Lesbos 1900, dépeinte comme un être d’exception : « Elle est celui – ou celle – qui n’a point de semblable ». Ce personnage se distingue de la femme, sa « demi-pareille » (ibid., p. 596), par son « naturel platonisme » : la femme au « salace espoir34 », toujours en quête de plaisir, est impure (Colette honnit, par-dessus tout les « Madame combien-de-fois35 »), mais l’androgyne poursuit sa quête d’une pureté inaccessible. Missy a certainement inspiré dans La Fin de Chéri le personnage de la Baronne de la Berche, une « vieille femme à figure d’homme », au sujet de laquelle on peut lire :
Une femme chargée d’une monstruosité sexuelle ne la porte pas sans bravoure, et sans une certaine grandeur de condamnée.36
40La malédiction qui frappe le monstre peut donc être une élection, puisqu’elle lui permet d’accéder à la pureté.
41Autre exemple d’une pureté paroxystique : celui du couple de femmes incarné par le modèle des Ladies de Llangollen, deux Anglaises qui, à la fin du xviiie siècle, ont vécu leur amour retirées du monde. Le couple fusionnel de femmes, qui trouvent l’une dans l’autre un double parfait, est aussi un couple-monstre : Colette remarque que dans cette relation
s’établit, monstrueuse, agencée comme la contemplation devant un miroir, une vie dont la régularité suffoquerait l’amour normal.37
42Ce couple est monstrueux, puisqu’il repose sur une relation incestueuse entre deux êtres jumeaux. On voit comment Colette convoque ici encore le couple notionnel « monstrueux/normal », au moment même où elle expose sa conception de la pureté maximale. La monstruosité de l’inceste dans le couple de jumelles est même la condition de la pureté, si par pureté on entend la faculté de se détacher de l’inexorable du désir :
A vivre ensemble amoureusement, deux femmes peuvent découvrir enfin que l’origine de leur penchant n’est pas sensuelle – n’est jamais sensuelle. (…) Ce n’est pas de la passion que découle l’union entre deux femmes, mais à la faveur d’une sorte de parenté.38
43Une autre modalité de la pureté dans le monstrueux prend forme avec le tableau que brosse Colette du milieu homosexuel gravitant autour des ateliers de littérature de Willy. Ceux qu’elle nomme ses « garçons perdus39 » tiennent compagnie à une jeune Colette perdue loin de sa campagne, la divertissent en lui faisant le récit de leurs écarts de conduite sur un ton de « cynisme théatral40 » qui en désamorce le côté vénéneux. On remarquera que, commme dans le domaine du crime, le monstre fait signe vers un univers pré-moral, puisqu’on retrouve chez Colette comme chez Proust le mythe d’une Sodome archaïque :
Diversement marqués, diversement formés, tous venaient de loin, dataient de la naissance du monde. Ils avaient traversé sans périr toutes les époques et tous les règnes, comme une dynastie confiante en sa pérennité.41
44Pour la jeune spectatrice, la « primitive fraîcheur42 » des récits des homosexuels de son entourage permet d’exorciser l’inquiétude que suscite chez elle la naissance d’une sensualité neuve et déjà perçue comme menaçante :
Mais mes garçons perdus ôtaient à des mots, à des sentiments, la force meurtrière, jouaient avec des armes détournées de moi qui n’avais encore ni la force, ni le dessein, de me mettre en lieu sûr.43
45Par une gestion légère et cynique de leur sexualité, et surtout par le contact qu’ils entretiennent avec leur versant primitif, les homosexuels garantissent autour de la narratrice une atmosphère de pureté rassurante.
Seule parmi les « monstres » d’autrefois, j’ai nommée « pure » et aimé l’atmosphère qui bannissait les femmes. Mais à ce compte, j’eusse aussi aimé la pureté du désert, et celle de la prison. La prison et le désert ne sont pas à la portée de tout le monde… Avec douceur, je me retourne donc vers les monstres qui m’ont, un bout de chemin, accompagnée, car ce bout de chemin n’était pas commode… « Monstres »… C’est bientôt dit. Va pour monstres. Mais ceux-là, qui me distrayaient de moimême, qu’au fond de moi je suppliais, pouvais-je les nommer ainsi, et leur dire : « O, monstres, ne me laissez pas seule… Je ne vous confie rien, que ma crainte d’être seule, vous êtes ce que je connais de plus humain, de plus rassurant au monde… Si je vous appelais « monstres », quel nom donnerais-je à ce qu’on m’inflige pour normal ? Voyez, sur le mur, l’ombre de cette effrayante épaule, l’expression de ce vaste dos et de la nuque embarrassée de sang… O monstres, ne me laissez pas seule. »44
46Si le « pur » réside dans le camp des monstres, au contraire, le « normal » est incarné par l’ombre menaçante de l’homme, qui figure une sexualité orthodoxe mais dangereuse, et selon elle subie par la narratrice, à qui l’on « inflige » la compagnie impure de l’homme. Le monstrueux est vu comme un espace de pureté, une « retraite sentimentale » comparable à la prison et au désert. On se rappelle que Landru, empreint d’une pureté certaine, malgré son aura de Barbe-Bleue séducteur, est dépeint comme « retiré » du monde ; et le désert où évoluent les homosexuels n’est pas sans évoquer la « jungle » où la Colette trop animale de La Naissance du jour s’attend à échouer un jour.
47Les points de contact entre des modalités a priori très différentes du monstrueux nous permettent de tisser un réseau de sens entre des textes eux aussi très variés dans leur forme : les monstres de Colette sont présents aussi bien dans des écrits journalistiques que dans des essais et des romans, et le motif du monstre, que Colette se plaît à retravailler, nous permet de mettre à jour des liens d’intertextualité entre certains de ces textes, comme on l’a vu par exemple avec le portrait de Landru.
48On aura remarqué également que la présence récurrente du thême du monstre dans certains écrits de genres divers nous permettrait presque de regrouper des œuvres contemporaines (publiées entre la fin des années 20 et le début des années 30) dans un « cycle du monstrueux », où Colette explore des facettes diverses de la question : le délire d’invention à l’œuvre dans la nature (Prisons et paradis, 1932), l’inhumanité dans l’homicide (Prisons et paradis), la connivence avec l’animal (La Naissance du jour, 1928 et surtout La Chatte, 1933) et enfin l’androgynie et l’homosexualité (Le Pur et l’impur, paru sous le titre Ces Plaisirs… en 1932).
49Le thême du monstre participe dans tous ces textes d’une même esthétique, par laquelle l’auteur jouit de prendre à bras-le-corps l’irreprésentable, et de contempler le vivant sous une multiplicité de formes. Mais ils mettent en scène tout autant une éthique particulière à Colette, par laquelle les critères du jugement moral sont bouleversés et reconstruits autour de la valeur suprême du Pur : c’est cette seule valeur, indissociable d’un détachement du monde et d’un ancrage dans l’archaïque, qui permet selon Colette de goûter au « monstrueux plaisir d’être seule, libre, véridique dans sa brutalité native45 ».
Notes de bas de page
1 La Chatte, Pl. III, p. 818.
2 Colette, Mes Cahiers, Oeuvres Complètes du Centenaire, t. 14, p. 176.
3 Jean Cocteau, Colette, Discours de réception à l’Académie royale de Belgique, Grasset, 1955.
4 Colette, « Orchidée », Pour un herbier, Pl. IV, p. 891.
5 Colette, Prisons et Paradis, Pl. III, p. 697-98.
6 Ibid., p. 698.
7 Jean Cocteau, op. cit., p. 39.
8 Colette, La Naissance du jour, Pl. III, p. 319.
9 Ibid, p. 292.
10 Colette, Prisons et Paradis, op. cit., p. 657-58.
11 Ibid., p. 657.
12 « Oum-el-Hassen », Journal à Rebours, Pl. IV, p. 153
13 Ibid., pp. 153-54.
14 Mes Cahiers, op. cit., p. 176.
15 Ibid, p. 171.
16 Aventures quotidiennes, Pl. III, p. 84.
17 Prisons et Paradis, Pl. III, p. 747.
18 Mes Cahiers, op. cit., p. 176.
19 Aventures quotidiennes, Pl. III, p. 86.
20 Idem.
21 La Naissance du jour, Pl. III, p. 303.
22 Ibid., p. 304.
23 Idem.
24 La Chatte, Pl. III, p. 890.
25 Idem.
26 Ibid., p. 89.
27 L’Etoile Vesper, Pl. IV, p. 806.
28 Le Pur et l’Impur, Pl. III, p. 609.
29 Ibid., p. 638.
30 Ibid., p. 617.
31 Ibid., p. 565.
32 Colette, La Femme cachée, Pl. III, pp. 14-16.
33 Colette, « Sido et moi », Journal à rebours, Pl. IV, p. 170.
34 Colette, Le Pur et l’impur, Pl. III, p. 594-97.
35 Ibid., p. 607.
36 Colette, La Fin de Chéri, Pl. III, p. 198.
37 Le Pur et l’impur, op. cit., p. 616.
38 Idem.
39 Ibid., p. 633.
40 Ibid., p. 631.
41 Ibid., p. 634.
42 Ibid., p. 637.
43 Ibid., p. 633.
44 Ibid., p. 638.
45 Colette, La Femme cachée, op. cit., p. 20-21.
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