De Claudine à Sido : Colette ou la chair du monde
p. 39-49
Texte intégral
Réussir là où le pervers s’épuise
1Un temps, Apollinaire qualifia Colette de « perverse », mais il retira l’adjectif pour lui préférer celui d’espiègle (« une âme plus espiègle que perverse »), et il n’hésita pas à comparer son audace provocante à l’impudeur tragique des premières chrétiennes : « C’est ainsi que délivrées de la pudeur les martyres romaines entraient dans le cirque. » Quoi qu’il en soit, pour le poète, cette moderne a beau respecter la grammaire, elle se disperse dans trop d’activités et multiplie trop les ambitions pour égaler une Sévigné 1 !
2Vous vous attendiez donc à ce que la psychanalyste que je suis donne une réponse à la question : « Perverse, Colette ? » La voici : « Certainement, un peu, pas du tout… ? » Colette écrit là où le pervers cherche à jouir : telle est sa réussite, bien au-delà de la peine dont elle se plaint et qui épuise le pervers. Les passages à l’acte pervers jalonnent sa vie : de Willy en passant par Missy et jusqu’à Bertrand de Jouvenel. Mais elle les a métamorphosés : d’abord en se servant de certains d’entre eux comme d’une auto-analyse, en les vivant-et-méditant dans son écriture où ils finissent par acquérir leur réalité définitive, une néo-réalité fictive, éloignée du réel, menteuse et sublime. L’écriture elle-même apparaît ainsi comme une substitution du désir érotique, un transfert du plaisir depuis la sexualité dans toutes les sensations et, simultanément, dans tous les mots.
3Une jouissance autre2 advient dès qu’elle commence à écrire ses Claudine(s) sous l’impulsion de Willy, et s’impose souveraine avec l’apparition de « Sido » (Colette a 56 ans à la parution du livre du même nom) : elle sous-tend ce retournement de la perversion en sublimation, de telle sorte que la perversion elle-même s’y résorbe et, sans disparaître, s’y recueille, mais comme une pureté. Dans certaines circonstances, l’homme autant que la femme sont capables de cette jouissance autre, trans-sexuelle, et l’on connaît des écrivains qui y excellent : Proust, Joyce, Nabokov, chacun à sa façon, pour ne citer que quelques auteurs modernes. A moins que cette féminité-là, si elle est spécifique à la jouissance autre, ne soit aussi le secret de toute écriture : sa « lettre volée ». Transversale aux sexes et au langage, inhumaine, cosmique.
4La psychanalyse – du moins dans ses développements les plus soucieux de vérité – se départ aujourd’hui de la normativité qui entache ses notions fondamentales (notamment celle de perversion) et considère nombre de comportements « pervers » comme des passages obligés jalonnant une construction complexe de la personnalité3. La bisexualité, tant revendiquée par Colette, en fait partie. Plusieurs cures psychanalytiques démontrent que des relations homosexuelles advenant dans la vie d’une personne qui ne se considère pas nécessairement comme homosexuelle, soit en cours d’analyse dans le transfert avec son analyste, soit indépendamment d’elle, font apparaître une dissociation entre identité masculine et identité féminine du sujet, ce qui est un trait courant mais refoulé chez la plupart d’entre nous. Il peut se produire, dans cette confiance amoureuse avec un partenaire homosexuel ou incestueux, une relation paradoxale que Winnicot appelle un « orgasme du moi4 » assimilable à l’extase et qui fonde la « capacité d’être seul ».
5Certaines relations, apparemment perverses parce que mobilisant la bisexualité ou des pulsions incestueuses, comportent ce genre d’extase du moi. L’excitation sexuelle locale y est souvent présente, elle demeure sous-jacente ou, au contraire, elle est déniée ; mais elle peut aussi s’effacer complètement et faire place à un abandon affectif primaire à l’autre (initialement, la mère).
6Nous pouvons comprendre de la même façon la bisexualité de Colette, ainsi que ses passages à l’acte pervers. Elle-même le suggère discrètement : dans ses rapports avec Willy, l’acte génital, de surcroît accompagné de blessures narcissiques, ne lui apportait probablement qu’une quasi-satisfaction. Aussi « la catastrophe amoureuse, ses suites, ses phases ne font pas partie de l’intimité d’une femme » – commence-t-elle par dénier avec force. D’ailleurs, en divulguant ces « demi-mensonges » érotiques (comme Colette l’a fait elle-même !), toute femme selon elle « sauve de la publicité des secrets confus et considérables, qu’elle-même ne connaît pas très bien », enfouis qu’ils sont dans « le même secteur féminin, ravagé de félicité et de discorde, autour duquel l’ombre s’épaissit5 ». Ces ravages-là ont pu être compensés, dans la vie de Colette, par la possibilité de s’abandonner affectivement à autrui en passant par le détour de l’homosexualité ou du lien incestuel. Colette acquiert ainsi la capacité d’être seule : celle de l’extase dans une solitude extrême, quoique relative, puisque l’écrivain sollicite sans cesse ses amis, s’appuyant sur le « meilleur » d’entre eux, tout en ne sombrant jamais plus dans une dépendance dramatique. Quelle qu’ait pu en être la vigueur réelle, le plaisir érotique que procurent ces passages à l’acte (homosexualité avec Missy, sexualité incestueuse avec Bertrand) se révèle – avec le recul du temps, et par le destin littéraire que Colette a su leur donner – moins important que la complétude affective qu’ils apportaient. Il semble vraisemblable que la satisfaction sexuelle et sa sublimation par l’écriture accompagnent l’orgasme désexualisé du moi. Ce duo sexualité/désexualisation se poursuit à des degrés variables, tout au long de la vie de l’écrivain, avant que le jeu pur n’en prenne définitivement le relais. C’est alors seulement que l’écrivain, comme les dames de Llangollen dans Le Pur et l’Impur, n’est d’aucun sexe, car elle est de tous : celui des fleurs, des chats, des papillons…
Quatre « Claudine(s)6 », « Chéri », « La Maison de Claudine »
7Dès Claudine à Paris (1901), vraisemblablement sous l’influence de Willy, Colette fait référence à Krafft-Ebing, auteur de la célèbre Psychopathia sexualis (1886)7, qui a nourri la réflexion de Freud lui-même et reste une bible en la matière. L’homosexualité était un thème à la mode dans les milieux littéraires et artistiques de l’époque, et Colette fréquentait de nombreux adeptes de Sodome qui ont pu influencer la création du personnage de Marcel (dans Claudine à Paris et dans La Retraite sentimentale) : Marcel Boulestin, Jean Lorrain, Edouard de Max ou le marquis d’Adelsward-Fersen8. Une déculpabilisation totale de la perversion est en cours chez elle, qui s’exprimera dans Ces Plaisirs …, repris dans Le Pur et l’Impur (1932) : « Vit-on de tiédeur ? Pas mieux que de vice, et ce dernier n’y perd rien9. »
8A côté de l’homosexualité, c’est une jouissance féminine secrète, à objet interchangeable, éperdue d’innocence et de solitude, qui fascine Colette : elle l’incarne notamment dans le personnage d’Irène, la « femme cachée », qui fuit son mari non pas pour le trahir avec quelqu’un d’autre, mais pour se livrer, masquée, à une ivresse auto-érotique ravageuse avec divers partenaires anonymes, avec « personne » : « […] il était sûr qu’elle n’attendait ni ne cherchait personne et qu’abandonnant comme un raisin vide les lèvres qu’elle tenait sous les siennes, elle allait repartir l’instant d’après, errer encore, cueillir quelque autre passant, […] le monstrueux plaisir d’être seule, libre, véridique dans sa brutalité native, d’être l’inconnue, à jamais solitaire et sans vergogne […] rendue à sa solitude irrémédiable et à sa déshonnête innocence10 ».
9Cette superbe description de la jouissance innommable – autre (dira Lacan), nous est donnée par une Colette qui accompagne quand elle ne précède pas la psychanalyse avec les moyens de la fiction : mais sainte Thérèse, dans ses extases, ne l’avait-elle pas déjà découverte bien avant ?
10Pourtant, c’est l’inceste qui semble intéresser fondamentalement notre auteur11 : après Chéri (1920) et Le Blé en herbe (1923), elle l’avoue presque dans La Naissance du jour (1928). Faut-il rappeler l’arrière-plan de ces textes, tel qu’il a été reconstitué par Bertrand de Jouvenel lui-même 12 ?
11Le fantasme incestueux précède la réalité de la relation entre Colette et le fils que son mari avait eu de Claire Boas. Le personnage de Léa n’est pas dupe de la nature de la relation qu’elle entretient avec Chéri, le « nourrisson méchant » qu’elle a « adopté13 ». Chéri paraît en 1920, la relation avec Bertrand auquel Colette dédicace le livre : « A mon fils chéri », commence après et reprend pour de bon en 1921. Bertrand de Jouvenel n’est donc pas le héros de Chéri. La mise en scène imaginaire de la relation incestuelle entre Fred, dit le fils Peloux, et Léa, est antérieure à la liaison réelle entre le fils d’Henry de Jouvenel et sa belle-mère Colette. Le fantasme a bel et bien précédé le passage à l’acte. On notera que Colette, déjà mère d’une petite fille de sept ans, décrit dans ses romans un inceste avec un garçon ; elle aimait à louer les traits masculins de sa fille, sa robustesse plutôt que sa séduction, avant que la présence de Maurice Goudeket n’éloigne progressivement les deux femmes14. Inceste-adoption, peut-être, mais la relation avec Bertrand n’en constitue sans doute pas moins, à ses yeux, une vengeance qui l’apaise.
12Toute l’histoire familiale et personnelle de Colette la prépare à cette expérience. Elle prend ainsi sa revanche contre sa mère et Achille, dont le lien a éclipsé l’amour de Sido pour sa fille. Elle se venge du « père vicieux » que fut Willy, en inversant les rôles : ce ne sera pas un père mais une mère qui possèdera le « tendron », et Colette jouera le rôle de l’adulte. Elle réagit aussi à l’infidélité de son deuxième mari, Sidi, règle ses comptes avec la trop séduisante Germaine Patat, avec l’inabordable Claire Boas. Fantasme et réalité s’entremêlent et se relancent réciproquement.
13Colette apprend donc à nager à Bertrand, le dorlote : « Je le frictionne, le gave, le frotte au sable, le brunis au soleil », jubile-t-elle15. La vengeance qui transparaissait dans Chéri se transforme à Rozven en idylle : la femme mûre qu’est Colette se métamorphose en jeune femme dynamique et entreprenante, voire en jeune androgyne par identification avec son amant. Inversion des identités sexuelles, donc, mélange des générations, appropriation de la jeunesse et des fantasmes libertins : tout le processus fantasmatique était déjà en cours, que la liaison avec Bertrand devait mettre en acte… Pourtant, il s’agira désormais, tout en réalisant le fantasme, surtout de réécrire l’infantile. De le réécrire tout autrement que Colette ne l’a fait avec les Claudine, puisqu’à l’espièglerie des premiers écrits succède désormais la gravité d’une célébration.
14Le culte du passé, de ses espaces et de ses sensations fait mieux que combler l’héroïne, il lui permet de renaître en ressuscitant, au centre de ce temple du temps retrouvé, la déesse-mère elle-même, jusque-là oubliée : Sido. « Je crois que j’ai dû, par mon insistance, à ce qu’elle écrivît son livre : La Maison de Claudine, en 192216 », suggère Bertrand de Jouvenel. Combien il a raison ! Les Claudine faisaient « l’enfant et la follette sans discrétion17 », renchérit Colette. En contrepoint, La Maison de Claudine, écrite avec et après Bertrand, reconnaît la permanence, au centre du plaisir, d’une mère toujours recommencée, et, au cœur de l’écriture, de la culpabilité exquise envers « un monde dont j’ai cessé d’être digne 18 ». La liaison avec Bertrand et les romans auto-analytiques qui l’entourent (Le Blé en herbe et La Maison de Claudine) jalonnent cette mutation.
15En effet, Le Blé en herbe, publié en partie dans Le Matin, puis qui paraît chez Flammarion en 1923, relate les aventures du jeune Phil avec Mme Dalleray, une « Dame en blanc » qui s’interpose dans l’amour entre l’adolescent et Vinca. Le Blé en herbe est la version romanesque réaliste de l’aventure incestuelle.
16En contrepoint au Blé en herbe (1923), et pour le temps de l’inconscient, c’est La Maison de Claudine (1922) qui réalise la face ésotérique de ce triomphe.
17C’est ainsi que Colette pourra ancrer son écriture de manière absolue et imprenable, dans ce qu’elle imagine comme un modèle : Sido – Sido, la mère cosmique, Sido, le cosmos-mère, si justement dite Sido ou les Points cardinaux19.
18Claudine était une orpheline de mère. Désormais, Sido est morte, Colette a mis au monde sa propre fille, Colette de Jouvenel, et, surtout, elle a éprouvé le triomphe érotique de la mère sur et avec Bertrand. Le deuil de sa propre mère – qu’elle n’a pas manifesté extérieurement – peut se faire seulement maintenant et magistralement, dans la réalité et par le texte, grâce au frayage du fantasme matricide inconscient, retourné, magnifié en lien incestueux. La mère est morte, enfin vaincue : je suis désormais la mère qui a tous les droits parce qu’elle a tous les plaisirs, parce que j’ai tous les plaisirs. Oui, vive la Mère qui n’est autre que mon monde !
Le corps métamorphique : une nouvelle mystique ?
19A partir de Sido, mais aussi en remontant vers les Claudine et les autres textes, à rebours, nous découvrons que toute l’œuvre de Colette est habitée par le corps étrange de cette femme qui ne naît et ne renaît que sous la plume de l’écrivain. Et avec qui le cosmos fait corps. Telle est la transsubstantiation selon Colette. Tel est aussi le sens de la pureté.
20Exquise, inhumaine, endiablée, maniaque, féroce, contagieuse ? – l’écriture de Colette impose à notre lecture et à nos désirs ce corps paradoxal : un corps qu’il faut bien dire métamorphique, en éclosion permanente grâce à son osmose avec l’Etre, par l’écrit. Sans identité sexuelle, ni humaine, ni autre, mais amalgamé à toutes les identités et les embrasant toutes, le corps-Colette se métamorphose réellement et sans cesse, permutant les rôles, désolidifiant clivages et barrières, et s’élargit, incommensurable, aux dimensions du cosmos lui-même. Il serait corps cosmique, en effet, si le cosmos était un transfert d’énergies, d’éléments, d’états provisoires. Ce qui captive la vagabonde ne se laisse jamais fixer, car c’est dans le passage qu’elle trouve son rythme, et dans ce perpétuel glissement, son mode d’être : aucun interdit n’arrête cette porosité du même à l’autre, du normal au déviant, de la scène à la salle, du faune à la momie, de la pierre précieuse à l’eau, du verre au vert, de l’animal à l’enfant et de l’enfant à l’adolescent, de l’homme à la femme et vice-versa. Désidentifié, transférentiel, ce corps, qui est partout et nulle part, existe parce qu’il s’énonceen un langage privilégié, celui de la métaphore. Cependant, ce qu’on appelle « le style poétique » de Colette n’est pas tissé de métaphores-substituts, mais de métaphores qui sont autant de gestes de contradiction et de tension, des métamorphoses entre le dedans et le dehors, le même et l’autre. Si le corps ainsi écrit est doté d’une sexualité exubérante, c’est qu’il accomplit sa dissémination grâce à une extravagante sensorialité, avide de se résorber et d’absorber.
21En effet, l’écriture de Colette ne se focalise pas sur les organes et encore moins sur les organes sexuels : chez elle, tous les sens sont des organes sexuels. A cette différence près, si l’on se réfère à notre perception ordinaire, qu’à l’instant même où elle ressent les éléments, les éléments la ressentent : aimante/aimée, sujet/objet, elle décrit un gigantesque orgasme du sentant et du senti. Les barrières entre les cinq sens, comme le seuil entre la perception intime et la réalité extérieure qui motive celle-ci, ne sont posées que pour être traversées : ce sont des passerelles, jamais des limites – « quelque chose de moi se suspend à tout ce que je traverse – pays nouveaux, ciels purs ou nuageux, mers sous la pluie couleur de perle grise –, s’y accroche si passionnément qu’il me semble laisser derrière moi mille petits fantômes à ma ressemblance, roulés dans le flot, bercés sur la feuille, dispersés dans le nuage… Mais un dernier petit fantôme, le plus pareil de tous à moi-même, ne demeure-t-il pas assis au coin de ma cheminée, rêveur et sage, penché sur un livre qu’il oublie de lire20 ?… »
22Ecrire, c’est réinventer l’amour. Dans notre civilisation occidentale fondée sur Le Banquet de Platon ou le Cantique des cantiques, de l’Agapè chrétienne à l’érotisme (post) moderne, le lien à autrui et ses plaisirs s’est continûment écrit. Comme Rimbaud, Colette aurait pu dire avoir trouvé cette « clef de l’amour », mais à sa façon et au féminin. Pourtant, si l’opulence sexuelle rimbaldienne n’est pas absente de son œuvre, c’est d’une étonnante pureté qu’elle s’auréole : des sensations embrasées et communiquant entre elles à tout instant défient et déplacent la sexualité elle-même en une exquise et cruelle sensualité. Parfaitement lucide dans cette traversée de l’« Inexorable », Colette la scandaleuse revendique sa naïveté, pure au cœur de l’impur, qu’elle habite avec une innocence animale au-delà de l’angoisse.
23De l’excitabilité du corps féminin, Colette apporte une connaissance qui, pour être singulière et inimitable, n’en est pas moins un fait de société : l’émancipation des femmes, les combats féministes du xxe siècle. Toutefois, non seulement Colette ne s’y reconnaît pas – ce qui ne dévalue en rien le fait que les féministes voient dans sa vie comme dans son œuvre un encouragement à leurs audaces – mais son écriture participe davantage d’une mutation de la civilisation que d’un combat social et politique.
24Depuis la Sulamite du Cantique des cantiques, les femmes inventent la parole d’amour : le texte biblique laisse parler pour la première fois au monde une amoureuse, mais en attribuant la signature de son incantation au seul roi Salomon, son époux. En revanche, la longue histoire de la mystique chrétienne met en valeur des femmes dont la ferveur amoureuse n’a rien à envier à celle des hommes, quand elle ne la dépasse pas : Sainte Thérèse d’Avila (1515-1582) Sainte Angèle de Foligno (1248-1309), Sainte Hildegarde de Bingen (1098-1179). Plus près de nous l’amour reste-t-il toujours un piège ? Le « pur amour », de Jeanne Guyon (1648-1717), déjà fort bavard à l’époque, est désormais devenu un créneau publicitaire, un produit racoleur du Marché, parmi tant d’autres. Contrairement aux graphomanes dans le style de Mme Guyon, les libertines des Lumières, peu loquaces, laissèrent la plume à Diderot ou à Sade. Plus tard, après l’orage romantique, Mme de Staël et George Sand explorèrent les méandres psychologiques des amoureuses et levèrent timidement le voile sur leurs désirs sexuels. Mais il faudra attendre le xxe siècle pour en savoir davantage sur l’érotisme féminin. Dans le sillage des mystiques, ce fut l’extase masochique de Laure, avec Georges Bataille. Mêlant désirs crus et langage obscène, dans Histoire d’O, Dominique Aury sut dévoiler avec une troublante décence, aux dires de Jean Paulhan lui-même, la passivité violente et non moins dominatrice de la jouissance féminine. Les générations suivantes bravèrent la pornographie, quand elles ne s’y installèrent pas, de Régine Desforges à Virginie Despentes, et, tout récemment, au témoignage clinique de Catherine Millet. Exaltation des mythes mâles chez Marguerite Yourcenar, ivresse de la douleur d’aimer chez Marguerite Duras, sexualité neutralisée par l’ironie des tropismes chez Nathalie Sarraute – les modernes sont des anti-Pénélopes qui ne cessent de nouer et dénouer les trames qui les lient à Eros. Sans oublier celles, plus rares en France et moins célèbres que leurs consœurs anglo-saxonnes, qui excellent dans les récits d’assassinats et cruautés en tout genre, telle Marie Desplechin.
25Je ne saurais les évoquer toutes. Leurs œuvres, célèbres ou encore marginales, constituent le pourtour de ce jardin des amours féminines au centre duquel trône Colette. Non qu’elle soit allée le plus loin possible dans la brûlure des désirs : d’autres femmes ont pu la dépasser en témérité érotique. Ni qu’elle ait rassemblé des expériences d’une richesse ou d’une universalité inédites jusqu’alors. Mais la fille de Sido a réussi à disposer le spectre diversifié et souvent endolori de ses amours dans un éden qui est une parole de bien-être. Approchée avec avidité, la monstruosité elle-même est apprivoisée par Colette, pour nous être restituée vivable et vivifiante. D’avoir sondé jusqu’au désert de l’amour, cette vagabonde ne le fuit que pour mieux le replanter des « vrilles de la vigne ». Aussi peut-on lire, écrite par elle, cette phrase des plus souveraine de la littérature française, parce que la plus désabusée : « Le large, mais non le désert. Découvrir qu’il n’y a pas de désert : c’est assez pour que je triomphe de ce qui m’assiège21. »
26Plus encore, c’est à l’insoluble question du couple homme-femme que Colette apporte sa vision : aucune solution, rien qu’une nouvelle expérience à déchiffrer, à interroger, à apprivoiser.
Quel couple ? ou le triomphe de l’imaginaire
27Par-delà ses antécédents grecs, juifs et chrétiens, le couple moderne est fondé par l’idéologie bourgeoise dite éclairée, telle qu’elle s’est forgée grâce aux philosophes des Lumières. C’est à Rousseau (1712-1778) que nous en devons les contours et les valeurs. La Nouvelle Héloïse (1761) décrit une société et des mœurs en décomposition dont Roxane et Saint-Preux sont les victimes. Emile (1762), en réponse à cette débâcle, invente une nouvelle réalité : un couple dans lequel le rapport sexuel, parce que fondé sur la nature, est déclaré possible. Il faut la mettre en perspective avec la réflexion menée par les siècles précédents (La Boétie, Montesquieu) sur les mœurs d’une part, sur leur lien au pouvoir despotique, de l’autre. Ainsi compris, le couple qu’on dira désormais bourgeois propose une alternative à la fois à la jouissance sensuelle dans laquelle s’abolit le souverain oriental polygame, et à son parallèle qu’est le déclin du pouvoir monarchique22.
28Les rapports sexuels sont impossibles ? Le pouvoir despotique est en crise ? Qu’à cela ne tienne, dit en substance Rousseau : le nouveau couple sera la formule miracle destinée à fonder un sujet biface, garant à la fois du lien parents-enfants et du lien Etat-citoyens. On sait déjà – et les textes de Rousseau le montrent – que cette formule n’est pas tenable. « Mais elle ne peut être contestée que sur le mode de la débauche, de la perversion, du crime. » La « nouvelle harmonie » que réinvente le couple apparaîtra très vite comme un « dispositif de façade » qui « cache un enfer de débauche et de perversion23 ».
29L’univers amoureux de Colette – bâti sur l’« inimitié » entre les sexes, avec des hommes-objets ou des efféminés parfois dominés par des femmes « hermaphrodites mentaux », semble tout droit issu de ce passé, de sa réalité et de son idéologie. Pourtant, la version du lien amoureux que propose « notre » Colette, sans être philosophique ni politique, atteste d’un changement radical de l’angle d’approche. Non seulement parce que c’est une femme qui écrit, mais parce que son projet existentiel est une traversée du couple – sans pour autant s’exalter dans le régime de la transgression criminelle, ni se replier dans un modèle plus archaïque, tel le pari sur la transcendance consolatrice accordée par un Grand Autre.
30Ni métaphysique ni sociopolitique, la manière d’être au monde spécifique à Colette, qui culmine dans l’écriture de et dans la chair du monde, implique un constat des impasses autant que de la fécondité du lien amoureux, avec ses valences homo-et hétérosexuelles. Elle atteste d’une profonde modification de la conception du couple, et les féministes n’ont pas eu tort de voir dans ce bouleversement une courageuse amorce de la liberté féminine. Mais le message essentiel de Colette – rétive à toute sociologie – n’en reste pas moins d’insuffler une transformation de la subjectivité elle-même, de l’équilibre risqué qui la constitue entre sens et sensation, loi et passion, pureté et impureté. Ni l’impératif de la reproduction de l’espèce, ni celui de la stabilité sociale – tous deux garantis par le couple – ne guident la pensée de Colette. Rien qu’un constant souci d’affranchissement du sujet, et, en priorité, du sujet femme, désireux d’atteindre sa liberté sensuelle afin de maintenir sa curiosité et sa créativité dans une pluralité de liens.
31La traversée de l’amour par Colette n’est-elle pas aussi, surtout, une traversée de la religion ? Sa fureur contre la religion se manifeste dans les textes de jeunesse24. Cette révolte s’apaise avec le temps. Et c’est en suivant le détachement infini mais toujours passionnel qu’elle propose du lien amoureux, afin de lui substituer une passion amicale, florale, animale pour l’Etre dans la langue, que nous suivons le sens profond de sa conviction d’athéiste. Ni les illusions, ni les fantasmes ne sont abolis dans cette proximité – jamais atteinte en français – entre l’effervescence imaginaire et le labeur stylistique qui la relaie. Mais, dans l’écriture ainsi vécue, il ne subsiste aucun objet absolu, aucun pôle salvateur, aucun repère étranger à la passion. Celle-ci demeure, mais elle n’adhère qu’au seul ajustement entre le senti et le dit, le vécu et le représenté, l’aimé et le dit. La sublimité et la monstruosité de Colette résident dans cette résorption totale de toute transcendance par l’arabesque, l’alphabet, la broderie, le monogramme, dans cette imprégnation entre la chair du monde et la langue française, qu’est sont style.
32Cette anamorphose du lien amoureux, fondateur de l’individu dans la tradition occidentale, est lourde vertiges anarchistes, d’élations tout autant que d’angoisses personnelles, et ne manque pas de déclencher des scandales dans une société dont elle heurte aujourd’hui encore les normes. Nous la lisons cependant comme une promesse libertaire, notre intimité secrète la partage dans la solitude de la lecture, et nos actes amoureux ainsi que nos comportements sociaux la rejoignent de plus en plus ouvertement en ce début du troisième millénaire. Car nous savons désormais que la voie solitaire de Colette, sa solution imaginaire est des plus radicale et, pour cela même, peut-être parmi les seules possibles : avant de bâtir de nouveaux modèles ou des structures existentielles entre les sexes, pour la famille et en vue d’un nouveau type de nations ou de fédérations, c’est de la capacité imaginaire, de son éclosion possible – ou, a contrario, de son étouffement dans la Technique, le Spectacle et la résurgence du Sacré intégriste – que dépend notre aptitude à la jouissance sexuelle et, partant, à la vie elle-même. De cette défense et illustration de l’expérience imaginaire – en ce qu’elle est constitutive et libératrice de tout lien à l’autre, couple ou groupe –, l’écriture de Colette témoigne avec une force inattendue en son temps, et contagieuse aujourd’hui encore.
33Pour vivre en couple et en groupe, il faut non seulement oser avec imagination, mais savoir l’écrire et la transmettre avec saveur. Dans ce long chemin, Colette nous accompagne. Et si c’était ça le génie français ?
Notes de bas de page
1 Cf. G. Apollinaire, « La littérature féminine », op. cit., p. 923.
2 Le terme est de Lacan : Cf. J. Lacan « L’Autre satisfaction », in Ecrits, Seuil, 1975, p. 49-59.
3 Joyce Mc Dougall plaide, en suivant de près l’expérience perverse, pour la reconnaissance de ces néo-sexualités. Cf. « De la douleur psychique et du psychosoma », op. cit., pp. 184-202, et « Déviation sexuelle et survie psychique », op. cit.. pp. 250-268.
4 Selon l’expression de D. W. Winnicott ; cf. « La capacité d’être seul », in De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969, pp. 211-212.
5 Colette, La Naissance du jour, Pl. III, pp. 315-316 ; nous soulignons.
6 Claudine à l’école (1900), Claudine à Paris (1901), Claudine en ménage (1902), Claudine s’en va (1903).
7 Son livre Médecine légale des aliénés est traduit en français en 1900.
8 Colette, Le Pur et l’Impur, notice, Pl. III, p. 1503.
9 Ibid., p. 652.
10 Colette, La Femme cachée (1924), Pl. III, p. 6 ; nous soulignons.
11 Cf. Jeannie Malige, Colette, qui êtes-vous ?, Lyon, La Manufacture, 1987.
12 B. de Jouvenel, La vérité sur Chéri, (1986), ou Colette, Pl. II, p. LV sq.
13 Ibid.
14 Cf. Cl. Pichois, préface, in Colette, Pl. II, p. L.
15 Colette, lettre du début d’août 1921, in Lettres à Marguerite Moreno, OCC, XIV, p. 228.
16 B. de Jouvenel, « La vérité sur Chéri », op. cit., p. LVII.
17 Colette, Mes Apprentissages, Pl. III, p. 1024.
18 Colette, La Maison de Claudine, Pl. II, p. 968.
19 Cf. infra, chap. IV, « Qui est Sido ? », p. 167.
20 Colette, La Vagabonde, Pl. I, p. 1119.
21 Colette, Le Fanal bleu, Pl. VI, p. 965.
22 Cf. Alain Grosrichard, Structure du sérail. La fiction du despotisme asiatique dans l’Occident classique, Seuil, 1979.
23 Ibid., pp. 221-223.
24 Colette, lettres à Léon Hamel, Rome, 28 juin 1915, in Lettres de la Vagabonde, OCC, XV, p. 106, et lettre à Annie de Pène, Rome, avril 1917, in Lettres à Annie de Pène et Germaine Beaumont, Flammarion, 1995.
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