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Introduction

p. 11-14


Texte intégral

1Étudier le théâtre polémique implique nécessairement de le replacer dans sa situation communicative. En effet, le théâtre de la période 1450-1550, l’heure de gloire des farces et mystères, a longtemps été victime d’une approche générique. Le plus souvent, il s’agit d’une curieuse taxinomie, de nature littéraire, que Foucault classerait sans problème dans la catégorie du « savoir classique ». Une telle approche réduit, de par sa nature, la dynamique interne des arts de la scène pendant une période qui, l’expression fait l’unanimité, témoigne comme un essor nonpareil du théâtre. Même dans un cadre plus large, cette problématique joue. Le nouveau devenir du théâtre au Moyen Âge, à partir du culte – qui est sans doute un dogme, mais qui reste à prouver – et les multiples modèles évolutionnistes ont relégué dans la marge ce qui fut sans doute central. Il n’y a pas eu une nouvelle naissance du théâtre dans l’église, suivie de dégénérations subséquentes menant aux grands mystères ni une prolifération d’éléments profanes menant finalement à une farce, populaire et réaliste. Les termes sont faussés dès l’emblée et pèsent comme une malédiction sur les études théâtrales.

2Si l’on veut, à partir d’une approche néo-historiciste, déterminer la place de la polémique sur la scène de la fin du xve siècle et de celle du début du xvie siècle, la seule approche possible paraît bien être un retour aux sources et une évaluation de la représentativité des sources. Ce qui paraît anecdotique [n’oublions pas qu’anecdotique veut dire « inédit »] ou saugrenu n’est pas nécessairement marginal.

3Un autre point qui mérite l’attention ici, c’est que l’histoire du théâtre de la période a toujours été écrite en fonction de ce qui allait venir, du développement ultérieur du théâtre. Jaloux de sauvegarder, d’une part, la rupture entre le Moyen Âge et la Renaissance, entre les mystères et farces et la comédie et la tragédie, et soucieux, d’autre part, de faire rentrer les genres – et les textes – du Moyen Âge finissant et d’une bien grande partie du xvie siècle dans une espèce d’évolution, on a voulu faire rentrer notre théâtre dans la boîte à images, on l’a forcé dans le moule du passe-temps esthétique. Le présent recueil entend prendre un autre biais en privilégiant la communication et les codes, parfois implicites, que véhiculent les textes et les représentations.

4Rappelons, dans un premier temps, le cadre ou le milieu où la critique veut bien placer nos farces, car c’est bien surtout des farces – et des sotties – qu’il sera question. On attribue les textes conservés à cœur joie à la place publique, aux places du marché ou à un contexte populaire. Les « spectacles en plein air » où se déploie « la gaieté de nos grands-pères », vision corroborée par des documents iconographiques [issus des anciens Pays-Bas au milieu du xvie siècle et qui ont une intention de ridiculiser le monde paysan, mais cela, on l’oublie pour l’occasion1] pèsent comme une malédiction sur l’histoire de la farce française des xve et xvie siècles. Le simple fait que telle ou telle kermesse de village, peinte sans doute dans l’intention de ridiculiser les paysans, la Bauernspott également si manifeste dans le monde allemand, ne représente peut-être pas tout à fait la situation parisienne, n’a jamais pour le moins incommodé la critique. D’un autre côté, les jeux « à la française » constituent apparemment une tradition bien à part : ainsi Johannes Burchard, en parlant de la campagne napolitaine de Charles VIII, raconte comment, après la rendition de Naples

facte sunt coram ipso rege per suos tragedie sive comedie de Papa, Romanorum et Hispanorum regibus ac Venetorum illustrissimis ducibus, ligam et confederationem simul ineuntibus, collusorie et more gallico derisorie2.

5La tentation est grande d’essayer de définir, à partir des multiples attestations éparses et souvent saugrenues, ce qu’a bien pu être ce mos gallicus, ce style français du théâtre satirique, voire du théâtre polémique – et c’est en partie le but de ce volume. Les lexicographes noteront l’expression tragedie sive comedie bien avant les premiers emplois de ces termes dans une acception dramatique. De toute manière, l’attestation d’une représentation « italienne » du théâtre – polémique – français, est intéressante. La spécificité géographique – qu’elle soit régionale ou locale – est importante pour l’étude du théâtre polémique, surtout quand on tente de replacer les représentations et les textes dans un contexte plus large. La composante sociologique et avant tout la détermination des communautés qui président à la création d’un tel théâtre et qui en constituent le public, arrivent à mieux éclairer le fonctionnement spécifique de la polémique, parfois à partir d’un réinvestissement de formes anciennes.

6Toutefois, il faut également reconnaître que les représentations connaissent des spécificités chronologiques. Il est difficile de croire que, après les premières tentatives entre les xiie et le xive siècles, la période 1450-1550 puisse se présenter comme une unité. Si les jeux de la Passion mettent en scène, globalement, la même histoire, celle-ci a dû avoir, à l’époque de la Passion d’Arras (vers 1435) une signification totalement différente de celle qu’elle a bien pu revêtir en 1547, à Valenciennes, pour la Passion en 25 journées : la Réforme est bien passée par là : pourquoi l’histoire littéraire escamote-t-elle trop facilement un tel fait ? Pour le théâtre polémique plus en général, la question de la Réforme est à ranger parmi les déterminantes les plus importantes de la fonction communicative des représentations, non seulement en Suisse, mais aussi en Normandie, voire à Paris.

7En même temps, la volonté d’écrire une histoire du théâtre « français » a implicitement relégué à l’arrière-plan les spécificités locales et régionales de ce théâtre. Les universités (Paris, Caen, Toulouse), les Parlements (Paris, Rouen, Toulouse), les cours (France, Bourgogne) et des structures d’échanges interurbains (le Nord) définissent le cadre sociologique de la création théâtrale et parfois, comme dans le cas de Marguerite de Navarre, celui-ci peut aussi être le fait d’une seule personne. C’est toutefois aussi une question à poser à propos de Pierre Gringore, auteur normand ayant, sans doute, fait ses études à Caen, actif à Paris et puis à la cour de Lorraine.

8Ce qui pose et re-pose la question du rapport entre les formes et les fonctions. Là encore, les articles du présent recueil innovent au sens où ils accordent une place majeure aux contextes plus larges des représentations et, aussi, aux communautés qui se trouvent à la base du fait théâtral. Une chambre de rhétorique du Nord, un puy marial normand, une faction genevoise et une abbaye de jeunesse d’une rue lyonnaise ne sauraient gratuitement être mis sur le même plan. Des sociabilités différentes président à la création et à l’effectivité polémique des représentations. Et le théâtre n’y revêt pas uniquement une fonction récréative…

9On n’ose presque plus le dire, tant la formule a l’air décrépite à l’époque actuelle, mais qu’en est-il du théâtre comme moyen d’action ? Quels sont les liens entre le théâtre et l’opinion publique ? Quelle a bien été la fonction médiatique du théâtre à une époque sans télévision, sans l’existence d’un quotidien préféré ? Ouvrons une petite parenthèse en signalant que c’est justement au début du xvie siècle [d’après mes informations que je troquerais bien contre une documentation meilleure] que l’on commence, en France, à se servir de toute sorte de placards affichés aux églises [et c’est là aussi l’origine du rébus, mais c’est également ce qui mène à la fameuse Affaire des placards], souvent aussi dans un contexte où l’on joue aussi des pièces d’actualité. S’il faut mentionner ce simple détail, c’est aussi pour se faire avocat d’une étude plus large des contextes du théâtre ; en même temps, ce détail aura son importance dans l’étude des rapports entre le théâtre profane et l’imprimerie : le théâtre, comme l’imprimerie, descend dans la rue – mais peut- être pas tout à fait. De même, la tension entre l’inspiration livresque (aussi pour certains textes dramatiques) et l’inspiration théâtrale (aussi pour certains textes livresques) met à nu une question de la médialité de nos sources, qui se complique encore plus quand on se pose la question des usages des textes dramatiques manuscrits et imprimés tels qu’on les a conservés.

10En somme, il est grand temps de se poser la question de savoir si les représentations de la période 1450-1550 peuvent bien être appelées « théâtre » au sens que nous conférons à ce terme ; il est urgent de se demander en quel sens l’activité performative (ou théâtrale) a pu avoir une dynamique interne tant et si bien que la période, au lieu de se présenter comme une unité, s’avère être la trajectoire d’un devenir ; il est nécessaire de mettre en question le caractère « français » de ces représentations qui, au lieu de contribuer ensemble au devenir d’un théâtre « national » peuvent tout aussi bien n’avoir eu qu’une portée locale ou régionale sans que celle-ci soit nécessairement à intégrer à une courbe plane rendant compte du devenir du théâtre français. L’urgence d’une telle remise en question, sans doute également au-delà du seul théâtre polémique, est illustrée de manière décisive par les articles contenus dans ce volume.

Notes de bas de page

1 On pense notamment au fameux tableau de Pieter Baltens et à l’aquarelle du manuscrit de Cambrai – issue en fait d’un recueil de chansons fait pour Zeger de Maele à Bruges, en 1542.

2 Louis Thuasne (éd.), Johannis Burchardi Diarium rerum urbanarum commentarii (1483-1506), tome II, Paris, 1884, p. 246 (chez Robert Gaguin, on trouve une mention identique).

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