La poétique de l’instant
p. 53-58
Texte intégral
1Puisque que le titre de ce colloque nous y autorise, qui sollicite une appartenance, j’évoquerai un aspect de Colette qui me séduit toujours profondément et qui a trait à son expérience personnelle du temps. Celle pour qui « la tentation du passé » [fut] plus véhémente que la soif de l’avenir » a su aussi, portée par un irrépressible élan vital, goûter avidement le présent. Et dans le présent, saisir ces moments privilégiés, où se dévoile ce qu’elle appelait « le tonique et mystérieux éphémère ». Ces moments travaillés par l’écriture favorisent l’émergence de moments identiques du passé et contribuent ainsi à inscrire au cœur de l’œuvre à la fois une sagesse – un art de vivre dans le présent – et une poétique qui exprime une conscience aiguë de l’instant.
2Un art de vivre dans le présent, rythmé par une discipline sévère, mais qui repose sur une « habitude de l’émerveillement », « un usage immodéré de l’é-tonnement », en fait, une inépuisable curiosité, « la seule force qui ne se fasse pas humble avec le temps », comme elle l’écrit dans Le Fanal bleu. Ce présent ne s’oppose pas pour autant au passé. Il l’inclut, l’absorbe établissant, grâce à la puissance des sensations éprouvées, tout un réseau de correspondances temporelles. Ainsi, l’observation de trois châtaignes suffit à lui faire emprunter un sentier d’autrefois. Les œuvres de la vieillesse en témoignent, Colette réussit à endiguer l’inquiétude de vivre, de vieillir et de mourir dans une poétique temporelle qui accorde une place privilégiée à l’instant
3Ce n’est pourtant pas sous cet aspect que l’on évoque généralement Colette tant il semble que la mémoire du passé infantile reste au cœur de son imaginaire, comme un capital inépuisable de sensations. Mais ce serait mal lire son œuvre que de l’imaginer se complaire dans la rétrospection, dans la nostalgie de l’irrévocable et détournée de ce à quoi les êtres s’intéressent dans l’ordinaire de leur existence, ces petits riens qui font le quotidien, et que Colette nomme des « aventures quotidiennes ». Il semble au contraire que l’écrivain, porté par un projet éthique et esthétique, joue de plus en plus avec le temps pour le fixer dans un présent qui devient celui de l’écriture.
4Ecartons d’abord l’idée que Colette ait fait du passé son unique richesse et de son enfance, le seul lieu habitable. Le présent tout au long de sa vie, suscite son adhésion, surtout lorsqu’il constitue, une heureuse géographie affective comme ce fut le cas de la Bretagne et de Rozven du temps de Missy, de la Provence et de son logis, la Treille Muscate à Saint-Tropez, avec Maurice Goudeket : « Une femme se réclame d’autant de pays natals qu’elle a eu d’amour heureux. Elle naît sous chaque ciel où elle guérit la douleur d’aimer. A ce compte ce rivage bleu de ciel, pavoisé de tomates et de poivrons est deux fois mien. » (Pl. III, p. 282).
5Le temps qu’elle regrette d’avoir perdu, ce n’est pas le passé mais plutôt les heures offertes au sommeil, celles qui lui auront fait « gaspiller » un moment irremplaçable, « l’instant où le lait bleu commence à sourdre de la mer ». Colette, toujours émerveillée de trouver « à portée de main » son butin portera jusqu’à la fin, une attention aiguë au réel, cherchant à le vivre et l’écrire dans la plénitude de la sensation. Les deux grands textes de la vieillesse, L’Etoile Vesperet Le Fanal bleu, en témoignent, qui entrelacent souvenirs et mini-événements de la vie quotidienne… « puisque, la plupart du temps, c’est l’ordinaire qui me pique et me vivifie » (Le Fanal Bleu, BPIII, p. 966).
6Cela explique que le passé, souvent convoqué à partir du présent, prolonge celui-ci mais ne s’y oppose pas. La courte nouvelle intitulée « Fantômes » dans la Chambre éclairée en est un exemple. Dans ce texte, Colette, qui entend sa fille converser avec un frère imaginaire dont elle décline le nom, les habits, les goûts, se rappelle une situation identique. La remarque de Bel Gazou, « il ne veut que des cravates rouges », entraîne immédiatement le souvenir d’une remarque analogue, celle que Colette faisait dans son enfance, à propos d’une petite compagne qu’elle s’était aussi inventée : « elle s’appelait Marie et ne voulait porter que des tabliers à carreaux ». Que Colette opte pour le présent ne doit pas nous étonner car, comme le rappelle Montaigne, « Vivre est chose exclusivement présente ». Et c’est bien le parti que prend Colette comme elle le raconte dans Mes apprentissages. L’écrivain a choisi de vivre, résolument, courageusement, en dépit des souffrances. Son divorce d’avec Willy ne la conduit pas à se réfugier dans l’évocation d’un passé heureux, ou à se laisser attirer par l’idée d’un suicide. Colette s’accroche à la vie, assume d’être reléguée dans la marginalité. Elle entreprend une carrière de mime, connaît la dure existence des petites actrices. « En somme j’apprenais à vivre. On apprend donc à vivre ? Oui, si c’est sans bonheur. La béatitude n’enseigne rien. Vivre sans bonheur et n’en point dépérir, voilà une occupation presque une profession » (Pl. III, p. 1041).
7Cette aptitude à surmonter les épreuves tant morales que physiques, avec l’opiniâtre volonté d’adhérer au présent, se retrouve dans son œuvre à travers ses personnages féminins. C’est Léa, habitée par un « appétit élastique », qui effraie Chéri dans sa capacité à parler paisiblement de leur passé, c’est Alice dans Duo qui refuse de s’asseoir dans un malheur sentimental face à son mari terrassé par sa « maladie d’orgueil sentimental » : « Elle ouvrit toute grande la porte-fenêtre et aspira une bouffée de nuit printanière si complète, si fastueusement pourvue de parfums immobiles, d’impalpable humidité de chants et de lune que des pleurs irrités lui montèrent aux yeux : « c’est trop bête… Une nuit pareille ! gâter une nuit pareille » (Pl. III, p. 927).
8Adhérer pleinement au présent permet à l’écrivain de puiser dans l’actualité qui l’entoure et à travers les multiples activités de sa vie professionnelle, l’essentiel de ce qui nourrit son écriture. De sa carrière de mime et de danseuse qui la conduit à se pencher sur « l’envers du music-hall », ce monde des comédiennes et de ses compagnons de travail dont elle a déjà croqué les traits dans ses Notes de tournée, à ses activités de journaliste qui lui imposent de couvrir l’actualité, Colette témoigne d’une infatigable curiosité. On sait l’importance du regard et le champ sémantique qu’il recouvre dans l’ensemble de l’œuvre. L’œil contemple, fouille, épie, guette, surprend ce qui cherche à se dérober. Regarder est pour Colette plus qu’une discipline, une passion ! Colette ne reste pas une simple spectatrice, elle commente, admire, se moque, curieuse tout autant d’un paysage, d’un animal ou d’un être humain. Son regard ne quitte pas ses contemporains ; elle admire le génie du couturier, le travail de la comédienne, s’amuse de la folie des femmes à suivre la mode, Colette affirme les droits d’une subjectivité qui assume, sous une apparente superficialité, son goût pour les sujets terre à terre, ceux de la vie quotidienne.
Le présent : une aventure quotidienne
9Ce qui attire Colette c’est le spectacle qui se déroule, sous ses yeux, à portée de sa main, au présent. Point attirée par le monde fictif ou l’ailleurs, elle reste, pour reprendre l’un de ses titres, en pays connu, et part découvrir dans l’objet insignifiant, « l’extravagance de la réalité, la fantaisie sans frein de la nature ». Ce sont ces petits riens, ces mini-événements, plutôt que le récit des grands faits qui sollicitent son écriture : « Ce qui est inutile est presque toujours inépuisable », « vingt pages sur le coloré, le tonique et mystérieux éphémère, vingt lignes sur le notoire » écrit-elle dans mes Apprentissages.
10C’est un fait, même au sein de l’actualité la plus brûlante, face à l’Histoire, la grande, Colette reste loin du tragique et des actions d’éclat. De la guerre, qu’elle évoque dans Les Heures longues ou Paris de ma fenêtre, elle préfère évoquer le comportement quotidien des Parisiens, ce qui dans l’être humain manifeste patiemment, prosaïquement une certaine volonté de vivre. L’absence de chauffage, la pénurie d’aliments, autant de mini-évènements qui portent sa plume au lyrisme quand ce n’est pas à l’humour : « Tout commerce cède le pas et la place à celui des comestibles : le papetier vend des saucisses et la brodeuse des patates. Le marchand de pianos empile sur les gaveaux et pleyels fatigués qu’il louait naguère, mille boîtes de sardines et de maquereaux » (Pl. II, p. 492).
11Faire de l’ordinaire de la vie une aventure quotidienne implique que le présent soit perçu comme plénitude, qu’il ait un rapport étroit avec le sentiment de vivre. Colette ignore l’ennui, cette « maladie de l’âme » comme l’appelait Stendhal. Tout occupée à découvrir « l’extravagance de la réalité », elle ne voit pas le temps passer : « Il se fait tard sans que je m’en sois aperçue. Il est l’heure à laquelle on dit couramment qu’elle est longue et triste singulièrement aux personnes âgées et seules. Pourtant deux heures, trois heures, ce sont pour moi des instants pour peu qu’une relative oisiveté m’y aide » (Pl. IV, p. 832).
12Et l’immobilité à laquelle la réduit progressivement sa maladie n’entraîne point une diminution de son attention au réel. Elle dira ne pas comprendre la morosité des vieillards et des malades quand il y a tant à découvrir autour de soi : « La vie d’un être à peu près immobile est un tourbillon de hâte et de variété » (Pl. IV, p. 879).
13Si Colette parvient ainsi à échapper à la fatalité du temps en se concentrant sur le présent, c’est qu’elle le requiert dans sa dimension la plus riche, la plus dense, celle de l’instant, ce moment où s’inscrit un événement qui constitue une rupture, un renouvellement dans l’écoulement du temps. Moment qui sollicite bien entendu son travail d’écrivain puisqu’il s’agira de mettre tout en œuvre pour fixer l’arrivée ou la fulgurance d’un événement si minime soit-il. C’est que l’instant, comme le souligne le philosophe Jean François Mattei, qui rappelle l’étymologie latine (« instans » : participe présent de « instare ») « se tient au-dessus du temps qu’il presse vivement, de façon instante. L’instant en ce sens est moins le présent que le pressant » (Modernités, P. U. B., n° 10)
14L’instant parce qu’il croise un effet d’attente et un effet de surprise est un défi lancé à l’écrivain qui ne peut parvenir à saisir ce moment et à le fixer que par une poétique de la retouche : hésitations, dénégations, points de suspension autant de ruses dans ce corps à corps avec l’instant pour exprimer tout ce qui « fulgure », comme le montre sa tentative de décrire le paon :
« Pour un court moment le feu instable qui les enveloppe se fige et se tient au bleu fixe. Bleu le col, bleu le carapaçon de plumes lisses… Je dis bleu mais comment nommer cette couleur qui dépasse le bleu, recule les limites du violet, provoque le pourpre dans un domaine qui est plus mental qu’optique, car si j’appelle pourpre une vibration de couleur qui semble franger ce bleu, je ne la vois pas réellement, je la pressens… O folie de vouloir peindre le paon… »
Une conscience aigüe de l’instant
15D’où la nécessité de prendre le temps, de prendre, selon la célèbre expression de Georges Poulet la « mesure de l’instant ». Il s’agira pour Colette de faire l’éloge de la lenteur, « tout change si je détourne les yeux », de vivre au rythme du piéton. C’est un luxe qu’elle revendique face à ceux qui se réalisent dans l’action, et qui est avant tout un trait de son caractère dont elle rappelle dans L’Etoile Vesper, qu’il ne s’est jamais accommodé au rythme du journalisme. La lenteur est un art de vivre, une façon de penser, une « religion », toute une thématique illustre ce rythme qu’un terme générique identifie comme celui de la promenade, qui se veut le rythme de son écriture, « je vais d’un petit train de dame du Second Empire, assure-t-elle dans le Fanal bleu, un poney me dépasserait », « J’admire, je me réjouis, je me promène » ou encore « Il y a tant à regarder quand on chemine lentement ».
16La mesure de l’instant ne peut être définie sans tenir compte de la dimension spatiale. Elle fonctionne sur une esthétique du monde minuscule, du détail. C’est un morceau d’univers sélectionné par l’œil qui s’en rapproche et le particularise. Ainsi une expression fugitive, éphémère retiendra son attention. Tel cet « instantané » de Chanel au travail qu’elle évoque dans Prisons et Paradis : « De ces sourcils l’attention descend à la bouche, mais là je ne décide pas si aisément, car à l’instant de la concentration et du mécontentement le milieu du visage devient, semble-t-il, aspiré du dedans, retiré sous l’auvent du sourcil, sous la volute noire des cheveux. Ce n’est qu’un instant mais de mutisme total, de retraite farouche, une pétrification éphémère à laquelle la bouche échappe soudain – lèvres flexueuses, aux coins tristes, impatients, domptées, punies par des dents coupantes… » (Pl. III, p. 745). Cette volonté de saisir l’instant dans sa fugacité, Colette en a toujours fait preuve comme le montrent quelques années avant L’Envers du Music-hall, ses Notes de tournées, quand sa vie de nomade la conduisait à saisir au rythme de ses voyages, des levers de jour, des paysages rapidement perçus à travers la vitre d’un train. Pratiquer l’art de l’instantané est un défi pour celui qui cherche à s’emparer de ce qui, par nature, va lui échapper. Colette y découvre la frustration : « Tout cela suscite en moi une soif de Tantale, un désir nerveux et impuissant, qui échoue devant la splendeur d’un matin d’avril à Sète, au bord de la mer… » (Pl. II, p. 207)
17Recherché par ce qu’il apporte de densité à l’expérience du présent, l’instant s’exprime à travers une poétique de l’inchoatif, du commencement. Ainsi l’aurore ne cessera d’être le lieu par excellence d’une poétique. On sait que Colette fascinée par cette scène originelle, a multiplié les évocations qui lui permettent de « surprendre » comme Sido le fit, l’essence du matin. Mais ce seront aussi les saisons de germination, les éclosions : « je reste froide à l’agonie des corolles. Mais le début d’une carrière de fleur m’exalte (…) Qu’est la majesté de ce qui finit auprès des départs titubants, des désordres de l’aurore » (Flore et Pomone, p. 529). De l’évocation de l’éclosion d’une fleur à celle de l’amour, l’attirance de Colette est la même puisqu’il s’agit toujours de rejoindre l’origine. C’est bien ce qu’elle laisse entendre lors de la projection du film tiré de son roman Le Blé en herbe : « Plus que sur toute autre manifestation vitale, je me suis penchée toute mon existence sur les éclosions. Ainsi parmi mes livres, Le Blé en herbe qui tente de peindre l’amour naissant m’est-il peut-être le plus cher. »
18L’attrait de l’éphémère s’inscrit sous de multiples formes, ainsi, la scène célèbre de La Naissance du Jour où Colette tente de retrouver l’origine des couleurs qui se mêlent sur l’aile d’un papillon. Tentative qui peut se solder par un échec mais Colette puise dans cette conscience aiguë de l’instant l’art de l’enrichir par un vagabondage imaginaire, de le dilater en le raccrochant au passé. Dans cette entreprise très maîtrisée, « Laissez-moi aller, je ne me perdrai pas », Colette s’offre, en définitive, le luxe d’une démarche ludique : « je me serai bien amusée en chemin ». Musardant, vagabondant dans sa contemplation active du présent elle aura ramené à elle un passé pour peu qu’une châtaigne, « bel oursin vert », lui offre « son bout de tige ligneux ».
19Et l’instant conquis et sacralisé par l’écriture aura affranchi l’écrivain de la fatalité du temps tout en la gardant intacte dans son goût d’éclore et d’être présente au présent : « la vie a bien du mal à me déposséder. Je n’aurai jamais fini de recenser ce que le hasard une fois a fait mien » (Flore et Pomone, p. 548).
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007