Pourquoi Colette ? Sa vie, son œuvre
p. 15-25
Texte intégral
1 Julia Kristeva : Nous avons le plaisir d’accueillir Claude Pichois et Alain Brunet que vous connaissez tous puisqu’ils sont les auteurs de cette merveilleuse biographie qui est, pour moi, une bible concernant Colette. S’il existe plusieurs biographies de Colette, celle-ci me paraît non seulement la mieux écrite et la mieux informée, mais aussi la plus proche de son génie stylistique. C’est rare qu’une biographie épouse à la fois le trajet vital et le trajet de l’écriture, et je voudrais les remercier encore une fois de nous avoir offert ce chef-d’œuvre.
2Claude Pichois est Professeur émérite à l’université Paris-III et spécialiste du romantisme. Il a édité les œuvres de Baudelaire et Nerval, aux éditions La Pléiade, et a écrit de nombreux ouvrages consacrés à ces deux grands poètes, ainsi qu’à Philarète Chasles et Jean-Paul Richter, pour ne mentionner que quelques-uns des sujets de sa très riche bibliographie. Il a aussi dirigé l’édition des Œuvres de Colette dans la Pléiade, et a publié sa correspondance chez Flammarion.
3Alain Brunet est vice-président de la Société des amis de Colette. Il est coéditeur des Œuvres de Colette dans la Pléiade et coauteur de la biographie dont je viens de parler, parue en 1999 aux éditions de Fallois.
4Nous nous sommes mis d’accord pour qu’ils ne nous présentent pas d’exposé particulier: on ne résume pas, en effet, une biographie aussi riche, et encore moins une édition commentée de manière aussi complexe que celle des Œuvres de Colette dans la Pléiade. Ils ont accepté cependant de répondre à nos questions, et je me permettrai de commencer, en invitant notre auditoire à me relayer. Je m’adresse d’abord à Claude Pichois.
5Dans un quotidien du soir, à la question du journaliste qui vous demandait quelle était la place qu’occupe Colette dans la littérature française, vous avez répondu: «J’espère que Colette n’aura jamais sa place dans l’histoire littéraire parce que, évidemment, elle échappe à tout emprisonnement». Elle est, dites-vous ensuite, «actuellement sous-estimée et commence seulement à connaître une sortie de purgatoire dans lequel les autres écrivains entrent peu après les dernières bénédictions». Cette façon d’aborder Colette me paraît d’une grande justesse car sa fraîcheur, son impertinence, tranchent avec la vision de ceux qui tentent de l’emprisonner dans un certain archaïsme, dans la «couleur locale», quand ce n’est pas dans une « vieille France ». J’aimerais vous demander, pour commencer, de commenter ce souci qui est le vôtre – mais qui est aussi le nôtre ici – de ne pas embaumer Colette, de ne pas la ranger dans le panthéon de l’histoire de la littérature, mais peut-être de la vivre aussi bien au présent que dans ce que la littérature française a de plus intense, de plus intemporel.
6 Claude Pichois : Oui, je ne souhaite pas de panthéon pour Colette, parce que je ne connais pas de monument plus froid, plus glacial que le Panthéon. Ce qui correspond au panthéon dans les histoires littéraires, c’est le découpage et le fait de placer un écrivain à l’intérieur d’une case. Or, il n’y a pas de case pour situer Colette. Je suis d’ailleurs étonné de voir que maintenant, nous n’avons plus de grands auteurs populaires au sens « plein » de l’adjectif populaire. Reste Victor Hugo, mais, par exemple, La Fontaine est de plus en plus difficile à comprendre. Il y a Hugo et il y a Colette.
7Je ne prends plus le métro à cause du mauvais état de mes jambes, mais je voyais dans le métro des gens qui, sortant de leur travail ou s’y rendant, lisaient Colette. C’étaient peut-être de petites secrétaires ou des gens qui savaient encore lire. Colette est pour moi, avec Hugo, le dernier écrivain ou le premier écrivain vraiment populaire qui soit lu par toutes les catégories de classes sociales. Je suis reconnaissant à Colette d’avoir écrit ainsi pour tout le monde. Elle fut pour moi une découverte durant mon adolescence, et j’ai eu la chance d’échapper ainsi aux catégorisations. Je la découvrais dans la bibliothèque de ma grand-mère, ces bibliothèques de campagne où l’on trouve un peu de tout. Il y avait chez Fayard, chez Ferenczi, des romans qui paraissaient, et Colette paraissait parmi ceux-ci : j’ai été étonné de voir que tout ce qu’on m’avait appris du monde était relativement faux par rapport à ce que Colette m’apprenait, je lui ai été reconnaissant de m’apprendre la sensualité au double sens du terme. La sensualité physique qui est très présente chez elle, mais aussi la découverte du monde sensible. Tout ce que la littérature, l’éducation, ma famille, ne m’avaient pas permis d’apprendre. Je vois en Colette quelqu’un de véritablement inclassable, hors de toute catégorie.
8 Julia Kristeva : Vous dites « populaire » et vous l’associez à Baudelaire et Nerval, et là aussi je vous suis pleinement. Peut-être Alain Brunet voudrait-il ajouter quelque chose à cet adjectif, « populaire », qui saisit incontestablement la vérité de Colette et que l’on retrouve aussi bien dans les commentaires de l’édition de la Pléiade que dans les biographies ?
9 Alain Brunet : La remarque de Claude Pichois me faisait penser à une autre, de Maurice Sachs, qui avait une grande admiration pour Colette et qui disait qu’elle était probablement le seul écrivain qui soit lu à la fois par les « filles », dans les bordels, et par les professeurs d’université ; elle s’adressait donc en effet à un vaste public.
10 Julia Kristeva : Du bordel à l’université : en effet, on ne saurait trouver meilleure définition du diapason de Colette, peut-être même de la grande littérature ! A ceci près que mon expérience universitaire, depuis deux décennies, me persuade que les professeurs d’université ne possèdent pas nécessairement la finesse de certaines filles de bordel. En effet, Colette n’est pas vraiment « à la mode » dans les programmes universitaires, et à l’exception de quelques fidèles, peu de collègues s’intéressant au xxe siècle lui consacrent leur attention. C’est précisément ce qu’essaye de faire l’Ecole Doctorale que je dirige. Je ne désespère pas de voir le nom de Colette revenir au programme de l’agrégation, ce qui l’aurait sans doute fait beaucoup rire, elle qui aimait jouer avec l’establishment littéraire ou autre. « Populaire » n’exclut pas les mystères stylistiques et le savoir subtil de ces « plaisirs qu’on appelle à la légère physiques… »
11Claude Pichois : Mon voisin me souffle que Colette a été au programme de l’agrégation !
12 Julia Kristeva : C’était il y a quelque temps déjà, et le moment est peut-être venu de recommencer, qu’en pensez-vous ?
13Je reviens sur votre réponse au journal Le Monde. Vous y avez mis côte à côte trois grands auteurs dont les œuvres animent votre vie : Colette, Baudelaire et Nerval. Pour quelqu’un qui aime Colette, c’est évident ; cela l’est peut-être moins pour d’autres. Est-ce que vous pouvez nous en dire davantage ?
14 Claude Pichois : C’est à l’œuvre de Baudelaire que j’ai consacré le plus de temps. Mais je dois dire que j’ai eu une passion, très difficile à gérer, pour Nerval. Je me rappelle qu’en faisant deux séminaires sur Nerval, je me suis demandé à un certain moment si je n’étais pas en train de le rejoindre dans un certain délire. Si bien que Colette, qui a été le premier écrivain auquel je me sois consacré, le premier écrivain que j’ai découvert, Colette signifiait pour moi avoir les pieds bien posés sur le sol de la Terre. Je pouvais donc m’aventurer dans les zones nervaliennes, revenir ensuite à Colette pour reprendre mon sang-froid. Ce trio a donc constitué pour moi une orientation dans ma vie, une raison d’être. Mais Nerval seul… je connais un certain nombre de personnes qui n’ont pas toujours résisté à la séduction perverse de Nerval.
15 Julia Kristeva : Vous dites en substance que Colette a les pieds sur terre et ne sombre pas dans la folie. Je songeais à cette image de Colette que nous devons à Goudeket. Elle va visiter un jardin, elle laisse son sac, enlève son chapeau, et revient complètement échevelée, avec l’air d’une bacchante, confiant à son mari qu’elle a embrassé les fleurs, car « elles aiment ça » ! Une bacchante en effet, en plein rêve ou hallucination, et la santé paysanne avec cela ! Cette observation me conduit à une autre vision : celle de Colette poète, nervalienne et baudelairienne sous son masque de bourguignonne, mais aussi de romancière. Comment définir cette poétique de l’instant dans un style qui s’écrit en prose, mieux – ou pire – en roman pour magazines féminins ?
16 Claude Pichois : Je partage votre avis sur Colette comme poète : elle seule a su donner du monde une image vraiment poétique, c’est ce qui m’a exalté dans ma lecture adolescente et que j’ai continué à ressentir en travaillant sur son œuvre. J’ajouterais quelque chose à ce que je disais du purgatoire. Colette commence à y entrer, et nous en avons eu la preuve, nous collaborateurs de la Pléiade, puisque le tome IV des œuvres de Colette a attendu pendant cinq ans les bonnes grâces de Monsieur Gallimard, cinq ans ! Et on nous a privés d’un certain nombre de textes et de la présence d’un index des noms de personnages et des noms de personnes, ce qui était pour nous un sacrifice. On a sacrifié des textes, on a sacrifié l’index, on a aussi sacrifié un certain nombre de notes, de variantes et de commentaires de variantes. Comme je faisais observer à une personne du service de presse de chez Gallimard qu’on n’avait pas fait grand-chose pour le tome IV des œuvres de Colette, je lui ai dit : « Mais pourquoi ne poussez-vous pas Colette ? » Réponse : « D’abord, il n’est pas nécessaire de pousser un écrivain quand il s’agit du quatrième volume, il se vend toujours mal. Ceux qui avaient acheté les trois premiers volumes sont morts ou ont disparu. De plus, Colette n’a pas le vent en poupe… » Quelqu’un qui travaille au service de presse, qui doit faire vendre des livres, et qui vous répond : « Colette n’a pas le vent en poupe ! »… En un sens, je suis heureux que Colette n’ait pas le vent en poupe, parce que j’en vois un certain nombre qui l’ont et vont bientôt sombrer.
17 Julia Kristeva : Le vent va les envoyer en enfer ! Je connais ces difficultés que vous avez rencontrées et j’ai essayé moi-même d’intervenir en votre faveur, sans grand succès évidemment, car un certain nombre de textes datant de la fin de sa vie, édités par Goudeket, et peut-être contestables, ne sont effectivement pas recueillis dans la Pléiade. Pensez-vous que cela soit définitif ?
18 Claude Pichois : Nous sommes passés de trois à quatre volumes, c’était déjà bien. Je conçois volontiers que certains de mes collaborateurs puissent faire un tome V mais je crois qu’on a écarté trop de choses pour pouvoir ensuite les regrouper de manière raisonnable.
19 Alain Brunet : Vous parlez de Goudeket. Je pense que son intervention a résidé dans la composition des volumes des dernières années plutôt que dans l’écriture. Il prétend lui-même qu’à la fin il faisait « du Colette » sans difficulté. Mais, on le sait, Goudeket a parfois tendance à en rajouter à propos de lui-même et du rôle qu’il a joué auprès de Colette.
20 Julia Kristeva : Quel a été l’accueil de ce quatrième volume ? Avez-vous l’impression qu’il y a eu une incompréhension de la part de certains ? Laquelle ?
21 Alain Brunet : Certains de chez Gallimard, c’est sûr ! Certains de l’extérieur, par la force des choses… Je ne veux pas faire le procès de la maison Gallimard… Mais, autrement, les articles qui sont parus ont toujours été favorables, puisque c’était une Colette sereine qui apparaissait dans ce tome IV, et qui rencontrait son public…
22 Julia Kristeva : Il s’agit de la réception de Colette aujourd’hui. Lorsque j’ai publié ma trilogie, Le Génie féminin, j’ai pu entendre dire : « Hannah Arendt, Mélanie Klein, oui ; mais Colette ? Un génie, vous croyez ? Un écrivain de second ordre plutôt ! » Venant d’écrivains qui se veulent exigeants, je trouve cette remarque scandaleuse. Une certaine presse littéraire – mais la critique littéraire existe-t-elle vraiment dans les médias aujourd’hui ? – la sous-estime, parce que trop classique, pas assez glauque, ou pas assez minimaliste, etc. On ne semble pas s’apercevoir de la fraîcheur et de l’ampleur de son combat de femme au cœur de la langue française, elle qui a réhabilité le génie de la tradition au centre même des enjeux actuels. Notre rencontre d’aujourd’hui, pourra-t-elle aider à ouvrir les esprits ?
23 Alain Brunet : Je travaille dans l’édition et je constate aussi qu’en effet les œuvres de Colette se vendent de plus en plus mal. On s’intéresse moins à l’œuvre et plus à la personne. Les livres sur Colette marchent bien. Je ne saurais pas en analyser les raisons, mais c’est un constat que l’on peut faire. Il en paraît de plus en plus. Mais les œuvres elles-mêmes, on a du mal à les faire lire.
24 Claude Pichois : Je crois qu’on pourrait interroger une personne qui est ici et qui sait très bien si les livres de Colette se vendent bien, médiocrement, mal, c’est Monsieur Foulques de Jouvenel.
25 Foulques de Jouvenel (dans la salle) : Colette a été éditée très largement dans différents pays et depuis très longtemps. J’ai chez moi au moins 70 traductions de Colette, de tous les pays, de l’Afrique du Sud, du Japon, etc. La plupart de ces ouvrages maintenant sont certainement introuvables. Il y a quand même des demandes dans ce qu’on appelle les pays émergents, aussi bien en Afrique qu’en Europe de l’Est, qui sont fort sympathiques. Pour ce qui est des publications en France, c’est vrai que les éditeurs se reposent tout simplement sur les titres un peu « phare » : Sido, La Naissance du jour, Chéri.… Ceux-ci marchent très bien. Les autres ne marchent pas très bien du point de vue financier pour les éditeurs, et je pense que la concentration que le secteur de l’édition est en train de subir ne va pas arranger grand-chose. Effectivement, on constate un certain désintérêt. Il faut dire que ces mêmes éditeurs publient globalement en France six cents ou sept cents titres à chaque rentrée littéraire et qu’ils ne peuvent pas être partout. Il est certain que dans ces sept cents titres, il n’y en aura pas beaucoup dans 60 ans dont on parlera encore, et j’ose espérer qu’on parlera encore de ceux de Colette. L’autre domaine où les éditeurs ne sont pas très preneurs, ce sont les publications de lettres, de correspondances. C’est quelque chose qui, selon eux, ne se vend pas. Cela étant, il devrait paraître, chez un éditeur qui a été vilipendé ici à juste titre, une correspondance inédite et, je pense, tout à fait passionnante.
26 Julia Kristeva : Encore deux questions. Colette écrit ceci dans Mes apprentissages : « Je n’ai guère approché pendant ma vie de ces hommes que les autres hommes appellent grands, ils ne m’ont pas recherchée. » Cruauté, règlements de compte avec les hommes de sa vie : elle était très féroce avec Willy, elle n’était pas tendre avec Jouvenel. Tandis que les féministes ont dénoué l’influence néfaste de Willy sur Colette, certains biographes récents ont au contraire réhabilité le rôle positif qu’il a joué dans la formation littéraire et mondaine de Colette. Votre biographie est très nuancée, très précise concernant les divers aspects de la vie de ce couple. Pourriez-vous revenir sur ce sujet et, au-delà, sur Colette, l’amoureuse qui mène son combat à la fois érotique et social pour devenir l’auteur que nous célébrons aujourd’hui ?
27 Alain Brunet : Si l’on commence à parler de Willy, je crains qu’on en ait pour un long moment : des quatre-vingts ans de vie de Colette, les treize années qu’elle a passées avec Willy occupent toujours la moitié d’une biographie. Son importance a été énorme, on ne va pas la rappeler. Longtemps, on a vécu avec les idées que Colette avait propagées elle-même. On a été obligé ensuite de revenir en arrière et d’oublier un peu ce qu’elle avait dit pour analyser son expérience d’une façon, souhaitons-le, plus objective. Mais cela reste un vaste continent à redécouvrir. Je pense que l’on devrait analyser différemment le rôle de Colette dans les « ateliers », et aussi la conception même de ces « ateliers », c’est-à-dire la façon de travailler de Willy, parce que, jusqu’à maintenant, on n’a jamais considéré cette approche qu’avec un recul de soixante ans et en prenant pour point de vue celui d’un écrivain ayant composé la valeur de quinze volumes d’œuvres complètes. Au moment des « ateliers », Colette n’avait pas du tout l’idée de produire une œuvre d’écrivain. Sa participation était donc tout à fait différente de celle que l’on peut considérer aujourd’hui. Je pense que, sur ce point capital, tout est à revoir.
28 Claude Pichois : J’adhère en effet à tout ce que dit Alain Brunet.
29 Julia Kristeva : Peut-être une dernière question avant de donner la parole à la salle. On a beaucoup parlé de l’« innocence », du « désengagement », ou même d’une « ignorance feinte » de Colette qui, pendant la guerre, a fait l’« autruche politique ». J’ai retenu la réaction d’Aragon, dans son éloge funèbre, Madame Colette : « Une odeur d’innocence envahit tes chemins… », « Mélanges singuliers de mémoire et d’oubli… », « Étrangère à l’histoire et partout asservie… », « Une aile va manquer au murmure français ». Histoire oubliée ou asservissement à une certaine idéologie française ? Et enfin, peut-on attendre une responsabilité politique du « murmure » et de ses « ailes » ?
30 Claude Pichois : Je sais que le texte d’Aragon est passé dans Les Lettres françaises, qu’il dirigeait alors. Cette publication a provoqué des critiques chez ses camarades. Pourtant je pense qu’elle résume parfaitement ce qu’était Colette, son ignorance de l’histoire. Ceci va dans le sens d’une universalité, vous le disiez dans votre livre : « Fallait-il être l’étrangère que je suis pour se laisser fasciner par sa sorcellerie qui ne serait donc pas seulement française mais, peut-être, sait-on jamais, universelle. »
31Julia Kristeva : « Ignorance », mais aussi « innocence » : le mot était déjà prononcé par Anna de Noailles. Mais Aragon le résistant ajoute : « Etrangère à l’histoire et partout asservie ». Asservie dans la vie sociale ? Dans ses compromis ? Et, plus concrètement, au moment de Vichy ?
32 Alain Brunet : C’est un procès que l’on fait actuellement à Colette et à d’autres écrivains. En disant cela, j’ai en tête deux ouvrages que je ne vous citerai pas – je ne dénoncerai pas leurs auteurs –, qui s’inscrivent dans la tendance actuelle à faire le procès de l’époque. Je trouve un peu facile, soixante ans plus tard, quand on vit dans la paix et la tranquillité, de savoir où était le bien et où était le mal. Dans ces ouvrages, qui ne lui sont pas consacrés, on trouve malgré tout quelques lignes sur Colette. Dans l’un en particulier, on l’accuse nommément d’avoir donné un texte à Combats, le journal de la Milice. C’est le jugement de quelqu’un qui ne s’est pas intéressé au sujet, le sujet étant ici Colette. Son texte avait déjà été publié dans un autre journal auparavant. Or à cette époque, Colette ne donnait pas de texte, elle vendait des inédits, mais elle ne redonnait pas à un journal ce qui avait été publié ailleurs. D’autre part, ce texte a paru dans Combats avec des erreurs et des modifications que Colette n’aurait jamais acceptées. Et il s’agissait vraiment d’erreurs manifestes, de mots manquants. On peut en déduire qu’elle n’a pas eu les épreuves, ce qu’elle exigeait toujours quand elle publiait dans une revue. J’en suis absolument persuadé, ce journal étant publié à Vichy, Colette étant à Paris1. Premièrement, je ne pense pas qu’on lui ait demandé son avis pour publier ce texte ; deuxièmement, je me demande même si elle a eu connaissance de la publication de l’article dans ce journal. Alors, quand j’entends, soixante ans plus tard, qu’on accable Colette, qu’on l’accuse de collaboration passive à cause de cet article, je suis scandalisé, comme je trouve scandaleux tout ce qu’il révèle de la position actuelle sur cette période et des jugements que l’on peut faire trop hâtivement.
33 Question dans la salle : Je voulais juste faire une petite remarque à propos de ce qu’a dit Alain Brunet sur la phrase de Sachs. Colette parle d’une péripatéticienne du Palais-Royal : « Je m’appelle Renée et je suis du Cher »… Colette avait donné à cette Renée un de ses livres, et elle avait dit, approximativement : « Jamais livre ne fut en meilleures mains que dans ces mains massacrées. Massacrées par les séjours que cette dame avait faits chez les Allemands ».
34 Julia Kristeva : J’ajouterai ces passages dans une des Lettres aux petites fermières où elle parle de la douleur des déportés, ainsi que les textes de fiction publiés sous Vichy dans lesquels elle célèbre la pureté de Gigi ou de tel enfant malade. On a pu y voir non pas une résistance mais une empathie avec l’innocence et le mal-être des occupés, un refus de jouer le jeu, en contrepoint à l’abjection politique. Ce n’est pas assez, mais c’est déjà énorme.
35 Gérard Bonal (président de la Société des amis de Colette) : Je voudrais apporter une note d’optimisme par rapport à ce qu’on a pu dire sur le « purgatoire » de Colette, et rappeler ce que savent sans doute les spécialistes ici présents. Il y a une trentaine d’années, ce n’était pas le purgatoire, c’était le désert absolu ! D’ailleurs, lorsqu’on prononçait le nom de Colette, je parle là de la fin des années 60, les gens ne savaient plus, ne voulaient pas savoir qui était Colette. C’était quelqu’un, faisaient-ils semblant de croire, entre Delly et Pierre Benoît… Il a fallu la biographie de Madeleine Raaphorst-Rousseau, il a fallu les travaux qui ont accompagné la commémoration du centenaire de la naissance de Colette (1973), pour qu’enfin on s’intéresse de nouveau à Colette… Peu à peu. Aujourd’hui, il y a ce colloque, il y en aura encore un l’année prochaine. C’était impensable naguère. L’Université n’aurait jamais fait quoi que ce soit pour elle. En tant que responsable de la Société des amis de Colette, je dois vous dire que je suis très optimiste, nous recevons à Saint-Sauveur, au secrétariat, un grand nombre de demandes émanant de revues ou d’associations culturelles, qui demandent des conférenciers, qui veulent faire des articles. L’année prochaine, à l’occasion du cinquantenaire de la disparition de Colette, nous attendons la publication de plusieurs ouvrages de et sur Colette, des films, des expositions… Alors, cela vat-il développer la lecture de Colette ? C’est trop tôt pour le dire, mais, de ce côté, l’espoir est permis.
36 Foulques de Jouvenel : Juste deux petites choses qui compléteront ce que vient de dire Gérard Bonal. Le purgatoire, oui ; mais, dans la période qu’il vient d’évoquer, il y a eu la naissance des Cahiers Colette qui ont tout de même joué un rôle important. Claude Pichois n’ignore pas qu’il y a eu aussi, depuis 1984, l’édition de ses œuvres dans la Pléiade ; alors, ce n’est pas un panthéon, mais c’est quand même une assez forte consécration pour l’auteur.
37Pour revenir sur ce que disait Alain Brunet, qui a critiqué un article qui apparemment ne mérite que des critiques, il y a eu d’autres coïncidences, dans d’autres revues, d’articles signés Colette : « Ma Bourgogne pauvre » entre autres. Il est évident, cependant, qu’elle n’a jamais prôné la collaboration, qu’elle n’a jamais collaboré, sauf au sens éditorial.
38 Julia Kristeva : Il y a la dictée, la fameuse dictée…
39Alain Brunet : « Ma Bourgogne pauvre » fait référence à un article de La Gerbe. Et puis, concernant la dictée, il ne faut pas oublier que Colette était redevable de la libération de Maurice Goudeket. On ne peut pas lui reprocher d’avoir donné un article, d’avoir donné une dictée en remerciement, s’il n’y a eu que ça. Elle ne me paraît donc condamnable en rien.
40 Julia Kristeva : Nous touchons ici quelque chose d’essentiel à l’Histoire de France. Il est vrai qu’il existe une façon d’aimer la France qui frôle la compromission. Dans mon livre, Colette ou la chair du monde, j’ai essayé de montrer que l’auteur se situe sur cette tangente, mais je suis persuadée que son combat pour sauver Goudeket de la déportation, et plus encore son expérience anhistorique, historiale, dans l’espace de la langue, la placent définitivement dans ce qu’elle appelle elle-même la « pureté ». N’est-ce pas, finalement, parce que la politique est devenue notre religion que nous avons tendance à demander à une expérience « hors temps » comme celle de Colette de se situer dans la politique ? Et si l’écriture n’était pas un engagement progressiste ? Et si l’écriture n’était pas un humanisme ?
41 Alain Brunet : On n’a pas non plus le moindre témoignage disant qu’elle ait vu ou reçu des Allemands. On ne peut donc pas l’accuser, même pas de passivité ; elle était totalement ignorante, indifférente à tout cela.
42 Julia Kristeva : Vous pensez qu’elle n’a pas rencontré Otto Abetz ou son entourage ?
43 Alain Brunet : Pour la libération de Goudeket, je ne pense pas. Mais Mme Abetz est venue la voir.
44 Julia Kristeva : Céline était très jaloux de Colette. Il trouvait que La Chatte était un très grand livre, même si tout le reste n’était pour lui que du « délayage académique ». Il prétendait que la « beauceronne » (il ne lui reconnaissait même pas le droit d’être bourguignonne : erreur ou ironie ?) s’était compromise avec Abetz, mais, qu’au lieu de lui demander des comptes, le milieu préférait couvrir un ou une des siens pour s’acharner sur un outsider comme lui.
45 Alain Brunet : Au moment du procès d’Abetz, Colette a écrit une lettre à l’avocat, qui demandait sa comparution. Elle y rappelait que Mme Abetz était venue la voir, que ce n’était pas elle (Colette) qui s’était déplacée, mais bien Mme Abetz qui était venue lui proposer son aide pour la libération de Goudeket. On peut en rester à cette version.
46 Julia Kristeva : Elle a par ailleurs fréquenté le cercle constitué autour de Florence Gould, qui comptait des dignitaires d’Action française et de Vichy. Nous n’irons pas plus loin dans cette direction aujourd’hui. Je renvoie cependant à votre biographie qui établit avec minutie tous les liens politiques et mondains, les hésitations, les lâchages, les défaillances de Colette, sans pour autant faire son procès. Si elle partage une certaine idéologie française, si elle y participe bon gré mal gré par son pragmatisme paysan, vous montrez comment son génie littéraire l’en distingue aussi, et la campe dans une solitude exemplaire, une solitude – sinon une innocence – inexpugnable.
Notes de bas de page
1 L’hebdomadaire Combats (cote BNF : microfilm D 582) paraît du 8 mai 1943 au 10 août 1944. Rédaction, administration, direction et publicité sont domiciliées 8, rue du Docteur-Max-Durand-Ferdel, à Vichy. Dans ses premiers numéros, le journal ne publie pas d’inédit (il commence à publier des textes inédits à partir du n ° 5 ; et là, trop heureux d’en avertir ses lecteurs, le journal précise « nouvelle inédite »). (Cette constatation, je suis surpris que l’historien moralisateur ne l’ait pas faite.) Le texte de Colette paraît dans le numéro 4 (29 mai 1943) ; il est intitulé « Les Fanatiques » et signé « Colette, de l’Académie royale de Belgique ». Première remarque : Colette n’a usé de cette signature qu’à deux reprises : pour le premier article publié après sa réception à l’Académie royale de Belgique (dans Art et médecine, en juin 1936) et, deux ans plus tard, pour saluer les souverains belges en visite en France (« Deux rois et une reine, trois amis », Paris-Soir, 13 octobre 1938). À deux reprises, et pour des raisons précises. Il n’y en avait aucune pour qu’elle signât ainsi dans Combats si elle-même avait « donné » ce texte (mais pour Combats la précision donnait un certain poids à une signature qui pourtant n’en manquait pas). Second point : le texte de Colette a paru deux ans auparavant dans Le Petit Parisien, et il venait d’être recueilli dans De ma fenêtre ; or depuis plusieurs années, Colette ne réutilisait pas ses textes, elle ne les faisait pas passer d’un journal à l’autre. On peut raisonnablement déduire de tout cela que Colette n’a jamais eu connaissance du remploi de son texte – et que ces soi-disants historiens ont encore quelques leçons de méthode à prendre. Les variantes (fautes et coquilles dues au « journal de la Milice ») sont relevées dans le tome IV de la Pléiade (p. 1288-1289 ; voir aussi p. 1287 et n. en bas de page). [Note ajoutée au moment de la lecture de la transcription.]
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