Chapitre III. Ambiguïtés de l’Empire : le territoire
p. 81-102
Texte intégral
1César, Charlemagne, Charles Quint, Cromwell, Napoléon – les « empereurs » hugoliens1 sont d’abord ceux dont le champ d’action historique s’étend au moins à l’Europe, ceux par qui les limites géopolitiques, les frontières, sont systématiquement transgressées, subverties, modifiées, voire annulées. L’empereur est alors chez Hugo celui qui modifie ou aspire à modifier radicalement la forme d’un espace politique au moins continental : Charlemagne « ébaucha une carte politique [de l’Europe] qui a duré neuf cents ans2 » ; Cromwell est l’homme qui « Maintien[t] le monde en équilibre3 » ; don Carlos rêve de reprendre l’œuvre de Charlemagne, c’est-à-dire de « refondre en bloc peuples et pêle-mêle / Royaumes, pour en faire une Europe nouvelle4 », etc. Grand architecte ou guerrier nomade, l’empereur hugolien est celui qui modifie radicalement l’espace politique de l’Europe, transforme un continent divisé et chaotique en édifice harmonieux et consistant – ou en espace flou, lissé par son perpétuel mouvement tourbillonnaire.
2La référence impériale est en effet directement liée chez Hugo à la hantise d’un malaise européen. L’œuvre d’avant l’exil abonde en tableaux de l’Europe, où la géopolitique du Vieux Continent est vue de haut, « à vol d’oiseau » pourrait-on dire en reprenant le titre d’un chapitre de Notre-Dame de Paris – ou plutôt, pour plagier cette fois Les Misérables, « à vol de hibou »… Car l’Europe est dans la nuit, au mieux dans un demi-jour crépusculaire à la fois inquiétant et déprimant. L’Europe après la Révolution française et l’Empire de Napoléon est en proie au doute, aux impossibles demi-mesures et aux fallacieuses demi-vérités. Restauration et Révolution s’y mêlent autant qu’elles s’y combattent, accouchant d’un présent informe, mal assis « entre la ruine d’une société qui n’est plus et l’ébauche d’une société qui n’est pas encore5 », et où « les nouveautés […] trébuchent […] à chaque pas contre des tronçons de vieilles institutions en ruines6 ». Reprenant la périodisation saint-simonienne, le jeune Hugo voit l’Europe enfoncée dans sa période critique, ayant définitivement quitté la période organique du Moyen Âge, quand elle avait réalisé sa forme et son unité dans la religion chrétienne :
Voilà vingt siècles que domine la civilisation européenne […]. Peut-être touchons-nous à sa fin. Notre édifice est bien vieux. Il se lézarde de toutes parts. Rome n’en est plus le centre. Chaque peuple tire de son côté. Plus d’unité, ni religieuse ni politique7.
3C’est dire que le congrès de Vienne, ce Yalta du xixe siècle, n’a rien fondé. Revenant au principe dynastique contre celui de souveraineté nationale, retrouvant les vieilles habitudes diplomatiques de l’équilibre européen entre les grandes puissances, raidissant l’arbitraire, voire l’absolutisme, contre la montée des « nationalités » et contre les revendications libérales, les traités de 1815 ont creusé la crise en croyant la fermer, et ont façonné grossièrement une Europe chaotique :
Dans la constitution actuelle de l’Europe, chaque état a son esclave, chaque royaume traîne son boulet. La Turquie a la Grèce, la Russie a la Pologne, la Suède a la Norwège, la Prusse a le grand-duché de Posen, l’Autriche a la Lombardie, la Sardaigne a le Piémont, l’Angleterre a l’Irlande, la France a la Corse, la Hollande a la Belgique. Ainsi, à côté de chaque peuple maître, un peuple esclave ; à côté de chaque nation dans l’état naturel, une nation hors de l’état naturel. Édifice mal bâti ; moitié marbre, moitié plâtras8.
4On pourrait multiplier les exemples, mais ceux déjà cités suffisent à faire apparaître une constante de ces tableaux du chaos européen. Le désordre qu’ils stigmatisent s’y exprime généralement par l’énumération, ou pour mieux dire par l’accumulation, par les images du détraquement et de la ruine, du débris lourd et massif qui affole la vue et entrave la marche, de l’entassement de blocs, informe et résistant. Cet imaginaire du désordre n’est pas celui de la pulvérisation anomique, mais de l’amas pesant, étouffant et vain. Un labyrinthe désaffecté, une tour de Babel écroulée envahie par les ronces et peuplée d’une humanité contrainte, serrée, malaisée. Or, l’imaginaire a sa logique, et à cette figure du désordre correspond non pas un mais deux contraires. On peut opposer à cet amas de blocs, à cet édifice plus qu’à demi ruiné, à cette mécanique qui se détraque, la figure d’un édifice architecturé, nettement dessiné et hiérarchisé, ou d’une machine au fonctionnement réglé – bref, penser l’Europe sous la forme d’un territoire savamment aménagé et ordonné. Mais on peut aussi imaginer un espace déblayé, débarrassé, un espace lisse (pour reprendre le lexique de Deleuze-Guattari9), rendu au pur mouvement, tourbillonnaire, multiple et a-centré. Or, entre 1825 et 1845 environ, Hugo utilise la figure de l’empereur pour explorer simultanément ces deux logiques, ces deux modes de représentation de l’espace européen.
L’Europe impériale : organiser le territoire
Organiser est un mot de l’Empire
Honoré De Balzac10
5Par l’Empire, l’Europe devient distincte, et prend forme. Dans l’œuvre hugolien de cette période, l’Empire est souvent ce qui organise le phénomène Europe, ce qui réduit sa complexité chaotique ne serait-ce que par le point de vue surplombant qu’il substitue à une vision myope, étroitement locale ou nationale. Pour le don Carlos d’Hernani, qui va bientôt devenir Charles Quint, l’efficacité de l’édifice de Charlemagne s’explique avant tout par la hauteur de vue qu’il permet et impose :
Ah ! c’est un beau spectacle à ravir la pensée
Que l’Europe ainsi faite et comme il l’a laissée !
Un édifice, avec deux hommes au sommet,
[…]
Le monde au-dessous d’eux s’échelonne et se groupe.
(Acte IV, sc. 2)
6La constitution de l’Europe en territoire impérial est donc une victoire de l’esprit : l’Empire donne forme à la matière, à ce couple aristotélicien Hugo surajoute fort traditionnellement le couple âme/corps : selon don Carlos l’Empire de Charlemagne « Redonn[e] une forme, une âme au genre humain » (Ibid.). Cette spiritualisation du territoire impérial s’ancre dans une conception providentialiste de la géopolitique, et l’œuvre de l’empereur revêt ce caractère de cohérence obstinée propre au génie ou, ce qui revient alors au même, à l’instinct :
Il est aussi impossible aux Charlemagne et aux Napoléon de ne pas construire leur Europe d’une certaine façon qu’au castor de ne pas bâtir sa hutte selon une certaine forme et contre un certain vent. Quand il s’agit de la conservation et de la propagation, ces deux grandes lois naturelles, le génie a son instinct aussi sûr, aussi fatal, aussi étranger à tout ce qui n’est pas le but, que l’instinct de la brute. Il le suit, laissez-le faire, et, dans l’empereur comme dans le castor, admirez Dieu11.
7Expression de son caractère divin, la forme européenne-impériale est souvent figurée par un motif qui se recommande d’abord d’une simplicité toute géométrique. C’est l’image, récurrente, de la voûte – ou celle des cercles concentriques :
Napoléon avait trois empires, ou, pour mieux dire, était empereur de trois façons : immédiatement et directement, de l’Empire français ; médiatement et par ses frères, de l’Espagne, de l’Italie, de la Westphalie et de la Hollande, royaumes dont il avait fait les contreforts de l’Empire central ; moralement et par droit de suprématie, de l’Europe qui n’était plus que la base, de jour en jour plus envahie, de son prodigieux édifice12.
8« Édifice », « voûte », « arcs-boutants », « contreforts », c’est sur un registre décidément architectural que Hugo métaphorise alors le territoire européen, réalisé, ou rêvé, par l’empereur – et le continent paraît alors hésiter entre la cathédrale et la forteresse.
9De fait César (et l’Empire romain), Charlemagne et Napoléon apparaissent souvent dans l’œuvre de Hugo comme de grands bâtisseurs, plus nettement encore comme des « aménageurs du territoire » européen. Ce thème est développé surtout dans Le Rhin et les textes qui se rattachent à ce récit de voyage, publié en 1842 (puis dans une version augmentée en 1845). Le grand fleuve et ses rives donnent l’occasion de lester de réalisations concrètes la métaphore de l’empereur architecte.
10Le Rhin est une voie, les grands empereurs semblent l’avoir compris. Dans le texte de Hugo, la construction de ponts, de canaux et de routes devient ce qui révèle le mieux la filiation des empereurs, les derniers venus reprenant l’œuvre des précédents :
[…] grâce à Rome, tout le travail de la civilisation se faisait sur le Rhin. Après les ponts, les canaux. Sous Auguste, Drusus creusait entre Doesburg et Ysselort sa fosse de huit mille pas, dont parle Dion Cassius, pour donner au fleuve obstrué par les sables une nouvelle bouche dans la mer. Sous Claude, Corbulon ouvrait du Rhin à la Meuse son canal de vingt-trois mille pas. […] Sous Néron, les légions maçonnaient la fosse de Lucius Verus qui allait de la Moselle à la Saône, c’est-à-dire du Rhin au Rhône, de l’océan à la Méditerranée. – En 793, Charlemagne, qu’on retrouve toujours au bout de toutes les œuvres des romains, les continuant et les complétant, […] ébaucha sa grande canalisation du Rhin au Danube.
Avec les ponts et les canaux, les routes. Sans parler des voies pavées qui pénétraient les montagnes […], sans parler des pontes-longi d’Ænobarbus qui allaient du Rhin à l’Ems par la forêt coesienne et les marais de Vetera Castra, Lucius Verus et après lui Marc-Aurèle construisirent le long du Rhin de Confluentia à Bonn par Rigomagum, aujourd’hui Remagen, cette belle chaussée que l’électeur palatin refit en 1768 et que les Français achevèrent en 18013.
11Œuvres qui réalisent cette métaphore : « À partir de Charlemagne, le Rhin devint comme le canal de la nouvelle civilisation européenne14. » Ainsi, routes et canaux doublent et prolongent la voie rhénane, multiplient sa fonction circulatoire, et inscrivent dans l’espace sa puissance à relier, à réunir par elle et en elle tous les points cardinaux de l’Europe15.
12Mais l’œuvre primordiale, c’est le pont. Car le pont conjure ce que la voie fluviale peut constituer d’obstacle, transversalement, à la circulation. D’où la métaphore du domptage : le pont sur le fleuve, comme la selle sur le cheval, canalise l’énergie circulante du fleuve, accomplit pleinement sa nature, en quelque sorte incomplète et paradoxale à l’état sauvage (la largeur et la profondeur du fleuve étant à la fois ce qui le rend apte à la navigation et ce qui gêne sa traversée, un peu comme la fougue du cheval, qui fera sa qualité une fois dompté, est dans un premier temps un obstacle à la réalisation de sa nature : être un moyen de transport) :
César bâtit sur le Rhin, vis-à-vis de l’oppidum Ubiorum aujourd’hui Muhlheim près Cologne, le premier pont permanent que le Rhin ait porté. Le premier pont construit sur un fleuve, c’est la première selle posée sur un cheval. De ce jour le Rhin fut dompté16.
13Dompter le Rhin, œuvre impériale par excellence ! Aussi retrouve-t-on dans l’histoire des ponts rhénans la même sempiternelle trinité : César-Rome, Charlemagne, Napoléon :
[Le] pont [de César] était en bois. L’an 38 après J.-C., Agrippa bâtit près de Confluentia le deuxième pont qui était aussi en charpente, mais supporté par des culées de maçonnerie. Puis Drusus Germanicus multiplia ces ponts de bois et de pierre à Bingen, à Bonn qu’une ancienne monnaie appelle Colonia Julia Bonna, à Novasium, aujourd’hui Neuss. Enfin, vers 330, à Cologne, l’empereur Constantin […] édifia sur le Rhin le premier pont de pierre. On en voit encore les piliers aux eaux basses comme du pont de Charlemagne à Mayence. […]
[Charlemagne] restaura Mayence, écroulée dans les dernières convulsions de l’Empire romain, y construisit un couvent, une école et un pont. […] Le couvent a disparu, l’école, qui était sur le mont Albain, a disparu, le pont a disparu. Napoléon voulait le rebâtir17.
14Mais l’œuvre des grands architectes n’est pas exclusivement dédiée à la circulation. L’aménagement du territoire impérial révèle aussi la tendance coercitive de l’Empire, et l’ordonnancement de l’espace européen vise autant à multiplier les barrières qu’à instaurer une circulation réglée : autant à fermer qu’à ouvrir. L’activité des bâtisseurs impériaux sur les bords du Rhin est caractéristique de cette contradiction. Pour un pont jeté sur le Rhin, combien de forteresses dressées sur ses rives ? Forteresses dont la fonction est de rendre le fossé rhénan infranchissable aux intrus :
Rome apparut : César passa le Rhin ; Drusus édifia ses cinquante citadelles […]. Les châteaux romains de la rive gauche tinrent en respect la rive droite […].
Charlemagne restaura ces décombres, refit ces forteresses, les opposa aux vieilles hordes germaines renaissantes sous d’autres noms […] ; bâtit à Mayence […] un pont à piles de pierre dont on voit encore, dit-on, les ruines sous l’eau18.
15Ainsi, d’un même mouvement, les empereurs ouvrent et ferment la barrière rhénane, œuvrent à la circulation et à la séparation. Pont et forteresse semblent intimement liés, malgré leur contradiction fonctionnelle apparente. C’est très net à Cologne, où le pont naît de la forteresse :
[…] vers 330, à Cologne, l’empereur Constantin, ayant remarqué que Deutz, fondée sur la rive droite par l’ancien roi Teus ou Tuisko, était une position militaire, y construisit, pour tenir en respect Amathia, citadelle des Éburons, un fort que les vieux chartriers appellent Monumentum Dutienza et pour communiquer de Cologne à ce fort, il édifia sur le Rhin le premier pont de pierre19.
16Et Napoléon a systématisé cette stratégie du Rhin obstacle :
[…] l’empereur prit la confédération du Rhin telle que la géographie et l’histoire l’avaient faite, et se contenta de la systématiser. Il faut que la confédération du Rhin fasse front et obstacle au Nord ou au Midi. Elle était posée contre la France, l’empereur la retourna20.
17Dans cette logique territoriale, l’empereur apparaît comme celui qui ordonne l’espace européen, lui donne ou redonne une forme claire et hiérarchisée, mais dont l’action volontariste est dirigée à la fois et inextricablement vers la mise en mouvement et la mise en défense, l’ouverture et la fermeture. Dans cet espace-édifice, pas de pont sans poste militaire pour le contrôler, le garantir et éventuellement le fermer ; pas de ville qui ne soit à la fois lieu d’échange et refuge, ou prison ; pas de carrefour sans citadelle. Dans cette représentation, l’Europe architecturée ne peut échapper au modèle de la forteresse, ni la référence romaine au souvenir entêtant du limes.
18Plus ou moins clairement obsédé par ses limites externes, dessiné et érigé par son limes, le territoire impérial-européen exige également un centre, qui domine et détermine l’ensemble du territoire et plus généralement l’Orbis impérial dans ses différents registres – point à partir duquel se construit la figure. Ce point, c’est d’abord une ville, la Ville, l’Urbs. Ici encore Hugo retrouve une tradition européenne, directement héritée de l’Empire romain, que Karl Ferdinand Werner résume en ces termes :
L’Empire romain était l’Empire de Rome, de la ville de Rome. Cette apparente lapalissade nous rappelle, en effet, que non seulement l’Empire était issu d’une ville, mais qu’il ne constituait rien d’autre que l’extension, presque illimitée, de la civitas, de la Cité de Rome, devenue l’Urbs par excellence […]
Quand Constantin le Grand fonde la Nova Roma, c’est encore une ville, une cité gigantesque qui « remplace » Rome et qui restera à travers un millénaire l’étonnement des Occidentaux qui ne connaissent rien de pareil. L’Empire romain qui sera dominé par cette ville et que les Modernes appellent l’Empire byzantin est basé sur cette Urbs protégée par Dieu et sainte Marie de telle manière qu’il suffira que ce dernier rempart soit préservé devant les attaques des Arabes, des Avares, des Bulgares, pour que l’Empire subsiste et existe. Là aussi, la Cité est l’Empire.
La « troisième Rome », Moscou, qui a suivi dans l’aire byzantine la roma secunda, démontre fort bien que l’on savait parfaitement dans la sphère d’influence de l’ancien Empire romain que seule une grande et sainte ville, comme Rome et Constantinople, pouvait prétendre à être le centre d’un vrai Empire21.
19Ce savoir n’est pas tout à fait mort au xixe siècle. Pour beaucoup, dont Hugo, l’aventure napoléonienne lui a procuré un regain d’actualité. Un des motifs de la grandeur de Napoléon est d’avoir fait de Paris une Nouvelle Rome ; et inversement, la puissance du grand empereur est en raison directe de la puissance de Paris. Dans l’œuvre hugolien des années 1830-1840, particulièrement dans sa poésie, l’évocation de Napoléon accompagne très souvent celle d’un Paris constitué en Urbs de l’Orbis européen : à la manière romaine, Paris est alors « la ville », absolument.
20L’effet est particulièrement net dans le poème « À la Colonne » des Chants du crépuscule (1835) : le syntagme « la ville » y apparaît pour la première fois dans la deuxième strophe de la première section, alors que rien précédemment, nom propre ou périphrase, n’a déterminé la ville en question. Plus loin, dans la même section, le syntagme « les Parisiens » tend d’autant plus à fonctionner comme « les Romains » qu’apparaît bientôt la périphrase « la Rome française », mise évidemment pour Paris. Dans la section II et dans la section V, « la ville » apparaît à nouveau sans détermination préalable au niveau de la section. Le cas du syntagme « la cité », dans la section IV, à nouveau dépourvu de toute détermination explicite, est particulièrement intéressant. Employé en contexte politique (il s’agit de savoir si le souvenir de l’empereur peut être dangereux pour la liberté, « liberté » et « cité » constituant la rime), il désigne à la fois la ville concrète et le concept politique abstrait : confusion typiquement romaine puisque la civitas, dans l’Empire, c’est tout autant la ville de Rome que le statut, l’ensemble de droits et de devoirs que procure au citoyen de l’Empire son appartenance à l’Urbs, et qui l’autorise à s’en réclamer. Le nom propre « Paris » n’apparaît qu’à la section VII, dans l’avant-dernière strophe du poème. Le lecteur l’a bien compris, « la ville », ce ne peut être que « ce puissant Paris ».
21Point focal, la Ville impériale se caractérise par son ouverture à l’ensemble du territoire. Par et pour Napoléon, Paris est devenu le carrefour de toutes les routes de l’Europe, situation que l’empereur matérialise par ses allers-retours incessants entre le centre unique et les points multiples de la périphérie :
[…] Il parcourait la terre Avec ses vétérans, nation militaire
Dont il savait les noms ;
Les rois fuyaient ; les rois n’étaient point de sa taille ;
Et vainqueur, il allait par les champs de bataille
Glanant tous leurs canons.
Et puis, il revenait avec la grande armée,
Encombrant de butin sa France bien-aimée,
Son Louvre de granit, […]
Et, rapportant ce bronze à la Rome française,
Il disait aux fondeurs penchés sur la fournaise :
– En avez-vous assez ?
22Paris centre d’une Europe livrée à la guerre devra bien sûr laisser place à la Capitale de la grande Europe impériale, centre de la Pax Franca. Mais au fond, l’Empire napoléonien repose moins sur la duplication potentiellement infinie de la Ville, à la manière romaine22, que sur l’extension de la nation. Tel est le projet de Napoléon, tel que le père le devine pour son fils dans un poème des Feuilles d’automne (1831) intitulé « Souvenir d’enfance » :
« Déjà peut-être en lui mille choses se font,
Et tout l’avenir germe en son cerveau profond.
Déjà, dans sa pensée immense et clairvoyante,
L’Europe ne fait plus qu’une France géante […]. »
23Mais cette généralisation de la France à l’Europe entière n’abolit pas le privilège de la nation centrale : cette unification implique une hiérarchisation. Que l’Empire de Napoléon ait été essentiellement domination du centre sur la périphérie, Hugo le plus souvent ne le cache pas. Ainsi dans son discours de réception à l’Académie française (1841), il présente l’Europe napoléonienne réduite à jouer le rôle de contreforts de la France :
Sous cet homme, la France avait cent trente départements […] Il avait construit son État au centre de l’Europe comme une citadelle, lui donnant pour bastions et pour ouvrages avancés dix monarchies qu’il avait fait entrer à la fois dans son empire et dans sa famille23.
24En définitive le meilleur terme pour désigner le lien qui organise l’Europe en Empire autour du centre français, c’est celui, lourd de sens, de vassalité. L’expression « Europe vassale » (et ses équivalents) est une de celles qui reviennent le plus systématiquement dans les poèmes de Hugo consacrés à Napoléon. On la rencontre dans les premières odes (« Au colonel G.-A. Gustaffson », par exemple), comme dans des poèmes de tonalité nettement pro-napoléoniens – passant en quelque sorte sans en être modifiée de la légende noire à la légende dorée. On la retrouve, singulièrement aggravée, dans la première ode « À la Colonne de la place Vendôme » (Odes et Ballades) qui fut considérée à sa parution (février 1827) comme le premier signe net de l’éloignement de Hugo de l’ultra-royalisme :
À quoi pense-t-il donc l’étranger qui nous brave ?
N’avions-nous pas hier l’Europe pour esclave ?
25Image comparable dans « Souvenir d’enfance » (Les Feuilles d’automne). Pressés sur les pas de Napoléon,
[…] dix vassaux couronnés
Regarde[nt] en tremblant ses pieds éperonnés
[…]
« Berlin, Vienne, Madrid, Moscou, Londres, Milan,
Viennent rendre à Paris hommage une fois l’an,
Le Vatican n’est plus que le vassal du Louvre [.] »
26Dans la seconde ode « À la Colonne » (Les Chants du crépuscule) :
Oh ! quand il bâtissait, de sa main colossale,
Pour son trône, appuyé à l’Europe vassale,
Ce pilier souverain,
[…]
C’était un beau spectacle !
27Dans « Sunt lacrymae rerum » (Les Voix intérieures [1837]) :
L’ombre de l’empereur, figure colossale.
Peuple, armée, et la France, et l’Europe vassale,
Par cette vaste main depuis quinze ans pétris [.]
28Et l’exilé de Bruxelles le redira dans Napoléon-le-petit (1852) : « Le premier Bonaparte voulait réédifier l’Empire d’Occident, faire l’Europe vassale » (I, 6).
29La grandeur de ce dernier empereur que fut Napoléon fut peut-être de dessiner une Europe réunie et centrée sur la France, mais cette union fut domination, domination de type féodal. L’archaïsme signifié par ce motif de l’Europe vassale, quel que puisse être par ailleurs le discours dans lequel il apparaît, laisse ainsi planer un doute sur la pertinence historique de l’œuvre napoléonienne. Et Hugo doit bientôt admettre que cet édifice, dominé par son centre, vassalisant sa périphérie, a en quelque sorte programmé sa propre ruine, et lancé par réaction l’Europe sur la voie des nationalismes. Charlemagne « eut l’art d’accroître et de circonscrire tout ensemble les nationalités24 » ; Napoléon fut moins habile :
Napoléon […] avait fait deux grandes fautes, l’une au midi, l’autre au nord ; il avait froissé l’Espagne et blessé la Prusse. Il s’ensuivit une réaction terrible et juste sous quelques rapports. Comme l’Espagne, la Prusse se souleva25.
30Ruse de l’histoire, et de la pensée : convoqué au nom d’un désir de subversion, voire de dépassement, de la version royale-nationale du territoire, qui fait de l’Europe un chaos, le modèle impérial aboutit à recharger d’énergie, par réaction, les particularismes nationaux.
31Cette représentation de l’empereur en grand architecte, en grand ordonnateur de l’espace européen, est cependant concurrencée par une autre, non moins éclatante (au contraire) mais fort différente, et qui relève d’un tout autre rapport à l’espace.
L’Empire ou l’espace nomade du guerrier
32Parmi les nostalgies napoléoniennes qui habitent la France du premier xixe siècle, apparaît au premier plan celle d’un espace démesurément agrandi par l’Empire – auquel a succédé le brutal retour aux frontières nationales de 1791. Nostalgie du grand voyage guerrier qui rend amères les joies de l’enracinement territorial. Musset évoquant la génération née pendant l’Empire rappelle que ces enfants, « élevés dans les collèges aux roulements des tambours », « avaient rêvé pendant quinze ans des neiges de Moscou et du soleil des Pyramides […]. Ils n’étaient pas sortis de leurs villes, mais on leur avait dit que par chaque barrière de ces villes on allait à une capitale d’Europe. Ils avaient dans la tête tout un monde26 ». L’attrait de la guerre n’est donc pas seulement la gloire, mais les horizons lointains, toujours plus lointains, toujours plus improbables et cependant rendus certains par la magie démesurée de la conquête. Ou pour mieux dire, dans la guerre napoléonienne, la traversée d’espaces de plus en plus vastes devient une composante intrinsèque de la gloire militaire. Bonaparte en Egypte faisait ainsi vibrer la fibre voyageuse de ses soldats – comme le rappelle Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe :
Il y a cinq ans […] vous prîtes Toulon […]. Un an après, vous battiez les Autrichiens à Dego ; l’année suivante, vous étiez sur le sommet des Alpes ; vous luttiez contre Mantoue, il y a deux ans, et vous remportiez la célèbre victoire de Saint Georges ; l’an passé, vous étiez aux sources de la Drave et de l’Isonzo, de retour de l’Allemagne. Qui eût dit alors que vous seriez aujourd’hui sur les bords du Nil, au centre de l’Ancien continent27 !
33« Qui eût dit… ! » Cette exclamation admirative ne porte pas seulement sur la rapidité du déplacement, ni même sur son ampleur, mais peut-être surtout sur le caractère surprenant de la destination, sur l’imprévu de la localisation actuelle. Soldats français, vous étiez à Toulon, vous êtes passés par l’Italie et l’Allemagne, vous voici en Égypte. Tiens et pourquoi l’Égypte ? Et pourquoi non ?
34D’entre tous les romantiques français, Hugo est avec Nerval celui qui a le plus fortement inscrit dans son mythe personnel la trace de cet espace d’errance que l’Europe sous l’Empire était devenue. Cet espace le jeune Victor ne l’a pas seulement rêvé, mais éprouvé. Au lieu lointain et hasardeux que la mort choisit pour tombe à la mère de Nerval28, on peut rapprocher celui de la naissance de Hugo, moins lointain mais tout aussi hasardeux, d’un hasard explicitement lié à l’aventure impériale :
Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte,
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,
Et du premier consul déjà, par maint endroit,
Le front de l’empereur brisait le masque étroit.
Alors dans Besançon, vieille ville espagnole,
Jeté comme la graine au gré de l’air qui vole,
[Je naquis]29.
35Pour que Besançon puisse être qualifiée de « vieille ville espagnole », il faut le souvenir d’un autre Empire, celui de Charles Quint. Mais surtout, si ce lieu de naissance est considéré comme tellement hasardeux que l’on peut métaphoriser l’événement par la graine jetée « au gré de l’air qui vole », c’est que l’espace offert par l’Empire aux individus est devenu un espace nomade. La suite du poème le montre bien, en reprenant le motif du vent qui emporte au hasard :
Je pourrai dire un jour, lorsque la nuit douteuse
Fera parler les soirs ma vieillesse conteuse,
Comment ce haut destin de gloire et de terreur
Qui remuait le monde aux pas de l’empereur,
Dans son souffle orageux m’emportant sans défense,
À tous les vents de l’air fit flotter mon enfance.
Car, lorsque l’aquilon bat ses flots palpitants,
L’océan convulsif tourmente en même temps
Le navire à trois ponts qui tonne avec l’orage
Et la feuille échappée aux arbres du rivage !
36Le mouvement de l’empereur n’est pas de ceux qui se dessinent sur un sol stable, qu’ils laissent inchangé. C’est un mouvement qui met en mouvement l’espace dans lequel il se déploie : sous les « pas de l’empereur », le monde « remu[e] ». Non seulement l’empereur est « aquilon », mais il transforme le sol traversé en « océan convulsif », qu’il tourmente et fait palpiter. Sous l’action de l’empereur nomade, plus rien n’est terre car plus rien n’est solide – ne restent que des fluides : le vent du mouvement et l’eau sur lequel il souffle, et qu’il met en mouvement. Ou plus exactement le solide restant (« navire », « feuille ») se soumet intégralement aux fluides. L’empereur ici n’organise pas un territoire, il fait de l’Europe un espace tel qu’il ne peut mieux être métaphorisé que par la mer, espace flou, lisse, mouvant, infini.
37Cet espace est nomade parce qu’il contraint à l’errance, au mouvement total, pluri-directionnel et a-centré, sans trajet prédéterminé : espace fait seulement pour « flotter » à « tous les vents de l’air ». « Pour le nomade, identifié à son cheval, l’espace est infini. Il est là pour être parcouru, conquis, dévasté. Si le paysan est enraciné dans la terre (tout en tentant souvent de s’en échapper), le nomade est le mouvement, la course ». Cette définition de Philippe Moreau-Defarges30 convient assez bien à une certaine représentation de Napoléon dans la poésie de Victor Hugo. Le mouvement du guerrier y apparaît comme l’un des motifs les plus puissamment épiques. Mouvement qui se caractérise d’abord par sa vitesse, laquelle se lit en particulier dans la récurrence de verbes comme « courir » ou « voler », dont le sujet est l’empereur ou ses substituts. Ainsi dans l’ode « Buonaparte » (1822) :
D’abord, troublant du Nil les hautes catacombes,
Il vint, chef populaire, y combattre en courant31 [.]
38Ou encore ces vers de « Napoléon II », adressés à l’empereur :
Vous pouvez entrer dans les villes
Au galop de votre coursier32 [.]
39À la rapidité de la course s’allie sa perpétuité : dans cette figure, Napoléon est essentiellement l’homme-mouvement, jamais en repos, toujours courant, toujours volant : « Ses aigles ont toujours les ailes déployées33. » Rapide et perpétuel, ce mouvement impérial se caractérise enfin par son ampleur géographique : l’espace que l’empereur parcourt, traverse, occupe, est d’une vastitude qui touche à l’infini : « Ses aigles […] volaient sous vingt cieux », écrit le jeune poète des Odes dans « Buonaparte » ; « Toujours lui ! lui partout ! », s’exclame l’auteur des Orientales (1829)34. Et l’aile des guerriers français « en un moment touche, à sa fantaisie, / L’Afrique par Cadix et par Moscou l’Asie35 ». L’énumération des lieux traversés, conquis, dévastés dans la « course guerrière », est souvent l’occasion d’une sorte de jubilation épique. Napoléon est « Cet aigle dont le vol vingt ans se fatigua / du Caire au Capitole et du Tage au Volga36 ! », celui qui
[…] tordit et mêla dans l’œuvre surhumaine
Tout un siècle fameux,
Les Alpes se courbant sous sa marche tonnante,
Le Nil, Le Rhin, le Tibre, Austerlitz rayonnante,
Eylau froid et brumeux !
Car c’est lui qui, pareil à l’antique Encelade,
Du trône universel essaya l’escalade,
Qui vingt ans entassa,
Remuant terre et cieux avec une parole,
Wagram sur Marengo, Champaubert sur Arcole,
Pélion sur Ossa37 !
40La figure énumérative est ici radicalement différente de celle évoquée plus haut, qui avait à charge de dire le chaos résistant de l’Europe des rois. Tout au contraire, elle est ici au service d’une représentation d’un espace ductile, tout entier offert, sans résistance aucune, au mouvement libre. Ajoutons que ces accumulations de toponymes ne sauraient figurer un trajet linéaire, allant clairement d’un point à un autre, conforme à la géographie des sédentaires (ou à l’ordre chronologique des campagnes napoléoniennes). Relier d’un trait sur la carte les différents lieux cités, dans l’ordre de leur apparition dans ces textes, c’est toujours dessiner un bien étrange parcours : qu’on imagine un trajet allant « du Caire au Capitole et du Tage au Volga », ou des Alpes au Nil, du Nil au Rhin, du Rhin au Tibre, etc. Les lieux cités tendent ainsi à échapper à la géographie sédentaire, laquelle leur assigne une place stable dans l’espace de l’Europe civilisée et étatique, territoriale. Dans de telles énumérations, la distance qui sépare ces lieux, les distinctions qu’ils établissent entre eux, les territoires divers dont chacun constitue le centre – tout cela s’abolit dans le mouvement du guerrier qui les traverse au galop, et comme simultanément tant sa vitesse est grande. Dans cette figure Napoléon, loin d’apparaître comme un grand architecte, un organisateur, un ordonnateur, s’approche décidément de ce guerrier nomade que décrivent Deleuze et Guattari, dont l’activité majeure « consiste à se répandre par turbulence dans un espace lisse, à produire un mouvement qui tient l’espace et en affecte simultanément tous les points, au lieu d’être tenu par lui comme dans le mouvement local qui va de tel point à tel autre point38 ».
41Or un déplacement de ce type tend à nier non seulement les limites internes de l’espace dans lequel il se déploie, mais tout autant ses frontières extérieures.
L’Empire ou l’Europe orientalisée
42Hugo s’avère particulièrement sensible à cette caractéristique du mouvement impérial, comme le montrent par exemple ces vers de l’ode « À la Colonne de la place Vendôme », adressés aux soldats-aigles de Napoléon :
Votre aile en un moment touche, à sa fantaisie,
L’Afrique par Cadix et par Moscou l’Asie39.
43L’Empire contraint donc à réviser l’appréhension des limites. Dans une Europe « classique », divisée en territoires étatiques-nationaux, des pays comme la France s’imaginent fort éloignés de l’Asie ou de l’Afrique : les limites nationales, seules à être fortement investies d’une fonction identifiante, renvoient vers un ailleurs lointain les limites du continent. Mais l’Empire, qui solidarise et tend à homogénéiser tous les points de l’espace européen, rappelle brusquement que l’Europe n’est pas une île. L’Empire, en élargissant les horizons, rapproche soudain l’Europe de son extérieur, asiatique et africain, c’est-à-dire oriental.
44Hugo est loin d’être le seul à tenir un semblable raisonnement. Nombre d’écrits sur Napoléon mettent en relief cette conséquence particulière de son entreprise : l’Empire condamne l’Occident, tout l’Occident, y compris cet extrême Occident de l’Europe qu’est la France, à un face-à-face direct avec l’Orient – face-à-face au fond bien inquiétant. Ainsi Eugène Lerminier reproche à Napoléon de s’être avancé trop loin vers l’est :
Napoléon s’est trompé à Tilsitt. […] en démembrant ainsi un état nécessaire à l’Europe [la Prusse], [il] allait contre la nature des choses. […] D’un autre côté, l’influence de la France touchait de trop près la Russie ; et ces deux grands empires n’étaient plus assez séparés pour rester longtemps amis40.
45Chateaubriand fait la même analyse :
Il restait sur le continent un pays et des capitales où Napoléon n’était point entré, un Empire debout en face de l’Empire français : les deux colosses se devaient mesurer. À force d’étendre la France, Bonaparte avait rencontré les Russes, comme Trajan, en passant le Danube, avait rencontré les Goths41.
46La double comparaison, avec Rome et les Goths, tend d’une part à assimiler l’Orient de l’Europe à la barbarie, d’autre part à faire de cet épisode de l’aventure napoléonienne une fatalité de tout Empire européen. Michelet voit cette fatalité à l’œuvre dans les conquêtes orientales de Charlemagne, dont le récit ne laisse pas d’évoquer les désastres subis par la Grande Armée au cœur des plaines russes :
[…] parvenu sur l’Elbe, en face des Slaves, [Charlemagne] s’était vu obligé d’intervenir dans leurs querelles, et de seconder les Abodrites contre les Wilitzi (ou Weletabi). Les Slaves donnèrent des otages. L’Empire parut avoir gagné tout ce qui est entre l’Elbe et l’Oder, s’étendant toujours, toujours s’affaiblissant.
Entre les Slaves de la Baltique et ceux de l’Adriatique, derrière la Bavière devenue simple province, Charlemagne rencontrait les Avares, cavaliers infatigables, retranchés dans les marais de la Hongrie, qui de là fondaient à leur choix sur les Slaves et sur l’Empire grec. […]
Ces barbares, devenus voisins des Francs, auraient levé des tributs sur eux comme sur les Grecs. Charlemagne les attaqua avec trois armées, et s’avança jusqu’au Raab, brûlant le peu d’habitations qu’il rencontrait ; mais qu’importait aux Avares l’incendie de ces cabanes ? Cependant la cavalerie de Charlemagne s’usait dans ces déserts contre un insaisissable ennemi, qu’on ne savait où rencontrer. Mais ce qu’on rencontrait partout, c’étaient les plaines humides, les marais, les fleuves débordés. L’armée des Francs y laissa tous ses chevaux42.
47Ainsi, même compris comme un édifice défensif, même animé par une logique de confrontation avec l’extérieur, l’Empire européen a pour conséquence de rapprocher l’Orient de l’Occident, d’en faire un ennemi intime.
48Mais il y a plus. Oubliant sa fonction défensive et identificatrice, abandonnant son obsession du limes, l’Empire apparaît parfois chez Hugo comme un moyen par lequel l’Europe noue des relations étroites avec son extérieur oriental. L’Empire, ou tout au moins l’empereur. Ainsi, quand il évoque Charlemagne, Hugo revient souvent sur ses relations avec Haroun-al-Raschid. Le tombeau du grand homme à Aix-la-Chapelle conserve un don précieux du calife de Bagdad, la ceinture de Jésus :
Cette petite lanière tordue et roulée sur elle-même comme un fouet d’écolier a occupé trois empereurs ; de Constantin, lequel apposa dessus son sigilum, qui y est encore et que j’y ai vu, elle est tombée à Haroun-al-Raschid qui l’a donnée à Charlemagne43.
49Et l’hôtel de ville d’Aix-la-Chapelle inspire au voyageur ces réflexions :
Cette fontaine, cette façade, ces beffrois, tout cet ensemble est royal, mélancolique et sévère. Charlemagne est encore là tout entier. Il résume dans sa puissante unité les disparates de cet édifice. La tour de Granus rappelle Rome, sa devancière ; la façade et les fontaines rappellent Charles-Quint, le plus grand de ses successeurs. Il n’y a pas jusqu’à la figure orientale du beffroi qui ne vous fasse vaguement songer à ce magnifique kalife Haroun-al-Raschid, son ami44.
50La métaphore architecturale de l’Empire s’infléchit : au lieu d’une citadelle marquant de ses remparts la limite qui sépare le même de l’autre, se dresse ici un édifice dont l’unité, produite par l’empereur, n’annule pas la diversité, dont la capacité à intégrer l’Orient devient un signe de grandeur.
51Mais c’est surtout à travers l’aventure napoléonienne que se déploie chez Hugo ce thème de la réunion, par l’Empire et l’empereur, de l’Occident et de l’Orient. Les deux pièces qui lui sont consacrées dans Les Orientales attribuent pour principale gloire à Napoléon d’avoir réuni « les deux moitiés du monde » dans une même histoire, de s’être fait aussi grand pour l’Orient que pour l’Occident. Et même, au sens propre, de s’y être fait un nom, « Bounaberdi » :
Souvent Bounaberdi, sultan des Francs d’Europe,
Que, comme un noir manteau, le semoun enveloppe,
Monte, géant lui-même, au front d’un mont géant,
D’où son regard, errant sur le sable et sur l’onde,
Embrasse d’un coup d’œil les deux moitiés du monde,
Gisantes à ses pieds dans l’abîme béant45.
52Ou encore :
À Rome, où du sénat hérite le conclave,
À l’Elbe, aux monts blanchis de neige ou noirs de lave,
Au menaçant Kremlin, à l’Alhambra riant,
Il est partout ! – Au Nil je le retrouve encore.
[…]
Prodige, il étonna la terre de prodiges.
Les vieux scheiks vénéraient l’émir jeune et prudent ;
Le peuple redoutait ses armes inouïes ;
Sublime, il apparut aux tribus éblouies
Comme un Mahomet d’occident46.
53Certes, dans Les Orientales, ce motif est appelé par le sujet du recueil. Mais on le retrouve ailleurs, par exemple dans Les Chants du crépuscule. Dans « Napoléon II », l’Empereur des Français est celui qui a pu « prendre, à [sa] fantaisie, / L’Europe à Charlemagne, à Mahomet l’Asie » ; et dans « À la Colonne », son « retour », attendu par la jeune génération, est présenté comme l’occasion solennelle d’une nouvelle réunion de l’Occident et de l’Orient :
Oh ! va, nous te ferons de belles funérailles !
[…]
Nous y convierons tout, Europe, Afrique, Asie !
54L’empereur d’Occident, reconnu par l’Orient, salué comme un nouveau Mahomet, aurait ainsi aboli la limite rigoureuse tracée entre les deux mondes, principalement par la différence religieuse. Le poète Hugo n’est pas le seul à tenir un tel discours, en ces temps où la France est fière de son influence en Égypte, héritage de l’expédition de Bonaparte. Le sage Lerminier l’affirme encore plus nettement :
Bonaparte […] convenait aussi à l’Orient. Il y parut peu de temps, mais sa trace a duré.[…] En Orient, la gloire est révérée comme un signe de Dieu. […] Bonaparte nous rouvre l’Orient dont nous séparait trop le nom et l’humilité de Jésus-Christ47.
55Ainsi formulée, la réunion par l’Empire de l’Occident et de l’Orient semble se faire au bénéfice principal de l’Europe, et peut être interprétée comme une forme avant-coureuse de colonisation. Reste que cette réunion se fonde avant tout sur un rapport d’intimité, presque d’identité : Napoléon « convenait » à l’Orient, Charlemagne fut l’« ami » du calife de Bagdad. À tel point que la formule pourrait bien s’inverser : et si l’ouverture à l’Orient de l’Empire et de l’empereur s’expliquait par leur nature orientale ? Si l’Europe impériale était une Europe orientalisée, l’imposition à l’Occident d’une forme essentiellement asiatique ?
56On a rappelé déjà le caractère inévitable de la référence romaine dans toute interprétation du phénomène Empire en Europe. Cette référence permet, en particulier chez Hugo, d’articuler étroitement l’Empire à l’Europe, dans la mesure où Rome est comprise comme le premier véritable « moment général » de la civilisation européenne, à la fois originel et durable. Mais une référence peut en cacher une autre. Si l’Empire c’est César et Auguste, et donc l’Europe, c’est tout autant Darius, Sésostris ou Ramsès : l’Orient. Tout autant, ou plutôt bien davantage. Car l’Empire oriental a sur son homologue occidental le double avantage de l’antériorité et de la permanence. Non seulement l’Asie et l’Afrique (c’est-à-dire principalement l’Égypte) eurent leurs empires bien avant que Rome ne fût sortie de ses marécages, mais, au moins entre 1815 et 1851, les contemporains pouvaient être tentés d’admettre que l’Orient est le lieu des empires, en considérant les exemples qu’ils avaient sous les yeux, qu’ils soient turc, russe, ou, dans une moindre mesure, autrichien48. La forme concurrente de l’État-nation est une création d’Europe occidentale, et, au moins depuis Montesquieu, toute une tradition historiographique oppose l’Europe, terre des diversités nationales, à l’Asie, vaste espace de monolithisme impérial. Aussi, construire l’Europe sous forme impériale, ne serait-ce pas, plutôt qu’ériger son identité, tout au contraire l’aliéner, l’orientaliser ?
57La question se pose d’autant plus vivement qu’elle surgit de la dernière entreprise impériale européenne : celle de Napoléon. Qu’ils écrivent son histoire ou sa légende, que celle-ci soit noire ou dorée, les hommes du xixe siècle ont été frappés par cette coïncidence : c’est de retour d’Égypte que Bonaparte prend le pouvoir et, s’ouvre à sa destinée d’empereur. Hugo le répète à plusieurs reprises : l’origine de Napoléon, c’est l’Orient. Ainsi dans l’Ode « Buonaparte » :
D’abord, troublant du Nil les hautes catacombes,
Il vint, chef populaire, y combattre en courant,
Comme pour insulter des tyrans dans leurs tombes,
Sous sa tente de conquérant. –
Il revint pour régner sur ses compagnons d’armes.
58L’Orient a transformé le « chef populaire » en empereur. Plus clairement encore, dans « Lui » (Les Orientales) :
L’Égypte resplendit des feux de son aurore ;
Son astre impérial se lève à l’orient.
59Ainsi, Napoléon est peut-être moins César que Xerxès. Plus exactement, il devient Alexandre, homme d’Occident soumis comme son antique prédécesseur à la fascination et à l’imitation de cet Orient qu’il conquiert. L’empereur rapporte en Europe toute la grandeur ambiguë de l’Orient : son éclat solaire, son gigantisme, son sens de la poésie et de la légende :
Vainqueur, enthousiaste, éclatant de prestiges,
Prodige, il étonna la terre de prodiges.
Les vieux scheiks vénéraient l’émir jeune et prudent ;
Le peuple redoutait ses armes inouïes ;
Sublime, il apparut aux tribus éblouies
Comme un Mahomet d’occident.
Leur féerie a déjà réclamé son histoire.
La tente de l’Arabe est pleine de sa gloire.
[…]
Histoire, poésie, il joint du pied vos cimes49.
60Mais peut-être rapporte-t-il aussi d’Orient la tentation du despotisme et de l’homme-dieu. Le jeune ultra des Odes manque rarement de le rappeler : dans « Buonaparte », le rêve pharaonique de Napoléon en Egypte a produit « Un despote, empereur d’un camp » ; dans « Au Colonel G.-A. Gustaffson », l’Empire de Napoléon est comparé à la « fastueuse » et « éblouissante » Sodome, archétype biblique du despotisme oriental. Même plus tard, quand, autour de 1830, le poète semble parfois s’instituer en desservant d’un nouveau culte napoléonien (culte solaire, culte oriental : « Napoléon ! soleil dont je suis le Memnon ! » (« Lui »), « Napoléon ! ce dieu dont tu seras le prêtre » (« Dédain », dans Les Feuilles d’automne), Hugo rappelle parfois combien la puissance de l’empereur au faîte de sa gloire pouvait apparaître despotique, démesurée, aberrante – orientale donc, selon une certaine tradition héritée de l’âge classique. Ainsi dans « Napoléon II » (Les Chants du crépuscule) :
Mil huit cent onze ! – Ö temps, où des peuples sans nombre
Attendaient prosternés sous un nuage sombre
Que le Ciel eût dit oui !
[…]
Courbés comme un cheval qui sent venir son maître,
Ils se disaient entre eux : – Quelqu’un de grand va naître !
[…]
Et Lui ! l’orgueil gonflait sa puissante narine ;
Ses deux bras, jusqu’alors croisés sur sa poitrine,
S’étaient enfin ouverts !
Et l’enfant, soutenu dans sa main paternelle,
Inondé des éclairs de sa fauve prunelle,
Rayonnait au travers !
61Ainsi, l’Empire est peut-être moins dominé par le souvenir romain, que par une origine plus lointaine, l’Orient des Grands Empires. L’Empire déborde les limites et tend à réunir les mondes, œuvre positive au regard de Hugo. Mais au prix d’une tendance despotique du pouvoir impérial qui peut apparaître aussi comme une marque « orientale », une trace, archaïque et inquiétante, du « mauvais Orient50 ».
*
62Dans son application à l’espace politique européen, le modèle impérial (surtout peut-être dans sa dernière actualisation : l’Empire napoléonien) semble donc condamné à retrouver, ou tout au moins à côtoyer, deux archaïsmes politiques : celui de la féodalité (motif de l’Europe vassale), celui du despotisme (motif de l’empereur d’Orient51). C’est dire, au moins, que toute entreprise de réorganisation en profondeur de la géopolitique européenne implique une mutation tout aussi profonde du pouvoir politique appelé à cette entreprise. Mais, tel que l’explore Hugo, le rapport de l’Empire à la souveraineté, tout aussi ambigu que son rapport au territoire, est susceptible d’adopter des formes plus variées encore, dont toutes ne sont pas aussi évidemment archaïques.
Notes de bas de page
1 Tous n’en portent pas le titre dans l’histoire, mais tous, dans la représentation hugolienne, ont en commun un certain nombre de traits définitionnels, que nous étudions ici.
2 [Ébauche d’une monographie sur le Rhin], vol. Voyages, p. 495.
3 Cromwell, acte III, sc. 5.
4 Hernani, acte IV, sc. 2.
5 Préface des Feuilles d’automne.
6 « Fragment d’histoire », dans Littérature et Philosophie mêlées, vol. Critique, p. 172.
7 Ibid.., p. 171.
8 « Journal des idées et des opinions d’un révolutionnaire de 1830 », dans Littérature et philosophie mêlées, vol. Critique, p. 126. Précisons qu’à bien des égards cette situation post-révolutionnaire de l’Europe ne fait qu’actualiser un chaos plus ancien : le théâtre de Hugo est jalonné de tirades-fleuves où tel ou tel personnage déplore la confusion inextricable de l’« organisation » de l’Europe : on peut songer, pour l’extrême fin du dix-septième siècle, à la grande tirade de Ruy Blas (« Bon appétit, Messieurs… », Acte III, sc. 2) mais aussi, « dès » le treizième siècle, au monologue de Barberousse dans Les Burgraves (deuxième partie, sc. 1).
9 Voir Mille Plateaux, passim et notamment ch. XII.
10 Autre Étude de femme.
11 Le Rhin, Conclusion, X, vol. Voyages, p. 406-407.
12 Le Rhin, Lettre XIV, vol. Voyages, p. 108.
13 [Ébauche d’une monographie sur le Rhin], vol. Voyages, p. 475.
14 Ibid., p. 494.
15 Cf. Lucien Febvre : « Le Rhin, une route, d’abord une route. Or, quand César vint en Gaule chercher un Empire, depuis longtemps, Grecs, Italiens ou Nordiques, les marchands connaissaient « l’eau qui court », Rinos et s’en servaient. […] La découverte n’était plus à faire. Encore ne faut-il rien exagérer… Ici comme ailleurs, Rome a eu ce mérite d’organiser – de policer les rapports des hommes et des choses. En assurant la paix sur les rives. En créant une flottille du Rhin avec ports d’attache, secteurs de contrôle, patrouilles vigilantes. En aménageant les débouchés vers la mer et le lac de Flevo, ancêtre du Zuiderzee. En creusant des canaux, en créant des barrages pour prolonger vers l’amont la navigation » (Le Rhin, problèmes historiques et économiques, p. 28-29).
16 [Ébauche d’une monographie sur le Rhin], vol. Voyages, p. 474.
17 Ibid., p. 474 et 494.
18 Le Rhin, Lettre XIV.
19 [Ébauche d’une monographie sur le Rhin], vol. Voyages, p. 474.
20 Le Rhin, Lettre XIV.
21 « L’Empire carolingien et le Saint Empire », dans Le Concept d’Empire (Maurice Duverger dir.), p. 153-154.
22 Voir K.-F. Werner : « Être « Romain » n’était donc, dans le Bas-Empire, ni un phénomène biologique, ni un phénomène national (ce mot pris dans le sens « tout le peuple de tout un pays ») Être Romain c’était appartenir, par la qualité de civis romanus, à la Civitas romana. L ‘appartenance à l'Urbs était donc directement liée à l’appartenance à l'Orbis romanus, tandis que la natio de chacun était précisée, dans les sources, distinctement, comme l’origine personnelle, et la patria comme l’appartenance à telle ou telle ville de l’ensemble de l'Orbis » (op. cit., p. 153).
23 Actes et paroles, I, vol. politique, p. 89-90.
24 [Ébauche d’une monographie sur le Rhin], vol. Voyages, p. 495.
25 Le rhin, Conclusion, X.
26 La Confession d’un enfant du siècle, I, 2, Gallimard, « Folio », p. 22.
27 XIX, 14, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 716-717.
28 Voir notamment Promenades et Souvenirs : « Aujourd’hui mon grand-père repose avec sa femme et sa plus jeune fille au milieu de ce champ qu’il cultivait jadis [situé dans un petit pays entre Ermenonville et Senlis]. Sa fille aînée est ensevelie bien loin de là, dans la froide Silésie, au cimetière catholique de Gross-Glogau. Elle est morte à vingt-cinq ans des fatigues de la guerre, d’une fièvre qu’elle gagna en traversant un pont chargé de cadavres où sa voiture manqua d’être renversée. Mon père, forcé de rejoindre l’armée à Moscou, perdit plus tard ses lettres et ses bijoux dans les flots de la Bérésina. » (ch. IV, Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, p. 680).
29 Les Feuilles d’automne, I.
30 Introduction à la géopolitique, Le Seuil, « Points », p. 13.
31 Odes et Ballades, I, 11.
32 Les Chants du crépuscule, V.
33 « Les deux îles », Odes et Ballades, III, 6.
34 Dans « Lui ».
35 « À la colonne de la place Vendôme », Odes et Ballades, III, 7.
36 « Au colonel G.-A. Gustaffson », Odes et Ballades, III, 5.
37 « À la colonne », Les Chants du crépuscule, II.
38 Mille Plateaux, ch. XII, p. 449-450.
39 Odes et Ballades, III, 7.
40 Au-delà du Rhin (1835), Félix Bonnaire, ch. III, p. 157-158.
41 Mémoires d’Outre-Tombe, XX, 11, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 777.
42 Histoire de France, II, 2, Le Moyen Age, Robert Laffont, « Bouquins », p. 145.
43 Le Rhin, Lettre IX.
44 Ibid.
45 Les Orientales, XXXIX.
46 « Lui », Les Orientales, XL.
47 Au-delà du Rhin, ch. III, p. 140.
48 Car l’Autriche c’est l’Osterreich, l’Empire de l’Est. Pas un voyageur romantique qui ne nomme Vienne la porte de l’Orient, et ne s’extasie sur le nombre de tarbouches qu’on y croise dans les rues (voir entre autres exemples Nerval, Voyage en Orient, Introduction, chapitres VI à X ; ou encore Lerminier : Au-delà du Rhin, chapitre II).
49 « Lui », Les Orientales, XL.
50 Pour une approche plus globale de cette question, voir Claude Millet, Le Despote oriental, Maisonneuve et Larose, « Victor Hugo et l’Orient ».
51 Répétons-le, Hugo n’est pas le seul à « orientaliser » de la sorte la figure de Napoléon, en expliquant par là le gigantisme, l’éclat grandiose et poétique, la tendance despotique et la divinisation folle de l’empereur. Citons Edgar Quinet, dans son cours de 1845 au Collège de France : « L’expédition d’Égypte n’a pas seulement montré la Révolution française à l’Orient ; elle a montré à Bonaparte ce qu’il enveloppait encore en lui-même, Napoléon. Comment un génie semblable eût-il été en contact avec le génie oriental, sans lui rien emprunter ? […] Classiques en Italie, ses projets deviennent gigantesques en Égypte ; peu s’en faut qu’il ne parte pour l’Inde, par le même chemin qu’Alexandre. Il a déjà envoyé des officiers en Perse. […] Surtout son instinct de commandement achève de se déclarer dans cette terre d’obéissance. » (Le Christianisme et la révolution française, Fayard, « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », XIVe leçon, p. 253). Pour Chateaubriand, Napoléon s’est toujours senti attiré vers l’Orient, comme vers son lieu véri-table : « L’Orient [était] doublement congénital à sa nature par le despotisme et l’éclat » (Mémoires d'outre-tombe, XIX, 9, t. I, p. 694). « Les Directeurs […] favorisèrent la passion qu’il montrait pour une expédition dans l’Orient. Il disait : « L’Europe est une taupinière ; il n’y a jamais eu de grands empires et de grandes révolutions qu’en Orient ; je n’ai déjà plus de gloire : cette petite Europe n’en fournit pas assez » (XIX, 13, t. I, p. 709). Et plus tard, lors de la campagne de Russie : « Il savait que l’on disait autour de lui : « Dans quel but nous a-t-on fait faire huit cents lieues pour ne trouver que de l’eau marécageuse, la famine et des bivouacs sur des cendres ? Chaque année la guerre s’aggrave : de nouvelles conquêtes forcent d’aller chercher de nouveaux ennemis. Bientôt l’Europe ne lui suffira plus ; il lui faudra l’Asie ». Bonaparte, en effet, n’avait pas vu avec indifférence les cours d’eau qui se jettent dans le Volga ; né pour Babylone, il l’avait déjà tentée par une autre route. Arrêté à Jaffa à l’entrée occidentale de l’Asie, arrêté à Moscou à la porte septentrionale de cette même Asie, il vint mourir dans les mers qui bordent cette partie du monde d’où se levèrent l’homme et le soleil » (XXI, 2, t. I, p. 796). Enfin, Quinet le montre au retour d’Égypte disant « avec l’accent de l’Asie, […] au 18 brumaire : “Croyez en moi ; je suis le Dieu de la guerre !” » (op. cit., p. 253).
Cette idée de l’homme-Dieu, de l’homme fait Dieu par sa puissance et sa gloire terrestres, le xixe siècle la comprend comme essentiellement orientale. Michelet la voit à l’œuvre, régulièrement, dans l’Empire romain, affolant les empereurs, tendant à faire régresser l’essor de l’Occident vers son giron asiatique : « Après l’époque philosophique et sophistique des Antonins, la grande pensée de l’Orient, la pensée de César et d’Antoine s’était réveillée, ce mauvais rêve qui jeta dans le délire tant d’empereurs, Caligula, Néron et Commode ; tous possédés, dans la vieillesse du monde, du jeune souvenir d’Alexandre et d’Hercule. Caligula, Commode, Caracalla semblent s’être crus des incarnations de ces deux héros. Ainsi les califes fatimites et les modernes lamas du Thibet se sont révérés eux-mêmes comme dieux. Cette idée, si ridicule au point de vue grec et occidental, n’avait rien de surprenant pour les sujets orientaux de l’Empire, Égyptiens et Syriens » (Histoire de France, I, 3, Le Moyen Age, Robert Laffont, « Bouquins », p. 63). Nul doute que pour le Michelet de 1833, là réside le péché originel de l’Empire romain. Le grand Empire d’Occident demeure, par l’empereur, lié à l’Orient, au moins potentiellement, et risque toujours d’y retourner. L’Empire romain ne saurait être compris comme un modèle pour l’Europe, parce qu’il n’était pas encore pleinement européen, qu’en lui l’Asie résistait encore. L’Empire, forme historique de transition, doit définitivement laisser la place à d’autres formes politiques, dès que l’Europe s’est enfin, et définitivement, distinguée de l’Orient.
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