Quand la légende du purgatoire de saint Patrick s’aventure en terrain arthurien
p. 259-269
Texte intégral
1La légende du purgatoire de saint Patrick rapporte la révélation d’une entrée de l’autre monde au patron irlandais, dans une grotte située sur une île du lac Derg au nord de l’Irlande, et surtout le voyage dans l’au-delà d’un chevalier qui se déroule bien plus tard, à l’époque du roi Etienne. La première trace écrite de cette légende est le Tractatus de purgatorio sancti Patricii du moine H. de Saltrey1, écrit entre 1173 et 1185. Elle a ensuite connu de nombreuses réécritures en langue vulgaire, dans toute l’Europe, dont la moins méconnue est L’Espurgatoire seint Patriz de Marie de France2. Le protagoniste du voyage dans l’autre monde relaté par le moine de Saltrey est très clairement désigné par son nom, militem unum nomine Owein (p. 122), « un chevalier du nom d’Owein », comme le rappelle la plupart des réécritures médiévales. Mais qui est ce personnage ? Que nous apprend son nom ? B. de Roquefort3 n’hésite pas à identifier le chevalier Owein de la légende au héros Yvain, chevalier au lion du roman contemporain de Chrétien de Troyes (1177). Ce dernier porte également4 le nom gallois d’Owein dans le mabinogi « Owein et Lunet ou le conte de la Dame à la fontaine5 ». Cette thèse paraît difficilement tenable, en dépit de quelques points communs. Mais, et c’est là que les choses deviennent plus significatives, si l’on ne s’arrête pas à son nom, il me paraît que le héros du voyage dans l’au-delà peut être rapproché plus aisément d’autres héros arthuriens, comme Perceval ou Galaad. Surtout c’est la matière même de la légende qui sera reprise dans des croisements et des convergences tant superficiellement surprenantes que profondément cohérentes, notamment dans Perceforest.
Owein/Yvain
2Quand on tente de rapprocher les personnages des deux traditions, on s’aperçoit rapidement que le récit du voyage au purgatoire de saint Patrick, même si on accepte de le considérer comme romanesque6, ne peut en aucun cas être considéré comme une nouvelle aventure chevaleresque du héros au lion. Il ne peut s’agir du même personnage. Trop de points opposent les chevaliers. Le « Owein » des Mabinogi, comme Yvain, est Owein ab Uryen, le fils du roi Urien, un des trois gwyndern (rois bénis). Sa tombe est à Llan Morvael. Owein aurait tué Ida Porte-brandon, roi de Northumbrie en 567. Le Roman de Brut de Wace propose la première référence à ce personnage :
Li rois Artus Guincestre asist,
la gent vainqui, la cité prist.
A Yvain, le fil Urien,
qui de la cort estoit molt bien,
dona Escoce an heritaige,
et Yvains l’an a fet homaige ;
niés Auguisel avoit esté
se clamoit droit en l’erité,
ne cil n’avoit ne fil ne fenne
qui sor Yvain preïst le regne.
Yvains fu molt de grant valor,
molt ot grant pris et grant enor
de la meslee et de la guerre
que Mordrez mist en engleterre8.
3Or le personnage d’Owein de la légende aurait vécu du temps du roi Etienne, diebus scilicet regis Stephani (p. 122, chapitre IV), c’est-à-dire à une toute autre époque, si on associe Etienne au roi Stephen qui aurait régné en Angleterre entre 1135 et 1154.
4De plus, le nom « Owein » donné au chevalier de la légende me paraît pouvoir s’expliquer par d’autres références. Philippe de Félice9 propose différentes explications du nom de « Owein ». Il rappelle, dans un premier temps, qu’il existe plusieurs formes de ce nom : « Oenus », « Oengus », « Eunius », « Oben », « Owayn ». Ce nom peut alors désigner un être réel qui aurait visité le Lough Dergh, entre 1147 et 1148. En effet, la seule croisade du règne d’un roi nommé Etienne aurait eu lieu de 1147 à 1149 ; or la légende précise que le protagoniste s’est croisé au retour de son voyage dans l’au-delà10. Plusieurs personnalités historiques contemporaines de l’élaboration de la légende du purgatoire de saint Patrick portent le nom d’Owein ou un nom similaire, très commun régionalement. J’ai étudié ailleurs11 l’utilisation possible de la légende à des fins politiques, et l’emploi de ce nomdans un contexte d’encouragement de la conquête de l’Irlande par l’Angleterre n’est sans doute pas un hasard, même si on peut trouver surprenant, dans cette perspective, l’utilisation d’un nom gallois. Il faut noter, par exemple, qu’un grand évêque d’Ardstraw s’appelait Eoghain. Le bienfaiteur de la maison cistercienne de Basingwerk se nomme également Owein Gwynned (mort en 116812). Or c’est un autre personnage de la légende, nommé Gilbert, à qui le chevalier Owein sert d’interprète à son retour dans notre monde, qui en est le fondateur. On peut aussi se rappeler qu’un roi Oengus mac Nadfraich aurait été baptisé par saint Patrick et aurait fait preuve d’une grande soumission au saint13. Le nom d’Owein serait donc survalorisé et permettrait des allusions historiques ou des hommages discrets multiples.
5Cependant, une autre éventualité est qu’il ne s’agisse pas du nom d’un être réel mais d’un patronyme symbolique qui ferait écho au nom du héros mythique, le roi Echu, aussi nommé Eochadius ou Eogan, ressuscité du royaume des morts, comme l’est aussi symboliquement le chevalier Owein qui ressort de l’autre monde et poursuit ensuite paisiblement son existence parmi ses contemporains. Owein serait donc le produit de la christianisation d’une légende païenne. De la sorte, il se rapproche de héros mythiques qui le font sortir du cadre historique que le moine de Saltrey lui assigne. Il se superpose naturellement à des personnages sacrés de la mythologie irlandaise. Un va-et-vient constant s’opère entre motifs et personnages chrétiens ou païens, fictifs ou réels. On pourrait croire à un brouillage des pistes ; il me paraît surtout que le personnage comporte une part de mystère. Les auteurs des différentes réécritures n’ont d’ailleurs pas cherché à remédier à cette confusion dans l’identité du héros. Elle permettait certainement d’adresser le texte à un plus vaste public car chacun reconnaissait en Owein une figure familière ou, au rebours, en faisait l’objet de sa libre imagination. Le « Owein » qui a visité le purgatoire de saint Patrick a donc de prime abord peu à voir avec Yvain-Owein.
De réminiscences lointaines à des convergences éclairantes
6Il est vrai que certaines des problématiques abordées par les deux traditions convergent : les questions de la connaissance de soi et de l’accomplissement chevaleresque, la mise en péril de soi volontaire du héros par le voyage dans l’au- delà ou par la folie, l’affirmation de la responsabilité individuelle par rapport à la faute et à son rachat, la mise en avant de la nécessité de la compassion pour autrui, vivant ou mort, la confiance du chevalier en Dieu, au cours d’épreuves très périlleuses. Toutefois, si l’analogie est éclairante, il ne nous faut pas oublier que les points de convergence qu’elle propose seraient les mêmes avec bien d’autres textes, tant ils sont indissociables de la mise en fiction de la figure chevaleresque. On peut éventuellement concéder ici que le rapprochement est un peu plus sensible en raison des sources hypothétiques et lointaines communes qui invitent à la comparaison. En effet, il semble que les deux traditions s’inspirent notamment des mêmes aventures de héros traditionnels irlandais, comme Cuchulainn, ou de certains immrama14.
7Toutefois, indépendamment de ses liens avec le Chevalier au Lion, le personnage de la légende du purgatoire de saint Patrick peut être considéré comme un chevalier arthurien. Dans son travail, The Anonymous Marie de France, H. Bloch consacre d’ailleurs plusieurs pages à un parallèle relativement convaincant entre les aventures d’Owein dans L’Espurgatoire seint Patriz et celles de Perceval dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes15. J. Le Goff avançait déjà qu’Owein « considér[ait] au fond son entreprise comme une aventure chevaleresque qu’il affronte intrépidement seul16 ». Le voyage du chevalier n’équivaut pas à un récit de vision, il est une aventure chevaleresque. Il n’est pas rare que les chevaliers aient à visiter un autre monde ; l’expérience d’Owein ne serait qu’un avatar de ce motif. De plus, il faut souvent délivrer des prisonniers d’un au-delà inquiétant dans les romans ; or c’est en ce sens qu’Owein plaide en faveur de la prière pour les morts et des aumônes qui pourront adoucir les tourments des malheureux et leur permettre de quitter plus tôt le Purgatoire. Il s’agit pour Owein d’accomplir une chevalerie nouvelle, novam […] militiam (p. 136), dans laquelle on peut lire une référence à celle prônée par Bernard de Clairveaux, dans son Éloge de la chevalerie nouvelle17, mais aussi une proximité avec la chevalerie celestielle, si développée dans les romans du Graal. Les chevaliers du roi Arthur sont en quête du Graal, mais ils aspirent également à l’élévation de leur âme vers Dieu. Owein peut être considéré, plus que comme un double d’Yvain, comme un descendant/ascendant18 pécheur de Galaad, dans la recherche d’une plus haute chevalerie. Ainsi, les problématiques de la légende du purgatoire de saint Patrick présentent des points communs avec celles de la Queste del saint Graal. La légende montre très explicitement le passage entre la chevalerie temporelle et la chevalerie spirituelle : armis ferreis munitus qui bellis interfuit hominum, fide, spe, et justitia ornatus ad pugnam audacterprorumpit demonum (p. 134)19. Le chevalier Owein revêt métaphoriquement l’armure du soldat du Christ. Comme dans la Queste, c’est l’accession à une chevalerie purifiée et sublimée que cautionne la révélation visuelle de mystères divins :
Car ceste Queste n’est mie queste de terriennes choses, ainz doit estre li encer- chemenz des grans secrez et des privetez Nostre seignor et des grans repostailles que li Hauz Mestres mostrera apertement au boneuré chevalier qu’il a esleü a son serjant entre les autres chevaliers terriens, a qui il mostrera les granz merveilles dou Saint Graal, et fera veoir ce que cuers mortex ne porroit penser ne langue d’ome terrien deviser20.
8C’est également le sens du voyage du chevalier de la légende qui découvre la nature habituellement cachée de l’au-delà chrétien et qui rendra témoignage de tout ce qu’il a vu.
Par-delà le personnage, la légende
9Owein deviendrait donc un descendant des chevaliers arthuriens qui n’aurait retenu que la part spirituelle, très nettement chrétienne, de la quête. En effet, on observe que le chevalier de la légende est plus proche des héros arthuriens après que le domaine a été assez nettement christianisé. Ainsi, le roman tardif de Perceforest21 qui s’inspire très largement de la Queste del saint Graal, révèle des nouveaux points de convergence étonnants entre la légende du purgatoire de saint Patrick, notamment dans l’image de l’au-delà qu’elle propose, cette fois, et le matériau arthurien. On s’intéressera notamment au personnage de Passelion22. Il est vrai que la tonalité d’ensemble des aventures de Passelion, le plus souvent franchement comique, semble les éloigner d’une légende à tonalité religieuse, assez grave. Toutefois un point intéressant est que Passelion, comme Owein, visite l’au-delà, et précisément le temple de Barcolan qui deviendra le purgatoire de saint Patrick :
Sy trouvons es histoires anciennes que ou tamps de grace sainct Patris habita en l’isle ou Passelyon fut prins et en ce temple meismes. Et en l’isle ou Passelion fut porté il fist son purgatoire, pourquoy le lieu fut depuis nommé le Purgatoire sainct Patris23.
10Passelion devient presque le fondateur du purgatoire de saint Patrice. Il ne restera au patron irlandais qu’à christianiser plus nettement le lieu. De plus, Passelion fait le voyage au purgatoire alors qu’il est encore vivant, tout comme le chevalier Owein de la légende. Au purgatoire, il rencontre son père qui lui donne ses armes. Celles-ci confirment que le lieu est réel :
Il ne sçavoit qu’il luy estoit advenu et ne sçavoit s’il estoit enchanté ou non pour ce que tout ce qu’il avoit veu et ouy lui sambloit songe ou enchantement. Mais de ce estoit il mout joieux qu’il se sentoit armé des armes de Estonné son pere sans aucune deception24.
11H. de Saltrey insiste également sur ce point :
« Sunt quidam », inquit, « qui dicunt intrantes, cum aulam primum intraverint, in extasi fieri etpredicta ab eis in spiritu videri. Quod quidem miles omnino non concessit, qui a corporalibus oculis hec se vidisse et in corpore corporaliter pertulisse dixit »25. (p. 252).
12L’intérêt de l’auteur de Perceforest pour la légende du purgatoire de saint Patrick est d’ailleurs très cohérent avec son projet. Il retrace un temps intermédiaire dans l’Histoire, entre paganisme et christianisme ; le purgatoire présente également cette temporalité transitoire qui permet de faire évoluer des personnages entre l’état de péché et une rédemption à venir26, à l’échelle individuelle autant que collective.
13L’intérêt de Perceforest dans ce débat est plus profond encore. En effet, le roman propose un autre passage où il est question d’illusions produites par le magicien maléfique Aroès : un faux enfer et un faux paradis27. C. Roussel y reconnaît le motif du roi païen qui abuse ses crédules sujets par les merveilles de son paradis et du héros chrétien qui pénètre dans l’édifice et le détruit, avec l’aide de la fille du monarque28. En effet, le preux chevalier Gaddifer délivre le royaume du manipulateur, et la noble et sage fille du magicien fonde un nouveau peuplement sur cette terre qu’elle renomme Islangue, soit Irlande29. Il me semble que ce récit a encore à voir avec les problématiques de la légende du purgatoire de saint Patrick. L’Irlande de la légende est de nouveau la terre de révélations de l’au-delà, vraies ou fausses. Le bon chevalier Gaddifer rétablit ainsi la vérité et détruit le faux pouvoir d’Aroès qui reposait sur le mensonge et les apparences trompeuses. M. Szkilnik affirme que cette destruction va « permettre d’établir les bases d’une nouvelle société dont le recours à l’écriture garantit la légitimité30 ». L’entrée dans l’ère de l’écrit semble correspondre à une sortie de celle des superstitions et des folles croyances à des mondes surnaturels. A contrario, le chevalier Owein de la légende du purgatoire de saint Patrick va assurer la perpétuation du souvenir de la révélation de la nature de l’autre monde faite à saint Patrick, puisque le héros doit rendre témoignage de tout ce qu’il a vu dans l’au-delà et son témoignage, comme ceux de ses devanciers, sera précisément fixé à l’écrit : « quorum relationes et dicta jussit beatus Patricius scribi in ecclesia illa31 » (p. 106), « redeuntium autem narrationes et dicta a canonicis loci illius sunt in monasterio scripta32 » (p. 114).
14Néanmoins, Gaddifer et Owein ne sont pas si opposés qu’il pourrait paraître. Ils œuvrent tous deux à délivrer le peuple de fausses croyances. Les figures chevaleresques sont investies d’une mission par rapport à leurs contemporains33. Ils doivent les aider à accéder à la vérité et à sortir de l’erreur. Dans la légende, Owein va pouvoir rendre témoignage des vérités du christianisme aux païens Irlandais incrédules. Dans Perceforest, l’éradication des fausses croyances permet l’épanouissement d’une nouvelle royauté pré-chrétienne. Dans le roman tardif comme dans la légende, les chevaliers proposent au peuple un nouveau rapport au merveilleux qui, dans Perceforest, doit être écarté et qui, dans la légende, doit permettre la révélation de la foi chrétienne. Dans les deux cas, il s’agit de rendre l’Irlande chrétienne et d’en faire une alliée sûre de la Grande-Bretagne34. Même si les enjeux de la présentation d’images de l’au-delà sont radicalement opposés dans la légende du purgatoire de saint Patrick et dans le passage concernant les illusions créées par Aroès, paradoxalement, les objectifs de l’enchanteur sont formulés en des termes très proches de ceux qu’on trouve dans la légende :
Car en autelle maniere comme je vous puis faire du bien et de l’amour, aussi vous puis je envoier des maulx et des tribulacions et les vous faire endurer en voz plaines vies, et en la fin vous puis faire morir de penible et miserable mort et les ames envoier en mon enffer, ou elles souffreront sy saigement que vous puissiez gaignier la joye et le deduit, qui vous durera sans fin telle que l’avez veue, et que vous puissiez eschiever les tourmens, qui sont pareillement sans fin et que je vous puis faire souffrir, s’il me plaist35.
15Il s’agit de forcer la conviction à la fois par la menace et par les promesses. C’est exactement ce que suggère la légende du purgatoire de saint Patrick quand elle rappelle que le patron irlandais « studuit bestiales hominum illiuspatrie animos, terrore tormentorum infernalium a malo revocare etparadisi gaudiorum promissione in bonum firmare36 » (p. 92).
16L’opposition entre les dangers du merveilleux païen et l’utilité du merveilleux chrétien reflète la difficulté de penser le fait religieux, appuyé sur des preuves tangibles. Les Irlandais de la légende du purgatoire de saint Patrick les réclament :
Igitur, cum beatus Patricius, ut predixi, hanc gentem voluisset et terrore tormentorum infernalium et amore gaudiorum paradisi [ab errore] avertere et avellere, dicebant ad Christum se numquam conversuros, nec pro miraculis que videbant ab eo fieri, nisi aliquis eorum et tormenta illa malorum et gaudia bonorum posset intueri, quatenus rebus visi certiores fierent quam promissis37. (p. 98)
17A contrario, le peuple crédule dominé par Aroès les subit. Déjà la Bible met en garde contre la volonté d’obtenir des preuves tangibles, matérielles, pour croire. Toutefois, tant dans l’Ancien Testament avec l’épreuve de la toison de Gédéon38, que dans le Nouveau, quand le Christ permet à Thomas de toucher ses blessures39, Dieu accepte la faiblesse des hommes qui demandent des preuves de sa toute-puissance. La légende du purgatoire de saint Patrick va dans ce sens. Perceforest, au contraire, semble rappeler que cette légende lointaine, malgré sa coloration religieuse, s’appuie avant tout sur les croyances païennes que dénonce l’auteur dans l’épisode d’Aroès, auxquelles elle sacrifie certains mystères du christianisme. En effet, un tel voyage dans un ailleurs merveilleux n’est pas si éloigné des mythes et légendes irlandais traditionnels… Curieusement, il semble que l’auteur de Perceforest exprime une méfiance par rapport à la façon dont le christianisme s’est implanté dans certains pays comme l’Irlande, en se mêlant trop aux folles idées locales. L’assimilation des croyances paraît devoir être considérée avec une grande prudence, si ce n’est une certaine méfiance40. Le xive siècle, période d’écriture du Perceforest, était celui d’une aspiration à un retour à une forme de christianisme plus pure41.
18Il me semble donc qu’on peut parler d’un déplacement de la valeur et des enjeux du surnaturel avec le temps, non seulement d’une opposition entre merveilleux païen et merveilleux chrétien. Des épisodes au contenu très similaire prennent ainsi des significations quasiment opposées. Dans les deux cas, le recours au surnaturel s’explique par un défaut de l’esprit du peuple : Dieu est contraint de révéler l’entrée de l’autre monde à saint Patrick car les Irlandais ont bestiales […] animos (p. 98), tout comme Aroès considère que ces hommes sont durs en bonne creance, sont gens rudes d’entendement et durs a reduire a raison (p. 96)42. Dans la légende du purgatoire de saint Patrick, la pensée religieuse s’appuie sur une sensibilité dans laquelle l’immanence de l’au-delà leste l’existence d’une gravité qui ne peut que nous rester relativement étrangère. Dans ces passages de Perceforest, le réel n’est déjà plus si magique ou plutôt on essaie d’en extirper toute superstition, afin de mieux asseoir la vraie foi chrétienne. Le divin doit en quelque sorte quitter la matière du monde. Le surnaturel est celui d’imposteurs, d’habiles techniciens, de survivances païennes et surtout celui de l’écrivain et de la littérature. Les apparitions produites par Aroès trouvent finalement une explication rationnelle : le magicien utilise des fioles toutes plaines d’eaues (p. 108). Le projet de christiani- sation profonde de Perceforest paraît jeter le soupçon sur toute puissance magique inexpliquée dans le réel. Dieu habite davantage dans l’homme que dans le monde et le merveilleux est plutôt le produit de la fantaisie humaine et du travail littéraire de l’écrivain. Il se détache du sacré du monde, encore bien présent au xiie siècle, dans la légende du purgatoire de saint Patrick.
19En somme, si l’on doit tirer certaines conclusions de ces rapprochements en apparence si hétéroclites, il me semble qu’elles vont non dans le sens de l’établissement a posteriori d’une filiation entre les traditions mais plutôt dans celui de la reconnaissance d’une tendance commune. En outre, l’exemple de la légende du purgatoire de saint Patrick rappelle, s’il en était encore besoin, que les frontières des genres littéraires médiévaux sont extrêmement souples et que cela permet des superpositions signifiantes. Toutefois, du point de vue des croyances, si les textes font affleurer un autre monde, plus on avance dans le temps, plus il semble que le christianisme invite les hommes à penser que c’est dans leur âme qu’ils doivent chercher à ouvrir la porte qui donnera accès à l’au-delà, non plus dans le réel ou dans leur imagination. Quoi qu’il en soit, dans ces œuvres littéraires, se manifeste, comme si souvent au Moyen Âge, la rencontre entre le christianisme et la littérature, entre la religion et l’imagination. Les textes posent très diversement les relations qu’entretiennent foi et raison43 mais ils résolvent tous leurs tensions en littérature. Dans les cas qui nous intéressent, la réconciliation entre le merveilleux et le sentiment de Dieu passe par une figure chevaleresque survalorisée mais inquiète, éminemment littéraire. Entre Owein, Yvain, Perceval, Galaad, Passelion ou Gaddifer, il n’est pas de filiation mais des rencontres, des croisements qui ne font que rendre sensibles des puissances latentes dans des textes en perpétuelle recréation.
Notes de bas de page
1 Texte donné en note de Marie de France, L’Espurgatoire Seint Patriz, éd. et trad. Y. de Pontfarcy, Louvain/Paris, Peeters, Ktemata, 1995.
2 Ibid.
3 Poésies de Marie de France, poète anglo-normand du xiie siècle, t. II, Paris, Maresq, 1832.
4 Nous n’évoquerons pas le débat sur les rapports entre le roman gallois Owein et l’Yvain de Chrétien de Troyes. Sur cette question, voir R. L. Thomson, Owein or Chwedyl larllesy Ffynnawn, Dublin, Dublin Institute for advanced Studies, Mediaeval an modern Welsh series, 4, 1975, ou Les Quatre Branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen Age, éd. P.-Y. Lambert, Gallimard, « L’aube des peuples », 1993.
5 Trad. P.-Y. Lambert, op. cit., p. 209 sq.
6 À ce sujet, voir ma thèse, Changer le monde, réécritures d’une légende, le purgatoire de saint Patrick, Paris, H. Champion, « Essais sur le Moyen Âge », 32, 2006.
7 Cf. J. Loth, Les Mabinogion, Cours de littérature celtique, 3-4, Paris, E. Thorin, 1889.
8 Arthur dans le Roman de Brut, extrait du manuscrit BN fr. 794, éd. Ivor Arnold et Margaret Pelan, Klincksieck, 2002, v. 4629-4632.
9 P. de Félice, L’Autre Monde, Mythes et Légendes. Le Purgatoire de Saint Patrice, Paris, H. Champion, 1906, p. 92.
10 Sicque, cruce in humero suscepta, Iherosolimam perrexit (p. 244) (« Et ainsi, après avoir pris la croix sur l’épaule, il se dirigea vers Jérusalem »).
11 Voir à ce sujet mon article « Pour une lecture politique du purgatoire de saint Patrick », à paraître courant 2006, aux presses du Centre de recherche bretonne et celtique, dans les actes du colloque « Vérité poétique, vérité politique : mythes, modèles et idéologies politiques au Moyen Âge », Brest, 22-24 septembre 2005.
12 Si l’on en croit l’Expurgatio Hibernica de Giraud de Cambrie (éd. A. B. Scott et F. X. Martin, Dublin, Royal Irish academy, p. 219), ce dernier aurait été un prince du pays de Galles (1157-1165) en lutte contre Henri II. Dans une perspective de propagande pro-anglaise, il lui aurait donc été bien nécessaire de se purifier de ce grand péché.
13 Voir à ce sujet, Lisa Bitel, Isle of the saints : monastic settlement and Christian community in early Ireland, Ithaca (N. Y.), London, Cornell University Press, 1990.
14 D’après R. L. Thomson (op. cit., lxxxv), la source commune d Yvain et Owein serait Serglige Con Culainn (la maladie de la langueur de Cuchulainn), légende celtique remontant au moins au ixe siècle. Tochmarc Emire (la cour faite à Emer, éd. Van Hamel, Compert Con Culainn and other stories, Dublin, 1933) rapporte la rencontre de Cuchulainn avec une grande créature qui ressemble à un lion et qui l’invite à monter sur son dos. Or les aventures de Cuchulainn sont également l’une des sources probables de la légende du purgatoire de saint Patrick (Voir M. Haren et Y. de Pontfarcy, The Medieval pilgrimage to St Patrick’s Purgatory : Lough and the European tradition, Clogher Historical Society, Ennilskillen, 1988). D’autre part, la nature de l’arbre et du chant des oiseaux dans l’épisode de la fontaine d’Yvain-Owein est proche de ce qu’on trouve dans l’Immram Brain maic Febail (Cf. Van Hamel (dir.), Immram, Dubli, 1941, p. 1-19, d’après R. L. Thomson, op. cit., p. lxxxviii). Ainsi, Yvain-Owein s’inspire très vraisemblablement des immrama irlandais qui sont également la source de la légende du purgatoire de saint Patrick.
15 The Anonymous Marie de France, Chicago, University of Chicago Press, 2003, chap. VII, p. 215 sq.
16 J. Le Goff, La Naissance du purgatoire, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 1981, p. 262.
17 Trad. P.-Y. Emery, Paris, Cerf, « Sources chrétiennes », 1990.
18 Tout dépend si l’on considère l’époque à laquelle devraient vivre les personnages ou à celle à laquelle les œuvres ont été composées.
19 « Lui qui fut dans les guerres des hommes, muni des armes de fer, équipé de la foi, de l’espoir, et de la justice, il s’engage avec audace dans le combat contre les démons ».
20 La Queste del saint Graal, édition A. Pauphilet, Paris, Champion, « Classiques français du Moyen-Âge », 1984, p. 19 ; on pense également à la mort de Galaad, qui meurt d’extase en voyant l’intérieur du Graal.
21 Le rapprochement avec Perceforest m’avait été suggéré par Christine Ferlampin-Acher.
22 Il est intéressant de souligner qu’il peut être rapproché par son nom, par l’aventure de la fontaine à laquelle il est attaché et par d’autres détails, au chevalier au lion de Chrétien de Troyes, même si un autre personnage de Perceforest, Lyonnel, en est un avatar encore plus explicite.
23 Quatrième partie, XXXIII, éd. G. Roussineau, t. II, Genève, Droz, 1987, p. 756, 711-716, voir également à ce sujet C. Ferlampin-Acher, Fées, bestes et luitons, croyances et merveilles, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2002, p. 118.
24 Quatrième partie, XXXIII, op. cit., p. 763, 933-939.
25 « Il y en a certains, dit-il, qui disent qu’en entrant, quand ils ont d’abord pénétré dans le palais, ils ont été ravis en extase et qu’ils voient les choses dont il a été question dans l’esprit. Mais le certain, c’est que le chevalier n’a pas du tout accepté cela, parce qu’il a dit qu’il avait vu ces tourments de ses yeux corporels et qu’il les avait supportés physiquement dans son corps. »
26 À ce sujet, voir l’article de M. Szkilnik, « Aroès l’illusionniste », Romania, t. 113, 1995, p. 441-465.
27 Dans son article, M. Szkilnik montre combien le passage s’appuie sur le lexique de la vue, tout comme dans la légende du purgatoire de saint Patrick.
28 « Le Paradis des rois païens », Moyen Age, t. 89, 1983, p. 224 sq.
29 Perceforest, op. cit., troisième partie, tome II, p. 121.
30 Op. cit., p. 453.
31 « Le bienheureux Patrick ordonna que leurs récits et leurs paroles fussent écrits dans cette fameuse église ».
32 « Or les récits de ceux qui sont revenus et leurs paroles ont été écrits par les chanoines de ce lieu dans le monastère ».
33 D’ailleurs, J. Lods propose de lire Perceforest comme un manuel de chevalerie, dans Le Roman de Perceforest, origines, composition, caractères, valeur et influence, thèse pour le doctorat ès lettres, présentée à la Faculté des lettres de l’Université de Paris, Genève, Droz ; Lille, Giard, 1951, p. 201-233.
34 Voir à ce sujet, M. Szkilnik, op. cit., p. 465 et mon article « Pour une lecture politique. », op. cit.
35 Op. cit., Troisième partie, XXXVI, p. 94, 1291-13001.
36 « Il a souhaité détourner du mal les esprits bestiaux des hommes de ce pays par la terreur des tourments infernaux et les fortifier dans le bien par la promesse des joies du paradis ».
37 « Donc, alors que le bienheureux Patrick, comme je l’ai dit précédemment, avait voulu détourner cette nation [de l’erreur] et par la peur des tourments infernaux et par l’amour des joies du paradis, ils disaient qu’ils ne se convertiraient jamais en Christ, pas même pour les miracles qu’ils voyaient faits par lui, si quelqu’un des leurs ne pouvait regarder ces tourments des mauvais et ces joies des bons, dans la mesure où ils sont plus certains des choses vues que des choses prédites. »
38 Juges VI. 36-40.
39 Jean XX. 24-29.
40 On pense sur ce point au repentir de la Reine Fée qui abjure ses croyances païennes dans la quatrième partie de Perceforest, XXVI (op. cit., p. 556-557) : « — Dame, dist lors lepreudhomme, qui tenés vous a Souverain Dieu ? — Syre, dist elle, cellui qui vostre hymme commande et enhorte a croire, car je congnois bien qu’il est ung Dieu tout puissant et Souverain Createur. Je croy et renomce a la mauvaise creance de tous autres dieux, qui n’ont aucune puissance se de lui ne vient, et moult me poise que tant les ay creuz et tant honnourés. Mais mon ignorance m’a deceu et en requiers merci a cellui qui est tout Souverain Dieu et puissant de tous pechiez pardonner, et lequel vous recommandés tant honnourablement par vostre dittier qui m’a enluminé et esclarchi mon entendement, purgié ma simplesse et grant deffaulte. »
41 Voir J. H. M. Taylor, « Faith and Austerity : the Ecclesiology of the Roman de Perceforest », The Changing face of Arthurian romance, D. S. Brewer, 1986, p. 64.
42 Voir à ce sujet la très bonne analyse que fait M. Szkilnik de ces propos, notamment par rapport au Nouveau Testament.
43 Sur cette question dans Perceforest, voir J. H. M. Taylor, « Reason and faith in the Roman de Perceforest », Studies in medieval literature and languages, New York, Manchester University Press, 1973, p. 303-322.
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