Polémiques universitaires sur la scène
p. 77-87
Texte intégral
1L’université paraît tenir, dans l’histoire du théâtre médiéval, un rôle mineur. Malgré les multiples références à des situations universitaires au théâtre entre 1450 et 1550, le problème d’une analyse plus suivie de leurs rapports n’a jamais été posé dans sa spécificité. On se contente de renvoyer à Gofflot et son livre sur le théâtre de collège – on dirait une figure quasiment imposée1 – tout en regrettant l’absence d’une étude plus récente. Corollaire sans doute, la documentation réunie autour des interdictions et des permissions de jouer dans les collèges, que l’on retrouve dans les études somme toute assez anciennes et peu systématiques de Félibien, de Crevier, de Du Boulay, de Bonnardot et d’autres, a certes été citée par-ci par-là sans que, toutefois, ses conséquences pour l’étude des textes tels qu’ils nous sont parvenus n’aient à ce jour été formulées2. Dans le quatrième volume de la thèse de Michel Rousse3, se trouvent répertoriées bien des attestations issues de « l’université » ou des « collèges », mais là, le groupement chronologique des attestations risque d’obscurcir l’importance et la spécificité des documents universitaires. En même temps, tout naturellement, le collège de La Trinité à Lyon (pour le théâtre de Barthelemy Aneau), le collège de Boncourt (pour le théâtre de Jodelle), le collège de Guyenne (pour le théâtre humaniste, notamment celui de Buchanan) interviennent régulièrement dans les études sur le théatre renaissant – mais là, le cadre de représentation est généralement expliqué, justement, par l’importance de l’enseignement humaniste, sur un plan synchronique plutôt que sur un plan diachronique. N’est-il pas envisageable que le théâtre de collège humaniste ait pu avoir des racines dites médiévales ? Ce théâtre de collège pourrait-il également être analysé dans la longue durée ? Tout se passe comme si l’université était à la fois centrale et exclue du monde théâtral et avait pu assurer, en quelque sorte, le « pont » entre le théâtre médiéval du xvie siècle et le théâtre renaissant de ce même siècle.
2Le lien entre le théâtre et l’université n’est que trop naturel. N’oublions pas que l’enseignement, et certes l’enseignement rhétorique, a toujours comporté un aspect théâtral ; toujours est-il que les étudiants participent, depuis des temps immémoriaux ou depuis la nuit des temps [ou du moins depuis la fondation des institutions universitaires], à une culture ludique et partagent un esprit de farces et bons tours. La rencontre de ces deux phénomènes, celui d’une jeunesse gaillarde et celui d’une culture rhétorique, devrait aboutir, nécessairement, à des productions théâtrales voire dramatiques. On dira même que, de par la nature même de la vie d’étudiant, il doit se créer dans un tel milieu un théâtre, même totalement indépendamment d’une éventuelle (re)naissance dramatique à partir de la liturgie. Toutefois, au moment où la documentation commence à nous livrer des témoignages, les deux paraissent intimément liés. On ne peut que s’étonner au sujet de l’absence de l’université, des collèges universitaires parmi les contextes habituellement invoqués pour éclaircir le fonctionnement du théâtre, notamment du théâtre profane. Toutefois, une annotation plus suivie des pièces profanes contenues dans les recueils Trepperel et de Florence, voire des sotties du Recueil Picot pourrait cacher des surprises. Avant d’en parler plus en détail, donnons d’abord quelques exemples concrets.
3Bossuat a bien montré l’existence, dès la période 1427-1428 d’un théâtre universitaire au collège de Navarre4, En effet, les beaux efforts de Jean Ravisy de Tissier au début du xvie siècle viendront sans doute confirmer une participation universitaire à la culture théâtrale de la fin du Moyen Âge, même si ceux-ci se font en latin (mais il s’agit de farces et de sotties latines). C’est également le « somuliste » de ce collège qui composa la farce de Couturier et Esopet (non pas vers 1500, mais 1512-15175). À ce propos l’éditeur Tissier avance que « des centaines de farces scolaires ont dû être jouées un peu partout en France » avant de dire que la conservation par l’imprimé de celle-ci « en vue d’éventuelles représentations » [d’où tire-t-il tout ça ?] est exceptionnelle. Toujours au collège de Navarre, on joue en 1533 une pièce contre Marguerite de Navarre, où elle est représentée avec sa quenouille, mais où elle se laisse tenter par l’étude de l’Évangile. On a fouillé le collège ; l’auteur avait réussi à fuir, mais les acteurs ont été contraints de rejouer la pièce devant la police6. Nous y reviendrons plus bas.
4Deux exemples plus précis que je voudrais soumettre au lecteur, en guise d’entrée de jeu et avant d’en arriver à la situation parisienne, nous viennent respectivement de Caen et de Toulouse. Ce qui suit n’est pas tout à fait nouveau [et a été dit ailleurs, mais tout n’est pas encore publié ni accessible].
5Eugénie Droz, dans son édition des farces du recueil Trepperel, s‘est laissée aller à des spéculations au sujet d’une pièce originaire de Caen « nous avons ici l’un des rares exemples du théâtre de collège » (au sujet de la Cène des Dieux) et l’on se demande certes d’où elle a pu tirer tout cela. La pièce ne paraît, en elle, pas être plus ni moins universitaire que bien d’autres pièces et l’on a bien l’impression que le seul nom de Pierre de Lesnauderie, futur recteur de l’université de Caen, ait determiné cette interprétation assez hâtive [mais non nécessairement fautive]. Pierre de Lesnauderie, au sujet duquel bien des choses seraient à dire, ne paraît pas de prime abord s’associer à un théâtre de collège au sens de représentations « internes » ; au contraire, le théâtre de Pierre de Lesnauderie, s’il est bel et bien universitaire, est également un théâtre de la rue, de l’université qui descend dans la rue [point besoin de m’accuser ici d’être un nostalgique de 1968 : ce sont les termes littéralement employés par le Matrologe de l’Université de Caen]. Et pourquoi le Pèlerinage Sainte Caquette, autre farce caennaise, ne serait-il pas, lui aussi, témoin d’un théâtre de collège, voire plus précisément d’un théâtre universitaire ?
6À Caen, toutefois, la vedette est sans conteste la farce de Pattes-Ouaintes, qui nous livre un bel exemple d’un théâtre polémique issu des milieux universitaires, surtout si l’on considère de près le contexte7. En effet, l’histoire de la représentation, ici, ne se fait pas sans l’histoire de l’affaire. Vers 1494, le roi (français) impose les suppôts de l’université de Caen le taxe de la décime (pour contrer une attaque du roi d’Angleterre qui, justement – et le détail est piquant – avait fondé l’université de Caen au début du xve siècle). Les universitaires refusent de payer en faisant valoir l’exemption fiscale qui, dès la fondation de l’université (par le roi anglais !), a fait partie des privilèges universitaires. S’ensuivent des excommunications mutuelles de divers évêques (Caen, Lisieux, Coutances) à ce sujet. Dans les rues de Caen, différents affrontements plus ou moins violents se produisent, et Pierre de Lesnauderie est même descendu l’épée nue à la main dans la rue pour protéger un message d’exemption contre le rapace percepteur des taxes Bureau, le bien nommé. Ensuite, un quidam affiche aux portes de l’église Saint-Pierre de Caen des poèmes latins et français où l’église, où l’université sont comparées à une mère mangée par ses enfants, à un agneau mangé par les loups et où l’université est même considérée comme l’épouse du Christ ! Les poèmes polémiques empruntent à la littérature antique un cadre bucolique (« O Corydon, o Corydon… »). Et, le détail a son importance, ce n’est qu’après cette affaire, après les violences dans les rues, après les procédures d’excommunication, après les pasquinades aux portes des églises que, pendant les jours gras, trois mille étudiants armés de torches et de bâtons, se rendent devant la maison de Hugues Bureau pour y mettre en scène la Farce de Pattes-Ouaintes. Passons sur de multiples questions théoriques [comme celle de savoir qui a bien pu être le public de cette farce : Bureau] et pratiques [y avait-il vraiment trois milles étudiants ?], mais précisons surtout que cette affaire établit nettement le lien entre le théâtre et la politique universitaire d’une part, et le théâtre polémique et universitaire et une action publique plus suivie d’autre part. Toutefois, tant que le Matrologe de Caen n’aura pas été publié intégralement [j’espère bien en charger quelqu’un], la clarté ne pourra se faire sur cette affaire. Notons, pour mémoire, que le même Pierre de Lesnauderie écrira également la folle parodie du Procès de Paradis connue comme la Cène des Dieux qui serait, comme on l’a vu, d’après Eugénie Droz, l’une des rares exemples du théâtre de collège et qui parle, en fait, de la conjonction de Jupiter et de Saturne qui serait à la base de la vague syphilitique qui déferla sur la France vers 14968. N’oublions pas que c’est de ce même contexte caennais que nous vient, par exemple, la farce du Pèlerinage Sainte Caquette9. N’oublions pas non plus que Pierre de Lesnauderie, futur recteur de l’université de Caen, fut un humaniste, grand ami de Lefèvre d’Etaples. Autant dire que le caractère « médiéval » et le caractère « populaire » d’une telle farce seront à mettre en question : nous sommes loin des « kermesses de village » !
7À Toulouse, l’enjeu est différent : en 1508, l’on y joue deux pièces fort polémiques, connues comme la Sotise à huit personnages et la Moralité du Nouveau Monde. Il s’agit d’une glorification des pouvoirs supposés de l’université, représentée sous la tente (le velum protégeant la tribune contre le soleil) de l’université, place Saint-Etienne (et à Toulouse, c’est la place de la cathédrale). Les deux pièces défendent, contre le pouvoir royal, contre la curie romaine, contre le légat, contre le maréchal de France, les privilèges du clergé local pour la distribution des bénéfices : l’élection plutôt que la nomination10. L’université de Toulouse ayant été fournisseur de la curie d’Avignon, une telle position se comprend dans la longue durée. La moralité a été jouée le jour de la Pentecôte et rappelle par là les mystères de la Passion – et surtout l’effusion du Saint Esprit qui, ici, est mise en rapport avec les libertés gallicanes concédées à l’occasion du concile de Bâle !
8À Paris aussi, les étudiants descendent dans la rue. Songeons à la sottie contre Cesare Borgia, perdue, mais intégrée au recueil d’Émile Picot11. De quoi s’agit-il ? Dans un lettre de 1499, Cesare Guasco relate que les étudiants, pour se moquer du mariage de César Borgia avec Jeanne d’Albret, avaient fait una farsa ovvero representatione et qu’apparemment plus de six mille scollari parisienses ont pris les armes afin de tuer Borgia ; le roi a dû rentrer rapidement à Paris pour calmer les esprits. Juste auparavant, si l’on suit la datation ou l’interprétation proposées par Picot, on joue la Sottie de l’Astrologue (étudiée ailleurs dans ce recueil par Marie Bouhaïk-Gironès). Picot avance que la pièce date de 1498 ; si toutefois, cette pièce parle du divorce entre Louis XII et Jeanne de France et s’oppose à son mariage avec Anne de Bretagne, elle devrait dater plutôt de 1499. Cette datation reste problématique : Picot date la sottie à partir de l’allusion à l’échafaud qui s’est écroulé (v.91 cheut derrienement) lors de l’entrée de Louis XII à Paris ; toutefois le texte précise qu’à ce moment (adonc) Vénus régnait et non pas Virgo ; le mariage de Louis XII et Anne de Bretagne ne date que du 8 janvier 1499. Quoi qu’il en soit, il est important de savoir que c’est justement l’université qui soutient Jeanne de France – contre Anne de Bretagne, dépeinte dans la sottie omme une femme lubrique, dissolue – ce qui ne cadre pas bien avec l’image de nos études historiques. N’oublions pas que le prédicateur Jean Standonck, réformateur du collège de Montaigu, sera justement exilé à cause de sa critique de la dissolution du mariage avec Jeanne de France12. Le rapport possible avec Simon de Phares, avancé par Marie Bouhaïk, complique encore plus l’interprétation de la sottie. Toutefois, ce n’est pas tout. La sottie fait également allusion à une affaire célèbre d’un prêtre qui a déshonoré la sainte Hostie et qui fut ensuite brûlé (v.83-84) dont le détail nous est fourni par Molinet dans sa Chronique13. Or, cette affaire eut lieu en 1493, mais c’est justement Jean Standonck qui essaya de ramener le prêtre en question à la vraie foi ; quelques vers plus loin, la sottie renvoie à l’épidémie syphilitique de 1496 (gens verolés sans quelque medecine) qui faisait déjà la joie des étudiants caennais dans la Cène des Dieux. Il y a encore autre chose qui joue.
9À partir de septembre 1498, l’université de Paris croit une fois de plus que l’on porte atteinte aux privilèges. Un édit du 31 août 1498 dénonce en effet les abus des étudiants qui ne connaîtraient ni droit ni loi ; le 17 mai 1499, le parlement enregistre ce texte. Le biographe Quillet, sans citer ses sources, raconte comment « une émotion indicible » s’empare des universitaires, comment des placards sont affichés aux murs et comment Louis XII a ramené le calme au Quartier Latin14. Naturellement, on pense à l’affaire des privilèges de l’université de Caen, aux placards affichés à l’église Saint-Pierre, à la farce de Pattes-Ouaintes. Dubarle, dans son histoire de l’université, nous relate qu’au mois de juillet, le nouveau roi Louis XII avait confirmé les privilèges de l’université ; au mois d’août 1498, toutefois, il les révoque. La réaction fut vive et l’émoi fut tel que l’université procéda, le premier juillet 1499, à une cessation des leçons et des sermons. Non seulement voit-on apparaître sur les murs de la ville des placards contre le chancelier Gui de Rochefort, encore a-t-on peint sur sa porte un cœur traversé de deux poignards ! Selon la rumeur publique, le roi s’avancerait vers Paris pour combattre les séditieux15. De la sorte, l’on voit réapparaître les placards dans un contexte large de création théatrale, comme à Caen, et l’effort royal d’apaisement, signalé à la même date dans le cadre de l’« affaire » César Borgia. Du Boulay relate la même affaire d’une façon légèrement différente : Gui de Rochefort (Guido de Rupe-Forti) vient à Paris « in quem probra et libelli per multa urbis loca positi fuerant. Et incidit proterea suspicio id a Scholasticis factum esse. Moxque per urbem rumor irrespit Scholasticos turmos et conventicula ad seditionem habere ». Ces rumeurs sont parvenues au roi, notamment que « Scholasticos in armis esse, solicitare ad seditionem populum, verendum esse ne Civitas tota ad rebellionem prope diem spectet, festinet ergo tanquam ad restiduendum incendium accidere. » L’historien de l’université précise encore : « Parisii omnes non modice turbabantur […] Ingressus est urbem Ludovicus multis armageris […] multitudine stupatus16 ».
10Selon Annie Ranicot17, l’affaire culmina avec l’interdiction royale faite à l’université d’user désormais de son droit de grève. Ranicot constate également « le rôle idéologique et politique de l’Université n’était plus reconnu par le pouvoir royal. En conséquence, on lui interdit à l’avenir d’intervenir dans les affaires politiques du royaume, de même que de cesser les activités académiques et la prédication. Il faut dire que l’autorité royale voulait éviter toute opposition à son pouvoir ». Il n’est certes pas fortuit que c’est dans ce contexte justement que les pièces caennaises et parisiennes ont vu le jour.
11La combinaison des trois affaires (la dissolution du mariage et remariage de Louis XII, le mariage de César Borgia, l’atteinte portée aux privilèges universitaires) où l’implication de l’université est nette et l’existence d’un texte de sottie et un « témoignage » d’une farsa est des plus suggestives. En même temps, force nous est de constater que les trois interprétations différentes de la sédition, celle de Guasco, celle de Dubarle et celle de Du Boulay, ne sauraient être valides toutes les trois en même temps. Guasco, qui n’a pas été un témoin oculaire, s’est-il laissé tromper par sa source ? La curie romaine était-elle obsédée par le gallicanisme de l’université de Paris au point de re-traduire une affaire somme toute locale, portant sur les privilèges universitaires, comme une action anti-papale, dirigée contre les Borgia et notamment contre César ? L’accueil que lui ont fait les Provençaux a été bien autre : à Valence, on joue farces et moralités pour accueillir le fils du pape. Cela ne saurait tout résoudre, car il n’est pas exclu non plus que les témoignages parisiens, surtout ceux de l’université de Paris, aient voulu tout réduire à un simple conflit au sujet des privilèges – en faisant abstraction de l’affaire César Borgia. Il est également bien possible que les sources universitaires aient jugé l’affaire de la dissolution du mariage royal un peu « trop mince » pour tant de tracas et qu’elles aient justement tenté de ramener le tout à une question d’atteintes portées aux privilèges universitaires – le genre de prétexte qui marche à tous les coups au xve siècle. On peut aussi opter pour une interprétation inverse, selon laquelle les étudiants, furieux de l’atteinte portée aux privilèges, ont fait flèche de tout bois pour mettre en scène un monarque peu digne de confiance et ont donc, à cet effet, invoqué l’affaire du divorce. En même temps la terminologie, surtout celle de Guasco et de Boulay, montre bien qu’apparemment, ces deux sources nous relatent la même chose. Cette incertitude au sujet de l’interprétation des événements est certes des plus instructives [et consolera sans doute bien des érudits modernes aux prises avec un texte rebelle à l’interprétation]. À côté de tout lien morphologique avec l’affaire qui joue à Caen – et sans doute aussi avec d’autres affaires parisiennes, le problème d’interprétation met à nu la difficulté de « lire » une représentation théâtrale dans le contexte large qui a dû déterminer son fonctionnement. Naturellement, la tension générale entre le roi et l’université, dont l’affaire des atteintes portées aux privilèges ne saurait être qu’un dérivé, n’a jamais été mise en scène en tant que telle, peut-être puisque les universitaires ne réussissaient pas, mentalement, à réduire l’enjeu à un tel conflit général, peut-être puisqu’il était plus sage et plus prudent de faire passer ce message sous un couvert plus anecdotique et plus événementiel à la fois. Ce qui ne facilite guère la vie aux érudits modernes : le témoignage romain au sujet de la sottie contre César Borgia a-t-il vu juste ? Il n’est que trop logique que la Curie romaine, pendant une période qui se caractérise par des rapports conflictuels entre la Curie et l’église gallicane, ait cherché à réduire une affaire locale parisienne à une expression d’un sentiment anti-curial. Nos lectures de la sottie de l’Astrologue voient-elles les choses en leur juste proportion ? Il est en effet tentant de croire que le roi, pour défendre son intérêt personnel – en l’occurrence la dissolution du mariage avec Jeanne de France – ait cherché à chercher des motivations plus « objectives » à son conflit avec l’université. Ce qui complique encore les choses, c’est que deux sources au moins nous relatent que l’action royale a été déclenché par des « rumeurs » (non justifiées selon Du Boulay). N’est-il pas possible qu’il s’agisse d’interprétations différentes, éventuellement erronées, d’une même pièce ou d’une suite de pièces analogues ? L’opposition entre le sens que présente une représentation pour un public large (public transcript) et le sens qu’elle peut bien revêtir au sein du groupe (hidden transcript) y apparaît de manière claire. Guasco, obsédé par le rapport entre la France et la Papauté a voulu réduire la tension – à partir de la perspective qui était la sienne – à une satire anti-curiale ; Picot a pu vouloir réduire la problématique large à la question du divorce avec remariage subséquent de Louis XII ; les témoignages issus de l’université – même s’ils ne parlent pas ouvertement de représentations théâtrales – ont voulu interpréter tout cela dans le cadre d’un conflit sempiternel autour des privilèges universitaires. Il est toutefois loin d’être exclu que le tout soit à voir comme une action, consciente ou inconsciente, de l’université pour maintenir sa position par rapport au pouvoir royal. On ne peut guère demander aux sources de replacer un tel conflit dans un cadre général qui – tout en constituant une toile de fond naturelle – dépasse leurs compétences analytiques.
12Si l’on se souvient des questions caennaises et toulousaines, on y constate un même conflit sousjacent. Naturellement, l’affaire de la décime à Caen en 1494, possiblement l’affaire du syphilis à Caen en 1496, éventuellement l’affaire du divorce royal en 1499 et sans doute l’affaire des libertés gallicanes en 1507, trahissent la manière que se sont choisie les universitaires (étudiants aussi bien que professeurs et dignitaires) pour défendre leur position.
13Naturellement, les rapports morphologiques et thématiques entre la Cène des Dieux de Pierre de Lesnauderie (de 1496) et la Sottie de l’Astrologue (1499) peuvent encore suggérer une mise en relief de la question de l’astrologie judiciaire qui venait d’être défendue aux universités vers, rigoureusement, la même epoque. Ce serait là, toutefois, une nouvelle interprétation partielle d’une polémique bien plus générale, centrée encore une fois autour des symptômes.
14Passons à une autre série d’exemples d’activités controversielles des acteurs universitaires. En effet, vers 1520, les collèges parisiens paraissent se servir de l’arme du théâtre polémique pour débattre des questions d’actualité. En 1521, on joue au collège du Plessis une farce ridiculisant le syndic Noël Béda. En 1523, peut-être, c’est la Farce de Théologastres (éd. Longeon), attribuée parfois – et dernièrement encore par Anne Cunéo dans son roman Le maître de Garamond – au chevalier de Berquin. En outre, nous avons, en latin, un remarquable Dyalogus novus et mire festivus ex quorundam virorum salibus cribratus, non minus eruditiones quam macaronices amplectend… Interlocutores : Magister Ortuinus, M. Lupoldus., M. Gingolphus, Erasmus, Reuchlin, Faber Stapulensis de 151918 où l’on reproche aux humanistes de corriger la Bible – et il est certes tentant de voir ici des parallèles avec les Sottie des sots [en fait : il n’y en a qu’un seul] qui corrigent le Magnificat (Trepperel IX) – la datation repose sur une représentation à Metz d’un texte sur ce thème ; une représentation analogue à Rennes en 1455 n’a jamais été prise en compte, mais n’oublions pas que dans bien des sermons, l’on a cherché à reprocher à Érasme et aux éditeurs de la Bible d’être des « corrigeurs de magnificat », ce qui change, ce qui fausse peut-être, totalement les données19. On voit comment certaines sotties peuvent bien être placées dans le cadre du débat autour de l’humanisme, notamment celui entre les théologiens et les poetæ autour du texte biblique. S’y ajoute sans doute cette « comédie » jouée devant le roi de France où figurent les personnages Reuchlin, Hutten, Luther et Érasme [on m’excusera du peu], mais qui est connue uniquement par une transcription latine et une traduction allemande (et une reprise devant Charles Quint en 1530 comme comoedia muta)20. En effet, l’imprimé allemand spécifie qu’il s’agit d’une Comedia. (une autre version donne Ain Tragedia) jouée en 1524 dans la salle royale et Von den Studenten daselbst kunstreich erdichtet (« versifiée bellement par les étudiants du lieu ») où l’on voit apparaître Reuchlin, Érasme, Luther, Hutten et le Pape.
15Dans ce contexte, l’interdiction aux collèges de jouer farces ou comédies (2912-1525)21 reçoit son plein sens.
16À côté de ces cas plus ou moins clairs, qui nous viennent toutefois d’universités bien différentes et qui ne paraissent pas, a priori, relever d’une seule et même tradition de théâtre universitaire, il existe des pièces pour lesquelles le doute est permis, pour lesquelles une inscription dans le monde de l’université, que ce soit celle de Paris ou non, se lit en filigrane : les farces du recueil Cohen citent les Navarriens, le Enfants de Beauvais, les « seconds grimaux de Justice », les grammairiens de Narbonne. Et, naturellement, l’énigmatique affaire du collège du Cardinal Lemoine que j’ai documentée ailleurs, et qui tend à montrer une animosité entre « nos » farceurs et poètes et ce collège ainsi que le collège de Bourgogne auquel préside un certain maître Enrimé22. Toutefois, cette polémique sort-elle d’un milieu universitaire ou s’y oppose-t-elle justement ? La farce des Femmes qui se font passer maîtresses qui paraît stipuler ouvertement que là où les femmes ont obtenu une dispense du Pape, l’université n’a que faire de tels documents et suit la voie royale, en l’occurrence, l’autorité du roi. Vers 1510-1515, une telle affirmation n’est certes pas anodine : l’exemple précité de Toulouse est là pour nous le montrer.
17Que dire au terme de cet article sur un sujet si vaste illustré par quelques cas anecdotiques ? En première instance, le dossier est ouvert. Ensuite, ce propos a pu illustrer la tension entre la longue durée (la présence quasiment systématique du théâtre au sein des institutions d’enseignement supérieur) et la courte durée, les affaires locales, l’inscription de représentations dans des cadres bien précis, documentés. En troisième lieu, soyons content d’avoir posé et reposé le problème de la représentativité de nos sources, c’est-à-dire que – si, comme Marie Bouhaïk et moi l’avons constaté, un écart existe entre les pièces conservées et les témoignages – ils est nécessaire de « faire parler » cette discordance – et de nous interroger en même temps sur la nature même des textes conservés et la raison de leur conservation. L’approche suivie peut paraître facile au sens où des cas bien documentés et assez largement connus ont été invoqués. Ce sont toutefois des cas qui – sans pouvoir être qualifiés d’exemplaire [loin s’en faut] – paraissent dresser les contours d’une activité dramatique au sein des collèges et au cœur de l’université. Que, souvent, les polémiques où les acteurs universitaires interviennent aient un rapport direct avec des questions touchant aux privilèges de l’université même, ne doit certes pas nous faire oublier que l’enjeu est plus large. En effet, la politique nationale (et internationale) sont au rendez-vous, avec la question gallicane, le divorce royal, César Borgia. Des conflits de compétence entre le pouvoir royal, le Parlement et l’université ont également été à l’affiche.
18Ce qui devrait intéresser la recherche, c’est surtout l’enchevêtrement des formes de l’expression polémique : placards, poèmes, bulles, théâtre et, par là, la question de la médialité. S’y ajoutent les problèmes d’interprétation (contemporaine et moderne) : peut-on savoir, aujourd’hui, à partir des témoignages, quel est le véritable enjeu d’un conflit ? Questions médiatiques ; questions théoriques au sujet de la dramaticité, théâtralité. Les représentations dramatiques, au lieu de nous parler d’une polémique, sont part de la polémique et relèvent, par là, du théâtre-action. C’est que les représentations théâtrales interviennent parfois au cœur d’une polémique et que tout semble indiquer qu’à de telles occurrences, la forme théâtrale est en quelque sorte subsidiaire par rapport à la polémique qu’elle compte bien mettre en scène.
Notes de bas de page
1 L.V. Gofflot, Le théâtre au collège du Moyen Âge à nos jours, Paris, 1907.
2 P. ex. C.-E. du Boulay, Historia universitatisparisiensis, Paris 1658 (6 vols.) V, 761 (1483) défense aux collèges de faire « ludos seu comœdias » ; le recteur fait afficher des placards contre ces « ludi inhonesti personas honestas deformantes » ; V, 777 (1487) « multa decreta […] contra comœdias et ludos collegiorum » ; M. Félibien, Histoire de la ville de Paris, Paris 1722 (5 vols.) IV, 674 interdiction 1525 ; IV, 634 : défense aux collèges (e.a. Pierre Michault, régent du collège du Cardinal Lemoine) « de jouer, faire ne permettre de jouer en leurs colleges aucunes farces sottises ne autres jeux contre l’onneur du roy, de la royne, de Mme la duchesse d’Angoulesme » (AN Y63 1163 Arrêt du Parlement de Paris interdisant tous jeux de momon avec déguisements, fo 172) ; F. Bonnardot, Registres des délibérations de la ville de Paris, Paris 1883-1895 (15 vols.) t. I, p. 64-65 en 1502 on mande « gens de l’université de Paris » pour une « bonne invention » pour l’entrée d’Anne de Bretagne.
3 M. Rousse, Le théâtre des farces en France au Moyen Âge, thèse Paris, 1983.
4 R. Bossuat, « Le théâtre scolaire au collège de Navarre (xive-xviie siècles) », Mélanges d’histoire du théâtre du Moyen Âge et de la Renaissance offerts à Gustave Cohen, Paris, 1950, p. 165-176.
5 A. Tissier, Recueil de farces (1450-1550), Genève 1986-1998 t. II, p. 135 voir mon compte rendu dans Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance 50 (1988) p. 243-244.
6 F. Holl, Das politische und religiose Tendenzdrama des 16. Jahrhunderts in Frankreich, Erlangen-Leipzig, 1903, p. 184-185.
7 Toute la documentation au sujet de cette affaire est à trouver dans le Matrologe de l’université de Caen, Caen, Musée des Beaux-Arts, coll. Mancel ms.69. Il est urgent, me semble-t-il qu’une nouvelle édition de la farce publie, fût-ce en extrait, la documentation historique autour de la représentation. Pour la farce, l’on s’en rapportera à l’édition de T. Bonnin, La Farce de Pates-Ouaintes. Pièce satyrique représentée par les écoliers de l’Université de Caen au Carnaval de 1492, Évreux, 1843.
8 Trepperel, Farces p. 97-144.
9 Trepperel, Farces p. 81-96 ; éd. Tissier t. II no. VII.
10 Voir mes articles « Du nouveau sur le Nouveau Monde », L'Analisi linguistica e letteraria XII, 1-2, 2004 ; « Cultures dramatiques à Toulouse au xvie siècle », N. Dauvois, L’humanisme à Toulouse (1480-1496), Paris, 2006, p. 393-407 ; Olga Duhl, Sotise à huit personnages, Genève, 2005.
11 E. Picot, Recueil général des sotties, Paris 1902-1912 (3 vols.) I, p. 233-234.
12 B. Quillet, Louis XII, le père du peuple, Paris 1986, p. 350.
13 G. Doutrepont & O. Jodogne (éd.), Chroniques de Jean Molinet, Bruxelles, 1935 t. II, p. 373376.
14 Quillet, LouisXII…, p. 349-350.
15 Dubarle, Histoire de l’université de Paris, I, Paris, 1844, p. 337.
16 Du Boulay, Historia… V, 833.
17 Annie Ranicot, Les rapports des étudiants de la nation anglo-allemande avec le milieu urbain parisien, mémoire Département d’histoire, Université de Montréal
18 Epistolœ obscurorum virorum, dialogus ex obscurorum virorum salibus cribratus, adversorium scripta, defensio loannis Perpericorni contra famosas et criminales obscurorum virorum espistolas, Ortuini Gratii lamentationes obscurorum virorum, Leipzig, 1869, p. 383-407.
19 Pour plus de détails : mon article « Un chacun n’est maître du sien. Auteurs, acteurs, représentations, textes », T. Van Hemelryck & C. Van Hoorebeeck, L’écrit et le manuscrit à la fin du Moyen Âge, Turnhout, 2006, p. 147-167.
20 Ed. Voretzsch 1913.
21 Félibien, Histoire de Paris., III, xxiv ; IV, 674.
22 « Théâtre du monde et monde du théâtre », J.-P. Bordier, Le jeu théâtral, ses marges, ses frontières, Paris, 1999, p. 17-35, ici p. 21-29.
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