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La naissance d’un écrivain

p. 27-39


Texte intégral

1Ce n’est pas le faiseur qu’a été pour une modeste part le jeune écrivain Colette, employé aux ateliers de Willy, qui m’intéresse ici ; la satire de l’école publique et les aventures d’une institutrice séduisant une jeune collègue tout comme les obsessions charnelles d’un délégué cantonal, – tout cela sent l’incitation d’un commanditaire bien ancré à droite, pour un résultat qui n’est pas sans saveur ; mais bien au-delà de toute fabrication, un « vif désir d’écrire » dut époindre la romancière, fatalement ramenée à sa vie d’avant le mariage : « Mes meilleures moissons d’idées, d’images, de récits, je les ai presque toujours cueillies au réveil, comme si elles provenaient du repos, du sommeil ou de quelque longue poursuite, menée à mon insu, à travers mes rêves » (Gabrielle Roy, La Détresse et l’Enchantement, éd. du Boréal, 1996, p. 392). Comment ne pas s’essayer à les mettre en mots à soi et essayer d’atteindre « cette vie mystérieuse que des mots pourtant pareils à ceux de tous les jours parviennent parfois à capter à cause de leur assemblage comme tout neuf » (ibid., 137) ? Et comment oublier la culture musicale de Colette, ainsi que ses lectures ? Balzac et Wagner (voir Pl. II où, p. 48, est repris le motif de l’Arc-en-ciel) : on ne peut rêver meilleurs maîtres, aussi est-ce aux leitmotive des trois premiers Claudine que seront consacrés les développements qui suivent, éclairés bien moins dans leur genèse – sauf évidente nécessité – que dans leur fonction à l’intérieur de chaque roman et leur reprise d’un roman à l’autre, dessinant ainsi des aspects essentiels de l’œuvre à venir.

2Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour reconnaître Saint-Sauveur en Puisaye dans Montigny, « si bien qu’il est vrai de dire d’un livre qu’il est une partie de la vie de son auteur en autant, bien entendu, qu’il s’agisse d’une œuvre de création et non de fabrication » (ibid., 229). La reconnaissance n’est donc pas en soi suffisante, et il importe peu de savoir que les « grands bois », les « bois taillés » et les « sapinières » du roman sont calqués sur les trois éléments qui constituent l’essentiel de la nature qui entoure Saint-Sauveur ; Colette ne triche pas avec ses souvenirs de paysage et de géographie, mais l’important, c’est le rôle que les « bois » jouent dans le roman : lieu de « vagabondages éperdus », ils ont été et sont toujours pour la narratrice les agents d’une jouissance profonde et violente, comme si y pénétrer la faisait entrer dans un autre monde, au point de se sentir « dépaysée » quand elle le quitte et revient à une vie de tous les jours, celle du village et de l’école. Ils sont donc le contrepoint heureux d’un quotidien quelque peu ennuyeux et à ce titre liés aux rêves d’évasion d’une jeune fille de quinze ans : il lui faudra donc les quitter, d’où une nostalgie prémonitoire – prédiction facile et désenchantée de l’écrivain devenue une jeune femme parisienne –, et il faut en même temps que le roman mette en place ces rêves d’évasion. En trois pages d’ouverture est ainsi posé le rôle primordial des bois dans le roman (Pl. I, 7-9) : quand pour la fête de la nouvelle école les rues du village ont été décorées de branches coupées de sapin, c’est une éphémère métamorphose heureuse ; « on dirait que les bois qui cernent Montigny l’ont envahi, sont venus, presque, l’ensevelir… » ; comme dans un conte, une disparition est d’un coup consacrée et le village est, le temps d’un éclair imaginaire, effacé, avant que les drapeaux ne viennent s’ajouter aux branches, pour, prosaïquement, « banaliser » à nouveau les rues. Les bois, bien réels, ont aussi bien affaire avec la vie rêvée (190-191).

3Présentés, décrits pour eux-mêmes, seuls au début du roman, ils sont ensuite partie prenante d’un véritable réseau où se retrouvent Claire et sa « petite âme romanesque » (10, voir aussi 167), Fanchette, la chatte blanche, et cette miniaturisation de la forêt que sont le jardin et son noyer.

4Après une scène d’amorce (28-29) qui confirme son portrait d’ouverture (10), voici Claire réunie aux bois et aux violettes :

Dimanche dernier et jeudi, j’ai déjà couru les bois délicieux, tout pleins de violettes, avec ma sœur de lait, ma douce Claire, qui me racontait ses amourettes (98)…

5Et elle les raconte, heureuse que tout se passe pour elle « comme dans les livres » (98). Un autre jeudi ou un autre dimanche, jours où se retrouvent Claudine et Claire, le scénario est invariable : confidences en forme de « divagations » de Claire dont se moque gentiment Claudine avant de s’en lasser et de rester seule dans les bois : « O mes chers bois ! » (109-110). Mais elle ne s’en lasse pas au point de les oublier et observe, avec une curiosité plus prosaïque, des « armées de petites bêtes [qui] courent par terre sous [son] nez » et « se conduisent même quelquefois très mal » (110). Troisième scène : le séjour chez Claire, dont l’amoureux vient de quitter Montigny sans même lui en faire part et qui se voit en « triste fiancée abandonnée » (168) ; ce fut aussi, outre la garde des moutons, « cinq jours de trôleries dans les bois, à me griffer les bras et les jambes aux ronces, à rapporter des brassées d’œillets sauvages, de bluets et de sceaux-de-Salomon, à manger des merises amères et des groseilles à maquereau » (168) : bain de nature et gourmandise vont ensemble et suivent les « récits romanesques de rencontres, de joies, d’abandons » que confie Claire à Claudine qui conclut d’un mot : « Dieu que j’ai faim ! » (205) – dans une quatrième scène : saine réaction qui ne se moque plus mais dont la vigoureuse santé dissimule peut-être d’autres appétits plus charnels et tout aussi romanesques. « C’est drôle, ces petites filles ! » (215). Le pluriel semble ne viser que Claire, trop sentimentale et toujours perdante, mais il inclut aussi Claudine :

Elle ne sait pas s’y prendre. Il est vrai que je ne saurais guère m’y prendre non plus, moi qui construis de si beaux raisonnements (215)…

6Cette humilité de Claudine, elle ne l’avoue qu’à elle-même ou à Fanchette, qui est pour elle une sorte d’âme sœur, là où Claire était sa sœur de lait. Avec la chatte entrent en scène le jardin et son noyer, qui jouent symboliquement en petit le rôle de la forêt : nouveau réseau qui se constitue une fois présentée la nouvelle héroïne (113-114).

Je ne me repose bien, le soir, qu’au sommet du gros noyer, sur une branche longue que le vent berce… le vent, la nuit, les feuilles… Fanchette vient me retrouver làhaut ; j’entends chaque fois ses griffes solides qui grincent, avec quelle sûreté (123) !

7Une deuxième scène tourne court, ou plutôt se développe sur le mode de ce qui ne peut avoir lieu dans le jardin, puisque Marie et Anaïs sont venues chercher Claudine pour la fête, que Claudine, avant de partir, les invite à un tour de jardin et qu’elles la « suivent à contrecœur dans les allées sombres où [sa] chatte Fanchette, comme [elles] en robe blanche, danse après les papillons de nuit, cabriolante et folle » avant de grimper dans un sapin (209). A cause de la fête de fin d’année, Claudine se laisse absorber par les tâches à accomplir et oublie ses devoirs d’amitié… envers la chatte : « Fanchette me méprise » (209)… La chatte est ainsi investie d’une double fonction ; elle est la confidente des rêves d’amour de Claudine, mais elle est aussi son mentor qui la rappelle à des exigences de dignité personnelle dans le monde où elle vit :

Je me sens l’âme tout endolorie, parce que, moi qui n’aime guère danser, j’aimerais danser avec quelqu’un que j’adorerais de tout mon cœur, parce que j’aurais voulu avoir là ce quelqu’un, pour me détendre à lui dire tout ce que je ne confie qu’à Fanchette ou à mon oreiller (et même pas à mon journal), parce que ce quelqu’un-là me manque follement, et que j’en suis humiliée, et que je ne me livrerai qu’au quelqu’un que j’aimerai et que je connaîtrai tout à fait, – des rêves qui ne se réaliseront jamais, quoi (212) !

8Une simple valse avec un inconnu, un indifférent, après avoir vu Claire valser, elle aussi, « alanguie et toute gentille » (212), réveille en Claudine la douleur de sa solitude ; les conditionnels constatent un manque essentiel et conduisent à des présents où désolation et humiliation se font accablantes, puis à des futurs de conjuration et de prédiction qu’un unique futur final ruine par la certitude de l’échec. Mais au-delà de l’échec du moment – cette solitude de Claudine imposée et douloureuse –, le rêve ne peut que subsister d’un amour qui viendrait consacrer la haute idée qu’elle se fait d’elle-même : être aimée, c’est être reconnue et distinguée, donc pleinement fondée dans son amour-propre et le sens aigu de ce qu’elle vaut. Et ce rêve, qui ne peut encore romanesquement s’accomplir, gouverne cependant l’économie de l’œuvre : face à Fanchette, face à Claudine, il n’est plus que des « chatte [s] inférieure [s] », Luce ou Aimée (voir 41, 108, 109, 113, 120) : à chacune « une petite nature […], égoïste, et qui aime son plaisir en ménageant son intérêt » (43). Il en est d’elles comme de Mathilde, dans Génitrix.

C’est la pire des conditions basses qu’elles nous font voir les êtres sous l’aspect de l’utilité et que nous ne cherchons plus que leur valeur d’usage. Chaque être, chaque événement, tu les retournais comme des cartes, espérant l’atout. Tu poussais toute porte entrebâillée – captive qui ne te souciais guère qu’elle ouvrît sur la campagne ou sur l’abîme (François Mauriac, Génitrix, O. C. II, éd. Rencontre, p. 29).

9C’est donc un rêve en fonction duquel s’organise Claudine à l’école  : de n’en être pas digne gouverne la peinture du petit monde qui gravite autour de l’école de Montigny, et son évocation positive, même si elle est gentiment moquée à travers le personnage de Claire ou que la douloureuse solitude de Claudine semble la marquer de désespoir, peut de droit prendre force et appui sur les principes de l’œuvre à venir : une profonde jouissance des beautés du monde animal et du monde végétal. Le propos peut encore sembler bien limité : des bois, un jardin, une chatte, mais il semble prometteur. Reste à savoir si, le temps passant et Claudine réalisant son rêve, l’amour et le monde naturel se prêteront toujours un mutuel appui.

***

10Le temps passant passe durement pour Claudine : le deuxième roman du cycle, celui du départ et de l’installation à Paris, est d’abord un roman de la solitude ; rétrospectivement, les futurs de l’ouverture du premier apparaissent prophétiques : « le jour où il me faudra quitter [mes bois] j’aurai un gros chagrin » (9) ; le « chagrin » est là :

Ma gaieté n’a pas duré. J’ai eu une brusque rechute de nostalgie fresnoise et scolaire (263). […] mon cœur souffre de nostalgie. Je me sens ridicule comme cette gravure sentimentale accrochée dans le salon-parloir de Mlle Sergent, Mignon regrettant sa patrie (331).

11Son père lui apporte-t-il un bouquet de violettes ?

L’odeur des fleurs vivantes, leur toucher frais, ont tiré d’un coup brusque le rideau d’oubli que ma fièvre avait tendu devant le Montigny quitté (231)…

12De se voir dans un miroir à la fin de sa maladie la jette « dans le regret noir » :

Hein, ma vieille, s’il te fallait à présent grimper sur le gros noyer du jardin de Montigny. Où est ta belle prestesse, où sont tes jambes agiles et tes mains de singe qui faisaient flac si net sur les branches, quand tu montais là-haut en dix secondes (233) ?

13Violettes, noyer – les bois, le jardin –, violettes et noyer, les premières la faisant « trop songer », « attristée par ce printemps de Paris », « à l’autre, au vrai » (237), tandis que le second, dont on a coupé les branches basses à Montigny, réveille un besoin de confidence : une première lettre à Luce est écrite inutilement, une Luce qu’indiffèrent et le printemps et les violettes et le noyer, une seconde la suit aussitôt, adressée à Claire (237), une Claire qui répond sans tarder mais en omettant de parler des violettes ; c’est que toute à son « extase », elle est sur le point de se marier : « Le véritable amour, elle le tient, ce coup-ci » (241). Claudine a beau être heureuse avec et pour Claire, le retour sur soi n’en est que plus douloureux. Lui parler de Montigny comme le fait Mélie, c’est « aggraver [son] mal » (330), un mal qu’elle cultive en y retournant en pensée.

Serrer à brassées l’herbe haute et fraîche, m’endormir de fatigue sur un mur bas chauffé de soleil, boire dans les feuilles de capucines où la pluie roule en vif-argent, saccager au bord de l’eau des myosotis pour le plaisir de les laisser faner sur une table, et lécher la sève gommeuse d’une baguette de saule décortiquée ; flûter dans les tuyaux d’herbe, voler des œufs de mésange, et froisser les feuilles odorantes des groseilles sauvages ; embrasser, embrasser tout cela que j’aime ! Je voudrais embrasser un bel arbre et que le bel arbre me le rendît (331)…

14Cette litanie exaltée des bonheurs enfuis est évocation précise des errances d’une jeune sauvageonne immergée dans la vie naturelle, toute à ses désirs et à ses caprices, et dans son élan elle transcende toute précision dans le rêve d’une communion : amour du monde, amour tout court, comme si tous les bonheurs pouvaient être réunis – mais ils sont enfuis, ou absents, et pour conjurer la douleur de la nostalgie, on ne peut que vouloir sans fin le retour imaginaire qui ne peut qu’être éphémère et, s’effaçant, ramener la désolation : tantôt, refusant de sortir, Claudine s’entête : « Je préfère m’enfiévrer à domicile », tantôt, la fièvre passée, elle s’attriste : « Comme j’ai déchu de moi-même depuis l’an dernier ! J’ai perdu l’innocent bonheur de remuer, de grimper, de bondir comme Fanchette… » (332). La solution ? « Je lis, je lis, je lis. N’importe quoi. Je n’ai que ça pour m’occuper, pour me tirer d’ici et de moi » (332).

15Ainsi va le « mal du pays » (333) qui est aussi un mal d’amour, de manque d’amour : faute du bel arbre que se souhaitait Claudine, « Paris [lui] mange les sangs » (332) et d’évoquer les couples d’Aimée et de Mlle Sergent ou de Marcel et de son petit ami – les seuls qu’elle connaisse (237, 333) – ne fait que l’enfoncer un peu plus dans son désespoir :

Ils rentreront par les trains du soir, mélancoliques, au bras l’un de l’autre, et se sépareront avec des yeux éloquents… Et moi, je serai, comme maintenant, toute seule (333).

16A l’école ou à Paris, c’est tout un, c’est la même attente de l’amour : simplement, l’immersion dans la nature – bois et jardins – à Montigny, est devenue évocation nostalgique. Claire ayant accédé au bonheur, le tour en est venu de Claudine : une quarantaine de pages y suffiront, après un ultime thrène auquel elle s’abandonne au mépris de sa dignité comme dans l’exaltation de son amour-propre.

Honte sur toi, Claudine ! Est-ce que ça va finir, cette obsession, cette angoisse de la solitude ?
Toute seule, toute seule ! Claire se marie, je reste toute seule. Marcel se promène en tendre compagnie, je reste toute seule. Mon oncle court, je reste toute seule.
Eh ! ma chère, c’est toi qui l’as voulu. Reste donc seule – avec tout ton honneur. Oui. Mais je suis une pauvre petite fille triste, qui se réfugie le soir au poil de Fanchette pour y cacher sa bouche chaude et ses yeux cernés. Je vous jure, je vous jure, ce n’est pas, ce ne peut pas être l’énervement banal d’une qui a besoin d’un mari. J’ai besoin de bien plus que d’un mari, moi (334)…

17Une simple demande en mariage – refusée – fait tout basculer : l’amour est senti comme nécessairement proche, comme une catastrophe bienheureuse. Claire aussitôt est invoquée, – Fanchette est là, rassurante, qui « ronronne doucement », et les souvenirs de Montigny sont d’aube et d’alouettes, d’une fraîcheur revigorante (346-348). Les développements vont donc se faire à l’endroit de ce que vivent à l’envers Luce (309-328 ; 343), Marcel (269-277), voire Maugis (286, 287, 288, 292, 339, 341), et seront essentiellement le fait d’une « Claudine folle [qui] suit sa voie, avec l’infaillibilité des fous et des aveugles… » (359).

La Claudine folle, tendue vers lui, ses deux mains à plat sur la nappe, le contemple. Elle a des yeux éperdus et sans secrets ; une boucle de cheveux, légère, lui chatouille le sourcil droit. Elle parle comme un vase déborde, elle, la silencieuse et la fermée (359).

18Scène de « rêveuse éveillée » (362), où c’est la réalité vraie qui est vécue comme un rêve avant qu’un vrai rêve ne lui succède (363, 364). Seule complice alors, Fanchette, dévouée et respectée : ce que devra être Claudine près de Renaud. Il doit être un « maître » (364) – mais « j’ai besoin d’un papa, j’ai besoin d’un ami, d’un amant » (362). Maître, papa, ami, amant, la gamme des rôles demande à être bien tempérée : la réponse n’appartenant qu’au temps, il faut bien commencer et « la Claudine sage s’efface timidement, admirative et respectueuse, devant l’autre, qui est allée droit où le Destin la poussait, sans se retourner, comme une conquérante ou une condamnée » (362). L’amour, s’il est un besoin, une nécessité, est aussi et toujours un beau risque. Le roman finissant sur un début, laissons à Colette le mot de la fin qu’elle avait voulu, du haut de son expérience, comme le dernier mot de Claudine à Paris, dans l’édition du Fleuron :

Et nous retournons dans ma chambre, moi toute serrée dans son bras, lui qui m’emporte comme s’il me volait, tous deux ailés et bêtes comme des amoureux de romance (376).

19C’est une conclusion digne de Claire, la « petite romanesque » et la bien mariée : Claudine ne l’oublie pas, elle qui la cite à la fin de Claudine en ménage.

J’attends une minute, la main sur le cœur. A cause de ce pauvre geste banal, une phrase de Claire, ma sœur de lait, revient, cruelle, à mon souvenir : « C’est comme dans les livres, n’est-ce pas, la vie ? » (CM, 505).

20A ce souhait inquiet de son personnage, Colette a choisi de répondre d’abord oui, non sans glisser aux côtés de Claire et de Claudine des « chattes inférieures » comme Luce ou Aimée et sans pour autant calquer son roman sur sa vie ; elle a voulu néanmoins insérer en tête de Claudine à Paris cette expérience cruciale que fut pour elle la maladie qui la frappa, en 1894.

21« Fièvre » et « grand désespoir » (221), « quelque chose comme une fièvre cérébrale avec des allures de typhoïde » (227) : évoquer seulement des « allures », c’est ne pas vouloir nommer la typhoïde – ou la maladie, qui pourrait être comparée à une typhoïde ? Deux mois de traitement vécus « dans une nuit lamentable » (227), après lesquels « la joie [des] réveils s’assombrit graduellement, dans le jour tombant, jusqu’à la mélancolie noire et au recroquevillement farouche » (229). Bilan en fin de parcours : « tu as l’air d’une petite fille de quatorze ans qu’on aurait martyrisée » (223). Dépression ? Oui, dans la mesure où elle fait partie du tableau qui est celui de la salpingite. « La salpingite est une maladie grave ; non seulement elle entraîne la stérilité – temporaire ou définitive – mais elle occasionne des douleurs très vives, des troubles fonctionnels sérieux, qui peuvent aller jusqu’à la cachexie et la mort. Dans certains cas, elle détermine des collections purulentes dans le petit bassin, des fistules intestinales et quelquefois même des accidents mortels de péritonite » : ainsi le Larousse 1900 décrit-il la maladie en fin d’article. Causes possibles : une infection puerpérale ou postabortive – ou une blennorragie. Effets secondaires : la photophobie. Rendons grâce à Judith Thurman d’avoir la première émis cette hypothèse, la photophobie se trouvant confirmée par une lettre de Colette publiée dans les Cahiers Colette (voir J. Thurman, Secrets de la chair, p. 96-97 et Cahiers Colette n° 25, introduction des « Lettres de Colette » et la lettre 4). Malgré l’invention des antibiotiques, la maladie reste grave et récidivante :

Oui, vous l’avez deviné aux premiers mots, cher cœur, je suis très malade, il serait vain de vouloir vous le dissimuler. Il ne s’agit point d’une migraine, ni d’une bronchite, ni d’un mal de ventre, (ou alors c’est que mon ventre est, comme moi-même, bien bas !) Cela porte un nom gracieux, quelque chose comme un explosif ou une fleur. Ne pleurez pas, c’est un mal qui pardonne (Lettre à Robert d’Humières, 27 novembre 1904, Cahiers Colette n ° 16, p. 60-61).

22Si l’hypothèse est juste, on comprend la réaction prêtée à Claudine : « C’est curieux comme, depuis ma maladie, j’ai l’imagination et les nerfs chastes » (236), on comprend aussi le « Maugis furieux » que moque dans un jeu la même Claudine, qui suggère qu’il est en train de soigner un « herpès récidivant des parties génitales » (ClV, 602-603), tandis qu’Annie est miraculeusement préservée des « mauvaises maladies », elle qui les ignore en toute innocence pour avoir trop longtemps couché avec un imbécile : son mari (851). Willy n’était peut-être pas, hélas, un imbécile… et Colette, grâce à lui, grâce à Charlotte Kinceler, fut déniaisée de bien cruelle façon.

23Ce qui alors se trouve éclairé, c’est la composition et l’organisation même de Claudine à Paris  : Colette dans la vie s’est mariée à Châtillon-Coligny, est montée à Paris puis y est tombée malade du fait même de son mari, toutes illusions perdues mais avec la volonté de recoller les morceaux, de continuer ; une fois entrée en littérature – après la maladie, Saint-Sauveur devient le paradis perdu, le lieu des bonheurs d’une vie épanouie au contact des bois, des arbres, du jardin de la chatte et le lieu d’une vie sentimentale se résumant à un rêve d’aimer et d’être aimée, bonheurs et rêve s’appelant l’un l’autre dans une unité qui fait la force de Claudine. La faire, après l’école, monter à Paris non mariée, c’est inverser le cours de la vie, pouvoir jouer de la nostalgie du royaume natal perdu, creuser une forme de solitude du fond de laquelle renaît le rêve d’amour que Colette peut traiter dans sa perfection romanesque ; il s’incarne vite et bien dans le personnage de Renaud comme dans un de ces romans que Claire lit, l’héroïne, c’est-à-dire Claudine, restant le personnage de loin le plus fouillé, le plus riche du trio, celui qui permet à Colette de retrouver les saveurs de son attente de femme. Tout est sauvé pour la femme et pour l’écrivain qui, entre nostalgie, amour et nourritures terrestres, est en train de forger les outils de toute l’œuvre à venir, armée de ses propres souvenirs et apprenant à les transmuter ; il faut en revenir à Gabrielle Roy :

Dès que le livre est en marche, même encore indistinct dans les régions obscures de l’inconscient, déjà tout ce qui arrive à l’auteur, toutes les émotions, presque tout ce qu’il éprouve et subit concourt à l’œuvre, y entre et s’y mêle comme à une rivière, tout au long de sa course, l’eau de ses affluents. Si bien qu’il est vrai de dire d’un livre qu’il est une partie de la vie de son auteur en autant, bien entendu, qu’il s’agisse d’une œuvre de création et non de fabrication (G. Roy, op. cit., 229).

***

24Au cœur de la maladie, dans Claudine à Paris :

Je me souviens d’avoir, pendant des heures, couchée sur le côté gauche, suivi du bout de mon doigt, contre le mur, les contours d’un des fruits fantastiques imprimés sur mes rideaux : une espèce de pomme avec des yeux. Il suffit encore à présent que je la regarde pour voguer tout de suite dans un monde de cauchemars et de songes tourbillonnants où il y a de tout (227-228).

25C’est le début du roman. A la fin de Claudine en ménage quand, ayant quitté Paris, elle se réveille après sa première nuit à Montigny :

Ces bluets, sur le mur, passés du bleu au gris, ombres de fleurs sur un papier plus pâle… Ce rideau de perse à dessins chimériques… oui, voici bien le fruit monstrueux, la pomme qui a des yeux… Vingt fois je les ai vus en songe, pendant mes deux années de Paris, mais jamais si vivement (508)…

26Se réveillant comme égarée – est-ce un songe issu du sommeil ? est-ce une vraie réalité ? –, Claudine revient sur le fruit qu’elle suivait du doigt d’un geste compulsif : conduite de désespérance et d’angoisse liée à l’arrachement au pays natal dont tous les malheurs mais aussi les bonheurs lui étaient rendus sous forme de cauchemars, avec une Fanchette « grosse comme un âne » pesant à l’étouffer sur sa poitrine et un « papa » à barbe et figure « énormes » qu’il lui faut repousser (comment éviter de songer, ô lecteur, à Willy, le fauteur des troubles ?). Le retour à Montigny est ressourcement et purification car après les hésitations du réveil, le monde va se remettre en place autour d’elle – comme à l’ouverture de l’œuvre de Proust – et elle va redevenir elle-même, bientôt rejointe par une Fanchette telle aussi qu’en elle-même, enfin…

Cette fois, j’ai bien entendu, du fond de mon transparent sommeil, le cri de la pompe !
Assise en sursaut sur mon petit lit-bateau, le premier sourire de ma chambre d’enfant m’inonde de larmes. Larmes claires comme ce rayon qui danse en sous d’or aux vitres, douces à mes yeux comme les fleurs du papier gris. C’est donc vrai, je suis ici, dans cette chambre (508) !

27Et le chocolat matinal est bien « le philtre qui abolit les années », « ce philtre qui rendit la mémoire à Siegfied » en « lui rend [ant] aussi l’amour » (Cl M, 509 et Cl V, 592) : Claudine a donc retrouvé ce qui constitue, non la, mais une vérité de son être, car, à côté du royaume de l’enfance, subsistent les exigences de l’amour qui la font soudain se voir « pâle, absente, demeurée là-bas, rue Goethe, entre ces deux êtres qui [lui] ont fait du mal » (509). La donne du roman implique donc un jeu de Claudine avec trois éléments qu’un moment de trouble et de confusion lui fait placer sur un même plan d’importance :

Hélas ! comme la vue de ce que j’aime, beauté de mon amie, suavité des forêts fresnoises, désir de Renaud, suscite en moi la même émotion, la même faim de possession et d’embrassement !… N’ai-je donc qu’une seule façon de sentir (463) ?…

28La beauté doit-elle ou non être liée au désir, ou devrait-elle plus simplement être objet de contemplation ? Pour Rézi, « je rêve d’elle devant elle » (463) : « un mouvement de nuque m’évoque la Rézi coutumière, demi-nue, à sa toilette… Je tressaille ; il serait sage de ne plus la revoir ainsi… » C’est à provoquer un lent glissement hors de toute sagesse que vise Rézi, aidée par Renaud : « J’ai désiré Rézi et vous me l’avez donnée comme un bonbon… Il faut m’apprendre qu’il y a des gourmandises nuisibles » (524). Pour Renaud, Claudine le voudrait héros d’un conte où il l’« emporterait à travers des plaines sans fin, à travers des forêts immenses » (465) mais il ne fait pas, présent, rêver : en toute inconscience, il est le fauteur de trouble, celui par qui « la fêlure » (386) mine leur couple : ils mènent une vie de mondanités vides, et, plus grave et de beaucoup, la volupté est pour lui « faite de désir, de perversité, de curiosité allègre, d’insistance libertine » (387).

Le plaisir lui est joyeux, clément et facile, tandis qu’il me terrasse, m’abîme dans un mystérieux désespoir que je cherche et que je crains.
La volupté m’apparut comme une merveille foudroyante et presque sombre (387).

29Et elle est toujours teintée de « nuances sombres » (459, 414, 494) marquée d’une « tristesse » (486) avec Rézi elle-même, redoublée trois pages plus loin (489). C’est qu’après la « romance » qui conclut Claudine à Paris, la vie conjugale de Claudine en ménage ne fait plus guère de place à l’amour tel que l’héroïne l’attendait : il s’est fait trop léger dans une vie toute de frivolité et de volupté, Claudine ne pouvant plus s’abandonner en confiance à son mari, et encore moins à son amante : ce qui se réveille en elle, c’est une volonté de dominer avec « l’arme mortelle » (414) qu’elle découvre dans la volupté, à la mesure de son extase et de sa déception. Il ne s’agit que de la retourner contre qui lui en a montré le maniement. Ainsi en va-t-il d’une histoire qui est celle d’un « choquant pèlerinage à trois » (484) : le sens de la formule échappe d’abord à Claudine qui ne peut encore y voir ce qu’y voient Renaud et Rézi, et Colette peut ainsi semer son texte d’allusions qui sollicitent son lecteur jusqu’à ce que Claudine enfin comprenne et s’enfuit (445, 451, 477, 481-482, 487, 493). Vers le seul refuge possible : Montigny.

30Après le séjour du début du roman, le motif se décline ordinairement, nostalgie et souvenirs s’épaulant et se heurtant aux exigences voluptueuses qui retiennent Claudine (voir 415, 446-447, 450, 456, 473).

Toute ma journée s’écoule à chercher, pas à pas, miette à miette, mon enfance éparse aux coins de la vieille maison ; […] dans le soir rougeoyant, j’écoute s’endormir le bienveillant jardin (514).

31Et le lendemain, bien sûr, ce sont les bois :

Ai-je atteint la fin de mes peines ? Sentirai-je ici se mourir l’écho du coup brutal ? Dans cette vallée, étroite comme un berceau, j’ai couché, pendant seize ans, tous mes rêves d’enfant solitaire… Il me semble les voir dormir encore, voilés d’un brouillard couleur de lait, qui oscille et coule comme une onde… (516).

32Longue marche salutaire, « comme si [elle] y cherchai [t] l’herbe qui guérit » (517). Et bientôt il n’est plus besoin de songer au remède :

Je suis pénétrée de rayons, traversée de souffles, sonore de cigales et de cris d’oiseaux, comme une chambre ouverte sur un jardin (617)…

33Une journée de plus et dans un bois qu’elle aime, « trop serré, trop silencieux » pour être fréquenté (522), la voici toute à ses sensations :

Affamée, la pensée endormie, je mange comme un bûcheron, mon panier au creux des genoux. Jouissance pleine de se sentir une brute vivace, accessible seulement à la saveur du pain qui craque, de la pomme farineuse ! Le doux paysage éveille en moi une sensualité presque semblable au ravissement de la faim que j’assouvis ; ces bois égaux et sombres sentent la pomme, ce pain frais est gai comme le toit de tuile rose qui les troue (522-523).

34De se sentir ainsi ouverte, poreuse à l’univers qui l’entoure et à ses propres sensations, la ramène – logiquement, paradoxalement ? –, à l’amour et à la volonté de le gouverner : l’ascèse et la disponibilité d’un Purun Bhagat, le sage indien de Kipling (ClE, 100 et ClM, 449), sont bien sûr, dans l’abandon au monde qu’elles supposent, un vrai enrichissement, mais Colette insatiable veut plus : tout étant effacé, distancié, « tout est à recommencer. Tout est, Dieu merci, recommençable » (524). Claudine est prête à rejouer sa partie avec Renaud, sur de nouvelles bases, tout comme Colette jamais ne renonça à l’amour, d’échec en échec, jusqu’à une sorte finale de réussite. A la fin du cycle que constituent les trois premiers romans consacrés à Claudine, Colette a ainsi bien dégagé deux des voies essentielles que suivra l’œuvre à venir. De l’une à l’autre, bien souvent, aucune passerelle : quand elles sembleront se rapprocher, se confondre, ce sera, bien souvent, pour mieux se séparer ou se voiler l’une par l’autre, Colette jouant là des vertus dramatiques de la confusion conduisant, selon l’éclairage, à l’harmonie ou à une scission-exclusion.

35Tout cela présupppose bien évidemment une volonté aiguë d’analyse de ce qui se passe en nous, sensations, perceptions et sentiments mêlés et à démêler : dès nos trois premiers romans abondent les songes et les rêves. Vrais rêves nocturnes, rêves diurnes où l’on est là sans y être, simples méditations : dans ces romans à la première personne, le « je songe » classique – je pense profondément à – voisine des « je songe » plus rêveurs où la réalité elle-même est si étonnante ou déboussolante qu’elle semble un rêve (outre les exemples déjà cités ici, voir ClE, 41-42, 120, 190, 212 ; ClP, 328, 342, 347-348, 362, 363, 368 ; ClM, 381-382, 402, 425, 447, 448, 450, 452, 456, 459, 483, 505-506). Voici, ultime exemple, Claudine dans l’appartement de Renaud :

Assise et désœuvrée, ma songerie m’emporte, longtemps. Puis une heure sonne, je ne sais pas laquelle, et me met debout, incertaine du temps présent. Je me retrouve devant la glace de la cheminée, épinglant à la hâte mon chapeau… pour rentrer.
C’est tout. Et c’est un écroulement. […]
Pour rentrer, mais où ? (420).

36Comment mieux dire que Claudine n’a plus de chez elle, de havre, de refuge ? La « songerie » mène à la prise de conscience d’une solitude intérieure profonde, d’un déracinement, d’un désir enfin de se reprendre. Après trois « pour rentrer » qui la laissent désorientée car elle ne se sent nulle part chez elle, Claudine conclut :

Où rentrer ? En moi. Creuser dans ma peine, dans ma peine déraisonnable et indicible, et me coucher en rond dans ce trou.

37La métaphore animale rassure, s’agissant de Claudine ou de Colette : il n’y a pas renoncement, mais volonté de découvrir sa vérité :

Assise de nouveau, mon chapeau sur la tête, les mains serrées très fort l’une dans l’autre, je creuse (420).

38Sans chapeau ni mains serrées, c’est l’attitude même de l’écrivain qui creuse à l ‘ écart des autres hommes pour sentir, comprendre, transmuter en mots et décrire les beautés du monde et les misères, quelquefois les bonheurs, de l’amour. Double tâche dont Colette souhaita sans doute qu’elle n’en fît qu’une et qui se résigna à leur séparation, mais sans jamais renoncer à l’amour dont elle sut très tôt qu’il était un « beau risque », selon ce qu’en pensait Platon.

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