Méraugis, l’homme sans père
p. 293-302
Texte intégral
1Dans le roman de Raoul de Houdenc, Méraugis de Portlesguez, le héros éponyme, apparaît comme un personnage vierge, sans passé ni lignage. Il n’est défini au début que par l’amitié profonde qui le lie à Gorvain, personnage tout aussi neuf, dont on apprendra seulement qu’il possède un château nommé Pantelion. Gorvain de Pantelion, Méraugis de Portleguez, deux noms qui ne nous renseignent guère sur l’origine de ces chevaliers. Mais l’essentiel n’est-il pas ce qu’ils vont devenir dans le roman ? Si on excepte le cas particulier de Perceval1, le héros du roman arthurien en vers est davantage défini par les exploits qu’il va réaliser que par le lignage dans lequel il s’inscrit.
2Or Méraugis va être adopté par le roman en prose qui pour sa part est beaucoup plus soucieux de replacer les personnages au sein de lignées. Dans le processus, le personnage, caractérisé chez Raoul par sa bonne humeur et son amusante maladresse, subit un profond changement qui témoigne de la manière complexe dont les romans en prose accueillent l’héritage des romans en vers.
3C’est d’abord l’Estoire de Merlinen prose qui, au détour d’une phrase, invente à Méraugis une sœur, mariée au vavasseur Minoras, lequel accueille le roi Loth et ses fils partis en guerre contre les Saxons2. C’est ensuite le Tristan en prose qui raconte, de manière allusive, que le roi Marc aurait eu d’une nièce un fils, nommé Maraugis, qu’il aurait perdu alors que l’enfant n’avait pas encore sept jours3. Rien de plus n’est dit sur le destin de cet enfant. Mais, à l’extrême fin du Tristan, apparaît un chevalier Méraugis, compagnon d’Hector et de Galaad, qui accuse publiquement Gauvain d’être responsable de la mort d’Erec4. Ce Méraugis est-il le même que le Maraugis, fils de Marc ? C’est ce que pense la version Post-Vulgate de la Queste del Saint Graal qui réunit les éléments épars du Tristan pour recomposer le passé de Méraugis5.
4Méraugis apparaît dans la Demanda portugaise où Erec assiste à un violent combat entre Gauvain et un chevalier inconnu6. Ce dernier s’en est pris au neveu d’Arthur pour venger la mort du roi Baudemagu que Gauvain vient de tuer. Erec interrompt le combat et demande à l’inconnu qui il est. Celui-ci répond qu’il s’appelle Méraugis et ajoute qu’il est un nouveau chevalier de peu de renom, originaire de Cornouailles. Quand Erec lui demande de préciser son lignage, le chevalier lui avoue qu’il ne connaît ni son père ni sa mère et qu’il est venu au royaume de Logres dans l’espoir de découvrir son origine. En effet, le jour de son adoubement, un preudome lui a prédit qu’il ne la découvrirait qu’à la condition de s’engager dans la quête du Graal. Erec le prie alors de renoncer au combat contre Gauvain et Méraugis apprenant que l’auteur de cette prière est Erec, « celui qui ne ment », accepte volontiers. Désormais il accompagnera Erec.
5D’autres précisions concernant la naissance de Méraugis sont contenues dans le manuscrit français BnF 1127. Il y est dit que Marc a violé sa nièce Labiane8, sœur d’Andret, la laissant enceinte. Par peur d’être dénoncé par la jeune fille, Marc l’enferme dans une tour et, quand elle est sur le point d’accoucher, il l’entraîne dans un bois où elle donne naissance à un garçon. Marc tue alors la mère dont il abandonne le corps aux bêtes sauvages mais, pris de pitié devant son propre enfant, il se contente de le pendre par les pieds à un arbre, dans le vague espoir que quelqu’un le trouvera. L’enfant est en effet recueilli par un forestier de Marc qui l’apporte au roi. Celui-ci se garde bien de dire qu’il connaît l’enfant et commande simplement qu’il soit baptisé, ce qui est fait sur l’heure :
[Il] ot nom en baptesme Meraugis de Porlegues pour ung chevalier qui son nom luy mist, qui ainsi estoit appellés. Et sachés que Porlegues estoit adonc. i. chastel, celluy mesmes chastel ou la mere Merlin avoit esté morte. (Roman du Graal, tome II, p. 387).
6Puis l’enfant est élevé par le forestier et quand il est en âge d’être chevalier, il est adoubé par Marc lui-même. Or certains commencent à trouver que le jeune homme ressemble étrangement à Marc si merveilleusement qu’il paroist qu’il l’eust engendré. Effrayé, Marc chasse Méraugis de sa cour sous prétexte qu’il ne voulait pas tenir entour soy homme sans pere (Roman du Graal, tome II, p. 387). Méraugis décide alors de partir en aventure dans l’espoir d’apprendre la vérité sur son lignage. Le manuscrit 112 ne reprend pas la prédiction faite par un preudome le jour de l’adoubement du jeune homme, selon la Demanda portugaise. En revanche, il justifie le nom du personnage en lui prêtant un mystérieux parrain. Qui est ce Méraugis primitif qui aurait tenu le fils de Marc sur les fonts baptismaux ? Est-ce celui de Raoul de Houdenc ? Si l’hypothèse suscite des questions, comme celle de savoir comment le héros de Raoul a pu arriver à la cour de Marc, elle a néanmoins le mérite d’expliquer pourquoi le personnage de la version post-vulgate n’a aucun trait commun avec le héros du roman en vers. On remarquera cependant que le Méraugis originel reste lié, de manière indirecte il est vrai, à Merlin, puisque c’est dans le château de Portleguez que serait morte la mère de Merlin. On se souvient que dans le roman de Raoul, Méraugis est à la recherche de l’esplumoir Merlin où il espère recueillir des nouvelles de Gauvain9. En introduisant ce détail sur la mère de Merlin, la Queste post-vulgate renforce donc le maillage déjà mis en place par les textes antérieurs.
7Le destin de Méraugis, naissance cachée et plus ou moins honteuse, enfance passée à l’écart du monde, n’est pas sans rappeler celui de plusieurs personnages des romans en prose, à commencer par Arthur lui-même. Son histoire le rapproche également d’un autre nouveau venu dans les romans en prose : Arthur le Petit, engendré par le roi Arthur lui-même en une demoiselle qu’il avait trouvée auprès d’une source au cœur de la forêt. Les conditions de la conception, puis de la naissance d’Arthur le Petit sont remarquablement similaires à celles de Méraugis. Les deux mères ont été violées par un roi. Certes Arthur n’a pas commis d’inceste. En revanche, Thanas, le père de la jeune fille violée, qui a fait garder soigneusement sa fille pour voir si elle a conçu un enfant d’Arthur, tue son propre fils pour pouvoir violer sa bru le jour du baptême du jeune Arthur (soit le lendemain de sa naissance). La fille, mère d’Arthur le Petit et sœur du chevalier tué, menace son père de dénoncer le crime à la cour du roi. Effrayé, Thanas la tue à son tour et, craignant que l’enfant (son propre petit-fils) ne venge un jour tous ces meurtres, il l’abandonne près d’un lac où viennent s’abreuver des bêtes sauvages, dans l’espoir qu’il sera dévoré. Mais l’enfant, protégé de Dieu comme l’a été Méraugis10, est recueilli et élevé par une mystérieuse dame, puis adoubé par Tristan. Morgain confirmera plus tard au roi Arthur que le jeune homme est son fils, ce qui laisse entendre qu’elle-même est peut-être la dame du Lac11. La similitude des histoires d’Arthur le Petit et de Méraugis met cependant en relief une profonde différence dans le traitement narratif des deux rois : Marc viole, commet un inceste et assassine une créature innocente. Arthur pour sa part s’est « borné » à forcer une jeune fille. Bien qu’on puisse déplorer l’attitude peu courtoise d’Arthur, le fait que la violence incestueuse et meurtrière soit reportée sur Thanas est un moyen d’atténuer la faute du roi. Les paroles offensées que Thanas adresse au roi quand il découvre le viol dont vient d’être victime sa fille : bien sachés que je ne vous aimeray ja mais, car honte et villenie m’avez faicte quant vous ma fille avés prinse a force, paraîtront vite déplacées et fausses au vu des actes terribles que le chevalier va commettre ensuite12.
8Ce qui lie encore plus étroitement Méraugis et Arthur le Petit, c’est que le secret de leur naissance leur est révélé à la cour d’Arthur le jour même où l’un et l’autre sont accueillis à la Table Ronde. En effet, après avoir été témoin de la mort d’Erec, Méraugis, en compagnie d’Hector, s’est rendu à la cour où il découvre qu’il est appelé à être le successeur du défunt chevalier à la Table Ronde puisque le siège autrefois réservé à Erec porte désormais l’inscription : Cy doit seoir Merangis de Porlegues13. Or voici que se présentent à la cour deux nouveaux chevaliers : Claudin et le Chevalier aux Blanches Armes. Claudin porte une lettre de la part de la tante de Perceval, lettre destinée à Méraugis qui contient la verité de [son] lignage14. On découvre ensuite que les deux arrivants sont appelés eux aussi à la Table Ronde, l’un en remplacement de Baudemagu, l’autre en remplacement d’Yvain aux Blanches Mains15. C’est alors qu’est révélé le nom du Chevalier aux Blanches Armes : il s’agit d’Arthur le Petit. Le roi Arthur prend son fils à part et lui raconte sous le sceau du secret sa conception et sa naissance. Ainsi les deux chevaliers, Méraugis et Arthur le Petit, apprennent-ils au même moment la riens que plus desiroye [nt] savoir, c’est de [leur] lignage16. Dans le quatuor formé par les deux pères et les deux fils, si les fils sont comparables par leur bravoure et leur noblesse, en revanche, les pères s’opposent sur tous les points. Alors qu’Arthur reconnaît17 son fils pour la grande joie de ce dernier, Marc ne fait pas de même et Méraugis ressent pour sa part une grande douleur à la suite des révélations concernant sa naissance. Enfin, dernier point commun entre les deux jeunes chevaliers, ils font l’un et l’autre partie des douze élus appelés à la table du Graal à Corbenic, en compagnie de Galaad18.
9Mais c’est un autre fils d’Arthur que Méraugis évoque aussi inévitablement : Mordret, fils incestueux19 qui, à la différence d’Arthur le Petit, se retournera contre son père dans la version vulgate et la version post-vulgate de la Mort Artu. C’est en cela que Mordret et Méraugis se ressemblent : chacun est confronté à son père lors des grandes batailles qui marquent la fin du monde arthurien. Mordret est tué par Arthur après l’avoir blessé mortellement à Salesbiere20. Dans la version du manuscrit Bodmer 105 (ms B), Méraugis participe à la dernière bataille contre le roi Marc qui a envahi le royaume de Logres et détruit la tombe de Lancelot et de Galehot à la Joyeuse Garde. Seuls quatre chevaliers d’Arthur lui résistent encore : Bohort, Bliobleris, Méraugis et l’archevêque de Cantorbery. Andret, neveu de Marc et oncle de Méraugis, conseille au roi de tuer les compagnons qui se sont retirés dans un ermitage21. Marc envoie Andret et cinquante chevaliers à l’ermitage pour capturer les quatre anciens chevaliers. Ceux-ci, prévenus, reprennent les armes, refusent de suivre les envoyés de Marc et les tuent tous22. Le roi Marc décide alors de lancer l’assaut contre l’ermitage. Mais les compagnons ont réuni des troupes et les quatre bataillons envoyés par Marc sont écrasés. C’est Bohort, et non Méraugis, qui tue Marc, sans doute parce qu’il s’agit de venger la mort de Tristan et que le cousin de Lancelot est plus approprié pour cette tâche23. Les quatre compagnons se retirent dans l’Abbaye Royale fondée sur le site de l’ermitage par le nouveau roi de Logres, Urien. Ils y meurent l’un après l’autre dans la plus grande sainteté. Méraugis est le premier à trépasser24. S’il ne tue pas personnellement son père, Méraugis apparaît néanmoins, on le voit, comme un double inversé de Mordret.
10Au terme de cette première étude du personnage de Méraugis, on constate que les romans en prose l’ont inséré dans un complexe réseau d’analogies qui le dotent non seulement d’un lignage mais encore de « doubles ». Méraugis est le bénéficiaire (ou la victime) de deux procédés de construction particulièrement employés dans les romans en prose pour amplifier la matière antérieure : le transfert de motif qui permet de réutiliser ad libitum le même schéma narratif en l’appliquant à un nouveau personnage25, et la constitution de véritables biographies26 qui développent et relient les « tranches de vie » données par les romans en vers. On aura remarqué cependant que les romans en prose ne se contentent pas toujours de remplir les vides. Ils semblent parfois ignorer sereinement les données des romans en vers. Dans le cas de Méraugis, on est tenté d’affirmer que la rédaction post-vulgate a repris le nom d’un chevalier célèbre mais a vidé le personnage de sa substance originelle. Lidoine, l’amie de Méraugis dans le roman de Raoul, a disparu sans laisser de traces. Disparues aussi la bonne humeur et l’amusante impétuosité caractéristiques du chevalier.
11Méraugis n’est pas le seul héros des romans en vers ainsi malmené par les romans en prose. Son sort rappelle celui d’Erec qui dans le transfert d’un medium à l’autre a perdu lui aussi sa femme et sa qualité première, celle d’être le chevalier de la joie. À y regarder de plus près du reste, son destin dans les textes en prose est étrangement lié à celui de Méraugis. On se souvient qu’Erec découvre Méraugis en train de se battre avec Gauvain et s’interpose. Méraugis qui connaît Erec de réputation accepte de renoncer au combat et désormais les chevaliers vont chevaucher de concert. Méraugis est témoin à la fois du châtiment infligé par Erec à ses trois cousins, meurtriers du roi Lac son père27, et de la mort de la sœur d’Erec que ce dernier décapite à contre-cœur pour respecter le serment qu’il avait prêté à une mauvaise demoiselle28. Accablé par son acte, Erec quitte le château où il a tué sa sœur, toujours en compagnie de Méraugis, mais lui fausse compagnie la nuit suivante pour s’abandonner à la douleur et attendre la mort. Le lendemain, quand Méraugis découvre qu’Erec a disparu, il comprend l’intention de son compagnon et s’en afflige profondément. Arrive Hector à qui Méraugis expose la situation. Les deux chevaliers partent à la recherche d’Erec qu’ils retrouveront à l’article de la mort, tombé sous les coups déloyaux de Gauvain. Méraugis, à ce spectacle, chiet arrieres tout envers, tant doulent qu’il vouldroit bien morir tout maintenant, car moult amoit Erec de grant amour29. Hector et Méraugis rapportent le corps à la cour d’Arthur, le font enterrer solennellement et accusent publiquement Gauvain de trahison. C’est à la suite de cet épisode que Méraugis est promu chevalier de la Table Ronde et apprend la vérité sur son lignage.
12En faisant se rencontrer Erec et Méraugis et en imaginant que se développe entre eux une profonde amitié, la Queste Post-Vulgate oublie complètement en apparence l’avant-texte en vers, mais le rapprochement qu’elle établit me semble témoigner au contraire d’une lecture habile, quoique paradoxale, du Meraugis de Raoul de Houdenc. Certes, chez Raoul, Méraugis ne rencontre pas Erec. Il croise bon nombre de personnages de Chrétien : Gauvain, Keu, Agravain, Calogrenant, Mélian de Lis ; il entend même parler de Guivret, mais Erec ne figure pas parmi les person repris par Raoul. Et pourtant, sa présence se fait profondément sentir. Ou, plus exactement, le roman dont il est le héros se dessine en palimpseste sous celui de Raoul. J’ai montré ailleurs comment l’épisode de l’épervier récrit de manière humoristique et décalée le premier vers du roman de Chrétien. On connaît aussi les reprises textuelles d’Erec et Enide que se permet Raoul. Je ne citerai que les vers que le père d’Enide prononce au sujet de sa fille : C’est mes deduiz, c’est mes deporz / C’est mes solaz, c’est mes conforz, /C’est mes avoirs et mes tresors30 qui sont repris et amplifiés par Méraugis à propos de Lidoine31. Méraugis est donc chez Raoul un avatar d’Erec, et cela non seulement parce que certains motifs associés à Erec chez Chrétien sont transférés sur Méraugis chez Raoul, mais aussi parce que fondamen, Méraugis est un chevalier qui, comme Erec, aspire à la joie, même si sa maladresse initiale en rend la conquête difficile32. Or dans le passage du vers à la prose, tous deux deviennent au contraire des chevaliers marqués par la douleur. La transformation dans le cas d’Erec est si radicale qu’elle ne peut échapper à aucun lecteur. Comme pour Méraugis, elle commence en quelque sorte en amont, avec la génération des parents : les barons du roi Canan, grand-père d’Erec, manigancent la mort de leur seigneur. C’est Dirat, le jeune frère du futur roi Lac, qui en est l’ins innocent. Les barons souhaitent se débarrasser également des deux enfants, mais leur maître les sauve en les mettant sur un bateau qui arrive par chance en Grande-Bretagne. Recueillis par Arthur, ils deviennent de puissants chevaliers et des rois à leur tour. Ils épousent deux sœurs et ont chacun plusieurs enfants. Mais les fils de Dirat sont jaloux de la notoriété de leur oncle et l’assassinent. Dans l’espoir de mettre également à mort Erec et d’hériter de son royaume, ils emprisonnent sa sœur. La famille est donc frappée d’une sorte de malédiction dont le meurtre qu’Erec perpètre sur sa propre sœur n’est que l’une des manifestations. Le brillant chevalier qui avait ramené la joie à la cour du roi Evrain et la répandait tout aussi bien à celle d’Arthur33, devient, après le meurtre de sa sœur, le chevalier du malheur, entraîné par la fatalité à tuer Yvain aux Blanches Mains. Pour tenir la promesse qu’il avait faite à la Male Demoiselle, Erec est contraint à se parjurer par deux fois, en tuant une demoiselle et un compagnon de la Table Ronde, actions proscrites par le code de la chevalerie. Il se transforme donc en une sorte de chevalier maudit, poursuivi par une implacable destinée. Rien n’illustre mieux le renversement complet de son image que sa relation avec Gauvain. Dans le roman de Chrétien, le rayonnement du jeune héros est tel que même blessé, épuisé par les combats qu’il a menés, il parvient pourtant à emplir de joie le neveu du roi Arthur. Lorsque Gauvain va à sa rencontre dans la forêt et par une ruse l’amène jusqu’à la tente d’Arthur, il s’afflige certes de le voir en si mauvais état, mais il confie aussi à Enide :
« Je en eüsse assez ploré
Quant je le vis si pale et taint ;
Mais la joie le duel estaint,
Que de lui tel joie me vint
Que de nul duel ne me sovint. » (Erec et Enide, v. 4178-4182)
13Or dans la Queste Post-Vulgate, Gauvain développe au contraire une haine féroce contre son ancien ami parce que celui-ci l’a désarçonné à l’occasion d’une joute :
Et quant messire Gauvain entent que c’est Eret, le filz Lac, qui ceste honte ly a faicte voiant tant de preudommes, il en est tant doulent et tant honteux qu’il vouldroit mieulx estre mors que vif, car il ne lui estoit pas advis que Erec peust estre si bon chevalier com il estoit. […] Ainsi pense messire Gauvain a Eret et emprant sur lui mortel haine, qu’il ne pourroit nul home plus mortelment haïr qu’il le het. (Roman du Graal, tome II, p. 423) Dans le cœur de Gauvain, la vue d’Erec suscite à présent la douleur liée à la honte et un désir de vengeance si intense que le neveu d’Arthur n’hésitera pas à combattre, de manière déloyale, son ancien compagnon, alors que celui-ci est déjà grièvement blessé, et à le tuer.
14Méraugis, pour sa part, naît sous le signe de la douleur : sa mère, comme celle de Tristan, meurt la mesme ou elle estoit encor en grant douleur et en grant angoisse de l’enfant (Roman du Graal, tome II, p. 385). On a vu que les révélations concernant son lignage le rendent pensif et doulent (Roman du Graal, tome II, p. 481). La disparition et la mort d’Erec l’accablent au point qu’il appelle la mort de ses vœux. Par ailleurs, alors que chez Raoul, il faisait preuve d’une totale insouciance et d’une imprévoyance qui l’avaient conduit à quelques erreurs majeures, comme celle de jeter à terre le bouclier de l’Outredouté ou d’oublier Lidoine à la Cité sans Nom, Méraugis dans la Queste Post-Vulgate est doué d’une prescience qui lui fait deviner le destin tragique d’Erec. Ainsi soupçonne-t-il les intentions mauvaises de la demoiselle qui réclamera la tête de la sœur d’Erec :
« Souffrés que je aille aveques vous tant que je voye qu’il vous avendra de la compaignie de ceste demoiselle, car, certes, le cueur me dit qu’il vous en mescherra et qu’il vous en avendra duel et corroulx. » (Roman du Graal, tome II, p. 389)
15Après la mort de la sœur, il prédit à Erec : certes, il vous en mescherra(Roman du Graal, tome II, p. 407). Enfin, dans son cas aussi, les relations avec Gauvain se sont profondément modifiées : alors que dans le roman de Raoul, Méraugis est parti à la quête de Gauvain et qu’il est tout heureux de le retrouver (au point d’en oublier son amie à la Cité sans Nom), dans le cycle post-vulgate, devenu une sorte de justicier, il affronte son ancien ami pour venger la mort de Baudemagu, avant de dénoncer sa déloyauté à la cour d’Arthur.
16On aura remarqué, en passant, qu’il n’y a aucun doute sur l’identité d’Erec : il est le fils du roi Lac. Il s’agit donc bien du personnage de Chrétien, évidemment considérablement modifié, ce qui invite à penser que, dans le cas de Méraugis, c’est bien le personnage de Raoul dont la destinée et la nature sont révisées.
17En unissant ainsi dans la douleur deux chevaliers de la joie, héros de deux romans écrits par les écrivains les plus grands et les plus respectés de la tradition arthurienne en vers34, la version post-vulgate montre d’une part qu’elle a saisi le lien étroit entre le personnage de Chrétien et celui de Raoul et, d’autre part, qu’elle entend inverser leur image. Les textes tardifs35 sont imprégnés d’un pessimisme remarquable et se livrent à un assombrissement systématique de l’héritage des romans en vers ainsi que des premiers romans en prose, comme la version non-cyclique du Lancelot36. La transformation d’Erec et de Méraugis s’inscrit dans cette volonté de récupérer la tradition antérieure en la recomposant selon de nouvelles exigences idéologiques.
18Les filiations réelles ou symboliques qui s’établissent alors forment un réseau serré et parfois difficile à démêler et à analyser, dans la mesure où les manuscrits offrent des versions divergentes des mêmes épisodes. Fils de Marc et neveu d’Andret, double d’Arthur le petit et de Mordret, frère de cœur d’Erec (qu’il pleure comme s’il était son frere germain37), Méraugis, le fils sans père du roman de Raoul, se trouve finalement intégré au sein d’un groupe déjà étroitement uni par des liens de sang ou d’analogie, liens qu’il contribue au demeurant à renforcer par son propre parcours de la cour de Marc à la Table Ronde. En parallèle, on voit se tisser des relations complexes entre les textes : les romans tardifs absorbent les romans antérieurs et les recyclent d’une manière en apparence inattendue mais qui témoigne en fait d’une fine connaissance des textes fondateurs. Si Méraugis se voit doté d’un père monstrueux, le roman de Raoul qui, au demeurant, avait lui-même fait quelques emprunts aux premiers romans en prose (Lancelot et Queste38), engendre d’étranges héritiers aux qualités bien différentes de celles de leur joyeux parent.
Notes de bas de page
1 Et celui de Cligès qui n’est toutefois pas un « pur » héros arthurien. Son origine exotique explique peut-être son destin particulier.
2 Voir G. D. West, Index of Proper Names in French Arthurian Prose Romances, Toronto, University of Toronto Press, 1978, aux articles Méraugis et Minoras. Voir aussi The Vulgate Version of the Arthurian Romances, L’Estoire de Merlin, éd. H. Oskar Sommer, volume II, Washington, 1908 : Méraugis y apparaît au côté de Gorvain Cadrus lors d’une grande bataille contre les Saxons (p. 151, 153, 237). Sa sœur, femme de Minoras, est évoquée p. 345. Voir enfin Les premiers Faits du roi Arthur, dans Le Livre du Graal, éd. préparée sous la direction de D. Poirion, Paris, Gallimard, 2001, p. 1376 : Certes, sire, fait li forestiers (= Minoras), ceste dame ci si est suer Meraugis de Portlesgués, ne sai se vous le connoissiés, et si est cousine germainne de par son pere Aiglain des Vaus et Kahedins li Petis. Ce qui signifie que ces deux personnages sont aussi les cousins de Méraugis. Dans cette tradition, Méraugis n’est donc pas du tout lié à Marc. Méraugis est également évoqué dans des listes de chevaliers de la Table Ronde, toujours en compagnie de Gorvain, dans le Livre d’Artus, The Vulgate Version of the Arthurian Romances, éd. H. Oskar Sommer, volume VII (p. 202 : lors de la bataille près du Pui de Malohaut, parmi les chevaliers venant au secours d’Agloval contre le roi Agripe ; p. 298 : parmi les prisonniers d’un jardin enchanté, dans un épisode qui rappelle celui de la carole magique ; et p. 320 : pour la libération des prisonniers et le combat contre l’Outredoutez).
3 C’est alors qu’il est en train d’évoquer la Fontaine au lion que le narrateur indique, comme en aparté : et devant celle fontaine meïsmes perdié puis li rois Mars Maraugis, son fil, qu’il avoit eü de sa niece, si petite creature qu’il n’avoit pas encore set jorz entiers, Tristan en prose, éd. R. Curtis, Cambrige, D. S. Brewer, 1963, t. 1, § 178.
4 Voir Le Roman de Tristan en prose, volume 9, éd. L. Harf, Genève, Droz, 1997, § 37.
5 Sur la complexe relation entre le Tristan en prose et la Queste Post-Vulgate, voir F. Bogdanow, The Romance of the Grail, Manchester, University Press of Manchester, New York, Barnes & Noble, 1966, chap. IV, p. 88-120.
6 L’épisode a été édité par F. Bogdanow dans La Version Post-Vulgate de la Queste del Saint Graal et de la Mort Artu, Paris, SATF, 1991, tome 2, p. 382-384. Toutes les citations du Roman du Graal (version post-Vulgate de la Queste et de la Mort Artu) sont prises dans cette édition (tome 3, publié en 2000).
7 Ce récit figure aussi dans la Demanda portugaise. Voir C. E. Pickford, L’Évolution du roman arthurien en prose vers la fin du Moyen Âge, Paris, Nizet, 1960, en particulier p. 197-198.
8 Selon C. E. Pickford (ibid., p. 198), la jeune fille s’appelle Labrane et non Labiane.
9 Contrairement à ce que je dis dans mon édition (p. 38, note 61), ce n’est pas Merlin mais Guinebaut, un autre enchanteur qui, dans l’Estoire de Merlin, est à l’origine des charoles que Meraugis trouva puis a la Cité sans non (p. 1144). Cependant, Guinebaut a été l’élève de Merlin. Voir aussi The Vulgate Version of the Arthurian Romances, L’Estoire de Merlin, éd. H. Oskar Sommer, vol. II, p. 246.
10 Voir pour Méraugis, § 278, II, p. 386 : Dieu qui pitié avoit de la creature qui riens n’avoit desservi en la maleurté de son pere, le regarda si piteusement qu’il ly envoya secours assés astif. Et pour Arthur, § 358, II, p. 476 : Mais Nostre Seigneur qui n’avoit pas oblié la creature en eut pitié.
11 On voit que la destinée d’Arthur le Petit s’inspire quelque peu aussi de celle de Lancelot.
12 Tout l’épisode figure dans le tome II de l’édition de F. Bogdanow, § 357-358. C. E. Pickford en propose une analyse p. 198-201 de L’Évolution du roman arthurien, op. cit.
13 La Version Post-Vulgate, § 354, volume II, p. 469.
14 La Version Post-Vulgate, § 355, volume II, p. 470.
15 Le premier tué par Gauvain, le second par Erec.
16 La Version Post-Vulgate, § 361, volume II p. 481.
17 Pas publiquement cependant.
18 Voir la liste § 587, La Version Post-Vulgate, vol. III, p. 318. On notera cependant que Méraugis connaîtra une mort beaucoup plus sainte et honorable que celle d’Arthur le Petit, tué par Bliobleris (§ 676, vol. III, p. 463-464).
19 La conception incestueuse de Mordret est racontée dans la Suite du Roman de Merlin, éd. Gilles Roussineau, Genève, Droz, 1996, vol. 1, § 3, sa naissance au § 75.
20 Cet épisode figure dans la Mort Artu post-Vulgate. F. Bogdanow édite le texte de la Demanda portugaise, (§ 666-667, p. 452-453, vol. III de la Version Post-Vulgate). Pour la Mort Artu vulgate, voir éd. J. Frappier, Genève-Paris, Droz-Minard, troisième édition, 1964, p. 245.
21 Le texte semble du reste oublier le lien qui lie Marc et Méraugis. En tout cas, il n’y est pas fait allusion. Dans la version du manuscrit BnF fr. 340, le chevalier qui est venu conseiller au roi Marc d’en finir avec les quatre compagnons (et qui n’est donc pas Andret) doit même expliquer à Marc qui sont les compagnons (cil lui devisa tout l’estre des quatre compaignons).
22 C’est Bohort qui transperce Andret.
23 Dans la version du manuscrit N1 (BnF fr. 340), Marc est tué par un chevalier du lignage du roi Ban, nommé Paulart. Marc s’est rendu secrètement à l’ermitage, en compagnie d’un seul chevalier. Il vient de porter un coup mortel à l’archevêque de Cantorbéry. Paulart le tue pour venger l’archevêque et protéger Bohort et Bliobléris que Marc voulait également frapper. Dans les deux versions de la mort de Marc, il s’agit aussi d’avérer une prédiction disant que Marc serait tué par un membre du lignage de Ban. Voir C. E. Pickford, L’Évolution du roman arthurien, op. cit., p. 198.
24 L’ensemble de l’épisode est raconté du § 701 au § 718 (vol. III, p. 506-535).
25 Sur ce point, voir l’article de N. Lacy, « Motif Transfer in Arthurian Romance », The Medieval Opus, éd. D. Kelly, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1996, p. 157-168.
26 Cette « biographisation » du personnage consiste à le doter d’enfances et à le conduire jusqu’à sa mort.
27 En l’occurrence, il lui prête même main-forte. Voir Version Post-Vulgate, tome II, § 288.
28 Tout cet épisode peut aussi se lire dans L’Erec en prose, éd. C. E. Pickford, Genève/Paris, Droz/Minard, 1968.
29 La Version Post-Vulgate, § 344, vol. II, p. 456.
30 Erec et Enide, v. 543-545, éd. J. M. Fritz, Paris, Le Livre de Poche, « Lettres Gothiques », 1992.
31 V. 4836-4849 de mon édition.
32 Voir mon article : « Méraugis et la joie de la Cité », à paraître dans les Cahiers de Recherche Médiévale,, numéro spécial sur la parodie, dirigé par E. Gaucher.
33 Les références à la joie qu’Erec sème sur son passage sont nombreuses dans le roman de Chrétien. Après sa victoire contre Ydier par exemple, on le fête de telle manière que Onques, je cuit, tel joie n’ot / La ou Tristanz le fier Morhot / En l’isle Sanson veinqui, / Con on faisoit d’Erec enqui. (Erec et Enide, éd. J. M. Fritz, op. cit., v. 1245-1248). Le mariage d’Erec est aussi l’occasion de décrire la joie à la cour d’Arthur (v. 2031-2067) ; la joie à la cour d’Evrain, après la victoire d’Erec, est décrite aux vers 6154-6183 et 6319-6385. Le retour final d’Erec à la cour d’Arthur fournit une dernière occasion de réjouissances (v. 6455-6462), avant la cérémonie du couronnement qui marque l’apothéose du héros.
34 Dans le Tournoi de l’Antéchrist, Huon de Méry associe Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc en louant également leurs qualités d’écrivains (voir les v. 3534-3541, éd. Georg Wimmer, présentation et traduction de Stéphanie Orgeur, Orléans, Paradigme, 1994).
35 J’exclus toutefois le Perceforest dont la construction en cycles successifs de destruction et de renaissance conduit à une alternance des « climats ».
36 F. Bogdanow remarque elle aussi, après avoir évoqué la retraite de Méraugis dans un ermitage en compagnie de Boort, Bliobleris et de l’archevêque de Cantorbery, que « the joie de vivre so characteristic of the early part of the Lancelot proper is completely absent from the Roman du Graal » (The Romance of the Grail, p. 215).
37 Quand il découvre qu’Erec lui a faussé compagnie, Méraugis est tant doulent com s’il fust son frere germain (La Version Post-Vulgate, § 304, vol. II p. 415).
38 Sur ce point, voir l’introduction à mon édition, p. 17-18 et 35-36, ainsi que mon article cité, « Méraugis et la joie de la Cité ».
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