Haine, conflits et lignages maudits dans le cycle de la post-Vulgate
p. 219-230
Texte intégral
1Le cycle arthurien de la post-Vulgate n’est attesté par aucun manuscrit complet, et nous n’en connaissons aujourd’hui qu’une recomposition établie par Fanni Bogdanow1. Il s’agit pour elle d’« une refonte du cycle entier de la Vulgate enrichie d’emprunts au Tristan en prose2 », composée autour de 1235-1240. Les relations de parenté entre le cycle de la post-Vulgate, attribué au pseudo-Robert de Boron, et les diverses versions du Tristan en prose sont complexes et prêtent encore à discussion. Pour Fanni Bogdanow, l’auteur de la Queste post-Vulgate « utilise des thèmes provenant de la première version du Tristan en prose3 […] elle-même en partie incorporée dans la deuxième version du Tristan4 », si bien que « le Roman du Graal […] se situe très probablement entre la première et la seconde version du Tristan en prose5 ». Emmanuèle Baumgartner conteste en revanche cette opinion et a démontré dans son étude sur le Tristan en prose que les deux versions de ce roman, notamment dans les passages consacrés à la quête du Graal, procèdent de la Queste du pseudo-Robert de Boron6. Au cours de cette étude du cycle post-Vulgate, nous serons donc amenée à nous référer à certains passages du Tristan, sans pouvoir systématiquement en déterminer l’origine7. La reconstitution de la post-Vulgate se fonde par ailleurs sur les versions ibériques de la Queste del Saint Graal, la Demanda do Santo Graal portugaise et la Demanda del Sancto Grial espagnole, traductions d’un original français disparu8, et dont nous ne conservons aujourd’hui que des fragments contenus dans quelques manuscrits9. Malgré la conservation fragmentaire du cycle de la post-Vulgate, nous partons donc du principe que cette reconstitution correspond effectivement à un état du cycle arthurien.
2Le thème du lignage y est prépondérant, et ce dès le début, dans la Suite romanesque du Merlin10, puis il se développe considérablement dans la Questepost-Vulgate, où il semble dominer tous les autres thèmes, notamment celui du Graal. La représentation du monde arthurien en est transformée : en effet, dans ce dernier cycle, les conflits lignagers prennent le pas sur les aventures et les valeurs traditionnelles de la Table Ronde. Ce sont d’abord les lignages d’Arthur et de Loth qui deviennent de véritables nœuds de vipères et génèrent les principaux conflits. La Queste post-Vulgate procède ensuite à de multiples mises en abyme des haines et querelles lignagères, lesquelles envahissent alors le champ romanesque et bouleversent à la fois la vision de la chevalerie et du roman arthurien.
Les lignages d’Arthur, Loth et Pellinor ou le nœud de vipères
3Les lignages d’Arthur et du roi Loth d’Orcanie sont à l’origine des multiples conflits du cycle. La Suite du Roman de Merlin qui prétend remonter aux premières heures du règne d’Arthur pour expliquer et préparer la catastrophe finale, rapporte la naissance du conflit des lignages et peut se lire comme la chronique d’une destruction annoncée. Elle s’ouvre en effet sur la conception incestueuse de Mordred qui annonce immédiatement la chute du royaume11 et génère le premier affrontement entre Arthur et Loth. La sœur d’Arthur est aussi reine d’Orcanie, et Loth ne soupçonne pas la naissance bâtarde de Mordred. Ainsi, quand Arthur, averti en songe du désastre à venir, décide la perte de tous les nouveau-nés, Loth est contraint d’envoyer Mordred à la cour. Mais le navire qui le porte fait naufrage et l’enfant est recueilli par Nabur. Les autres enfants sont toutefois exposés en pleine mer (§ 73-88, p. 56-64), et ce nouveau massacre des Innocents attise la colère de Loth qui croit son fils mort. Dans la guerre qui oppose Arthur au roi Rion, il fait alliance avec ce dernier, mais au cours de la bataille, il est tué par le roi Pellinor, père de Lamorat, Driant, Agloval et Perceval (§ 150, p. 114-115) ; un nouveau conflit se prépare alors entre les deux lignages.
4La vengeance des fils de Loth, Gauvain à leur tête, sur ceux de Pellinor devient dans le cycle post-Vulgate un conflit de premier plan et un vecteur important de l’action romanesque. La Folie Lancelot12, tout comme la version courte du Tristan, relate la mort de Driant et Lamorat13, tués par Gauvain, tandis que la Queste post-Vulgate en rappelle encore les circonstances : à l’entrée d’un château, Gauvain et Yvain du Chesnel lisent en effet cette inscription : Ceans gist Lamorat que messire Gauvain, le nepveu au roy Artus, mist a mort et par desloyaulté (t. II, § 130, p. 170). Dans la Suite du Roman de Merlin, Gauvain fait le serment, dès son plus jeune âge, de venger la mort de son père, tandis que des lettres gravées dans une pierre annoncent la mort de Pellinor : En cest chimentiere vengera Gavains le roi Loth son pere, car il trenchera le chief au roi Pellinor es premiers. X. ans qu’il avra recheu l’ordre de chevalerie (§ 183, p. 144). D’un bout à l’autre du cycle, la haine du lignage de Loth envers celui de Pellinor est présente et, souvent annoncée ou rappelée, elle lui confère une certaine unité.
5Le lignage de Loth se transforme ainsi petit à petit en lignage maudit, à cause notamment du noircissement de Gauvain. Certes, le Tristan en prose offre aussi une image dégradée de l’ancien héros de Chrétien de Troyes, mais dans la post-Vulgate, les mauvais penchants de Gauvain s’affirment dès ses premières aventures, où il se met d’emblée en porte-à-faux avec les règles de la chevalerie en refusant sa grâce à un chevalier qui l’implore et en décapitant une demoiselle (§ 269, p. 225-22614). L’épisode de l’épée qui saigne, lors de la Pentecôte du Graal, fait peser sur Gauvain une lourde malédiction et pousse Arthur à le renier fermement. L’épisode est commun à la version longue du Tristan et à la Queste post-Vulgate, mais cette dernière l’étoffe et renforce dès le début l’opposition entre le lignage de Gauvain et son nouvel ennemi, celui de Ban. Dans la Demanda portugaise, une Laide Demoiselle apparaît à la cour et demande que les chevaliers se soumettent à l’épreuve de l’épée : l’arme doit dénoncer par le sang celui qui commettra le plus de meurtres pendant la quête15. Tour à tour les chevaliers s’y soumettent et quand Gauvain l’empoigne, elle se met à saigner. Dans le Tristan, la signification de l’épée n’est donnée qu’après l’épreuve et le roi se soumet sans difficulté à l’avis général de la cour qui ne voit là qu’un enchantement mensonger : Et lors dient li cevalier au roi : « Sire, laissiés ester ceste parole, car ce que vous avés veü de l’espee n’est se encantemens non. – Or soit de par Dieu, fait li rois, puis qu’il vous plaist (t. VI, § 114, p. 276). Dans la post-Vulgate, la Laide Demoiselle dément cette interprétation : ce n’est pas un enchantement16, et Arthur maintient l’interdiction faite à son neveu de se lancer dans la quête du Graal. Dès lors, le lignage de Loth est mis à l’écart : Gauvain quitte la cour en solitaire et part seul, en secret, sans prêter serment comme les autres chevaliers. Dans la Vulgate et la quête tristanienne, Arthur se lamente de plus sur la perte de tous ses chevaliers ; ici, il renie et maudit pleinement son neveu tout en déplorant la perte du lignage de Ban. À Gaheriet, il dit en effet : Votre frère m’a tué, lui qui me prive de tous les bons chevaliers que j’avais auprès de moi. Gauvain n’est plus, dans sa bouche, son neveu ; il appartient désormais à un autre lignage qui lui nuit. Et Arthur d’ajouter que si, du moins, cette quête ne le séparait pas du lignage du roi Ban, il en serait bien moins malheureux17 ! La post-Vulgate insère ici un épisode unique parmi les diverses versions de la quête du Graal. Au lieu de partir sur-le-champ, les chevaliers passent une dernière nuit à Camaalot. L’auteur insiste fortement sur l’amour que le roi porte au lignage de Ban : il fait dormir Galaad dans sa propre chambre et le reste du lignage au plus près de lui car c’était, dit-il, le lignage qu’il aimait le mieux au monde18, contrairement à Gauvain qu’il maudit encore une fois. Plus que dans les autres versions de la Queste, la rivalité entre les lignages de Ban et de Gauvain est affirmée. Loin d’attendre la découverte des amours adultères de Lancelot et Guenièvre, l’auteur favorise d’emblée un thème récurrent et structurant de son œuvre. Le lignage de Ban représente ce que celui de Loth n’a pas su être : l’élu du Graal et le favori d’Arthur, s’attirant ainsi toutes les jalousies.
6Ainsi, dès le début du cycle, le lignage d’Arthur est condamné et responsable de sa propre perte. Le lien oncle-neveu, essentiel dans la société médiévale, est rompu : Gauvain s’est attiré la haine du roi qui souhaite ne jamais le voir revenir de la quête :
Hé ! Gauvain, maleoiz soiez tu ! Tous ces preudommes ay je perdu par t’esmuete. N’a si riche court en cest monde qui de leur compaignie ne fust honnouree. Tu m’as fait domage trop grant. Dommage t’aviengne en ceste Queste si merveilleux que tu n’en reviengnes ja ! (§ 362, p. 483)
7Bien plus, il travaille ouvertement à la destruction du royaume. La post-Vulgate rapporte une seconde entrevue entre la Laide Demoiselle et Gauvain. Ce dernier, parti en catimini de la cour, rencontre la demoiselle qui le met à nouveau en garde : Gauvain fera plus de mal en la Quête que Galaad n’accomplira de bien ; il ne vaut guère mieux que son demi-frère Mordred car il est né, comme lui, pour le malheur du royaume. La Laide Demoiselle nomme enfin quelques-unes des futures victimes de Gauvain : Baudemagus et son neveu Patridès, Erec et Yvain (§ 44, p. 59-60). Richard Trachsler analyse les mauvaises actions de Gauvain et de ses frères dans le Tristan en prose comme autant de tentatives pour retrouver leur espace vital d’avant l’intrusion du lignage de Ban et de Pellinor à la cour arthurienne19. L’auteur fait cependant ici la part belle aux crimes de Gauvain qui sont à la fois racontés au lecteur puis rapportés au roi. La mort de Baudemagus, rapidement mentionnée à la fin du Tristan20, est ainsi annoncée dans la Suite du Roman de Merlin21, accomplie pendant la Queste post-Vulgate22, puis portée à la connaissance de tous23. Au lieu de recomposer discrètement un univers chevaleresque à son image, Gauvain accélère la destruction du royaume d’Arthur et, partant, de son propre lignage.
8Malgré leur apparition, les fils d’Arthur ne parviennent guère à remplacer le lien oncle-neveu, ni à assurer la pérennité du lignage. La conception et la naissance de Mordred comme celle d’Artus le Petit sont illégitimes, fondées sur l’inceste ou le viol, et entraînent à chaque fois d’autres crimes. Mordred est en quelque sorte responsable du nouveau massacre des Innocents, tandis que la mère d’Artus meurt des mains de son propre père. Mordred et Artus ne survivent d’ailleurs pas à leur père ; le premier le trahit tandis que le second ne peut bénéficier de réelle protection. Arthur refuse clairement de reconnaître son fils : se je ne fas entendant au pueple que tu es mes filz, ne t’ayme je mie moins (§ 360, p. 479), lui déclare-t-il, avant de lui faire cette recommandation pleine de sous-entendus :
Ne commence ja bataille ne meslee vers le parenté le roy Ban, car ilz sont tuit trop bons chevaliers, et se tu en occioyes aucun par aventure et le parenté le savoit, nul ne te pourroit garantir, ne moy ne d’autres, qu’ils ne t’occissent (§ 360, p. 480).
9Le lignage de Ban l’a emporté sur toute la ligne : incapable d’assurer une descendance autre que bâtarde, en froid avec son propre lignage, Arthur avoue son impuissance à protéger son propre fils contre ceux de Ban. La concurrence est trop sévère pour Arthur qui se fait en quelque sorte voler le pouvoir, avant même la découverte des amours de Lancelot et Guenièvre et la trahison de Mordred. Ce lignage extérieur, venu de l’autre côté de la mer, prend d’abord la place affective des neveux du roi, avant de causer sa perte politique. C’est en effet le départ d’Arthur pour la Gaule, la terre de Ban, qui le mène à la catastrophe, au moment même où le lignage de Lancelot se souvient de son territoire et le reconquiert.
10Le lignage de Loth connaît par ailleurs de nombreux conflits internes, étrangers au cycle de la Vulgate où seule la Mort Artu témoigne des premières dissensions entre les frères au sujet de Lancelot. Ici, les fils de Loth forment immédiatement un nœud de vipères. Dès la Suite du Roman de Merlin, Agravain, jaloux de son frère Gaheriet, lui tend plusieurs embuscades et cherche à le tuer :
Tous li siecles, fait Agravains, ne le garantiroit que je ne ly coupasse le chief, car je ne poy onques nul homme du monde tant haïr comme je fais luy. (t. II, § 543, p. 518)
11Et si une couronne de roses désigne dans le même épisode Gaheriet comme la future fleur de la chevalerie, il est néanmoins destiné à tuer sa propre mère : Tu passasses de bonté et de valeur tous lez compaignons de la Table Ronde fors seulement. II., se ne fust la mort de ta mere que tu hasteras par ton pechié, et ce sera la chose qui plus abaissera ton pris (§ 533, p. 507), lui prédit un fou. La mort de la reine d’Orcanie, surprise dans les bras de Lamorat, est commune à la version longue du Tristan24 et à la Continuation de la Suite. La Queste post-Vulgate multiplie enfin les luttes intestines, quasi fratricides. Sans le savoir, Gauvain blesse ainsi à mort Mordred et Gaheriet qu’il devait pourtant défendre contre le premier. Les trois frères s’affrontent incognito avant la scène de reconnaissance qui n’apaise cependant pas toutes les rancœurs25. En apprenant l’identité de Mordred, Gaheriet regrette en effet qu’il ne soit pas mort et refuse désormais de le considérer comme son frère26. Tous trois trouvent ensuite refuge chez Morgue, le temps de soigner leurs blessures. L’auteur procède alors à une réécriture de la scène de la Mort Artu, où le roi découvre les peintures des amours de Lancelot et Guenièvre. Le privilège en revient ici aux trois frères pour, immédiatement, jeter entre eux une nouvelle pomme de discorde. Tandis que Morgue attise leur haine envers Lancelot et les pousse à tout révéler au roi, Gauvain et Gaheriet refusent. Mordred, lui, décide de dénoncer Lancelot et amorce les conflits de la Mort Artu, alors que la Quête du Graal n’est pas encore achevée.
12Le cycle de la post-Vulgate se fonde ainsi sur les haines et jalousies entre les différents lignages, voire sur des rivalités endogènes, lesquelles modifient le sens des événements tels que la Vulgate pouvait les raconter.
Mises en abyme et duplication des conflits lignagers
13Les conflits lignagers, dans ce cycle, n’épargnent en réalité personne : des protagonistes récurrents du monde arthurien aux apparitions secondaires et ponctuelles, tous sont concernés. L’œuvre se construit en effet autour d’un réseau de situations et de motifs qui, bien plus que la quête du Graal, fonde son unité. Les querelles endogènes ou exogènes des principaux lignages – ceux d’Arthur, de Loth, de Ban et de Pellinor – sont, au gré du récit, dupliquées et mises en abyme, saturant ainsi le tissu romanesque. Dans la Queste post-Vulgate, contrairement à la Queste del saint Graal, les hommes ne se distinguent plus selon leur appartenance à la chevalerie « terrienne » ou « célestielle », mais selon leur lignage.
14Le ressentiment qu’éprouvent Gauvain et ses frères envers le lignage de Ban se généralise. Le texte présente ainsi un épisode où, tour à tour, les cinq cousins de la Déserte puis trois frères défient Galaad et Bliobliéris par pure jalousie.
Et pour la grant chevalerie qu’ilz savoient en eulx, hayoient [les cinq cousins] de mortel haine le parenté le roy Ban pour ce qu’ils estoient plus amés et plus chier tenus du roy Artus que cilz n’estoient. (t. III, § 399, p. 18)
15C’est d’ailleurs uniquement au nom du lignage qu’ils souhaitent le combat : Oncques vostre parenté n’ayma le nostre, ne nous n’aymerons ja vous (§ 399, p. 19). La cohésion du lignage passe ici les règles de la chevalerie car leur appartenance commune à la Table Ronde n’empêche pas l’affrontement. La scène est ensuite reproduite à l’identique dans l’épisode des trois frères, eux aussi compagnons de la Table Ronde, et qui oncques n’avoyent aymé le parenté le roy Ban, et seulement par envie (§ 402, p. 24). Le Tristan en prose contient une scène analogue qui témoigne encore du caractère désormais obsolète des valeurs du monde arthurien. Toutefois, la version post-Vulgate de la Mort Artu prolonge jusqu’à la toute fin le thème de la haine du lignage de Ban, à travers un épisode original. Lors de la bataille de Salesbières, Artus le Petit provoque Bliobliéris en combat car, lui dit-il :
Puisque vous êtes du lignage de Ban, vous faites partie des ennemis du roi Arthur. À cause de ce lignage, tous ceux du royaume de Logres sont morts et réduits à néant, car il est responsable de la guerre ; pour cette raison, je suis votre ennemi mortel27.
16Pourtant, le conflit entre Arthur et Lancelot est, à ce stade du récit, réglé, et l’heure est maintenant à la défense du royaume de Logres contre Mordred. Bliobliéris s’est d’ailleurs mis en route dans cette intention, mais la vengeance familiale l’emporte sur la raison d’Etat. Ce sont bien les conflits lignagers, plus que les amours adultères, qui tuent, avec son fils, le royaume d’Arthur.
17Les histoires secondaires d’Yvain du Chesnel, d’Erec et du roi Lac amplifient ensuite ce thème. Au cours de la quête, Gauvain et Yvain du Chesnel parviennent au château où est enterré Lamorat. Ses habitants, en mémoire de Lamorat tué par Gauvain, en défendent l’entrée à toute la parenté du roi Arthur, sous peine de mort. Peu téméraire, Gauvain décide de passer son chemin et abandonne Yvain à une mort certaine. Ce dernier revendique haut et fort son appartenance au lignage d’Arthur : J’ay nom Yvain du Senel, et suis de l’ostel le roy Artus et de son lignage, déclare-t-il. Pour l’amour de celluy lignage recevrés vous mort hastive (t. II, § 131, p. 171), lui est-il répondu. Le nom d’Yvain du Chesnel est inconnu ailleurs et le personnage n’apparaît que pour mourir et souligner encore le thème majeur des luttes lignagères. Il génère surtout une série de conflits familiaux qui, tous, discréditent Gauvain et son lignage : la sœur d’Yvain ne souhaite en effet plus qu’une chose, venger son frère et dommager le parenté le roy Loth (§ 137, p. 178), bien qu’elle leur soit pourtant liée, appartenant elle-même au lignage d’Arthur ! Elle demande alors à Patridès, neveu de Baudemagus, de combattre Gauvain. Mais celui-ci sort vainqueur, tue Patridès, et encourt désormais la colère de Baudemagus. Une vengeance en entraîne une autre, dans une spirale infernale où le lignage de Loth est toujours impliqué, mais qui, immanquablement, remonte à Arthur, finalement responsable des querelles et des conflits qui menacent son propre lignage. La Queste post-Vulagte raconte la destruction interne de toutes les familles, sans exception possible. L’histoire tragique d’Erec et du roi Lac illustre parfaitement le phénomène. Le père d’Erec a en effet été assassiné par ses neveux qui, au moment du récit, séquestrent sa fille, dans l’espoir d’attirer Erec et de le tuer. Erec, qui ne ment jamais, a autrefois accordé un don en blanc à une demoiselle qui le lui réclame aujourd’hui. Mais celle-ci le mène au château de ses cousins et lui réclame la tête de sa sœur ; alors, pour ne pas mentir de covenant, malgré les supplications de l’assemblée, il décapite sa sœur. Chaque famille porte ainsi en elle sa propre perte et appartenir à un lignage, comme Yvain ou la sœur d’Erec, revient finalement à être condamné à mort. Si Gauvain et ses frères tiennent le devant de la scène, les autres lignages – sauf celui de Ban – ne valent guère mieux et se transforment aussi en nids de vipères.
18L’histoire de la beste glatissant offre enfin, à toutes ses étapes, une mise en abyme du thème de la destruction interne des lignages. Dans la Suite du Roman de Merlin, la conception incestueuse de Mordred et le songe prémonitoire d’Arthur sont immédiatement suivis de l’apparition de la beste, pourchassée par Pellinor. Or la beste glatissant porte en elle, comme Arthur, une engeance mortelle et, comme Mordred, elle est le fruit de l’inceste entre un frère et une sœur. Deux manuscrits28 rapportent l’histoire de la naissance de la bête : la fille du roi Ypomenes, amoureuse de son frère, se laisse séduire par le diable en échange de ses services. Peu à peu, elle n’éprouve plus que haine pour son frère, et sur les conseils du diable, l’accuse de viol. Le roi fait emprisonner son fils et laisse à sa fille le choix du châtiment : il sera livré aux chiens. Supplicié, le fils révèle qu’une créature est à naître du commerce de sa sœur et du diable :
« An scemblance d’une beste la plus diverse qui onques fust veue. Et por ce que tu as chiens as livree ma char, ajoute-t-il, avra celle beste chiens en son ventre qui toutes voies iront glatissant en memoire et en reproches des bestes a cui tu me fais livrer29. »
19Certes, l’auteur de la Suite du Roman de Merlin n’a peut-être pas eu connaissance de ce récit et il ne faudrait pas interpréter trop rapidement le début de ce texte comme une exploitation heureuse de la naissance de la bête. Il a pu en revanche l’inspirer et, en regard du cycle complet, le surgissement de la bête sous les yeux d’Arthur n’a plus rien de fortuit. Dans les deux cas, les lignages d’Arthur et d’Ypomenes sont doublement corrompus, d’abord par l’inceste – réel ou supposé –, ensuite par les conséquences destructrices de cet inceste : Mordred ruine le royaume de son père, la fille d’Ypomenes anéantit sa famille en faisant mourir son frère puis en réduisant sa descendance à une bête monstrueuse. Ce récit contient encore un curieux détail : le frère dévoré se nomme en effet Galaad, comme le Bon Chevalier qui, seul, viendra à bout de la bête. On peut alors voir en lui une image sacrificielle du Christ, en opposition à l’horreur de l’inceste, du fratricide et au diable. Dans le contexte de l’œuvre, Galaad est aussi l’ultime représentant du lignage de Ban et associer son nom à une lignée aussi infamante que celle d’Ypomenes, c’est peut-être suggérer que ce lignage qui, seul, semble à l’abri des destructions internes, pourrait aussi être concerné.
20L’histoire de la beste glatissant trouve encore en amont, dans la Queste post-Vulgate, plusieurs échos. Souvenons-nous d’Erec, poussé à tuer sa propre sœur et qui, ensuite, se trouve paralysé à la Fontaine de la Vierge. Le lieu doit son nom à la fille du roi Nascor que son frère, sous influence diabolique, tenta aussi de violer, au temps d’Uterpendragon. Grâce à sa prière, le diable quitte le corps de son frère et le laisse mort. Dans les trois récits, les relations frère-sœur se fondent sur des actes prohibés ou criminels qui nuisent à la famille et développent pleinement le thème des lignages maudits menés, de l’intérieur, à leur perte.
21D’une manière générale, le cycle de la post-Vulgate, et particulièrement la Queste, met en scène trois conflits lignagers principaux – entre ceux de Loth et Pellinor, entre ceux de Loth et de Ban, interne enfin à celui d’Arthur et de Loth –, lesquels sont mis en abyme dans des récits secondaires. Ceux-ci y trouvent leur raison d’être en développant un thème majeur de l’œuvre qui réoriente notre vision de l’univers arthurien. Nul n’échappe aux haines et conflits lignagers dans ce cercle vicieux où un crime en entraîne, ou en rappelle, systématiquement un autre. Dès lors, loin du Graal et des préoccupations de la Vulgate, ce nouveau cycle fonderait sa ligne directrice sur ce thème, trouvant de la sorte une cohérence qui pourrait bien légitimer son existence. Même s’il partage certains aspects avec le Tristan, il se distingue en cela de lui et apporte peut-être ainsi un argument nouveau en faveur de l’antériorité de la Queste post-Vulgate sur les versions aujourd’hui conservées du Tristan, lesquelles reprendraient ce thème de façon éclatée et ponctuelle.
Vers une vision tragique de la chevalerie et du roman arthurien
22D’un point de vue sociologique, ces crimes et querelles sont peut-être l’écho d’une situation concrète, où le poids du lignage commencerait à être lourd. Roland Carron note en effet que le xiiie siècle favorisa une certaine forme d’individualisme, à une époque où la famille restreinte semble avoir pris plus d’autonomie par rapport au lignage30. Vers 1200, le rapport oncle-neveu aurait ainsi eu tendance à céder la place à un rapport père-fils. Ce serait une erreur de lire une œuvre littéraire fragmentaire sur ces constats mais l’état critique des relations entre les personnages suggère peut-être une situation proche de celle que décrit l’historien.
23De façon plus certaine, le cycle de la post-Vulgate dénote une vision tragique d’un monde qui court à sa perte et porte, au plus profond de lui, la responsabilité de cette perte. L’hybris des personnages, aveuglés comme Gauvain, Artus le Petit ou les cousins de la Déserte par la vengeance au nom du lignage, les empêche de penser à la raison du royaume et de la Table Ronde. Le lignage d’Arthur porte en lui, dès les premières lignes, une malédiction qu’il propage malgré lui à tout son entourage, proche ou lointain.
24En ce sens, l’œuvre semble renouer avec la tradition épique, où les héros mènent parfois des combats sans fin au nom du lignage, et où les femmes, comme ici, n’ont guère leur place. La post-Vulgate s’éloigne manifestement de l’idéal amoureux et chevaleresque des romans : les aventures n’ont rien de féminin, et l’amour courtois, cher aux auteurs du Tristan et du Lancelot, cède la place à l’inceste et au fratricide. Mais ne nous méprenons pas, l’apparence possible d’un retour à la chanson de geste est une illusion. Les personnages épiques se battent aussi pour la terre et pour leurs biens, ici les guerres sont intestines et l’on se bat à peine pour l’honneur.
25En fait, la destruction des lignages renvoie davantage à la mort du roman arthurien. Dans ce cycle, les valeurs et les motifs narratifs traditionnels, « ficelles » habituelles des récits arthuriens, fonctionnent peu ou mal. Ainsi, le don contraignant ne sert plus à prouver la valeur d’un personnage, comme par exemple au début du Bel Inconnu31, mais entraîne la mort absurde de la sœur d’Erec. D’ailleurs, la demoiselle même qui l’avait exigé d’Erec condamne aussitôt le geste du chevalier et remet ainsi en cause un motif-clé du roman arthurien :
« Tu me blasmes de desloyaulté, mais certes je n’en fais pas tant a blasmer com tu fais, car certes se tu ne feusses plus desloyal que autre chevalier, ja ainsi n’eusses ta seur occise pour une seule parole que tu m’avoyes acreantee. » (t. II, § 295, p. 404)
26Le don contraignant sert à dénoncer un univers sclérosé où les valeurs de la courtoisie et de la Table Ronde sont tombées en désuétude. Au lieu de s’entr’aider, les chevaliers bafouent sans arrêt la règle fondamentale qui leur interdit de se battre entre eux, et lui préfèrent la loi du lignage. La post-Vulgate oscille entre une volonté de renouvellement du cycle et l’évidence d’un renouvellement cependant impossible. Pour sortir de l’impasse qu’est devenu le roman arthurien, la seule solution consiste à faire mourir les personnages, leur lignage, leur descendance et leurs valeurs. À la différence du cycle de la Vulgate, où ce projet n’apparaît que dans la Mort Artu, il s’inscrit ici dans les premières lignes. Car les issues suggérées au fil des pages n’en sont pas et les nouveaux personnages, tel Yvain du Chesnel, n’apparaissent que pour combattre un lignage ou pour mourir à leur tour.
27Malgré sa composition parcellaire et ses relations de parenté complexes avec le Tristan en prose et le Lancelot-Graal, le cycle de la post-Vulgate possède une identité propre que le thème du lignage aide à dégager et à comprendre. Centré dès le début sur les querelles et la destruction interne des lignages, il en fait la ligne de force de sa trame narrative jusque dans les récits apparemment les plus secondaires. Placés au cœur de la fiction, les conflits lignagers sont finalement représentatifs d’un double phénomène où la sclérose des lignages correspond à celle des romans et cycles du Graal, manifestement arrivés à leur terme.
Notes de bas de page
1 La version post-Vulgate de la Queste del Saint Graal et de la Mort Artu. Troisième partie du Roman du Graal, publiée par Fanni Bogdanow, Paris, SATF, 1991-1994.
2 Ibid., t. I, p. 31.
3 Version dite courte, établie d’après le manuscrit BnF fr. 757, dont la plus grande partie vient d’être éditée : Le Roman de Tristan en prose, publié sous la direction de Philippe Ménard, Paris, Champion, t. I, 1997, t. II, 1999, t. III, 2000, t. IV, 2003, t. V à paraître.
4 Le Roman de Tristan en prose, publié sous la direction de Philippe Ménard, 9 vol., Genève, Droz, 1987-1997.
5 F. Bogdanow, op. cit., t. I, p. 22 et p. 37.
6 Emmanuèle Baumgartner, Le « Tristan en prose ». Essai d’interprétation d’un roman médiéval, Genève, Droz, 1975, p. 52. Selon Fanni Bogdanow, si la Queste post-Vulgate « partage de nombreux épisodes avec la Queste tristanienne, c’est qu’elle fut incorporée dans la deuxième version du Tristan en prose, mais sous une forme partielle et en partie remaniée. La Demanda portugaise et les fragments de l’original français retrouvés dans les manuscrits non-tristaniens […] représentent [donc] plus fidèlement la Queste post-Vulgate. Celle-ci, ainsi reconstruite, […] s’avère comme une réécriture habile de la Vulgate destinée à former une partie intégrante du Roman du Graal post-Vulgate. », op. cit., p. 44. F. Bogdanow rejette ainsi l’hypothèse selon laquelle « le rédacteur de la Queste Tr. II, désireux d’étoffer la Queste Tr. I, a [urait] exploité simultanément la Queste post-Vulgate et la Queste Vulgate » et affirme qu’« on ne saurait […] invoquer l’utilisation de thèmes tristaniens comme un argument en faveur de la priorité de la Queste Tr. II. Au contraire, c’est très probablement parce que la Queste post-Vulgate a développé des données tristaniennes que le rédacteur de Tr. II s’est décidé à l’exploiter à ses fins », p. 81-82.
7 Cela ne compromet cependant pas la démarche engagée. Colette-Anne Van Coolput-Storms conclut d’ailleurs ainsi une minutieuse comparaison entre les versions tristaniennes et post-Vulgate de la Queste : « Les rapprochements que nous avons effectués font encore comprendre qu’en définitive, il n’est pas indispensable de savoir laquelle de ces deux œuvres a inventé, recopié, éventuellement en l’adaptant, tel ou tel passage précis. Le caractère propre de chaque texte peut se dégager de la simple comparaison », Aventures querant et le sens du monde, Louvain, Leuven University Press, 1996, p. 149.
8 F. Bogdanow affirme : « des manuscrits du roman entier ont dû circuler au Moyen Âge dans la péninsule ibérique puisque c’est là que peu de temps après sa composition la Post-Vulgate fut traduite du français au galaïco-portugais, et du portugais en espagnol », op. cit., p. 24.
9 F. Bogdanow rassemble ainsi les sources françaises : « le Tristan en prose […], les manuscrits d’Oxford, Rawlinson D 874, de Genève, Bodmer 105, de Bologne, Archivio di Stato, fragment français 1, 7 et 7 bis, et de Paris, BnF fr. 112, 116, 340 et 343 », ibid., p. 30.
10 La Suite du Roman de Merlin, Genève, Droz, 2 vol., 1996. Sur les relations entre la Suite du Roman de Merlin et le Tristan en prose, voir l’article de Gilles Roussineau, « Remarques sur les relations entre la Suite du Roman de Merlin et sa Continuation et le Tristan en prose », Miscellanea Mediaevalia, Mélanges en l’honneur de Philippe Ménard, t. II, Paris, Champion, p. 1149-1162. L’auteur y défend l’antériorité du Tristan sur la Suite du Roman de Merlin, mais note que les deux œuvres ont été rédigées dans la même période, entre 1235 et 1240, et conclut : « Durant ce laps de temps, les échanges entre les deux copistes des deux œuvres, qui étaient presque contemporaines, ont dû être facilités et l’on peut raisonnablement présumer que les interpolations dont la version V. I porte la trace ont été pratiquées à date ancienne », p. 1162.
11 La Suite du Roman de Merlin, op. cit., § 1-3, p. 1-2.
12 La Folie Lancelot. A hitherto unidentified portion of the « Suite du Merlin » contained in mss BN fr. 112 and 12599, éd. Fanni Bogdanow, Tübingen, 1965 (Beihefte zur Zeitschrift für romanische Philologie, 109).
13 La Folie Lancelot, p. 76-81 ; Le Roman de Tristan en prose, op. cit., t. II, § 44-49, p. 128-138.
14 Voir notre article « L’apprentissage de Gauvain dans la Suite du Roman de Merlin », Denis Hüe et Christine Ferlampin-Acher, dir., Enfances arthuriennes, Orléans, Paradigme, 2006, p. 217-236.
15 « Sabede que esta spada, que ora veedes tam fremossa e tam linpa, sera toda tinta de sangue caente e vermelho, tanto que a tever na maão aquel que fara a maravilha de matar cavalleiros, ca elle fez em esta demanda mais que outrem », La version post-Vulgate, op. cit., t. II, § 30, p. 43.
16 « Entam dise a donzella : – Esto nom he encantamento, asi me Deus ajude, ante direita verdade. E, par Deus ! se hides, tam gram dapno se fara, que vos nom no poderedes cobrar, nem rei Artur, que aqui see », ibid., t. II § 31, p. 44.
17 Notre traduction du texte portugais : « Gaariet, morto me ha vosso irmaão, que me tolheo tantos home ? s bo ? s como avia enminha casa. E ao meeos se me ficasse o linhagem de rei Ban, nom averia tam gram pessar », ibid., § 38, p. 51.
18 « Ca este era o linhagem do mundo que mais amava », ibid., § 37, p. 51 (notre traduction).
19 Richard Trachsler, Clôtures du récit arthurien. Études et textes, Genève, Droz, 1996, p. 181-186.
20 Le Roman de Tristan en prose, op. cit., t. IX, § 143, p. 285.
21 La Suite du Roman de Merlin, op. cit., t. I, § 166, p. 127.
22 La version post-Vulgate, op. cit., t. II, § 269, p. 375-376.
23 Ibid., § 362, p. 482.
24 Le Roman de Tristan en prose, op. cit., t. IV, § 144-145, p. 231-234.
25 La version post-Vulgate, op. cit., t. II, § 254-259, p. 359-365.
26 « Maldita seja a ora, disse Gaeriet, que ell nom foy morto, qua muito o mereceo bem, e ssabede que eu aquelle que, des ojemais, nom no quaterey por hirmaão, polla deslealdade que lhe oje vy fazer », ibid., § 258, p. 364.
27 « Vos sodes dos enmigos de rey Artur, ca vos sodes da linhagem de rey Ban. Por aquela linghagem so ? mortos e destroydos todolos do reyno de Logres, ca eles começarom a guerra, e por esto soo vosso ? emigo mortal », ibid., t. II, § 674, p. 461 (notre traduction).
28 BnF fr. 112 et BnF fr. 24400, édité pour l’épisode qui nous intéresse par Anne Labia, « La naissance de la Bête Glatissante d’après le ms. BnF fr. 24400 », Médiévales, Saint-Denis, n° 6, 1984, p. 37-47.
29 La version post-Vulgate, op. cit., t. III, § 608, p. 364. Fanni Bogdanow donne la version du manuscrit 112, proche de celui du 24400.
30 Roland Carron, Enfant et parenté dans la France Médiévale (xe-xie siècle), Genève, Droz, 1989, p. 10 et p. 28.
31 Renaut de Beaujeu, Le Bel Inconnu, Paris, Champion, 1983, v. 210-246.
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