Conclusion
p. 259-262
Texte intégral
1Pour ne pas conclure, disons quelles pourraient être les grandes lignes d’une étude de l’espace politique dans quelques œuvres majeures de Hugo, et dans ses principales interventions, pendant et après l’exil.
2Ni Châtiments ni La Légende des siècles ne limitent leur propos à la France. Chacun à sa manière, ils constituent tous deux un objet poétique dont l’espace est l’Europe, en attendant le monde. Châtiments replace avec insistance la mise à mort de la Seconde République française dans le contexte plus large de l’écrasement, partout en Europe, du « Printemps des peuples » ; et, symétriquement, Hugo y répète que l’avenir républicain ne saurait se limiter à un seul pays. La Légende des siècles tente de construire une histoire légendaire de l’Humanité qui peut paraître eurocentrée, mais certes pas francocentrée.
3D’ailleurs, cette logique centralisée de représentation est dans les deux cas fortement concurrencée par une délimitation déviante des espaces internes. Dans les deux recueils les zones hybrides, les marges géographiques, politiques et sociales, sont privilégiées. Dans Châtiments, ce sont les lieux de l’exil, de la proscription, de la déportation (Bruxelles, Jersey, l’Algérie, Cayenne, et ce lieu sans lieu que sont les pontons – ces navires-prisons qui compromettent l’océan avec la tyrannie). Dans La Légende des siècles, ce sont les zones-frontières de civilisation : Scandinavie, Espagne, Allemagne ; ainsi que l’autre intime (l’Orient) et, quoique brièvement, l’espace américain comme lieu (catastrophique) de l’expansion européenne. Enfin les logiques de l’errance, de la dispersion, de la déterritorialisation, traversent les deux œuvres, opposées plus ou moins frontalement aux logiques territoriales, identificatrices et fermantes.
4Les deux recueils approfondissent aussi, chacun à sa manière, le mystère du peuple, de la communauté, de la multitude. Châtiments pose avec angoisse la question du sommeil du peuple (« Lazare ! Lazare ! Lazare ! lève-toi ! »), et oppose à ce peuple dormant celui, épars, des proscrits, des déportés, des prophètes et des morts. Il approfondit sa critique de la foule passive, ici d’autant plus foule et d’autant plus amorphe que chacun des individus et des groupes sociologiques qui la composent s’identifie à son statut social. La Légende des Siècles cherche l’Homme-Peuple, et, contre l’humanité rampante et compromise, le trouve dans les figures excentriques des lions et des chevaliers errants, des mendiants et des crapauds, des petites gens et des héros anonymes.
5Ces deux textes sont des épopées, mais des épopées modernes, problématiques, hybrides. Châtiments conjugue l’épique avec le satirique ; La Légende est une épopée en petit(s), en fragments multiples et discontinus (sous-titre : « Petites épopées »). Dans les deux cas, il ne s’agit pas de révéler, d’entretenir, de célébrer une communauté organique. Épopées du désastre et du désordre, les deux recueils prennent acte de l’éclatement présent du « peuple », et travaillent à la surrection d’une Communauté d’un type nouveau. Notons-le – puisque le renouveau du genre épique à cette époque passe souvent par son articulation avec le nationalisme moderne1 – ni Châtiments ni La Légende des siècles ne peuvent être compris comme des épopées nationales. La Communauté qu’ils appellent et attendent ne porte pas le nom nation.
6« Solitaire, mais solidaire » – c’est une des formules par lesquelles Hugo qualifie alors sa situation et son devoir de proscrit. Les trois grands romans de l’exil (Les Misérables, Les Travailleurs de la mer, L’Homme qui rit) ont pour héros des solitaires, des marginaux, des asociaux – dont le dévouement va jusqu’au sacrifice. Ces scénarios rendent compte de l’incomplétude sociale, de sa tendance fondamentale à l’exclusion, mais aussi de l’aspiration à un autre univers collectif. Paradoxe accentué par l’ampleur, la tendance-fresque de ces romans, qui multiplient personnages, silhouettes, épisodes et digressions, pour mieux dire les multitudes (terme qui apparaît souvent dans les trois œuvres), leur labilité, leur profondeur, leur misère – mais aussi leur puissance.
7Ces trois romans à la fois posent et mettent en question l’espace territorial-national : apparemment clair et plein dans Les Misérables et L’Homme qui rit (France, Angleterre), manifestement ambigu dans Les Travailleurs de la mer (archipel anglo-normand). Mais surtout, ce cadre donné, tout y travaille à suivre les failles du territoire, jusqu’à la mise en crise de la logique territoriale de l’espace politique et social. Dans Les Misérables apparaît l’espace secret, ramifié et souterrain des basfonds et des révolutionnaires ; mais il s’agit aussi de subvertir l’espace national par les déplacements du héros en son sein, insaisissables et arbitraires. Les Travailleurs de la mer donnent à connaître un espace hybride composé de France et d’Angleterre, de terre et de mer, de liberté et d’oppression, de progrès et d’archaïsme : l’archipel de la Manche ; mais ils figurent aussi un espace lisse et fou parcouru par les vents. L’Homme qui rit donne figure, au sein de la grande île européenne, du vaisseau de la modernité mondiale, à l’espace nomade d’une « famille » errante constituée par un vieux philosophe saltimbanque, son loup familier (Homo), et ses deux enfants trouvés – errance heureuse, qui sait passer à travers les mailles du filet étatique, jusqu’au moment où la « troupe » a la mauvaise idée de se fixer dans la capitale, dans la Ville-monde de l’Europe moderne : Londres.
8Dans ces romans de l’exil, groupes, silhouettes, personnages « pleins », configurent l’image d’un peuple à la fois dense, fluent, et évanescent – entre l’atomisa- tion et l’écoulement. Profondément inadéquat au peuple national et classiste dont la représentation active est en train de se mettre en place. Hugo reprend alors en les diversifiant, approfondissant et radicalisant, les caractéristiques de ses personnages « populaires » d’avant l’exil, étudiées ici au chapitre V.
9En exil, Hugo approfondit sa réflexion les États-Unis d’Europe et sur la République universelle. En particulier dans William Shakespeare (1864). L’un des projets majeurs de ce débordant essai critique est de penser la culture universelle à venir – en particulier dans l’espoir d’une instruction publique obligatoire généralisée. La liste des génies poétiques proposée au début de l’ouvrage se recommande en particulier par son caractère bien peu « national » (un seul « français » : Rabelais). Ces génies représentent les peuples, mais ils sont avant tout des représentants de l’infini – et la culture de l’Homme à venir doit être une culture de l’infini, qui ne saurait se limiter à une quelconque culture nationale, ni même seulement la privilégier.
10D’où la nécessité de la traduction, seul moyen de contourner l’actuelle division des langues, en attendant l’éventuelle naissance d’une langue commune. William Shakespeare est écrit à l’occasion de la traduction en français des œuvres complètes du dramaturge anglais par François-Victor Hugo. Et Hugo pense l’Europe culturelle, ou peut-être la spécificité européenne de la culture, comme le fruit d’une conscience plus ou moins claire de l’insuffisance de chaque langue et de chaque culture nationale, et la nécessité corrélative de traduire, cette activité qui « donne la possibilité de comprendre des choses que nous n’aurions jamais pu connaître à travers notre langue2 ».
11Plus directement les discours et écrits politiques de l’exil montrent comment Hugo œuvre constamment à conjurer la tentation nationaliste des mouvements européens liés au combat pour les nationalités, à intégrer le socialisme dans la République, à maintenir l’union de tous les républicains, à travailler à l’internationalisation des luttes. Stratégie et tactique dont l’utopie directrice est formulée dans la préface qu’il rédige à Guernesey pour le guide de l’exposition universelle de 1867. Paris propose l’état le plus abouti de son idéal des États-Unis d’Europe, à travers la revisitation du mythe de Paris, Ville-Lumière, Ville-Peuple, Ville-Révolution – et surtout Ville-Monde, lieu appartenant en propre à tous les peuples et non aux seuls Français, et qui œuvre en fait à la disparition de la nation, trop étroite, trop relative, trop égoïste : « Ô France, adieu ! tu es trop grande pour n’être qu’une patrie3 ! »
12Rentré d’exil le lendemain de la proclamation de la Troisième République, trois jours après la tragique défaite de Sedan, Hugo va vivre les événements sombres de ce qu’il nomme « l’année terrible » : la guerre et la défaite, la Commune de Paris et sa répression farouche. Son œuvre d’alors, plus que d’en porter la marque, s’y affronte directement. La guerre qu’il veut à outrance contre l’envahisseur, la défaite, et la paix honteuse imposée, semblent d’abord le rejeter vers un nationalisme jacobin, loin de son idéal de paix des peuples, de fédération européenne et de république universelle. Son appréciation de la Commune est en partie déterminée par cette nécessité de maintenir l’unité nationale contre l’étranger, et même son combat pour l’amnistie des Communards, engagé dès les lendemains de la Semaine sanglante, pourrait être compris (quoiqu’il s’agisse sans doute d’une interprétation tendancieuse) comme justifié en partie par la volonté de restaurer les forces vives du pays, pour mieux préparer la Revanche.
13Mais Hugo retrouve assez vite les voies de son internationalisme humanitaire, et son corrélat : sa défiance envers les États-nations. Ses dernières œuvres, ses dernières interventions, expriment un certain sentiment d’apaisement (au moins après la victoire définitive des républicains en 1876-77, puis l’amnistie des Communards et les lois scolaires). Mais elles disent aussi l’espoir, toujours aussi radical, d’un monde meilleur et autre (et refusent donc de se satisfaire vraiment même de la République gambettiste), et l’angoisse, devant la persistance des forces du passé, les perpétuelles menaces de fourvoiement du progrès, la solidification et l’opacification d’une Europe des États qui ne semblent guère vouloir s’engager dans la voie de l’union, les nouvelles menaces de barbarie : massacres dans les Balkans, pogroms en Russie, etc.
14Il y a là, et amplement, la matière d’un autre livre…
Notes de bas de page
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