La couleur de l’ombre
p. 169-177
Texte intégral
1Au cours des dernières années, la notion d’ombre a été puissamment éclairée, si j’ose dire, par nombre de savantes et précieuses études1. On a dit la fascination qu’elle exerce, l’inquiétude qu’elle produit, la complexité de son rapport à la clarté ; on s’est interrogé sur la place que lui réservent tant l’optique que la philosophie, tant les arts visuels (et la littérature) que les théories de la représentation. En retraçant son histoire, on a insisté à juste titre sur sa remarquable ambivalence : car si, d’une part, « la pensée occidentale est dominée par l’équivalence qu’elle établit entre la lumière, la vérité et la beauté, et par une répugnance corrélative envers tout ce qui porte la marque de l’obscur2 », l’homme ne pouvant en somme accéder à la connaissance qu’en se détournant des ombres de la Caverne, il est patent d’autre part que de l’ombre sont nées d’innombrables rêveries, et bien des découvertes scientifiques. Autant l’ombre a pu paraître suspecte, autant elle s’est révélée féconde. Dans l’Antiquité païenne, pour ne prendre que ces exemples, les atomistes se méfient de son immatérialité supposée (comme les platoniciens, à l’inverse, de sa matérialité excessive qui vient perturber la lumière) ; mais sans elle, à en croire Pline, il n’y aurait point d’art de peindre. Quant aux chrétiens, ils la réputent tantôt diabolique, tantôt divine ; on sait les débats suscités, autour de l’Évangile de Luc et de sa traduction latine (1, 26-38), par la formule : « L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te obumbrabit. »3 Mon propos, fort limité – et borné à la Renaissance –, n’est pas de revenir sur ces redoutables et passionnantes questions, mais d’en isoler une, qui peut paraître marginale et reste relativement négligée : de cette ombre, réputée intermédiaire entre lumière et matière, quelle est la couleur ?
2Pour beaucoup d’Anciens et de Médiévaux, pareille question n’a pas grand sens. Chez Platon, si l’ombre et la couleur sont l’une et l’autre très présentes – cette dernière dans le Ménon et le Timée4 –, elles ne se rencontrent pas. Chez Aristote non plus, pour des raisons que l’on peut tirer du Traité de l’âme : « La couleur, c’est ce qui est à la surface du visible par soi : et quand je dis “par soi”, j’entends non pas ce qui est visible par son essence, mais ce qui est visible parce qu’il contient en lui-même la cause de sa visibilité [...] La couleur n’est pas visible sans le secours de la lumière, et c’est seulement dans la lumière que la couleur de tout objet est perçue5. » Dès lors, pour qui définit l’ombre comme privation de lumière, la question de sa couleur perd toute pertinence. Impertinente, elle l’est aussi au Moyen Âge : un Roger Bacon, par exemple, si élaborée que puisse être sa théorie de la lumière, n’associe pas davantage les deux termes qui m’occupent. Et dans l’art médiéval, non plus que dans le Purgatoire de Dante, point d’ombres colorées ; les ombres comme telles demeurent suspectes, on ne se soucie guère de leurs projections ; de leur côté les couleurs, classées et hiérarchisées, restent prisonnières d’une symbolique.
3Dans le domaine de la peinture, c’est à la Renaissance, au cours des siècles qui séparent Cennino Cennini de Giordano Bruno, que l’ombre a conquis droit de cité. Mieux : qu’elle s’est révélée féconde, voire primordiale, qu’elle a structuré la représentation des corps, et qu’elle s’est dotée d’un coloris. L’entre-deux qu’était l’ombre (entre lumière et obscurité) a rencontré l’entre-deux qu’était la couleur (entre lumière et matière).
Cennino Cennini
4L’évolution, bien entendu, s’est effectuée par étapes. On peut résumer ainsi les deux premières : au xive siècle, l’ombre intégrée est « un élément essentiel en vue de la réalisation du “relief” des figures » ; mais par la suite, « avec Masaccio, et grâce à l’effort théorique de Léonard de Vinci et de Dürer, l’ombre portée devint l’apanage de la peinture perspective et la preuve de la “réalité” de tout corps interceptant une source de lumière6 ». Ou, pour le dire de manière à peine moins rapide : l’ombre sur le corps peint a d’abord été conçue comme une annexe du dessin, comme un type particulier de contour, comme une « skiagraphie » donnant l’illusion du volume, grâce au contraste entre parties sombres et parties lumineuses ; sa fonction n’était alors qu’ancillaire, ainsi qu’on le constate chez nombre de peintres du Trecento. Mais lorsque la Renaissance a revalorisé le corporel, l’ombre est apparue comme un attribut essentiel de ce corps remis en honneur ; dans un espace homogène, des sources lumineuses se sont mises à projeter des ombres du côté opposé, tandis que parallèlement se développait la perspective linéaire. Dès lors, il a fallu s’interroger non seulement sur le tracé de ces projections, mais aussi sur la couleur de ces ombres, qu’un peu de peinture noire ne suffit pas à figurer.
5Ces nouveaux problèmes, on les voit timidement apparaître dans le Libro dell’arte de Cennino Cennini (1437). Nul doute que l’auteur, comme l’ont noté les historiens de l’art, ne soit quelque peu en retard sur son temps, et que ses propos ne reflètent plutôt la pratique du xive siècle ; les ombres portées ne l’intéressent guère. Mais à l’ombre « intégrée », dont il enseigne la technique au peintre débutant, il prête beaucoup d’attention, parce qu’elle sert à donner du relief. Or, en exposant avec minutie certaines recettes d’atelier – pas toutes, il en est de secrètes ! –, Cennini révèle au moins deux choses. D’une part, qu’il faut utiliser des teintes claires pour rendre les parties saillantes, et des teintes sombres pour rendre les parties creuses (« Augmente tes traits peu à peu, en revenant souvent pour faire les ombres. Et plus tu veux obscurcir les ombres tout au long des bords, plus tu dois revenir souvent ; sur les reliefs, au contraire, reviens peu », ou encore : « Ombre un peu le dessous de la lèvre supérieure, qui doit être un peu plus sombre que la lèvre inférieure7 »). Poussée à l’extrême, pareille règle conduit à l’utilisation du blanc pour les pointes, du noir pour les trous. Mais, d’autre part, il s’en faut de beaucoup que toute ombre soit noire ; en expliquant les rapports de la chair et de l’ombre, Cennini montre qu’une même couleur, plus ou moins dense, peut servir à représenter l’une et l’autre. Un fresquiste se propose-t-il de peindre la chair d’un jeune visage, par exemple celui de la Vierge ? Avant de mettre sur ce visage et sur les mains l’incarnazione, c’est-à-dire la couleur chair, avant de poser un peu de rose sur les lèvres et les joues, il importe d’utiliser « de la terre verte bien liquide » pour « ombrer sous le menton », pour retoucher « sous la lèvre et sur les côtés de la bouche, sous le nez, de côté, sous les sourcils, particulièrement vers le nez, un peu au coin de l’œil, vers les oreilles », et de « bien refermer tous les contours, le nez, les yeux, les lèvres, les oreilles, avec du verdaccio ». Qu’est-ce que le verdaccio ? De cette précieuse et énigmatique couleur, nous saurons seulement qu’elle comporte « une part de noir et deux d’ocre » ; mais nous aurons appris qu’elle sert à colorer aussi bien les ombres que la chair. En d’autres termes, l’ombre n’est noire que dans les cas extrêmes ; sur un visage, sa couleur « n’est en réalité que l’incarnazione, la couleur-chair, dans son état le moins dilué8 ».
Leon Battista Alberti
6Si le Libro dell’arte récapitule des pratiques déjà « dépassées », le De Pictura d’Alberti – bien qu’il lui soit de deux ans antérieur – théorise et innove ; il passe aujourd’hui, rétrospectivement, pour un manifeste de la peinture moderne. Nul doute qu’il ne le soit. Pourtant, du point de vue adopté ici, il demeure assez timide : si Alberti traite assurément de l’ombre, ce n’est pas vraiment de l’ombre portée ; s’il traite abondamment de la couleur et de son rapport à l’éclairage, la couleur de l’ombre elle-même reste chez lui encore dans l’ombre.
7Du premier des trois livres que comporte l’ouvrage, retenons au moins trois choses. Premièrement, l’idée que la couleur est fonction de la lumière :
Il est évident que les couleurs sont modifiées par les lumières, puisque aucune couleur ne reste identique pour le regard selon qu’elle est placée dans l’ombre ou sous les rayons lumineux. En effet, l’ombre fait paraître une couleur obscure, tandis que la lumière la fait paraître claire et ouverte. Les philosophes disent qu’on ne peut rien voir qui ne soit revêtu de lumière et de couleur. C’est pourquoi il existe entre les couleurs et les lumières une très grande parenté qui permet de voir ; l’importance de cette parenté, on la comprend en constatant que, si la lumière meurt, les couleurs meurent aussi, et qui si une seule lumière revient, les couleurs reviennent aussi en même temps que la force des lumières (I, 9)9.
8De cette idée apparemment banale en découle une autre, celle de l’altération de la couleur par l’ombre. Je résume : de même que le monde se compose de quatre éléments, de même la palette du peintre comporte quatre couleurs génériques ; au feu correspond le rouge, à l’air le bleu ciel ou bleu pers, à l’eau le vert, à la terre le cendré. Dans ces quatre genres se rangent d’innombrables espèces, « selon la quantité de blanc et de noir que l’on ajoute » ; ajouter du blanc au rouge, par exemple, c’est créer un nouveau rouge, non une couleur générique nouvelle. Quant à la couleur noire, qui à l’instar du blanc n’est pas à proprement parler une couleur mais un « modificateur de couleur », elle « possède une force tout à fait semblable, car un ajout de noir fait naître de nombreuses espèces de couleurs, ce que rend bien manifeste l’altération de la couleur par l’ombre : si la clarté et la blancheur de la couleur viennent à manquer quand l’ombre augmente, en revanche elle s’éclaircit et devient d’un blanc plus pur quand la lumière s’accroît (I, 10).
9En troisième lieu, étudiant les divers effets des diverses lumières – astres, lampes, feu, qui produisent des ombres de taille différente –, Alberti ébauche un discours sur l’ombre qui doit d’abord éveiller notre attention, avant de nous décevoir un peu :
L’ombre advient quand les rayons des lumières sont interceptés. Les rayons interceptés ou bien sont déviés ou bien sont ramenés sur eux-mêmes. Ils sont déviés de la même manière que les rayons du soleil lorsqu’ils s’élancent depuis la surface de l’eau jusqu’aux poutres du plafond ; et toute flexion des rayons s’effectue suivant des angles égaux entre eux, comme le montrent les mathématiciens. [...] Les rayons déviés s’imprègnent de la couleur qu’ils ont trouvée sur la surface qui les dévie. Nous voyons cela se produire quand le visage de ceux qui se promènent dans les prés apparaît légèrement teinté de vert (I, 11).
10Qu’en est-il de l’ombre portée ? Nous n’en saurons pas plus, l’auteur réservant son intérêt au phénomène de la réflexion, c’est-à-dire aux « rayons déviés » ; s’il note bien leur coloration par le corps interposé, il reste muet sur les zones ombreuses.
11Dans le livre suivant, où sont exposées les trois parties de l’art de peindre, l’espoir renaît : après la « circonscription », ou définition des contours, et la « composition », ou agencement des différentes parties de peinture, Alberti traite en effet de « la réception des lumières », c’est-à-dire de la théorie et de la pratique des couleurs, des lumières et des ombres. Lesquelles, cette fois, sont expressément mentionnées comme des projections : « Il faut enfin observer comment, du côté opposé, les ombres répondent toujours aux lumières, si bien qu’il n’est aucun corps présentant une surface éclairée par la lumière en lequel tu ne trouves des surfaces opposées recouvertes d’ombres » (II, 46). On s’attendrait donc à des considérations inédites, d’autant qu’Alberti s’exprime ici avec une vigueur particulière : « Je considérerai comme nul ou médiocre le peintre qui ne comprendrait pas parfaitement la force que détiennent toute ombre et toute lumière sur chaque surface. » (ibid.) Or le discours albertien, tout entier orienté par le souci du relief – de la représentation en deux dimensions d’objets qui en comptent trois –, ne paraît déboucher que sur un éloge de l’« équilibre du noir et du blanc » :
À leur degré le plus élevé, le métier et l’art consistent à disposer le blanc et le noir seulement, et c’est à la juste mise en place de ces deux-là qu’il faut consacrer tout son talent et tous ses soins. Car de même que la déclinaison des lumières et de l’ombre a pour effet qu’ici les surfaces se gonflent, qu’ailleurs elles se creusent, suivant l’inclinaison et la saillie plus ou moins grande de chaque partie, de même l’arrangement harmonieux du blanc et du noir produit ce résultat qui valait des éloges au peintre athénien Nicias – et qu’un homme de l’art doit désirer avant tout : à savoir, que les choses qu’il a peintes donnent au plus haut point l’impression du relief (I, 46).
12Dès lors, faut-il en rester à l’idée que les lumières s’imitent avec du blanc et les ombres avec du noir ? Pas tout à fait, car dans l’usage de ces non-couleurs qui modifient les couleurs, Alberti réclame de la « délicatesse » et de la « parcimonie » ; il se montre au demeurant fort attentif aux dégradés chromatiques, surtout sur les surfaces non planes. Selon lui, de même que le blanc est réservé à l’extrême splendeur, le noir ne s’emploie que pour « une nuit extrêmement ténébreuse » (II, 47). S’agit-il, par exemple, de peindre un manteau noir ? « Nous prendrons [...] un autre genre extrême, qui ne soit pas trop éloigné de l’ombre : telle la couleur d’une mer profonde et noirâtre. » (ibid.) Noirâtre ici, brune ailleurs10, l’ombre est en somme, pour Alberti, du noir point tout à fait noir.
Léonard de Vinci
13S’il n’est certes pas le premier à affronter l’ombre « corps à corps11 », Léonard est à la Renaissance celui qui marque le mieux son importance primordiale, sans la réduire à la skiagraphie ni la confondre avec les ténèbres. Dans ses écrits et son œuvre peint, le grand artiste-théoricien l’étudie à la fois comme forme-dessin et comme forme-couleur : du premier point de vue, « l’ombre est la manifestation, par les corps, de leurs formes » ; du second, elle « peut être infiniment obscure ou montrer une infinité de nuances vers le clair12 ». De ce fait même, Léonard renonce aux vieilles recettes, à l’usage codifié des gradations (teintes claires pour les objets éclairés, sombres pour les parties ombreuses, mixtes pour les transitions) ; il n’entonne pas davantage l’habituel hymne à la lumière, cher aux néoplatoniciens. C’est en naturaliste qu’il observe tout, notamment l’atmosphère, l’eau et les ombres ; et parmi celles-ci, la shade comme les shadows, pour reprendre une distinction anglaise qu’Italiens et Français ont méconnue. Dans le Traité de peinture, l’annonce du plan est éloquente : après avoir formulé une définition traditionnelle (« l’ombre est privation de lumière ») et une remarque quasi révolutionnaire (« les ombres sont indispensables pour la perspective »), l’auteur envisage un premier livre sur les rapports ombre-lumière, un deuxième sur les ombres primaires (les ombres « ont des valeurs différentes, car elles sont causées par l’absence de rayons lumineux d’intensité différente, et je les appelle ombres primaires »), un troisième sur les « ombres dérivées », issues d’autres ombres et constituées de « rayons d’ombre qui vont se dilatant dans l’air », un quatrième sur les effets variés qu’elles produisent sur un obstacle, un cinquième sur les reflets modifiant l’ombre dérivée, un sixième sur les rayons réfléchis qui altèrent l’ombre primaire, un septième sur les « différentes distances entre l’origine et le point d’impact du rayon réfléchi », et sur « la variété des reflets colorés qu’il projette sur le corps opaque13 ».
14Dans le projet léonardien, il s’agit toujours de veiller au relief, considéré comme « l’âme de la peinture14 » ; il s’agit toujours de considérer l’ombre comme participant « de la nature des ténèbres » ; mais cette ombre n’est plus ancillaire. Elle apparaît même « plus puissante que la lumière, parce qu’elle l’empêche et prive entièrement les corps de clarté, alors que la clarté ne parvient jamais tout à fait à chasser l’ombre des corps, c’est-à-dire des corps opaques » (Carnets, p. 246). Ainsi revalorisée, l’ombre ne peut être représentée schématiquement, avec des contours nettement définis, sous peine de produire l’effet « ligneux » que Léonard abhorre et qu’il évacue grâce au sfumato. Elle a une couleur, qui varie avec la distance, qui connaît des transitions, qui comporte bien des degrés, dont les ténèbres apparaissent comme le premier et la lumière comme l’ultime : « Donc, ô peintre, tu feras ton ombre plus obscure près de sa cause ; et à la fin elle se convertira en lumière, de telle sorte qu’elle semblera infinie » (ibid.). Tout débutant doit apprendre que si l’ombre s’oppose à la lumière, elles interagissent, et que d’une manière générale
il y a beaucoup plus de savoir et de difficulté dans l’ombre des peintures que dans leurs contours, et la preuve en est administrée par le fait que les contours peuvent être élucidés au moyen de voiles et de vitres plates posés entre l’œil et l’objet à retracer, mais ce procédé ne peut s’employer pour les ombres, à cause du caractère insaisissable de leurs limites, qui sont le plus souvent fondues (Traité, p. 266).
15Mais Léonard va bien plus loin et se montre fort précis. Premièrement, note-t-il, il ne faut pas confondre ombre et tache : celle-ci est durable, celle-là transitoire ; un vase blanc taché de gris doit apparaître bicolore, alors qu’un vase blanc ombré reste dans la monochromie... Deuxièmement, comme on l’a vu, il y a ombre et ombre : on ne confondra pas l’ombre primaire, attachée par exemple à une sphère éclairée, avec les ombres secondaires projetées derrière elle (Carnets, II, p. 246). Troisièmement, une profonde affinité existe entre la projection de l’ombre et la perspective – ou, pour mieux dire, les diverses sortes de perspective que distingue Léonard : à côté de la perspective linéaire et de la perspective « de la diminution », il réserve en effet une place à la « perspective de la couleur », puisque la coloration se modifie elle aussi à mesure qu’augmente l’éloignement. L’idée directrice, là encore, est que sans les ombres, « on comprend mal les corps opaques et les volumes et la manière de remplir les contours ; et les contours eux-mêmes seraient peu clairs s’ils ne détachaient le corps sur un champ de couleurs différentes de la sienne ». Mais autant le principe est simple, autant est complexe sa mise en œuvre : les ombres primaires doivent modeler les volumes, les cônes d’ombre les situer dans la profondeur de l’espace, divers reflets modifier les ombres tant primaires que dérivées. Le tout, de préférence, sous un éclairage naturel, qui fait ressortir le relief et confère de la grâce (« sinon les ombres sont absorbées et les objets semblent tachés »).
16Quatrièmement, voici le point pour nous décisif : les ombres ont une couleur, qui est tantôt celle qu’elles donnent, tantôt celle qu’elles reçoivent. Elles en reçoivent une, parce que la surface de tout corps opaque participe de la couleur des objets qu’il regarde – ou, pour reprendre les termes mêmes du Traité (p. 175), parce que « les ombres doivent toujours participer de la couleur du corps qu’elles couvrent ». Mais elles attribuent aussi aux objets leur propre couleur, parce que tout corps jette des reflets colorés, tout comme il envoie son image dans l’air environnant ; pour Léonard, il y a une émission d’obscurité comme il y a une émission de lumière. Dans ce système – trop fragmentaire, bien entendu, pour mériter pareille appellation –, « il est possible que des couleurs de toute sorte soient transformées, par une ombre donnée, dans la couleur de cette ombre » (ibid., p. 211).
17Vraiment noires, les ombres ne le sont donc que dans des cas exceptionnels : « Rappelle-toi qu’ [elles] ne sont jamais si profondes que leur obscurité engloutisse toute trace de l’endroit qu’elles recouvrent – sauf si le lieu où elles sont situées est déjà obscur. » Ou encore : la couleur d’un objet plongé dans l’ombre n’est « jamais complètement perdue, sauf dans les parties comprises sous la surface d’un corps opaque » (Traité, p. 274). Sans doute les couleurs ne prennent-elles toute leur beauté que dans un espace éclairé, sous une lumière intense15, mais l’on voit que les ombres elles aussi exigent toute une palette : en plein air, par exemple, celles d’un objet blanc paraissent azurées (Carnets, II, p. 295) ; et « à grande distance, les couleurs ombreuses des montagnes se teintent d’un bleu plus beau et plus pur que les parties en lumière » (ibid., p. 313). Il en est de vertes, comme celles que Léonard observe à Piombino en 1504, projetées par un mât et modifiées par les reflets de la mer. Quant à l’« ombre de la chair », elle doit être de « terre verte brûlée » (ibid., p. 296), comme l’était peut-être le verdaccio de Cennini. En fin de compte, l’ombre doit se concevoir comme une lumière colorée, comme un avatar de la lumière.
18La suite de l’histoire, du Caravage à Soulages en passant par les impressionnistes, il revient à d’autres de l’écrire. Qu’il suffise d’avoir rappelé – trop succinctement – que l’on doit principalement à Léonard la découverte que, dans l’ombre, tous les chats ne sont pas gris.
Notes de bas de page
1 Notamment : Roberto Casati, La Découverte de l’ombre, trad. fr. par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel, 2002 ; Victor Stoichita, Brève histoire de l’ombre, Genève, Droz, 2000 ; Max Milner, L’Envers du visible. Essai sur l’ombre, Paris, Le Seuil, 2005. Voir aussi Nuccio Ordine, Le Seuil de l’ombre. Littérature, philosophie et peinture chez Giordano Bruno, trad. fr. de Luc Hersant, Paris, Les Belles Lettres, 2003.
2 Max Milner, op. cit., p. 9.
3 Pour les divers sens donnés à cette formule, voir Victor Stoichita, op. cit., p. 69.
4 Dans le Ménon (75b-77a), Socrate est conduit à définir la couleur en termes empédocléens : « la couleur, c’est un effluve de figures que sa proportion à la vision rend sensible » (trad. de Louis Guillermit, Platon par lui-même, Sommières, Éditions de l’Éclat, 1989). Propos repris et amplifiés dans le Timée (67d-68d).
5 De l’âme, 418ab, trad. de J. Tricot, Paris, Vrin, 1982. Le Stagirite conçoit la lumière comme un « diaphane en acte » (dont la couleur est une transformation qualitative), alors que l’obscurité est du diaphane qui n’est qu’en puissance. La lumière n’est pas colorée, mais doit sa couleur aux choses qu’elle éclaire.
6 Victor Stoichita, op. cit., p. 68. C’est moi qui souligne.
7 Cennino Cennini, Le livre de l’art, trad. et notes de C. Déroche, Paris, 1991, ch. VIII (traduction légèrement modifiée). Voir à ce sujet V. Stoichita, op. cit., p. 50-53.
8 Victor Stoichita, op. cit, p. 53.
9 Je cite la traduction de La Peinture par Thomas Golsenne et Bertrand Prévost, revue par Yves Hersant, Paris, Le Seuil, 2004.
10 « C’est sur la surface frappée par les rayons lumineux que la couleur elle-même a le plus de netteté et de clarté – tandis qu’à partir de là, avec l’affaiblissement progressif de la force lumineuse, cette même couleur tend vers le brun », II, 47. Dans le texte latin : subfuscus.
11 L’expression est de Roberto Casati. Dès 1427-1428, dans la fresque de Saint Pierre guérissant les malades (Florence, Santa Maria del Carmine), Masaccio avait donné des ombres une représentation extraordinairement raffinée : voir le riche commentaire de Victor Stoichita, op. cit., p. 54 sq.
12 Léonard de Vinci, Traité de peinture, éd. et trad. d’André Chastel, Paris, Calmann-Lévy, 1987, p. 172.
13 Ibid.., p. 171-172.
14 Les Carnets de Léonard de Vinci, éd. de E. Maccurdy, trad. de Louise Servicen, Paris, Gallimard, rééd. 1987-1989, t. II, p. 231.
15 Il vaut la peine de citer tout le passage : « Dans l’ombre, les couleurs révèlent plus ou moins leur beauté naturelle, selon le degré de profondeur de l’ombre. Mais dans un espace lumineux, elles paraîtront d’autant plus belles que la lumière est plus intense. – Le contradicteur : Les variétés de nuance des ombres sont aussi nombreuses que celles de la couleur des corps dans l’ombre. – Réponse : Dans l’ombre, les couleurs paraîtront d’autant moins variées entre elles, que l’ombre où elles baignent est plus profonde. Ceux qui de l’extérieur regardent, par le porche, une église sombre, en auront la preuve, car les peintures y semblent tout enveloppées de ténèbres, malgré la diversité de leurs couleurs. Donc, à une grande distance, toutes les ombres de couleurs différentes apparaîtront également obscures. Des corps vêtus de lumière et d’ombre, seule la partie éclairée révélera la couleur véritable » (Traité, p. 294-295). Notons aussi que Léonard est fort tourmenté par le problème de la « vraie couleur » des objets : celle-ci ne pourrait apparaître que sous une lumière incolore, et sur un corps ne comportant ni ombres ni reflets. Or il n’y a que des éclairages colorants.
Auteur
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